La Femme en blanc/III/Walter Hartright (suite)/7

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 356-373).
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Troisième époque — Walter Hartright


VII


Il n’y avait point de lustre dans le vestibule ; mais, à la clarté douteuse de la chandelle de cuisine que le domestique avait montée pour m’éclairer, je vis une dame d’un certain âge sortir à petit bruit d’une des chambres du fond, au rez-de-chaussée. Comme j’entrais sous le vestibule, elle me jeta un regard de vipère, mais ne prononça pas une parole, et monta lentement à l’étage supérieur, sans me rendre le salut que je lui avais adressé. J’avais assez lu le « Journal de Marian » pour reconnaître en cette personne, sans risque d’erreur, madame la comtesse Fosco.

La fille de service me conduisit vers la pièce que la comtesse venait de quitter. En y entrant, je me trouvai face à face avec le comte.

Il avait encore son costume de soirée, à l’exception de l’habit, négligemment jeté sur le dossier d’un fauteuil. Ses manches de chemise étaient relevées au-dessus du poignet, — mais non plus haut. D’un côté, il avait près de lui un sac de nuit ; de l’autre, une caisse. Des livres, des papiers, des effets d’habillement étaient éparpillés dans la chambre. Sur une table, à côté de la porte, était installée la cage, si souvent décrite par Marian, où il logeait ses petites souris blanches. Les serins et le kakatoès habitaient sans doute quelque autre pièce. Lui-même était assis devant la caisse, qu’il s’occupait à garnir, et à mon entrée, il se leva pour me recevoir, tenant quelques papiers à la main. Sa figure gardait encore des traces bien évidentes de la commotion qu’il avait subie à l’Opéra. Ses joues chargées d’embonpoint, semblaient avoir perdu de leur ferme consistance ; ses yeux, d’un gris froid, indiquaient, par leur mobilité, une vigilance furtive. Sa voix, sa physionomie, ses façons trahissaient à l’envi la même soupçonneuse méfiance, tandis qu’il avançait d’un pas au-devant de moi, et m’invitait, avec une courtoisie glaciale, à prendre un fauteuil.

— Vous venez ici pour affaire, monsieur ? me dit-il. Je suis vraiment embarrassé pour deviner de quelle affaire il peut être question entre nous…

La curiosité qui se révélait très-ouvertement dans les regards que, tout en parlant, il tenait obstinément fixés sur mon visage, me donna l’assurance que, naguère, à l’Opéra, j’avais complètement échappé à son attention.

Pesca s’était d’abord offert à ses yeux ; et de ce moment à celui où il avait quitté la salle, il n’avait pas vu autre chose. Mon nom avait dû nécessairement lui suggérer que je venais le trouver dans des vues hostiles ; — mais, jusque-là, il semblait ignorer de la manière la plus absolue quelle était au juste la nature de ma mission.

— Je suis fort heureux de vous rencontrer ici, ce soir, lui dis-je. Vous paraissez vous disposer à quelque voyage.

— Est-ce que votre affaire et mon voyage ont quelque rapport l’un avec l’autre ?

— Cela pourrait être, à certains égards.

— Et à quels égards, s’il vous plaît ? Sauriez-vous où je dois me rendre ?

— Non. Je sais seulement pourquoi vous quittez Londres…

Avec la rapidité de la pensée, il se glissa derrière moi, ferma la porte de la chambre, et mit la clef dans sa poche.

— Vous et moi, monsieur Hartright, me dit-il, nous nous connaissons à merveille de réputation. N’auriez-vous pas réfléchi, par hasard, en me venant trouver dans cette maison, que je ne suis pas précisément un homme à traiter par-dessous la jambe.

— En effet, répliquai-je, j’ai songé à cela. Aussi ne suis-je point venu avec de pareilles intentions. Je compte traiter avec vous une affaire de vie ou de mort, — et si cette porte, que vous venez de fermer, s’ouvrait en ce moment toute grande, rien de ce que vous pourriez dire ou faire ne me persuaderait d’en franchir le seuil…

À ces mots, je pénétrai plus avant dans la chambre, et je restai debout en face de lui, sur l’épaisse natte étendue devant le foyer. Il établit un fauteuil en travers de la porte, et s’y installa, le bras gauche étendu sur la table. La cage aux souris blanches était près de lui, et quand ce bras énorme ébranla la table en s’y posant, les pauvres petites bêtes, quittant leur dortoir, vinrent lorgner leur maître par les interstices du grillage aux couleurs éclatantes.

— Une affaire de vie ou de mort, répéta-t-il, se parlant à lui-même. Ces paroles sont peut-être plus sérieuses que vous ne pensez. En somme, que voulez-vous dire ?

— Ce que je dis, et pas autre chose…

Une épaisse transpiration commençait à humecter son large front. Sa main gauche, à la dérobée, glissait le long des bords de la table. Cette table avait un tiroir fermant à clef ; la clef se trouvait dans la serrure. Son index et son pouce se placèrent sur l’anneau de la clef, mais sans la faire tourner encore.

— Vous savez pourquoi je quitte Londres ? continua-t-il. Veuillez donc, s’il vous plaît, me dire la raison de mon départ… Tout en parlant, il tournait doucement la clef ; — le tiroir, désormais, était ouvert.

— Je puis faire mieux que cela, lui répondis-je ; je puis, si vous le voulez, vous montrer cette raison.

— Me la montrer ! Comment ?

— Vous avez ôté votre habit, lui dis-je. Relevez la manche de votre chemise sur votre bras gauche, et vous y verrez ce que je vous annonce…

Les mêmes teintes, livides et plombées, que j’avais vues, au théâtre, passer sur son visage, s’y montrèrent de nouveau. Le funeste éclat de ses yeux arrivait, droit et fixe, sur les miens. Il ne dit pas un mot. Sa main gauche cependant, ouvrit le tiroir de la table et s’y glissa sans bruit. Le frottement de quelque objet pesant qu’il y remuait sans que je pusse le voir, bruit un instant, puis cessa. Le silence qui suivit fut tellement complet que l’imperceptible grignotement des souris blanches qui mordillaient les fils de fer de leur prison arrivait distinctement jusqu’à mes oreilles.

Ma vie ne tenait qu’à un fil, — et je le savais. À ce moment suprême, je pensais avec son esprit, je touchais avec ses doigts ; — je savais parfaitement, comme si je l’eusse vu, ce que le tiroir dérobait à mes yeux.

— Ne vous pressez pas, lui dis-je. Vous avez fermé la porte ; — vous voyez que je ne bouge point ; — vous voyez que mes mains sont vides. Ne vous pressez pas ! j’ai encore quelque chose à dire.

— Vous en avez dit assez, répliqua-t-il avec une tranquillité soudaine, si peu naturelle et si effrayante qu’elle me porta sur les nerfs, comme n’aurait pu le faire aucun éclat de violence… Permettez-moi, je vous prie, de me recueillir un moment. Devinez-vous à quoi je pense ?

— Peut-être bien.

— Je me demande, reprit-il avec une tranquillité parfaite, si je dois ajouter au désordre de cette chambre, en dispersant votre cervelle autour de la cheminée…

Eussé-je bougé, dans ce moment, je lisais sur sa physionomie qu’il aurait, sans balancer, exécuté sa menace.

— Je vous conseille, lui répliquai-je à mon tour, de lire, avant que cette question soit finalement décidée, deux lignes écrites que j’ai sur moi…

Cette proposition parut exciter sa curiosité. Il y adhéra par un mouvement de tête.

Je tirai de mon portefeuille l’accusé de réception que m’avait envoyé Pesca ; sans faire un pas, je le tendis au comte, et repris ensuite, devant la cheminée, mon attitude première.

Il lut à voix haute ce qui était écrit : « Votre lettre est reçue. Si je ne vous vois pas avant l’heure indiquée, je romprai le cachet au coup de l’horloge. »

Pour un autre homme dans sa position, ces paroles ambiguës auraient eu besoin de quelques commentaires ; — le comte n’en demanda aucun. La simple lecture du reçu lui fit comprendre la précaution que j’avais prise, aussi clairement que s’il eût suivi, une à une, toutes mes démarches. L’expression de son visage changea dans l’instant, et sa main sortit du tiroir, absolument désarmée.

— Je ne ferme pas ce tiroir, monsieur Hartright, me dit-il, et je ne réponds pas que je n’aie encore à disperser votre cervelle autour de ma cheminée. Mais je suis juste, même envers mes ennemis, — et je reconnaîtrai, préalablement, que cette cervelle est d’une qualité bien supérieure à ce que je la croyais. Abordons le sujet, monsieur !… Vous avez quelque chose à me demander ?

— Comme vous dites, — et je prétends l’obtenir.

— À condition ?…

— Sans condition…

Sa main rentra de nouveau dans le tiroir.

— Bah ! dit-il, nous tournons dans un cercle sans issue, et revoilà fort compromise cette cervelle subtile dont nous parlions. Le ton que vous prenez, monsieur, est d’une imprudence déplorable : — modérez-le sur l’heure, je vous prie ! Le danger que je cours à vous abattre là où vous êtes, est moindre à mes yeux que celui auquel je m’exposerais en vous laissant sortir de cette maison, si ce n’est à des conditions dictées et ratifiées par moi. Ce n’est plus à mon regrettable ami que vous avez maintenant affaire ; — vous êtes en face de Fosco ! Si les vingt existences de vingt messieurs Hartright formaient autant de degrés que j’eusse à franchir pour me tirer d’affaire, je mettrais le pied sur toutes les vingt, soutenu par mon indifférence sublime, à laquelle un calme impénétrable fait équilibre. Si vous tenez à vivre, portez-moi respect ! Avant que vous repreniez la parole, je vous somme de répondre à trois questions. Prêtez-y l’oreille ; — elles sont nécessaires à cette entrevue. Répondez-y ; — elles « me » sont nécessaires… Il leva un doigt de sa main droite : — Première question ! dit-il. Vous êtes venu ici, muni de renseignements qui peuvent être exacts ou qui peuvent être mensongers ; — où vous les êtes-vous procurés ?

— Je ne vous le dirai point.

— N’importe : je saurai bien le découvrir. Si ces renseignements sont exacts, — remarquez bien que j’appuie très-expressément sur le mot « si », — c’est par une trahison, ou de vous ou de quelqu’autre, que vous avez été mis à même d’en venir faire ici l’objet d’un marché quelconque. Je noie cette circonstance, pour m’en servir plus tard, dans ma mémoire qui n’oublie rien, et je continue… Il leva un autre doigt ; — Seconde question ! Ces lignes que vous m’avez invité à lire, ne portent point de signature. Qui les a écrites ?

— Un homme sur lequel j’ai toute raison de compter, et que vous avez, vous, toute raison de craindre…

Ma réponse produisit sur lui quelque effet. J’entendis frémir sa main gauche dans le tiroir.

— Combien de temps me donnez-vous, demanda-t-il, posant cette troisième question d’un ton plus calme, avant que « le cachet ne soit rompu au coup de l’horloge ! »

— Tout le temps nécessaire, lui répondis-je, pour que vous en veniez à mes fins.

— Soyez un peu plus explicite, monsieur Hartright. À quelle heure l’horloge doit-elle sonner ?

— À neuf heures, demain matin.

— À neuf heures, demain matin ? Fort bien ; je comprends maintenant. Le piège est calculé de manière à ce que je n’aie pas le temps de faire viser mes passeports et de quitter Londres. Je suppose que vous ne me trompez pas, et que l’heure ne sera pas devancée ? Nous aviserons à cela tout à l’heure ; — je puis vous garder ici comme otage, et traiter avec vous de manière à faire revenir votre lettre avant que vous n’ayez congé de vous en aller. En attendant, soyez assez bon, maintenant, pour me faire connaître vos exigences.

— Je vais vous les dire. Elles sont simples et ne nous tiendront pas longtemps. Vous savez quels intérêts je représente ici ?…

Il sourit avec un calme suprême, et, accompagnant ses paroles d’un geste négligent de sa main droite : — Je veux bien hasarder une conjecture, dit-il avec l’accent de la raillerie ; ce sont, naturellement, les intérêts d’une belle dame.

— Les intérêts de ma femme, interrompis-je brusquement.

Pour la première fois, depuis que nous étions en présence, le visage de ce grand comédien exprima un sentiment vrai ; — celui d’une profonde surprise. Je pus m’assurer, à partir de ce moment, qu’il me jugeait infiniment moins redoutable. Il referma immédiatement le tiroir, croisa les bras sur sa poitrine, et prêta l’oreille à mes paroles avec un sourire d’attention railleuse.

— Vous en savez assez, continuai-je, sur les recherches auxquelles je me suis livré depuis plusieurs mois, pour n’ignorer point qu’il serait parfaitement inutile de nier devant moi des faits évidents. Vous vous êtes rendu coupable d’une infâme conspiration, et votre mobile a été le gain d’une fortune de dix mille livres…

Il n’ouvrit point la bouche ; mais une misérable anxiété rappela le sombre nuage qui naguère planait sur sa physionomie redevenue souriante.

— Gardez vos profits, lui dis-je (son visage immédiatement s’éclaira de nouveau, et ses yeux de plus en plus ouverts me contemplaient avec une surprise croissante), je ne suis pas venu me déshonorer en vous marchandant un argent qui est déjà passé par vos mains, et dont on a fait le salaire d’un crime ignoble…

— Doucement, monsieur Hartright. Vos traquenards moraux sont, en Angleterre, d’un usage excellent. Veuillez les garder pour vous et vos compatriotes. Cette somme de dix mille livres formait le montant d’un legs en faveur de ma femme, inscrit dans le testament de feu M. Fairlie. Plaçons la question sur ce terrain, et je la discuterai, si vous y tenez. Néanmoins, pour un homme doué comme je le suis, c’est là un sujet déplorablement sordide. Je préfère n’y pas insister. Je vous convie à reprendre la discussion du traité que vous m’offrez… Que demandez-vous ?

— En premier lieu, je demande un aveu complet de la conspiration, écrit et signé par vous en ma présence…

Il leva encore un doigt ; — Un ! dit-il, m’arrêtant là un instant, avec l’attention soutenue d’un homme pratique.

— En second lieu, je demande une preuve, indépendamment de votre affirmation personnelle, qui établisse clairement à quelle date ma femme a quitté Blackwater-Park pour se rendre à Londres.

— Oui-dà ! remarqua-t-il tranquillement ; vous savez mettre le doigt sur la plaie… Et ensuite ?… Pas autre chose ?

— Pas autre chose, pour le moment.

— Fort bien ! vous avez exposé vos conditions ; maintenant, écoutez les miennes : la responsabilité que j’encours en avouant ce qu’il vous plaît d’appeler « une conspiration », est peut-être, en somme, un peu moins lourde que celle dont je me chargerais si je vous étendais mort sur ce tapis. Ainsi donc, disons que j’accepte votre proposition, — aux conditions que je vais poser. Le document que vous voulez de moi sera rédigé ; la preuve irréfragable vous sera fournie. Je suppose, en effet, que vous regarderez comme telle une lettre de feu mon regrettable ami, écrite, signée, datée par lui-même, et m’informant du jour et de l’heure où sa femme devait arriver à Londres. Je puis vous donner cette lettre. Je puis également vous adresser à l’homme à qui j’ai loué la voiture dans laquelle j’allai chercher à la station, le jour où elle arriva, la personne qui m’honorait de sa visite ; — les registres de ce trafiquant vous fourniront votre date, en supposant même que le cocher qui m’a conduit ne vous soit pour cela d’aucun secours. Tout ceci, je puis le faire, et je le ferai, moyennant conditions. Je les détaille. Condition première : madame Fosco et moi nous quittons cette maison, à telle heure et de telle façon qu’il nous plaira, sans aucun obstacle quelconque de votre part. Seconde condition : vous attendez ici, en ma compagnie, l’arrivée de mon agent qui vient à sept heures du matin m’aider à mettre mes affaires en règle. Vous lui remettrez un ordre écrit, en vertu duquel le détenteur de votre pli cacheté devra immédiatement s’en dessaisir. Vous restez près de moi jusqu’à ce que mon agent ait remis en mes mains cette lettre intacte ; et vous m’accordez ensuite une pleine demi-heure pour quitter la maison ; après quoi, vous reprenez votre entière liberté d’action, et vous vous en allez où bon vous semble. Condition troisième : vous me donnerez la satisfaction due à un gentleman, pour vous être indiscrètement mêlé de mes affaires particulières, et aussi pour le langage dont vous vous êtes permis de vous servir, vis-à-vis de moi, dans le cours de cette conférence. Le jour et le lieu, — à l’étranger, bien entendu, — vous seront indiqués par une lettre de ma main, dès que je serai en sûreté sur le continent ; et cette lettre renfermera une bandelette de papier mesurant exactement la longueur de mon épée. Telles sont mes conditions. Faites-moi savoir si vous les acceptez, — oui ou non…

Le mélange extraordinaire, dans cette harangue, de décision prompte, de prévoyance rusée, et de charlatanisme fanfaron m’éblouit un moment, mais pas davantage. La seule question à considérer était de savoir s’il m’était ou non loisible de me procurer les moyens d’établir l’identité de Laura, au prix où ils m’étaient offerts, c’est-à-dire en laissant échapper impuni le misérable qui l’en avait dépouillée. Je savais bien que, tendant à faire rentrer ma femme, sous son vrai nom, dans la résidence natale d’où elle avait été chassée comme coupable d’imposture, et à faire effacer le mensonge qui profanait encore le tombeau de sa mère, j’agissais en vertu d’un motif bien autrement pur, bien autrement dégagé de toute mauvaise passion que lorsque, dans le principe, des idées de vengeance venaient se mêler à mes desseins réparateurs. Et cependant, je ne puis dire en toute franchise que mes convictions morales fussent assez fortes en elles-mêmes, pour trancher le débat intérieur auquel j’étais livré. Le souvenir de la mort de sir Percival vint heureusement à leur secours. Par quelle imposante intervention. à l’heure suprême, j’avais vu arracher de mes faibles mains, en cette occasion, le soin de la rétribution vengeresse ! et dans cette ignorance de l’avenir, lot commun de tous les mortels, de quel droit pouvais-je regarder comme certain que cet homme échapperait au châtiment par cela seul que je l’aurais laissé m’échapper ? J’envisageai peut-être ces choses avec la superstition inhérente à ma nature, peut-être aussi avec un sentiment plus élevé, plus digne de moi. Il était certainement assez dur, quand, après de longs efforts, je le tenais dans ma main, d’ouvrir cette main victorieuse ; mais je sus me contraindre à ce sacrifice. En termes plus clairs, je résolus de ne me laisser guider que par un motif d’ordre supérieur, et sur lequel je ne pouvais m’abuser : mon dévouement à la cause de Laura et de la vérité.

— J’accepte vos conditions, lui dis-je, à une seule réserve près, que je stipule en ma faveur.

— Et quelle peut être cette réserve ? me demanda-t-il.

— Elle a trait au pli cacheté, lui répondis-je. J’exige que vous le détruisiez sans l’ouvrir, en ma présence, aussitôt qu’il aura été placé dans vos mains…

J’avais pour but unique, en stipulant qu’il en serait ainsi, d’empêcher qu’il n’emportât au dehors la preuve écrite des confidences que Pesca m’avait faites. Ces confidences, il devait nécessairement les deviner, dès le lendemain matin, quand je donnerais à son agent l’adresse indispensable. Mais, — alors même qu’il tenterait cette dénonciation périlleuse, — il ne pouvait, armé de son seul témoignage, en faire aucun usage dont j’eusse lieu d’être, le moins du monde, alarmé pour le compte de Pesca.

— J’admets votre réserve, répondit-il, après avoir pesé gravement la question pendant une minute ou deux. Ce n’est pas la peine de disputer là-dessus ; la lettre sera détruite aussitôt après m’avoir été remise…

À ces mots, il se leva du fauteuil où jusqu’alors il était resté assis en face de moi. Il paraissait, non sans quelqu’effort, débarrasser sa pensée des anxiétés qui avaient pesé sur elle dans le cours de l’entretien que nous venions d’avoir : — Ouf ! s’écria-t-il, étirant ses bras avec un plaisir évident. L’escarmouche a été chaude, et d’un bout à l’autre. Asseyez-vous, monsieur Hartright ! Nous sommes destinés à nous rencontrer plus tard, en qualité d’ennemis mortels ; — en attendant, comme de vrais « gentlemen », sachons nous montrer courtois l’un pour l’autre… Souffrez que je prenne la liberté d’appeler ma femme !…

Il tira les verrous et ouvrit la porte : — Éléonor ! cria-t-il de sa voix profonde. La dame à face de vipère entra sur-le-champ : — Madame Fosco !… M. Hartright ! dit le comte, nous présentant l’un à l’autre avec une dignité pleine d’aisance… — Mon ange, continua-t-il, s’adressant à sa femme, vos laborieux emballages vous laisseront-ils le loisir de me faire un peu de café bien fort ? J’ai à écrire quelque chose pour M. Hartright, et désirant ne pas rester au-dessous de moi-même, je voudrais être en pleine possession de toutes mes ressources intellectuelles…

Madame Fosco inclina deux fois la tête ; — la première vers moi, d’un air hautain, — la seconde vers son mari, dans une altitude soumise ; — puis elle se glissa hors de la chambre.

Le comte se rapprocha d’un bureau placé près de la fenêtre. Il ouvrit son écritoire, d’où il tira plusieurs cahiers de papier et un paquet de plumes d’oie. Il éparpilla celles-ci sur la table, de façon à ce que sa main les rencontrât de tous côtés quand il en aurait besoin ; ensuite, il coupa son papier en longues bandes étroites, selon l’usage des improvisateurs de la presse périodique : — J’entends faire de ceci un document remarquable, dit-il en me regardant par-dessus l’épaule, tandis qu’il entassait et numérotait ces feuillets encore vierges. J’ai la grande habitude des compositions littéraires. Une des plus rares qualités intellectuelles qu’un homme puisse posséder est le don précieux de classer ses idées. Privilège immense ! J’en suis investi. Et vous, monsieur ?…

Il parcourut la chambre en long et en large jusqu’à l’arrivée du café qu’il avait commandé, se fredonnant à lui-même quelques passages d’opéra, et de temps en temps se frappant le front de sa main ouverte, comme pour indiquer les moments où le classement de ses idées rencontrait quelque obstacle. L’audace inouïe avec laquelle il s’emparait de la situation où je l’avais placé, pour en faire le piédestal de sa vanité toujours prête à s’étaler aux regards, m’étonnait malgré moi, et pour ainsi dire de haute lutte. Malgré le sincère dégoût que cet homme me faisait éprouver, la force prodigieuse de son caractère, alors même qu’elle se manifestait de la façon la plus triviale, m’impressionnait en dépit de moi-même.

Madame Fosco, en personne, apporta le café. Il lui baisa la main par manière de remerciement, et la reconduisit jusqu’au seuil de la porte ; puis il revint se verser une tasse de café, qu’il emporta sur le bureau.

— Vous en offrirai-je, monsieur Hartright ! dit-il avant de s’asseoir.

Et comme je refusais :

— Comment, dit-il avec gaieté, vous avez peur du poison ? Certes, ajouta-t-il en s’installant devant le bureau, le génie anglais, dans sa sphère plus ou moins bornée, ne manque pas de valeur ; mais il a un grave défaut, — c’est de porter la précaution là où elle n’a que faire…

Il trempa sa plume dans l’encre, plaça devant lui la première bande de son papier que sa large main plaqua bruyamment sur le bureau, s’éclaircit la voix comme s’il allait chanter, et commença son travail. Il écrivait à grand bruit et fort vite, en caractères si gros et si hardis qu’il arrivait au bas de chaque feuillet deux minutes à peine après avoir tracé la première ligne. À mesure qu’il en terminait un, il le lançait derrière lui, de côté ou d’autre, pour en débarrasser le bureau. Quand sa première plume fut fatiguée, il la jeta aussi sur le parquet, et saisit au hasard une de celles qui étaient éparses autour de lui.

Bande après bande, par douzaines d’abord, puis par cinquantaines et par centaines, tombèrent successivement derrière son épaule, à sa droite et à sa gauche, jusqu’à ce qu’il se trouvât englouti dans cette espèce d’avalanche amoncelée autour de son fauteuil. Les heures succédaient aux heures, — je continuai à veiller, assis, tandis qu’il continuait à écrire, assis comme moi. Jamais il ne s’arrêtait, si ce n’est, de temps à autre, pour avaler une gorgée de café ; puis, quand il n’y en eut plus, pour se frapper le front par un mouvement inspiré. Une heure, puis deux heures, puis trois, puis quatre sonnèrent l’une après l’autre, et la neige de petits papiers ne cessait de s’abattre autour de lui ; et la plume infatigable grattait incessamment les pages du haut en bas ; et le blanc chaos de manuscrit s’élevait, et s’élevait encore, aux pieds du fauteuil. À quatre heures du matin, j’entendis tout à coup un grincement de plume accompagné de quelques éclaboussures, le tout indiquant le paraphe mirifique dont la signature du comte était ornée. — Bravo ! s’écria-t-il, bondissant hors du fauteuil avec l’activité d’un jeune homme, et m’adressant un hardi regard qu’accompagnait le sourire de l’orgueil triomphant.

Voilà qui est fini, monsieur Hartright ! m’annonça-t-il en appliquant sur sa large poitrine un coup de poing réparateur ; fini à ma satisfaction profonde, — et à votre profonde surprise, j’ose le croire, quand vous lirez ce qui est écrit là. Le sujet me semble épuisé ; mais l’homme, — Fosco, — ne l’est pas encore. Je vais procéder au classement de ces feuilles et à leur lecture, celle-ci très-expressément réservée à vos oreilles, et à elles seules. Quatre heures viennent de sonner ? À merveille ! Arrangement, révision, lecture, de quatre à cinq. Un petit somme pour me remettre, de cinq à six. Dernières préparations, de six à sept. De sept à huit, l’affaire de l’agent. À huit heures, en route. Voilà le programme !…

Il s’assit, à ces mots, sur ses talons, par terre, au milieu de ses papiers ; armé d’un poinçon et d’un morceau de ficelle, il les mit en ordre et les réunit ; puis il les revisa, et en tête de la première page, prit soin d’inscrire tous les titres honorifiques qui relevaient à ses yeux son mérite personnel ; enfin, il me lut le manuscrit, à voix haute, avec une emphase théâtrale et une profusion de gestes non moins dignes de la scène. Le lecteur sera bientôt à même de se faire une opinion sur ce document. Tout ce que j’en veux dire ici, c’est qu’il répondait parfaitement à mes vues.

Il écrivit ensuite pour moi l’adresse de son loueur de voitures, et me remit la lettre de sir Percival. Elle était datée du Hampshire, le 25 juillet ; et elle annonçait, pour le 26, l’arrivée de « lady Glyde » à Londres. Ainsi le même jour (25), où le certificat du médecin attestait qu’elle avait succombé à Saint-John’s Wood, le témoignage de sir Percival lui-même établissait qu’elle était vivante à Blackwater, et se préparait à voyager le lendemain. Qu’on obtînt une fois du loueur de voitures la preuve que ce voyage s’était accompli, et il ne manquait plus rien à notre démonstration.

— Cinq heures et quart ! dit le comte en regardant à sa montre. Le moment est venu de réparer mes forces par un petit somme. Vous avez pu remarquer, monsieur Hartright, que je ressemble, de ma personne, au grand Napoléon. J’ai aussi, de cet homme immortel, la faculté de dormir quand je veux. Veuillez me permettre de m’absenter un instant. Je vais convoquer madame Fosco pour charmer votre solitude…

Sachant aussi bien que lui qu’il convoquait madame Fosco afin de s’assurer que je ne profiterais pas de son sommeil pour quitter la maison, je me gardai bien de lui répondre, et m’occupai de réunir en dossier les papiers qu’il venait de me remettre.

La dame arriva bientôt, aussi froide, aussi pâle, aussi venimeuse que jamais : — Veuillez, mon ange, dit le comte, distraire de votre mieux M. Hartright !… Il lui avança un fauteuil, pour la seconde fois il lui baisa la main, alla s’étendre sur un sopha, et, en moins de trois minutes, se trouva plongé dans un sommeil aussi paisible, aussi plein de béatitude que celui de l’homme le plus vertueux dont se puisse constater l’existence.

Madame Fosco prit un livre sur la table, — s’assit, — et me regarda fixement, avec toute la malice vindicative d’une femme qui n’oubliait et ne pardonnait jamais.

— J’ai prêté l’oreille à votre conversation avec mon mari, dit-elle. Si j’eusse été à sa place, je vous aurais, « moi, » étendu mort devant cette cheminée…

À ces mots, elle ouvrit son livre et ne jeta plus un regard sur moi, ne m’adressa plus la parole, depuis ce moment jusqu’à celui ou son mari s’éveilla.

Il ouvrit les yeux et quitta sa couche improvisée une heure juste après s’y être étendu pour dormir.

— Je me sens tout à fait rafraîchi, remarqua-t-il. Éléonor, ma bonne, tout le monde est-il prêt, là-haut ? À merveille. Il ne me faut pas plus de dix minutes pour achever ici mes petits paquets ; — dix minutes de plus, et je serai en costume de voyage. Que restera-t-il à faire, avant l’arrivée de notre agent ?… Il parcourut la chambre du regard et avisa la cage qui renfermait ses souris blanches : — Ah ! s’écria-t-il, avec une sorte de gémissement, encore des sympathies à immoler ! Mes innocentes petites amies ! les enfants de mon adoption ! que vais-je donc faire d’elles ?… Provisoirement, nous allons voyager sans cesse ; — moins nous aurons de bagages, plus alertes nous serons. Mon kakatoès, mes serins, mes petites souris, — qui aura soin d’eux quand ils auront perdu leur bon papa !…

Il arpentait la chambre, perdu dans ses pensées. Il avait écrit, sans sourciller, l’aveu de ses crimes ; mais la question bien autrement importante de savoir ce qu’il ferait de sa ménagerie le jetait dans un trouble, dans une inquiétude manifestes. Après mûres réflexions, il alla tout à coup se rasseoir devant le bureau.

— Une idée ! s’écria-t-il. Je ferai hommage à cette métropole de mes canaris et de mon kakatoès ; — mon agent sera chargé de les offrir, en mon nom, au Jardin géologique de Londres. Le document officiel destiné à les cataloguer va être immédiatement rédigé…

Il se mit à écrire, en effet, répétant chaque mot à mesure qu’il tombait de sa plume.

« Numéro 1. Kakatoès d’un plumage exceptionnel : il attirera de lui-même les spectateurs de bon goût. Numéro 2. Serins des Canaries, sans pareils pour l’intelligence et la vivacité : dignes des jardins d’Éden, ils le sont aussi du jardin de Regent’s-Park. Hommage à la zoologie britannique, offert par Fosco… »

La plume grinça et cracha de nouveau ; le splendide paraphe couronnait la signature du donateur.

— Et les souris, comte ? dit madame Fosco. Les souris n’y sont pas comprises…

Il quitta le bureau, saisit la main de sa femme, et la plaça sur son cœur :

— Éléonor, dit-il avec solennité, toute résolution humaine à ses limites. Dans ce document, j’ai atteint celles de mon courage. Je ne saurais me séparer de mes souris blanches. Excusez ma faiblesse, cher ange, et allez les arranger là-haut, dans leur cabine de voyage.

— Bonté admirable ! dit madame Fosco, s’extasiant devant son mari, et me jetant un dernier regard de vipère. Elle emporta la cage hors de la chambre, avec les plus grandes précautions.

Le comte regarda sa montre. Nonobstant le calme qu’il affectait résolument, il lui tardait de voir arriver son employé. On avait, depuis longtemps, éteint les flambeaux, et les rayons de la matinée nouvelle venaient inonder l’appartement. Seulement à sept heures cinq minutes, on entendit sonner la cloche d’appel, et l’agent parut devant nous. C’était un étranger, porteur d’une belle barbe noire.

— Monsieur Hartright ! monsieur Rubelle ! dit le comte nous présentant l’un à l’autre. Il emmena l’agent (un espion étranger si jamais il y en eut, sa figure le disait assez), dans un coin de la chambre où il l’entretint à voix basse ; après quoi il nous laissa tête à tête. M. Rubelle, aussitôt que nous fûmes seuls, me suggéra, le plus poliment du monde, qu’il était à mes ordres, et qu’il serait flatté de recevoir mes instructions. J’écrivis pour Pesca deux lignes qui l’autorisaient à remettre au « porteur » mon enveloppe cachetée ; sur cette note je plaçai l’adresse, et la délivrai à M. Rubelle.

L’agent attendit avec moi que son patron fût de retour en costume de voyage. Avant de faire partir son émissaire, le comte examina l’adresse de ma lettre : — Je m’en doutais !… dit-il, me jetant à ces mots un regard sombre, et modifiant de nouveau, à partir de là, son attitude vis-à-vis de moi.

Il acheva ses malles ; et, assis ensuite devant son bureau, se mit à consulter une carte routière, à prendre des notes sur son portefeuille, le tout en regardant sa montre, de temps à autre, avec une impatience marquée. Du reste, il ne m’adressait plus une parole. L’heure de son départ se rapprochait de plus en plus, et la preuve qu’il venait d’acquérir des communications entre Pesca et moi, concentrait évidemment toute son attention sur les mesures à prendre pour assurer sa sortie d’Angleterre.

Un peu avant huit heures, M. Rubelle revint, ayant à la main ma lettre intacte. Le comte regarda la suscription et le cachet avec le plus grand soin ; — puis il alluma une bougie, — et brûla la lettre :

— Je tiens ma promesse, dit-il ; mais cette affaire, monsieur Hartright, ne doit pas en rester là…

L’agent avait retenu à la porte le cabriolet qui lui avait servi pour sa mission. La domestique et lui s’occupèrent alors d’y charger les bagages. Madame Fosco descendit, le visage couvert d’un voile épais, et portant à la main la cabine de voyage des souris blanches. Elle ne m’adressa point la parole, et ne me regarda même pas. Le comte la conduisit jusqu’à la voiture : — Veuillez me suivre dans le corridor, me dit-il. Je puis avoir, au dernier moment, quelques recommandations à vous adresser…

Je descendis jusque sur la porte de la maison, l’agent continuant à monter la garde dans le jardin au-dessous. Le comte revint seul, et m’attirant à quelques pas dans le corridor :

— Rappelez-vous, me dit-il à voix basse, la condition, numéro trois. Vous entendrez parler de moi, monsieur Hartright. Je réclamerai, peut-être plus tôt que vous ne le pensez, la satisfaction qui m’est due… Il s’empara de ma main, parlant ainsi, tout à fait à l’improviste, et la secoua rudement ; puis, s’étant mis en route vers la porte, il s’arrêta et revint encore une fois vers moi.

— Un mot de plus, me dit-il en confidence… La dernière fois que j’ai vu miss Halcombe, elle m’a paru amaigrie et souffrante. Je ne suis pas sans inquiétude sur le compte de cette femme admirable. Prenez soin d’elle, monsieur ! La main sur mon cœur, je vous en supplie solennellement, prenez grand soin de miss Halcombe !…

Telles furent les dernières paroles que j’entendis de lui, avant qu’il n’insinuât péniblement son corps énorme dans le cabriolet, qui partit au grand trot.

L’agent et moi demeurâmes quelques instants sur la porte, le regardant s’éloigner. Comme nous étions là, debout à côté l’un de l’autre, un second cabriolet déboucha au tournant de la route, un peu au-dessus de nous. Il suivit la même direction que venait de prendre celui du comte, et, au moment où il défilait devant la porte du jardin restée ouverte, un individu placé à l’intérieur mit la tête à la portière pour nous examiner en passant. Encore l’inconnu de l’Opéra ! — l’étranger à la cicatrice.

Pendant une demi-heure encore, monsieur, vous avez à rester ici avec moi, dit M. Rubelle.

— En effet, lui répondis-je.

Et nous entrâmes dans le salon. Je n’étais pas d’humeur à causer avec l’agent, ni même à souffrir qu’il me parlât. Je pris donc les papiers que le comte avait déposés dans mes mains, et je lus la terrible histoire du complot, racontée par l’homme qui, après en avoir dressé le plan, en avait assuré l’exécution.