La Femme en blanc/III/Walter Hartright (suite)/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 327-335).
Chapitre V  ►
Troisième époque — Walter Hartright


IV


Dix jours après, nous étions plus heureux encore. Nous étions mariés.

Au courant de ce récit que rien ne doit plus arrêter, je me laisse entraîner loin de cette aurore de notre hymen, vers le dénoûment qui se rapproche.

Après une quinzaine de jours écoulés, nous étions tous trois de retour à Londres, et l’ombre menaçante de la lutte à venir se projetait furtive sur nos têtes.

Marian et moi nous eûmes soin de laisser ignorer à Laura la cause de notre prompt retour : — La nécessité de nous assurer du comte Fosco. Le mois de mai venait de commencer, et c’était à la fin de juin qu’expirait le bail de la maison par lui louée dans Forest-Road. S’il le renouvelait (et j’avais quelques raisons, dont je parlerai bientôt, pour prévoir qu’il en serait ainsi), je pouvais être certain qu’il ne m’échapperait pas. Mais si, par hasard, mon attente à ce sujet devait être déçue, et s’il s’apprêtait à quitter le pays, je n’avais pas de temps à perdre, en ce cas, pour m’armer en vue de notre prochain duel.

Dans le premier abandon de ma félicité nouvelle, il y avait eu des heures où ma résolution fléchissait, — des heures où j’étais tenté de ne plus songer qu’à jouir de mon bonheur en toute sécurité, maintenant que la plus chère aspiration de ma vie se trouvait réalisée par le don que Laura m’avait fait de son amour. Pour la première fois, je songeais avec une certaine faiblesse de cœur à la grandeur du péril, aux chances hostiles multipliées contre moi, aux belles promesses de ma vie nouvelle, aux dangers qu’allait courir un bonheur si chèrement acheté par nous tous. Oui ! je l’avouerai sans détour, pendant un laps de temps assez court, je me laissai entraîner, soumis aux douces inspirations de l’amour heureux, loin du but auquel, dans des jours plus sombres et sous de plus rudes épreuves, je n’avais jamais cessé de tendre. Laura, sans le vouloir, me détournait ainsi de mon dur sentier ; — elle devait m’y ramener, sans le vouloir.

Parfois, au sein d’un sommeil mystérieux, ses rêves lui rappelaient, de ce passé terrible, à demi effacé de son esprit, certains événements dont, éveillée, sa mémoire ne gardait aucune trace. Une nuit (deux semaines à peine après notre mariage), une nuit que je la contemplais endormie, je vis des larmes s’échapper lentement de ses paupières closes, et ses lèvres murmuraient quelques mots qui m’apprirent qu’elle revenait avec angoisse sur ce voyage fatal de Blackwater-Park. Cet appel dont elle n’avait pas conscience, et qui, dans la majesté du sommeil, avait quelque chose de si touchant et de si sacré, fit circuler en moi je ne sais quelle flamme tout à coup ranimée. Le lendemain était le jour fixé pour notre retour à Londres ; et, ce jour-là, ma résolution me revint dix fois plus forte et mieux arrêtée que jamais.

Tout d’abord, il fallait savoir quelque chose de cet homme. Jusqu’ici, la véritable histoire de sa vie était restée, pour moi, un impénétrable mystère.

Je commençai par épuiser les rares sources de renseignements que j’avais à ma disposition. L’importante relation écrite par Frederick Fairlie (Marian l’avait obtenue, en suivant les instructions que je lui avais données, dans le cours de l’hiver) ne pouvait servir en rien à l’objet spécial en vue duquel je l’étudiais maintenant. Tout en la lisant, je passais en revue, d’après les révélations de mistress Clements, toute la série des mensonges qui avaient amené Anne Catherick à Londres, et, une fois là, l’avaient sacrifiée aux intérêts du complot. En ceci non plus je ne pouvais, d’aucune façon, l’atteindre et le frapper.

Je revins ensuite au Journal que Marian avait tenu à Blackwater-Park. Sur ma requête, elle me lut de nouveau certains passages relatifs à la curiosité que le comte lui avait jadis inspirée, et aux détails bien peu nombreux qu’elle avait pu se procurer sur son compte.

Le passage auquel je fais allusion se rencontre dans cette partie de son Journal où elle fait le portrait physique du comte, et analyse en même temps son caractère. Elle le dépeint comme « n’ayant pas, depuis des années, franchi les frontières de son pays natal ; » comme « particulièrement désireux de savoir si quelque gentleman italien ne serait pas établi dans la petite ville la plus proche de Blackwater-Park ; » — comme « recevant des lettres couvertes de toutes sortes de timbres bizarres, et dont l’une, entre autres, était scellée d’un cachet énorme, qui lui donnait un air officiel. » Elle incline à croire, pour s’expliquer le long séjour du comte hors de son pays, qu’il pourrait bien être exilé politique. Mais elle ne sait, d’un autre côté, comment concilier cette idée avec la réception d’une lettre arrivant de l’extérieur, et portant ce grand sceau diplomatique ; — les lettres qui arrivent du continent à l’adresse des exilés politiques n’ayant guère coutume de solliciter, par ces dehors pompeux, l’attention des bureaux de poste étrangers.

Les considérations que le Journal de Marian m’offrait ainsi, combinées avec certaines conjectures à moi qui en dérivaient naturellement, me suggérèrent une conclusion à laquelle je m’étonnai de n’être pas arrivé plus tôt. Je me disais maintenant ce que Laura, jadis, à Blackwater-Park, avait dit à Marian, ce que madame Fosco avait surpris en écoutant aux portes : — Le comte est un espion !

Laura lui avait appliqué ce mot, tout à fait au hasard, dans le premier élan de la colère toute naturelle que lui inspiraient ses procédés. Je le lui appliquai, moi, délibérément, convaincu que son métier, dans la vie, était, en effet, le métier d’espion. Dans cette hypothèse, les motifs qui le faisaient rester en Angleterre, contre toute probabilité, si longtemps après avoir obtenu les résultats matériels du complot tramé contre Laura, ces motifs me devenaient parfaitement intelligibles.

L’année à laquelle me reporte le récit actuel, était celle où avait eu lieu, dans Hyde-Park, la fameuse Exhibition du Palais de Cristal. Des étrangers, en nombre bien plus considérable qu’à l’ordinaire, étaient débarqués déjà, et, chaque jour, débarquaient en Angleterre. Il y avait chez nous, par centaines, des hommes que l’incessante méfiance de leurs gouvernements y surveillait en secret, au moyen d’agents mercenaires. Mes conjectures ne classèrent pas un seul instant parmi la troupe vulgaire des espions étrangers en sous-ordre un homme placé dans le monde comme l’était le comte, et pourvu de talents si exceptionnels. Je le soupçonnai d’occuper une fonction supérieure, et d’être chargé par le gouvernement qui l’avait secrètement à sa solde, d’organiser et de diriger les agents, tant hommes que femmes, employés dans notre pays ; et je regardai comme fort probable que mistress Rubelle, cette garde découverte pour Blackwater-Park dans un moment si opportun, devait figurer au nombre de ces agents.

En admettant que cette idée à moi eût quelque fondement réel, la position du comte pouvait se trouver moins inattaquable que je ne m’étais jusqu’alors hasardé à le supposer. Mais à qui m’adresser pour en savoir plus long sur le passé de cet homme, et sur cet homme lui-même ? Dans cet embarras, il me vint naturellement à la pensée, qu’un de ses compatriotes, sur lequel je pourrais compter, serait le personnage le plus en état de me prêter assistance. Le premier à qui je dus penser, dans de telles circonstances, fut également le seul Italien avec qui j’eusse jamais eu des rapports intimes ; — mon original petit ami, le professeur Pesca.

Le professeur a disparu depuis si longtemps de ces pages qu’il a couru le risque d’être complètement oublié.

C’est la loi rigoureuse d’un récit comme le mien, de n’y faire apparaître les différents personnages qu’au moment où le cours des événements les réclame ; — ils entrent sur la scène, ils en sortent, non par suite d’une partialité capricieuse de ma part, mais en vertu du droit que leur donne un rapport direct établi entre eux et les circonstances qu’il s’agit de relater. C’est par cette raison, que non-seulement Pesca, mais aussi ma mère et ma sœur ont été reléguées à l’arrière-plan du récit. Mes visites au cottage de Hampstead ; la croyance absolue de ma mère au mensonge établi par le complot, et son refus d’admettre l’identité de Laura ; mes vains efforts pour vaincre, chez ma mère et ma sœur, ce préjugé auquel, dans la jalouse affection qu’elles me portaient, toutes deux restèrent longtemps fidèles ; la nécessité pénible où je me trouvai, par suite, de leur cacher mon mariage jusqu’à ce qu’elles eussent appris à rendre justice à ma femme ; — toutes ces menues occurrences domestiques n’ont pas été mentionnées ici, parce qu’elles n’avaient rien d’essentiel à l’intérêt fondamental du récit. Il importait peu qu’elles eussent ajouté à mes anxiétés et rendu mes désappointements plus amers : la marche constante des événements les a inexorablement laissées de côté.

C’est pour la même raison que je n’ai rien dit ici des consolations que je trouvai dans l’affection toute fraternelle de Pesca, lorsque je le revis après la brusque cessation de ma résidence à Limmeridge-House. Je n’ai pas non plus rappelé la chaleureuse fidélité avec laquelle mon petit ami m’avait accompagné jusqu’au port d’où je m’embarquai pour l’Amérique centrale, ni ses bruyants transports de joie lorsque ensuite nous nous retrouvâmes à Londres. Si je m’étais cru autorisé à me prévaloir des offres de service qu’il me fit à mon retour, il y a longtemps qu’il eût fait sa réapparition dans ces pages. Mais, tout en n’ignorant pas que je pouvais implicitement compter sur son honneur et son courage, je n’étais pas au même point certain de sa discrétion, et, pour cette unique raison, je poursuivis seul le cours de mes recherches. Il sera maintenant assez compris que Pesca, bien que son nom ne se soit jusqu’ici rattaché en rien à la marche progressive de ce récit, n’était nullement séparé ni de moi ni de mes intérêts. Au contraire, je comptais encore, et tout autant que jamais, sur son dévouement amical.

Avant d’invoquer l’assistance de Pesca, il fallait voir par moi-même à quelle espèce d’homme j’allais avoir affaire. Jusqu’à cette époque, je n’avais pas une seule fois jeté les yeux sur le comte Fosco.

Trois jours après être revenu à Londres avec Laura et Marian, je partis seul pour Forest-Road, Saint-John’s-Wood, entre dix et onze heures du matin. Il faisait fort beau ! — j’avais quelques heures à ma disposition ; — et il me semblait probable que, si je pouvais l’attendre quelque peu, le comte ne manquerait pas une si belle occasion de promenade. Je n’avais pas beaucoup à craindre qu’il me reconnût en plein jour, par cette excellente raison que la seule fois où j’eusse été vu par lui était celle où il m’avait suivi, le soir, jusque chez moi.

Personne ne se montrait aux fenêtres de la maison donnant sur la rue. Je descendis jusqu’à un détour de la route qui longeait un des côtés de l’habitation, et, par-dessus les murailles basses du jardin, je pus y jeter un coup d’œil. Une des croisées du fond, au rez-de-chaussée, était grande ouverte, et un filet en fermait l’issue. Je ne vis personne ; mais j’entendis, à l’intérieur de la pièce, d’abord le gazouillement perçant et le chant de quelques oiseaux, — puis la voix basse et sonore que les récits de Marian m’avaient, en quelque sorte, rendue familière : — Venez sur mon petit doigt, mes gentils petits, mes petits gentils, criait la voix, venez monter à l’échelle ! Une, deux, trois, et en haut ! trois, deux, une, et en bas ! une, deux, trois, « — touit, — touit, — touit, — touit » !… Le comte exerçait ses serins, tout comme jadis au temps de Marian, à Blackwater-Park.

J’attendis quelque peu, et les chants, et le gazouillis prirent fin : — Allons, venez m’embrasser, mes mignons ! dit l’énorme voix de basse… Un battement d’ailes, un joyeux ramage lui répondirent ; — puis, un rire discret et comme onctueux ; — puis un silence d’une ou deux minutes ; et ensuite, j’entendis ouvrir la porte de la maison. Me tournant alors, je revins sur mes pas. La magnifique mélodie de la « Prière, » dans le « Moïse » de Rossini, chantée d’une voix qui rappelait celle de Lablache, s’élevait majestueusement au milieu du silence qui entourait cette villa de faubourgs. La porte du jardin s’ouvrit et se referma. Le comte venait de sortir.

Il traversa la route et s’achemina vers la limite occidentale de Regent’s-Park. J’étais resté sur le trottoir opposé, un peu en arrière, et je pris la même direction.

Marian m’avait fait pressentir sa haute stature, sa corpulence monstrueuse, et l’ostentation de ses vêtements de deuil, — mais non la fraîcheur horrible, la gaieté, la vitalité de cet homme. Il portait ses soixante ans comme si la Providence lui en eût déduit au moins vingt. Il avançait, ferme sur ses hanches, son chapeau un peu de côté, d’un pas élastique et léger, faisant tournoyer sa grosse canne, fredonnant dans sa cravate, et promenant de temps en temps, sur les maisons et les jardins qui bordaient les deux côtés de la route, un superbe regard de souriant patronage. Si on eût dit à quelque étranger que tout le pays environnant appartenait à ce promeneur, la chose lui eût sans doute paru tout à fait vraisemblable. Le comte, du reste, ne jeta pas un regard derrière lui. Il ne semblait en aucune façon prendre garde à moi, ni, du reste, à aucun des passants qu’il rencontrait sur la route, — si ce n’est lorsque, çà et là, il adressait une œillade souriante, empreinte de je ne sais quelle affectueuse paternité, aux enfants et aux bonnes dont il traversait les jeux. Ce fut ainsi que je marchai à sa suite jusqu’à ce que nous fussions arrivés à un camp volant de magasins en plein air, établi le long des terrasses occidentales du Parc.

Il s’arrêta là, devant la boutique d’un pâtissier, y entra (sans doute pour commander quelque chose), et en ressortit presque immédiatement, un gâteau à la main. Un musicien des rues, venu d’Italie, tournait son orgue devant la boutique, et un malheureux petit singe, à la face ridée était assis sur la boîte à musique. Le comte s’arrêta, donna pour son propre compte un bon coup de dent à sa tartelette, et tendit majestueusement au petit singe ce qui en restait : — Mon pauvre bonhomme ! disait il avec une tendresse bouffonne, on dirait que vous avez faim. C’est au nom sacré de l’humanité que je vous offre, en passant, votre goûter !… Le joueur d’orgue essaya, par de piteuses lamentations, d’arracher un penny à cet inconnu si bienveillant pour les animaux. Le comte, avec un dédaigneux mouvement d’épaules, passa son chemin sans l’écouter.

Nous arrivâmes aux rues et à des magasins d’un ordre plus élevé, entre New-Road et Oxford-Street ; le comte s’arrêta de nouveau, et entra dans la boutique d’un petit opticien qui, d’après une inscription affichée derrière ses carreaux, se chargeait de toute sorte de réparations. Il en sortit, ayant à la main une lorgnette de spectacle ; quelques pas plus loin, il s’arrêta pour regarder l’affiche de l’Opéra, placée à l’extérieur d’un magasin de musique. Il la lut avec attention, réfléchit pendant quelques secondes, et ensuite héla un cabriolet vide qui vint à passer devant lui : — Opéra, bureau de location, dit-il au cocher ; et la voiture l’entraîna loin de moi.

Je traversai la route, et regardai l’affiche à mon tour. Elle annonçait pour le soir même : « Lucrezia Borgia. » La lorgnette dans la main du comte, le soin qu’il avait mis à lire l’affiche, l’ordre qu’il avait donné au « cabman », tout cela indiquait assez qu’il se proposait d’assister à cette représentation. Or, en m’adressant à un des peintres-décorateurs attachés au théâtre, confrère très-lié avec moi depuis des années, il m’était facile de me procurer deux places de parterre pour un ami et pour moi. J’avais au moins la chance que le comte fût placé de manière à ce que je pusse le voir et le montrer à la personne qui m’accompagnerait ; ceci étant, je pouvais, dès le soir même, arriver à savoir au juste si Pesca connaissait, oui ou non, son compatriote.

Cette considération décida immédiatement l’emploi de ma soirée. Je me procurai les billets et pris soin d’en prévenir le professeur par un mot écrit que je déposai chez lui en passant. À huit heures moins un quart, je revins le prendre pour l’emmener avec moi au théâtre. Mon petit ami était au plus haut degré de l’agitation, une fleur à sa boutonnière, et sous son bras, pressée contre son cœur, tenant la plus grosse lorgnette que j’aie jamais vue.

— Êtes-vous prêt ? lui demandai-je.

— « Right-all-right », répondit Pesca.

Là-dessus, nous partîmes pour le spectacle.