La Femme en blanc/III/Walter Hartright/01

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 128-131).
Troisième époque — Walter Hartright


I


Je rouvre le livre à une page nouvelle. Je fais franchir à mon récit tout l’espace d’une semaine.

Je dois laisser dans l’oubli l’histoire de ces huit jours que je néglige ainsi. Lorsque je veux y penser, mon cœur faiblit, mon intelligence sombre dans une obscurité où je ne distingue plus rien. Cela ne saurait être, si le fil qui nous permet de suivre un à un, dans tous ses détours, ce récit ambigu, doit rester d’un bout à l’autre emmêlé dans ma main.

Une vie tout à coup changée, — un but nouveau proposé à son activité ; ses espérances et ses craintes, ses luttes, ses sacrifices, ses intérêts, modifiés soudainement du tout au tout, et prenant une direction nouvelle, — voilà la perspective qui s’ouvre actuellement devant moi ; tel un vaste paysage se révèle brusquement aux regards, quand on arrive à la cime d’une montagne. J’ai abandonné mon récit à l’ombre de la paisible chapelle de Limmeridge ; je le reprends, une semaine plus tard, au milieu du tumulte et du mouvement d’une rue de Londres.

La rue est dans un quartier populeux et pauvre. Le rez-de-chaussée d’une des maisons qui la bordent est occupé par le magasin d’un petit marchand de journaux ; le premier et le second étage forment deux logements meublés, de la plus humble catégorie.

J’ai pris, sous un nom d’emprunt, ces deux logements. J’habite à l’étage supérieur où j’ai une chambre pour travailler, une chambre pour dormir. Au-dessous de moi, sous le même nom d’emprunt, résident deux femmes que j’ai présentées comme mes sœurs. Je gagne ma vie à dessiner et à graver sur bois pour les « magazines » à bon marché. Mes « sœurs » sont censées me venir en aide en se chargeant, çà et là, de quelques travaux de couture. Notre pauvre séjour, notre humble profession, notre parenté prétendue, notre nom d’emprunt, tout cela doit servir à nous tenir bien cachés dans cette forêt de maisons qu’on appelle Londres. Nous ne comptons plus parmi ceux de ses habitants dont la vie est au grand jour et connue de tous. Je suis un travailleur obscur auquel personne ne prend garde, sans patron, sans amis qui lui viennent en aide. Marian Halcombe n’est plus rien que ma sœur aînée, pourvoyant par le labeur de ses mains à nos nécessités domestiques. Au point de vue d’autrui, nous serions tous deux à la fois les dupes et les agents d’une imposture audacieuse. On nous croit les complices d’Anne Catherick, cette folle qui revendique le nom, la situation sociale et l’individualité vivante de lady Glyde, morte il y a quelques mois.

Telle est notre situation. Tel est le nouvel aspect sous lequel il faudra nous envisager désormais, dans ce récit, à mainte et mainte page de celles qu’on va lire.

Aux yeux de la raison et de la loi, selon la croyance de ses parents et de ses amis, de par toutes les formules qu’accepte la société civilisée, « Laura, lady Glyde », gît enterrée avec sa mère, dans le cimetière de Limmeridge. Retranchée vivante de la liste des vivants, la fille de Philip Fairlie, la femme de Percival Glyde pouvait bien encore exister pour sa sœur, pouvait bien encore exister pour moi ; mais, en dehors de nous et pour tout le reste du monde, elle était morte. Morte pour son oncle qui l’avait reniée ; morte pour les domestiques du château, qui s’étaient refusés à la reconnaître ; morte pour les personnes investies de l’autorité légale qui avaient transmis sa fortune à son époux et à sa tante ; morte pour ma mère et ma sœur, qui me croyaient la dupe d’une aventurière et la victime d’une fraude ; morte de par la société, la morale et la loi.

Et, cependant, elle vit ! Elle vit, pauvre et cachée. Elle vit, ayant pour champion le pauvre professeur de dessin qui a pris à tâche de la replacer, un jour ou l’autre, ou rang qu’elle occupait dans le monde des êtres vivants.

Au moment où sa figure me réapparut pour la première fois, quelques soupçons, fondés sur ce que je savais de sa ressemblance avec Anne Catherick, vinrent-ils me traverser l’esprit ? Non, pas même l’ombre d’un soupçon, dès l’instant où elle eut levé son voile à côté de l’inscription qui attestait son trépas.

Avant que le soleil de cette journée se fût couché, avant que nous eussions perdu de vue, dans l’obscurité du soir, la résidence de famille qui lui fermait ses portes, les paroles d’adieu que j’avais prononcées naguère, lors de notre séparation à Limmeridge-House, nous nous les étions rappelées l’un et l’autre : répétées par moi, elle les avait reconnues. « Si jamais un temps venait, où tout le dévouement de mon cœur, de mon âme et de ma force pouvait vous procurer un moment de bonheur ou vous épargner un moment de chagrin, vous rappellerez-vous le pauvre maître de dessin qui vous a donné ses leçons ? » Et Laura, qui maintenant se rappelait si peu les anxiétés et les terreurs d’une époque plus récente, gardait fidèlement mémoire de ces paroles ; en toute innocence, en toute confiance, elle reposait sa tête dévouée au malheur sur la poitrine de l’homme qui les avait prononcées. À ce moment-là même, où elle m’appelait par mon nom, où elle me disait : — Walter, on a voulu tout me faire oublier, mais je me souviens de Marian, et je me souviens de « vous » !… à ce moment, dis-je, moi, qui lui avais déjà donné mon amour, je lui donnai ma vie, remerciant Dieu qui m’avait mis à même, en me la conservant, de la consacrer à cette chère infortunée. Oui, l’heure prévue était arrivée ! À travers des milliers de lieues, parmi des déserts et des forêts, où étaient tombés à côté de moi des compagnons bien autrement robustes ; nonobstant ces mortels périls auxquels, à trois reprises différentes, il m’avait fallu échapper, la main qui pousse les hommes sur la voie obscure de l’avenir m’avait conduit à cette heure prédestinée. Maintenant que Laura était abandonnée et désavouée, rudement éprouvée et changée à faire pitié ; maintenant que sa beauté était flétrie et son intelligence altérée ; maintenant qu’on l’avait dépouillée de sa position dans le monde, de sa place parmi les créatures vivantes ; — maintenant, je pouvais, sans reproche et sans peur, mettre à ses pieds le dévouement que je lui avais promis, cet entier dévouement de mon cœur, de mon âme et de ma force. En vertu de ses malheurs, en vertu de son isolement sans protection, elle m’appartenait, à la fin ! Je l’avais à soutenir, à défendre, à soigner, à guérir. Je l’avais à aimer, à respecter, comme à la fois son père et son frère. Je l’avais à venger au prix de tout danger et de tout sacrifice, — au prix d’une lutte désespérée contre l’ascendant et la puissance aristocratiques, fortifiés par le succès et armés de ruse ; au prix de ma réputation perdue, au prix de mes amis que j’abandonnais, au prix de ma vie que je livrais à tous les hasards.