La Femme en blanc/III/Walter Hartright/04

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 164-179).
Chapitre V  ►
Troisième époque — Walter Hartright


IV


Aucune circonstance, même de l’importance la plus minime, ne s’offrit à moi tandis que je me rendais dans Chancery Lane, aux bureaux de MM. Gilmore et Kyrle.

Tandis que l’on passait ma carte au second de ces deux associés, une réflexion me vint que je regrettai vivement de n’avoir pas faite plus tôt. D’après les renseignements fournis par le « Journal » de Marian, il était absolument certain que le comte Fosco avait ouvert la première des deux lettres écrites par elle, de Blackwater-Park, à M. Kyrle, et que, par l’entremise de sa femme, il avait intercepté la seconde. Il connaissait donc parfaitement l’adresse de l’étude, et devait conclure naturellement que si, après avoir fait évader Laura de l’hospice, Marian manquait de conseils et de secours, elle aurait une seconde fois recours à l’expérience de M. Kyrle. Cela étant, l’étude de Chancery Lane était justement le premier endroit autour duquel sir Percival et lui disposeraient leurs espions ; donc, s’ils avaient choisi, pour cette nouvelle mission, les mêmes agents qui m’avaient naguère suivi, avant mon départ pour l’Amérique, le fait de mon retour se trouverait constaté, selon toute apparence, dès ce jour-là même. J’avais, en général, fait entrer dans mes calculs la chance d’être reconnu en courant les rues de Londres ; mais le risque spécial, attaché à ma venue dans cette étude, ne m’avait pas frappé jusqu’à ce moment. Il était trop tard, à présent, pour réparer cette déplorable erreur, — trop tard pour regretter de n’avoir pas arrangé ma rencontre avec l’avocat dans un endroit convenu d’avance, et resté secret entre nous. Je ne pus que me promettre de quitter Chancery Lane avec toute espèce de précautions, et de ne rentrer à aucun prix chez moi par la voie la plus directe.

Après quelques minutes d’attente, on m’introduisit dans le cabinet particulier de M. Kyrle. C’était un homme pâle, maigre, calme, toujours maître de lui, ayant le regard très-attentif, parlant fort bas, et aussi peu démonstratif que possible ; sa sympathie (autant que j’en pus juger) n’était point à la disposition du premier venu, et il ne devait pas être facile de déranger son sang-froid professionnel. Je ne pouvais guère trouver mieux que cet homme pour le genre de services que j’avais à réclamer de lui. S’il se laissait aller à une décision quelconque, et si cette décision nous était favorable, à partir de ce moment j’acquerrais la preuve que nous avions pour nous d’excellentes armes.

— Avant d’aborder l’affaire qui m’amène ici, lui dis-je, je dois vous prévenir, M. Kyrle, que, malgré tous mes efforts pour être bref, le simple exposé des faits prendra nécessairement quelque temps.

— Mon temps, répondit-il, est à la disposition de miss Halcombe. Du moment où ses intérêts sont en jeu, je représente non plus seulement la fonction, mais la personne même de mon associé ; il m’a positivement demandé ceci, en cessant de prendre part à nos affaires communes.

— Puis-je savoir si M. Gilmore est en Angleterre ?

— Il n’y est point ; il réside en Allemagne avec ses parents. Sa santé est certainement meilleure ; mais l’époque de son retour est encore incertaine…

Tandis que nous échangions laconiquement ces quelques propos préliminaires, M. Kyrle avait cherché dans les papiers qu’il avait devant lui, et en retira, justement alors, une lettre cachetée. Je voyais qu’il allait me la passer ; mais changeant apparemment d’intention, il la plaça sur la table, un peu à l’écart, s’installa dans son fauteuil, attendit en silence ce que j’avais à lui dire.

Sans perdre un moment en préfaces quelconques, j’abordai mon récit et lui donnai pleine connaissance des événements qui ont déjà été relatés en ces pages.

Bien qu’il fût avocat jusqu’à la moelle des os, je lui fis perdre ce beau sang-froid qui est l’apanage traditionnel de sa profession. Des expressions d’incrédulité et de surprise, qu’il ne pouvait pas réprimer, m’interrompirent à diverses fois, avant que j’eusse fini. Je persévérai cependant jusqu’au bout, et, lorsque j’y fus parvenu, je lui posai hardiment la question la plus essentielle de toutes.

— Quelle est votre opinion, monsieur Kyrle ?…

Il était trop prudent pour s’aventurer à répondre sans prendre le temps, auparavant, de recouvrer pleine possession de lui-même.

— Avant de donner mon opinion, dit-il, je vous demande la permission de déblayer le terrain par quelques questions…

Et il posa, d’un ton soupçonneux, incrédule, ces questions qui, par leur aigre précision, me prouvèrent qu’il me croyait la victime d’une fraude ; et que même, si je ne lui eusse été adressé par miss Halcombe, il m’aurait volontiers soupçonné de chercher personnellement à organiser une habile mystification.

— Croyez-vous que j’aie dit la vérité, monsieur Kyrle ? lui demandai-je, quand il eut cessé de m’examiner.

— En tant qu’il s’agit de vos propres convictions, me répondit-il, j’en suis parfaitement sûr. J’ai la plus haute estime pour miss Halcombe ; j’ai dès lors toute raison de porter respect à un gentleman qu’elle choisit pour médiateur dans une affaire aussi délicate. J’irai même bien plus loin, si vous voulez : j’admettrai, pour mettre à la fois plus de courtoisie et de clarté dans la discussion, j’admettrai que l’identité de lady Glyde, comme personne vivante, est un fait complètement démontré pour miss Halcombe et pour vous ; mais vous venez me demander une opinion juridique. Comme avocat, et seulement comme avocat, je dois vous dire, monsieur Hartright, que vous n’avez pas l’ombre d’un droit.

— Vous formulez votre opinion, monsieur Kyrle, d’une manière bien absolue.

— Il ne dépendra pas de moi qu’elle ne vous devienne claire, au même degré. Les preuves de la mort de lady Glyde sont, d’après tout ce que l’on peut voir, parfaitement claires et suffisantes. Pour établir qu’elle est venue chez le comte Fosco, qu’elle y est tombée malade, et qu’elle y est morte, on a le témoignage de sa tante. Pour établir le décès, et montrer qu’il a eu lieu par suite de circonstances naturelles, on a le certificat du médecin. Enfin, on a le fait des funérailles, à Limmeridge, et l’assertion formelle inscrite sur sa tombe. Tel se présente l’ensemble des faits que vous voulez anéantir. Quelles preuves fournissez-vous à l’appui de votre déclaration que la personne morte et enterrée n’était point lady Glyde ? Parcourons les principaux points de votre exposé de faits, et voyons ce qu’ils valent. Miss Halcombe se rend dans un hospice particulier quelconque, et rencontre là une malade quelconque. On sait qu’une femme nommée Anne Catherick, ressemblant d’une manière frappante à lady Glyde, s’est échappée autrefois de cet hospice ; on sait que la personne admise là, au mois de juillet dernier, y a été reçue comme étant Anne Catherick, reprise et réintégrée ès-mains de ses gardiens ; on sait que le gentleman, qui l’a ramenée, a prévenu en même temps M. Fairlie, qu’entre autres symptômes de folie, Anne Catherick est possédée du désir de se faire passer pour la défunte nièce du propriétaire de Limmeridge-House ; on sait enfin qu’à l’hospice (où personne ne s’avisait de la croire) elle s’est donnée, à plusieurs reprises, pour lady Glyde. Dans tout ceci, rien que des faits. Qu’avez-vous à leur opposer ? La reconnaissance de cette femme par miss Halcombe, reconnaissance que des événements ultérieurs invalident ou contredisent. En effet, est-ce que miss Halcombe atteste l’identité de sa sœur par-devant le propriétaire de l’hospice, aussitôt qu’elle l’a reconnue, pour arriver ensuite, par des moyens légaux, à la tirer de sa captivité ? Nullement : elle soudoie en secret une des gardiennes, qui se charge de faire évader la prisonnière. Quand celle-ci a recouvré sa liberté, par ce moyen équivoque et irrégulier, quand elle est conduite à M. Fairlie, est-ce que celui-ci la reconnaît ? Est-il du moins ébranlé, un moment, dans ses convictions relativement à la mort de sa nièce ? En aucune façon ; les domestiques la reconnaissent-ils ? pas davantage. La garde-t-on dans le voisinage pour affirmer elle-même sa propre identité ; — pour lui faire subir des épreuves ultérieures ? Nullement : on l’emmène à Londres en secret. Sur ces entrefaites, vous l’avez aussi reconnue, vous ; — mais vous n’êtes pas un de ses parents, nous n’êtes pas même un ancien ami de sa famille. Le témoignage contraire des domestiques fait équilibre au vôtre, de même que celui de M. Fairlie annule celui de miss Halcombe. Quant à la soi-disant lady Glyde, elle trouve un contradicteur puissant en elle-même. Ne déclare-t-elle pas, en effet, qu’elle a couché à Londres, dans une maison désignée par elle ? Et il résulte de votre propre témoignage qu’elle n’a pas même approché de cette maison ; vous admettez, en outre, que sa situation d’esprit vous empêche de la produire, n’importe où ; vous refusez de la soumettre aux investigations nécessaires, pour que sa parole même fasse valoir ses droits. Je passe, afin d’économiser le temps, sur les adminicules secondaires des deux parts ; et je vous demande, si ce procès doit s’engager maintenant devant un tribunal, — devant le jury tenu d’accepter les faits selon leur apparence plus ou moins raisonnable, — je vous le demande, où sont vos preuves ?…

Je dus attendre un instant et me recueillir avant de lui répondre. C’était la première fois que l’histoire de Laura et l’histoire de Marian m’apparaissaient ainsi, au point de vue d’une personne étrangère, la première fois que les obstacles jetés en travers de notre route se montraient sous leur véritable aspect.

— On ne saurait douter, dis-je, que les faits, tels que vous venez de les exposer, semblent militer contre nous…

— Mais vous pensez que, bien expliqués, ces faits disparaîtront, interrompit M. Kyrle. Laissez-moi-vous faire profiter, à cet égard, du résultat de mon expérience. Quand un jury anglais est appelé à choisir entre un simple fait, s’offrant à la superficie des choses, et une longue explication cachée dans leur profondeur, il préfère invariablement le fait tout simple au commentaire compliqué. Lady Glyde, par exemple (j’appelle ainsi, par simple forme de raisonnement, la dame au nom de laquelle vous venez), lady Glyde déclare qu’elle a passé la nuit dans telle maison, et il est prouvé qu’au fait et au prendre, elle n’y a pas couché. Vous expliquez cette circonstance en décrivant l’état particulier de son esprit, et en tirant de là une conclusion métaphysique plus ou moins subtile. Je ne dis point que cette conclusion soit erronée ; je dis simplement que le jury aimera mieux s’en tenir à ce fait, qu’elle s’est contredite, plutôt que d’entrer dans aucun des arguments par lesquels vous essayerez d’expliquer cette contradiction.

— Mais n’est-il pas possible, repris-je avec insistance, qu’à force de patience et de zèle, on se procure un supplément de preuves ? Miss Halcombe et moi nous possédons quelques centaines de livres sterling…

Il me regardait avec une pitié à moitié contenue, et secouant la tête :

— Monsieur Hartright, me dit-il, réfléchissez là-dessus, même à votre point de vue. Si vous avez bien jugé sir Percival Glyde et le comte Fosco (ce que je suis loin d’admettre, prenez-y bien garde !) toutes les difficultés imaginables vous seraient suscitées, quand vous entreprendriez cette enquête nouvelle. On élèverait devant vous tous les obstacles que peut fournir la chicane ; on contesterait systématiquement chaque point du procès ; — et quand, avec le temps, nous aurions dépensé, non pas des centaines, mais des milliers de livres, le résultat final, suivant toute probabilité, serait contre nous. Les questions d’identité, quand elles se rattachent à des phénomènes de ressemblance personnelle, sont, en elles-mêmes, les plus difficiles à vider, — les plus difficiles, alors même qu’il ne s’y mêle aucune des complications dont se montre entouré le cas que nous discutons en ce moment. Je ne vois, en réalité, aucune chance d’éclaircir, d’une manière quelconque, cette affaire si bizarre. Même en supposant que la personne enterrée dans le cimetière de Limmeridge ne soit véritablement pas lady Glyde, vous établissez vous-même que, de son vivant, il existait entre elles une ressemblance extraordinaire. Nous ne gagnerions donc rien à obtenir les autorisations nécessaires pour la faire exhumer. Somme toute, monsieur Hartright, il n’y a pas là, réellement, matière à procès…

Résolu que j’étais à croire le contraire, je maintins la position, et, de nouveau, Je fis appel à ses lumières… — N’est-il pas d’autres preuves que nous pourrions produire, lui demandai-je, indépendamment de celles qui établissent l’identité ?

— Pas dans votre situation particulière, me répondit-il. La plus simple et la plus certaine de toutes, la preuve par comparaison de dates, est, à ce que je comprends, hors de votre portée… Ah ! si vous pouviez démontrer que la date mentionnée dans le certificat du médecin, et la date du voyage de Lady Glyde à Londres sont en désaccord absolu, les choses prendraient un aspect tout à fait différent, et je serais le premier à vous dire : Marchons en avant !

— Cette date, monsieur Kyrle, pourrait bien encore se retrouver.

— Soit ; quand elle « sera » trouvée, monsieur Hartright, vous aurez alors ce que j’appelle une matière à procès. Si d’ores et déjà vous entrevoyez une perspective quelconque d’en arriver là… faites-la-moi connaître, et nous verrons si j’ai quelques conseils à vous donner…

Je me mis à réfléchir. La femme de charge ne pouvait nous fournir cette date ; Laura ne le pouvait pas non plus, et Marian pas davantage. Selon toute probabilité, les seules personnes, qui la connussent parfaitement, étaient sir Percival et le comte.

J’exprimai naïvement cette pensée, et alors, pour la première fois, la physionomie calme et attentive de M. Kyrle s’éclaira d’un léger sourire.

— D’après l’opinion que vous avez sur la conduite de ces deux gentlemen, me dit-il, vous ne vous attendez pas, je présume, à trouver de leur côté beaucoup d’appui ? S’ils se sont associés dans ce complot en vue d’un bénéfice considérable, il n’est pas à croire qu’ils veuillent bien avouer le fait.

— Non, mais ils peuvent être forcés à le reconnaître.

— Et par qui ?

— Par moi…

Nous nous levâmes en même temps et du même mouvement. Il me regardait au visage, laissant voir plus d’intérêt qu’il ne m’en avait encore témoigné. Je pus constater, à son air, que je l’avais rendu quelque peu perplexe.

— Vous êtes étrangement résolu, me dit-il. Sans nul doute, vous avez, pour toutes ces démarches, un motif personnel que je n’ai point à scruter. Si, dans l’avenir, un procès en règle peut être institué, je vous aiderai de mon mieux ; c’est tout ce que je puis vous dire. Je dois vous avertir, en même temps, — les questions d’argent se mêlant toujours aux questions légales, — que je vois peu d’espérance, si même vous parveniez à établir le fait de l’existence de lady Glyde, que sa fortune lui soit jamais rendue. L’étranger quitterait probablement le pays sans attendre le commencement des procédures. Quant à sir Percival, ses embarras sont assez nombreux, assez pressants, pour qu’il lui soit loisible de transférer en vingt-quatre heures tout ce qu’il possède à ses créanciers. Vous devez naturellement savoir que…

Je ne le laissai pas achever.

— Je vous en supplie, lui dis-je, ne discutons pas les affaires de lady Glyde. Je n’en ai jamais rien su autrefois, et n’en veux rien savoir aujourd’hui, — si ce n’est que sa fortune est perdue. En présumant que j’ai des motifs personnels pour agir dans cette affaire, vous êtes tout à fait dans le vrai. Je désire que ces motifs soient toujours aussi désintéressés qu’ils le sont actuellement…

Il voulut m’interrompre et s’expliquer. Mais j’étais, je suppose, animé par l’idée qu’il avait pu me soupçonner ; et je continuai un peu brusquement, sans prêter l’oreille à ses excuses :

— Dans le service que je compte rendre à lady Glyde, lui dis-je, il n’entrera ni un motif d’argent ni une pensée d’intérêt personnel. Elle a été repoussée comme une étrangère de la maison dans laquelle elle était née ; — un mensonge qui la dit morte a été solennellement inscrit sur la tombe de sa mère ; et il existe deux hommes, impunis jusqu’ici, qui doivent être tenus pour responsables de tous ces faits. Eh bien ! la maison dont je parlais se rouvrira pour la recevoir, en présence de tous ceux qui ont suivi jusqu’au cimetière les funérailles trompeuses ; le mensonge sera publiquement effacé de la pierre funéraire, avec autorisation du chef de la famille ; et puisque la justice qui siège dans les tribunaux n’a pas d’action sur les deux artisans de tant de fraudes, c’est moi qui leur demanderai compte de leur crime. J’ai consacré ma vie à ce but, et si Dieu me la conserve, tout seul que vous me voyez, ici, je saurai l’atteindre…

Il recula de quelques pas vers sa table, et garda le silence. Sa physionomie indiquait clairement qu’il croyait ma raison entièrement dominée par les illusions que je me faisais, et qu’il regardait comme totalement inutile de me donner d’autres avis.

— Nous conservons chacun notre opinion, monsieur Kyrle, repris-je. Il faut bien attendre que l’avenir vienne donner raison à l’une ou à l’autre. D’ici là, je reste votre obligé pour l’attention que vous avez bien voulu accorder à mon exposé de faits. Vous m’avez montré clairement que la réparation légale est, dans toutes les acceptions du mot, au delà de nos moyens. Nous ne pouvons produire les preuves que la loi exige ; nous ne sommes pas assez riches pour payer les frais d’une instance légale. C’est déjà quelque chose que de savoir, là-dessus, à quoi s’en tenir…

Après m’être incliné, je me dirigeai vers la porte. Il me rappela, et me remit la lettre que je l’avais vu poser sur la table, à l’écart des autres papiers, dès le commencement de notre conférence.

— Ceci, dit-il, m’est arrivé par la poste, il y a quelques jours. Vous aurez peut-être la bonté de le remettre à qui de droit. Veuillez dire, en même temps, à miss Halcombe mes regrets sincères de n’avoir pu jusqu’à présent l’aider que de mes conseils ; — et encore ces conseils, je le crains, lui seront-ils aussi peu agréables qu’à vous ?…

J’avais jeté les yeux sur la lettre, tandis qu’il parlait ainsi. Elle était adressée « à miss Halcombe, aux soins de MM. Gilmore et Kyrle, Chancery Lane. » L’écriture m’était tout à fait inconnue.

En sortant, je posai une dernière question : — Sauriez-vous par hasard, dis-je, si sir Percival Glyde est encore à Paris ?

— Il est revenu à Londres, répondit M. Kyrle ; du moins l’ai-je entendu dire ainsi par son « solicitor », que je rencontrai pas plus tard qu’hier…

Sur cette réponse, je le quittai.

Au sortir de l’étude, la première précaution à prendre était de ne pas attirer l’attention en affectant de regarder autour de moi. Je marchai sans retourner la tête dans la direction du plus solitaire de ces grands squares que l’on trouve au nord de Holborn ; là, je m’arrêtai tout à coup, dans un endroit d’où mon regard embrassait un large rayon de terrains découverts.

À l’angle du square se tenaient deux hommes qui venaient aussi de s’arrêter et causaient ensemble. Après un moment de réflexion, je revins sur mes pas, de manière à passer près d’eux. Comme j’approchais, l’un se mit en marche et tourna le coin qui, du square, menait à la rue que j’allais prendre. L’autre demeura sur place. Je le regardai en passant, et reconnus, à l’instant même, un des hommes qui jadis m’espionnaient, avant mon départ pour l’Amérique.

Si j’eusse été libre de m’abandonner à mes instincts, j’aurais débuté par adresser la parole à cet homme, et fini par lui tomber dessus. Mais j’étais astreint à peser les conséquences de chaque démarche. Me mettre une seule fois publiquement dans mon tort, c’était fournir contre moi des armes à sir Percival. Nulle autre alternative que d’opposer la ruse à la ruse. Je descendis la rue par laquelle le second de ces individus avait disparu, et je passai devant lui, le laissant embusqué sous une porte.

Il m’était tout à fait inconnu ; et je saisis avec empressement cette occasion de noter son aspect général, en vue des poursuites dont, à l’avenir, je pourrais être l’objet. Cela fait, je continuai à marcher dans la direction du nord jusqu’à ce que j’eusse atteint New-Road. Là, j’inclinai vers l’ouest (les deux hommes me suivant toujours) et, dans un endroit où je me savais à petite distance d’une station de cabriolets, j’attendis qu’une de ces voitures légères, vide et attelée d’un bon cheval, vînt à passer devant moi. En peu de minutes, mon désir à cet égard fut exaucé. Je sautai dans le cab, et enjoignis au cocher de pousser vivement vers Hyde-Park. Mes espions n’avaient pas sous la main un second équipage aussi leste. Je les vis s’élancer de l’autre côté de la route, pour me suivre à la course, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent ou un cabriolet ou une station. Mais j’avais de l’avance sur eux, et, lorsque, pour descendre, j’arrêtai le cocher, personne n’était en vue. Je traversai Hyde-Park, et m’assurai, en rase campagne, que j’avais déjoué la surveillance dont j’étais l’objet. Je ne rentrai cependant au logis que beaucoup plus tard, et seulement lorsque l’obscurité se fut faite.

Marian m’attendait, seule dans le petit salon. Elle avait persuadé à Laura d’aller dormir, en lui promettant de me montrer, dès mon retour, le dessin avec lequel je l’avais laissée aux prises. Cette pauvre petite esquisse, vague et sans éclat, — si peu de chose en elle-même, si touchante par les idées qui s’y rattachaient, — avait été étayée avec soin sur la table, au moyen de deux gros volumes, et placée de manière à recevoir, le plus avantageusement possible, les rayons de la bougie unique à laquelle nous nous réduisions alors. Je m’assis pour regarder ce dessin, et pour raconter tout bas à Marian ce qui était arrivé. La cloison qui nous séparait de la chambre voisine était si peu épaisse, que nous distinguions presque la respiration de Laura, et que nous l’eussions nécessairement réveillée en parlant à voix haute.

Marian garda son calme ordinaire pendant que je lui racontais mon entrevue avec M. Kyrle. Mais son visage changea, lorsque ensuite je lui parlai des deux hommes qui m’avaient suivi, au sortir des bureaux de l’avocat, et surtout quand je lui annonçai comment j’avais découvert le retour de sir Percival.

— Mauvaises nouvelles, Walter, me dit-elle ; les pires que vous pussiez rapporter. Avez-vous quelque chose à m’apprendre ?

— J’ai quelque chose à vous remettre, lui répondis-je en lui passant la lettre que M. Kyrle avait confiée à mes soins.

Elle jeta un coup d’œil sur l’adresse, et reconnut immédiatement l’écriture.

— Vous connaissez votre correspondant ? lui demandai-je.

— Je ne le connais que trop, répondit-elle. Mon correspondant est le comte Fosco…

Tout en parlant, elle décachetait la lettre. Tandis qu’elle en prenait lecture, le sang lui monta aux joues, et ses yeux brillaient d’indignation lorsqu’elle me la passa pour que j’en prisse à mon tour connaissance.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Obéissant à un honorable sentiment d’admiration, — honorable pour moi comme pour vous ; — je vous écris, magnifique Marian, dans l’intérêt de votre repos, et pour vous adresser simplement deux paroles de consolation :

» Ne craignez rien !

» Mettez à profit l’admirable bon sens que vous tenez de la nature, et vivez désormais dans la retraite. Chère et admirable femme, n’appelez point sur vous une publicité périlleuse ! La résignation est sublime ; — résignez-vous ! La modeste tranquillité du foyer domestique offre des attraits éternellement nouveaux ; — sachez en jouir ! Les orages de la vie passent, désarmés, sur les tranquilles vallons de la solitude ; — habitez, chère lady, ces vallons retirés !

» Agissez ainsi, et je vous permets de ne rien craindre. Aucune infortune nouvelle ne viendra froisser votre sensibilité, — sensibilité qui m’est aussi précieuse que la mienne. Vous ne serez point molestée ; la belle compagne de votre retraite ne sera point poursuivie. Elle a trouvé, dans votre cœur, un asile nouveau. Asile inappréciable ! je le lui envie, et je l’y laisse.

» Un dernier mot d’avertissement affectueux, de prévoyance paternelle, — et je m’arrache au bonheur de vous parler ; je clos ces lignes ferventes.

» N’allez pas plus loin sur la route où vous êtes engagée ; ne compromettez aucun intérêt sérieux ; ne menacez personne ! Je vous en supplie, ne me forcez point à l’action, — moi, l’homme d’action par excellence, — lorsque je n’aspire qu’à rester passif et à restreindre, pour l’amour de vous, la vaste portée de mes facultés et de mes combinaisons. Si vous avez de téméraires amis, modérez leur déplorable ardeur. Si M. Hartright revient en Angleterre, n’ayez aucune communication avec lui ! Je marche sur la voie que je me suis faite, et où Percival me suit pas à pas. Le jour où M. Hartright se rencontrerait sur cette route, vous pouvez le regarder comme un homme perdu. »

Pour toute signature, au bas de cette lettre, il n’y avait qu’un F, entouré de paraphes efflorescents et compliqués. Je la jetai sur la table avec tout le mépris qu’elle m’inspirait.

— Il essaie de vous effrayer, dis-je ; signe bien certain que lui-même a peur…

Elle était trop véritablement femme pour traiter la lettre comme je le faisais. L’insolente familiarité du langage qu’on lui parlait, lui ôtait tout empire sur elle-même. D’un côté de la table à l’autre, elle me regardait, les mains crispées sur ses genoux ; et l’ancienne ardeur de son indomptable caractère revint se refléter sur ses joues animées, dans ses yeux étincelants :

— Walter ! me dit-elle, si jamais ces deux hommes sont à votre merci, et si vous êtes obligé d’épargner l’un d’eux, — ah ! par le ciel ! que ce ne soit pas le comte !

— Je conserverai sa lettre, Marian, pour aider à ma mémoire quand le jour sera venu…

Elle me regardait avec intention loger ce papier dans mon portefeuille.

— Quand le jour « sera » venu, répéta-t-elle. Pouvez-vous parler de l’avenir avec cette certitude ! — après ce que vous avez entendu dans le cabinet de M. Kyrle, après ce qui vous est arrivé aujourd’hui ?…

— Ce n’est pas d’aujourd’hui, Marian, que le temps compte pour moi. Je me suis borné aujourd’hui à solliciter un autre homme d’agir en ma faveur et à ma place mais je daterai, dorénavant, à partir de demain.

— Pourquoi demain ?

— Parce que, à partir de demain, je compte n’avoir d’autre agent que moi-même.

— Et que voulez-vous faire ?

— J’irai à Blackwater par le premier train, et j’espère être de retour le soir même.

— À Blackwater !

— Oui ! depuis que j’ai quitté M. Kyrle, j’ai eu tout le temps de réfléchir. Son opinion, sur un point, confirme la mienne. Nous devons persister jusqu’au bout à poursuivre la date du voyage de Laura. Le seul côté faible du complot, et, sans doute, l’unique chance de prouver qu’elle vit encore, tiennent ensemble à la découverte de cette date.

— Vous voulez sans doute dire, reprit Marian, une découverte qui vous permettrait d’établir que le départ de Laura, lorsqu’elle quitta Blackwater-Park, est postérieur à la date de sa mort, telle que la donne le certificat du médecin ?

— C’est cela ; c’est précisément cela.

— Et qui vous fait penser que ce départ ait été postérieur au décès ? Laura ne peut rien nous apprendre sur le temps qu’elle a passé à Londres.

— Non ; mais le directeur de l’hospice vous a dit qu’elle y avait été admise le 27 juillet. Je mets en doute que le comte Fosco ait pu la garder à Londres, et l’y tenir insensible à tout ce qui se passait autour d’elle, pendant un laps de temps qui dépasse une nuit ; Dans cette hypothèse, elle a dû partir le 26, et par conséquent arriver à Londres un jour après la date que le certificat du docteur assigne à son décès. Établissons cette date, notre preuve est faite contre sir Percival et le comte.

— Oui, oui ! je vois, je me rends compte !… Mais comment nous procurer cette preuve ?

— Le récit de mistress Michelson m’a suggéré deux moyens qui peuvent être essayés pour cela. L’un d’eux est d’interroger le docteur, M. Dawson, qui doit bien savoir à quelle époque il a repris, après le départ de Laura, le cours de ses visites à Blackwater-Park. L’autre est de faire une enquête dans cette auberge où sir Percival s’est rendu tout seul, la nuit venue. Nous savons que son départ a suivi de quelques heures seulement celui de Laura ; nous pouvons donc arriver ainsi à vérifier la date en question. Dans tous les cas, l’essai vaut bien qu’on le tente, et je le ferai demain, j’y suis bien décidé.

— Et supposons qu’il échoue ?… Je vois tout en noir maintenant, Walter ; mais, les désappointements arrivant, vous me retrouverez optimiste ;… supposons que personne, à Blackwater, ne nous vienne en aide ?

— En ce cas, il y a deux hommes à Londres qui peuvent me prêter leur concours, et dont je l’obtiendrai bien certainement : — sir Percival et le comte. Les gens qui n’ont rien à se reprocher peuvent bien avoir oublié la date ; mais ils sont coupables, eux, et ils la savent. Si j’échoue partout ailleurs, je prétends arracher de force, aux conditions que je voudrai bien lui faire, l’aveu complet de l’un ou de l’autre…

À ces mots, tout ce que Marian avait en elle de ressentiment féminin lui monta au visage avec la rapidité de l’éclair.

— Commencez par le comte ! me dit-elle tout bas avec une ardeur singulière. Pour l’amour de moi, commencez par lui !

— Pour l’amour de Laura, lui répondis-je, nous devons commencer par ce qui nous offre le plus de chances de succès…

La rougeur de ses joues s’éteignit encore, et tristement elle secoua la tête :

— Oui, dit-elle, vous avez raison ; il était mesquin et misérable de parler comme je l’ai fait. Je m’essaie à la patience, Walter, et j’y réussis mieux que dans les temps où j’étais plus heureuse ; toutefois, il me reste quelque chose de mon impétuosité passée, et c’est surtout quand je songe au comte que je me sens dominée par ces instincts d’autrefois.

— Il aura son tour, lui dis-je ; mais, ne l’oubliez pas, nous ne sommes en possession, jusqu’à présent, d’aucun des points par lesquels son existence peut nous offrir quelque prise… Ici, je suspendis un instant mes paroles pour la laisser reprendre possession d’elle-même ; et alors, je prononçai les mots décisifs :

— Marian ! il y a dans la vie de sir Percival, un point que nous connaissons tous deux…

— C’est le secret, dont vous voulez parler ?

— Oui, c’est le secret. C’est par là seulement que nous avons la main sur lui. Je n’ai pas d’autre moyen pour l’arracher à la position qui fait sa force, pour le traîner au grand jour, lui et son infamie. Quoi que puisse avoir fait le comte, sir Percival a consenti au complot contre Laura par d’autres motifs que ceux de la cupidité. Vous l’avez entendu dire au comte qu’il croyait Laura maîtresse d’un secret dont la découverte le perdrait infailliblement ? Vous l’avez entendu dire que si le secret connu d’Anne Catherick venait à être révélé, c’en était fait de lui et de son avenir ?

— Oui ! oui ! j’ai entendu tout cela.

— Eh bien ! Marian, quand nos autres ressources nous auront manqué, je prétends arriver à la connaissance du secret. Je suis encore hanté, même aujourd’hui, par mon ancienne superstition. Je persiste à dire que la Femme en blanc exerce son influence encore vivante sur notre triple existence. Le but est marqué ; le but nous attire, et, du tombeau où elle repose, Anne Catherick continue à nous montrer le chemin…