La Femme en blanc/III/Walter Hartright (suite)/1

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 298-302).
Troisième époque — Walter Hartright


I


Ma première impulsion, après avoir lu l’étrange relation de mistress Catherick, fut d’anéantir un pareil document. La dépravation endurcie, éhontée, qui s’y révélait d’un bout à l’autre, — l’atroce perversité d’esprit avec laquelle on m’associait obstinément à un malheur dont je ne pouvais répondre sous aucun rapport, et à une mort que j’avais tenté d’empêcher au risque de ma vie, — m’inspirèrent un si profond dégoût que j’étais sur le point de déchirer la lettre en mille morceaux, lorsqu’une considération s’offrit à moi, qui me conseillait d’attendre un peu avant de détruire un aveu de cette importance.

Cette considération était complètement étrangère à sir Percival. Les renseignements qu’on m’avait communiqués confirmaient purement et simplement, par rapport à lui, les conclusions auxquelles j’étais déjà arrivé par moi-même.

Il avait commis son crime précisément comme je l’avais supposé, et en ne faisant aucune allusion au registre duplicata de Knowlesbury. Mistress Catherick corroborait ma conviction intérieure que l’existence de ce registre, et le danger qu’elle impliquait, avaient dû nécessairement rester inconnus à sir Percival. C’en était fait, pour moi, de tout intérêt dans la question du faux en écriture publique ; et mon objet unique, en conservant la lettre, était de la faire servir plus tard à éclaircir le dernier mystère qui semblait se jouer de ma pénétration, — celui qui enveloppait encore l’apparentage d’Anne Catherick du côté paternel. Il y avait dans la relation de sa mère une ou deux phrases auxquelles il pourrait être utile de recourir, quand les recherches d’une importance plus immédiate me laisseraient le loisir de courir après les preuves qui me manquaient encore. Je ne désespérais nullement de les trouver, et mon désir à cet égard n’avait rien perdu de son ardeur, car je me sentais toujours aussi intéressé à connaître le père de l’infortunée créature qui reposait maintenant dans le tombeau de mistress Fairlie.

Je recachetai, en conséquence, la lettre de mistress Catherick, et soigneusement la mis de côté dans mon portefeuille, pour l’y retrouver au besoin quand le temps serait venu.

Le jour suivant était le dernier que je dusse passer dans le Hampshire. Une fois que j’aurais comparu de nouveau devant le magistrat de Knowlesbury et assisté à la seconde séance de l’enquête ajournée, je recouvrerais la liberté de retourner à Londres par le train de l’après-midi ou celui du soir.

Ma première course du matin fut, comme à l’ordinaire, ma visite quotidienne au bureau de poste, mais il me sembla, lorsque la lettre me fut remise, qu’elle n’avait pas son poids habituel. Je déchirai l’enveloppe avec inquiétude, et ne trouvai à l’intérieur qu’une petite bande de papier, pliée en deux. Les quelques lignes, raturées, écrites à la hâte, qu’on y avait tracées, renfermaient seulement ces mots :

« Revenez aussitôt que vous pourrez. J’ai été contrainte à changer de domicile. Nous vous attendons au no 5 de Gower’s Walk, Fulham. Je serai aux aguets pour vous voir arriver. N’ayez point d’inquiétude sur notre compte. Nous sommes toutes deux saines et sauves. Revenez pourtant !

» MARIAN. »

Les nouvelles qui m’étaient ainsi annoncées, — nouvelles que je rattachai immédiatement à quelque tentative de trahison de la part du comte Fosco, — me bouleversèrent complètement. Le papier froissé dans ma main, je demeurais sur place, presque hors d’haleine. Qu’était-il donc arrivé ? quelle subtile méchanceté le comte avait-il combinée, exécutée en mon absence ? Une nuit s’était écoulée depuis que le billet de Marian avait été tracé ; — plusieurs heures devaient s’écouler encore avant que je pusse me retrouver auprès d’elle ; — quelque nouveau désastre avait déjà pu se produire, dans l’ignorance duquel je restais plongé. Pourtant, il fallait demeurer ici, séparé par bien des lieues de ces chères créatures, — retenu, doublement retenu par les exigences de la légalité !

Je ne saurais dire à quel point mes anxiétés et mes alarmes auraient pu m’entraîner en dépit des obligations qui pesaient sur moi, sans la calmante influence de la foi que j’avais en Marian. Si je n’avais absolument compté sur elle, aucune autre considération humaine n’aurait pu m’aider à me contenir et me donner le pénible courage de l’attente. Le premier obstacle qui gênât ma liberté d’action était l’enquête à laquelle il me fallait assister pour la seconde fois. Je me rendis à l’heure fixée, les formalités légales exigeant ma présence dans cette enceinte ; mais, vu la tournure que prirent les choses, je ne fus point obligé à revenir sur mon témoignage. Ce retard inutile était une rude épreuve ; je calmai pourtant de mon mieux l’impatience qui me dévorait, en étudiant, avec toute l’attention qu’il me fut possible de concentrer, la marche de la procédure.

Arrivé de Londres le matin même, le « solicitor » du défunt (M. Merriman) se trouvait parmi les personnes présentes ; mais il ne put apporter à l’enquête aucun supplément de lumière, et dut se borner à reconnaître ce fait, après avoir exprimé son étonnement, sa douleur. À diverses reprises, pendant les nouveaux interrogatoires, il suggéra des questions, immédiatement posées par le « coroner, » mais qui n’aboutirent à aucun résultat. Après une investigation patiente, qui dura près de trois heures et parut avoir épuisé toutes les sources de renseignements auxquelles on put avoir recours, le jury prononça le verdict traditionnel quand il s’agit d’une mort subite amenée par accident. À cette décision de forme, ils ajoutèrent spontanément qu’ils n’avaient pu arriver à rien savoir sur l’enlèvement des clefs, les causes de l’incendie, ou le motif pour lequel le défunt s’était introduit dans la sacristie. Cet acte mettait fin à la procédure. Le représentant légal du défunt avait désormais le droit de vaquer aux nécessités de la sépulture, et les témoins étaient libres de se retirer.

Résolu à ne pas perdre une minute pour me rendre à Knowlesbury, je soldai mon compte à l’hôtel et arrêtai le cabriolet qui devait me transporter dans cette ville. Un gentleman qui m’entendit donner mes ordres, me voyant partir seul, m’informa qu’il habitait les environs de Knowlesbury, et me demanda si je verrais quelque objection à ce qu’il retournât chez lui dans mon cabriolet, en prenant à sa charge la moitié des frais. J’acceptai naturellement cette proposition accommodante.

Notre conversation, durant la route, ne pouvait guère rouler que sur le sujet où se concentraient, ce jour-là, toutes les préoccupations locales.

Ma nouvelle connaissance était en rapports plus ou moins intimes avec le « solicitor » de sir Percival ; et ils avaient discuté, M. Merriman et lui, la situation des affaires du défunt, les droits auxquels sa succession allait donner ouverture. Les embarras pécuniaires de sir Percival étaient si bien connus dans le pays, que son homme d’affaires ne pouvait songer à les dissimuler.

Il était mort sans laisser de testament, et, lors même qu’il en eût fait un, il n’avait à léguer aucunes propriétés personnelles, la fortune qui lui venait de sa femme ayant été complètement absorbée par ses créanciers. L’héritier du domaine (sir Percival étant mort sans postérité) était le fils du plus proche cousin de sir Félix Glyde ; — un officier de marine, commandant un des navires de la compagnie des Indes. Il devait s’attendre à trouver fort chargée de dettes cette succession inattendue ; mais, avec de la patience et de l’ordre, le domaine finirait par s’acquitter, et le « capitaine », en s’y prenant bien, pourrait encore se trouver riche avant de mourir.

Si absorbé que je fusse par l’idée de mon retour à Londres, ce renseignement (que la suite des événements me prouva être d’une exactitude parfaite) avait en lui-même de quoi fixer mon attention. Il légitimait, à mes yeux, le secret que je voulais garder sur la découverte de la fraude commise par sir Percival. L’héritier dont il avait usurpé les droits était le même qui allait entrer en possession du domaine. Les revenus de cette belle terre qui, depuis vingt-trois ans, auraient dû en bonne justice lui échoir, et que le défunt avait dévorés jusqu’au dernier farthing, étaient désormais parfaitement irrecouvrables. Si je parlais, mes révélations ne porteraient profit à personne. Si je gardais le secret, mon silence protégerait la réputation de l’homme qui avait frauduleusement déterminé miss Fairlie à l’épouser. Or, pour elle, je souhaitais que cette réputation restât intacte ; pour elle encore je me crois tenu de raconter cette histoire sous des noms déguisés.

Je me séparai, à Knowlesbury, du compagnon que le hasard m’avait donné ; sans aucun retard, je me rendis à la maison de ville. Ainsi que je l’avais présupposé, personne n’était là pour suivre l’accusation portée contre moi, et, quand les formalités d’usage eurent été remplies, je fus renvoyé de la plainte. Au sortir du tribunal, on me remit une lettre de M. Dawson. Elle m’annonçait qu’il avait dû s’absenter pour raisons professionnelles, et me renouvelait son offre de m’assister en toutes choses, autant qu’il serait en lui. Je lui répondis pour lui témoigner la reconnaissance que m’inspiraient toutes ses bontés, et pour m’excuser de ne pas lui porter moi-même mes remerciements, attendu les pressantes affaires qui me rappelaient dans la capitale.

Une demi-heure après, je partais pour Londres en toute hâte par le train express.