La Femme en blanc/III/Walter Hartright (fin)/3

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 409-412).
Troisième époque — Walter Hartright


III


Après mon retour de Paris, l’été, l’automne passèrent sans amener aucun changement qui mérite d’être mentionné ici. Nous vivions si simplement, nous étions heureux à si peu de frais que le salaire de mon travail, dont rien ne me dérangeait plus, suffisait à tous nos besoins.

Au mois de février de la nouvelle année, notre premier enfant vint au monde ; — c’était un fils. Ma mère, ma sœur et mistress Vesey furent nos convives au petit repas de baptême, et mistress Clements était venue, en cette occasion, prêter assistance à ma femme. Marian fut la marraine de notre garçon ; Pesca et M. Gilmore (ce dernier par procuration) furent ses parrains. Je puis ajouter ici que, lorsque M. Gilmore nous revint, un peu plus tard, il voulut bien, à ma requête, se prêter au dessein dans lequel j’ai réuni ces pages, et rédiger la Relation qu’on a trouvée, sous son nom, dans la première partie du récit ; c’est ainsi que, reçue la dernière, elle n’en a pas moins, en vertu des exigences chronologiques, pris sa place avant beaucoup d’autres que j’avais déjà rassemblées.

Le seul événement de notre triple existence qu’il me reste maintenant à raconter, eut lieu quand notre petit Walter venait d’entrer dans son septième mois. À cette époque, je fus envoyé en Irlande pour y esquisser certains sites compris parmi les « illustrations » futures du journal auquel j’étais attaché. Absent pour près d’une quinzaine, je correspondis régulièrement avec ma femme et Marian, sauf dans les trois jours qui précédèrent mon retour, et où l’indécision de mes allées et venues ne m’avait pas permis de recevoir leurs lettres. J’achevai de nuit le voyage qui me ramenait à elles ; et lorsque j’arrivai chez moi, de grand matin, j’eus la surprise très-complète de n’y trouver personne pour me recevoir. Laura, Marian et l’enfant étaient partis de la veille.

Un billet, écrit par ma femme, et qui me fut remis par le domestique, ne fit qu’augmenter mon étonnement, en m’apprenant que tout ce monde était parti pour Limmeridge-House. Marian avait interdit absolument qu’on me donnât, par lettres, les moindres explications ; j’étais prié de les suivre, aussitôt que j’arriverais ; — un éclaircissement complet m’attendait à mon arrivée dans le Cumberland ; — et d’ici là, il m’était interdit de concevoir la moindre inquiétude. Le billet n’en disait pas plus long.

Il était encore d’assez bonne heure pour prendre le train du matin. J’arrivai à Limmeridge-House dans l’après-midi.

Ma femme et Marian étaient toutes deux en haut. Elle, s’étaient établies (sans doute pour augmenter encore ma surprise), dans la petite chambre qui m’avait, jadis, été assignée pour atelier, lorsque je travaillais aux dessins de M. Fairlie. Sur la chaise même qui me servait habituellement, Marian était maintenant assise, et, sur ses genoux, l’enfant tétait assidûment son hochet de corail, — tandis que Laura, debout auprès de cette table à dessin que je me rappelais si bien, tenait ouvert sous sa main le petit album qu’autrefois j’avais rempli pour elle-même. Au nom du ciel ! demandai-je, qui a pu vous donner l’idée de venir ici ? M. Fairlie, au moins, en est-il informé ?…

Marian arrêta la question sur mes lèvres, en m’apprenant que M. Fairlie était mort. Subitement atteint de paralysie, on n’avait pu lui faire reprendre connaissance, M. Kyrle les avait avisées de son décès, et leur avait recommandé de se rendre immédiatement à Limmeridge-House.

Le pressentiment de quelque grande métamorphose commençait à poindre dans mon esprit. Laura prit la parole, avant que j’eusse tout à fait débrouillé mes idées à ce sujet. Elle se glissa auprès de moi pour jouir de la surprise qu’exprimait encore ma physionomie.

— Mon bien-aimé Walter, dit-elle, avons-nous réellement à nous excuser d’être si témérairement venues ici ? Alors, mon ami, je crains bien d’être obligée, contre toutes nos règles, à faire allusion au passé.

— Vous n’êtes nullement obligée à rien de pareil, dit Marian. Nous nous expliquerons tout aussi clairement, et d’une manière beaucoup plus intéressante, en nous reportant vers l’avenir. Elle quitta sa chaise, et soulevant l’enfant qui se démenait en gazouillant dans ses bras : — Savez-vous, Walter, qui est ce jeune homme ? me demanda-t-elle, les yeux débordant de larmes ; mais c’étaient des larmes de joie.

— Mon étourdissement lui-même a ses limites, lui répondis-je, et je crois pouvoir garantir que je reconnais mon petit bonhomme.

— Petit bonhomme ! s’écria-t-elle avec un retour de son ancienne gaieté. Osez-vous bien traiter si familièrement un des membres de l’aristocratie anglaise ? et savez vous quand j’offre à vos regards cet illustre « baby », en présence de qui vous êtes ? Évidemment non ! Laissez-moi donc présenter l’un à l’autre deux éminents personnages : M. Walter Hartright… l’héritier de Limmeridge !…

Ce fut ainsi qu’elle parla. J’ai tout dit en écrivant ces derniers mots. La plume tremble dans ma main. Le long et heureux travail de tant de mois est maintenant terminé ! Marian a été l’ange tutélaire de nos deux existences. — À Marian, un jour, de parachever notre histoire !

FIN DE LA FEMME EN BLANC.