La Femme et la démocratie de nos temps/16

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CHAPITRE XVI.


Voyons d’abord comment la société, plaçant quelquefois au rebours les priviléges, dotant l’homme fait pour servir, a amené des résultats contraires aux volontés de la nature. Observons l’homme borné riche : ses petits besoins et ses grands moyens vont lui être une perdition ; d’abord s’éteindront les affections de son cœur : c’est à peine si l’homme supérieur peut les garder devant la vanité ; celui-ci, ébloui de lui-même, ne pouvant faire de ses richesses un instrument à ses désirs (puisqu’il n’a point de désirs), les prendra pour unique but, s’occupant de les augmenter, achetant des bijoux et des meubles ; chargé d’un pouvoir étranger dont il ne sait trouver l’usage, il s’entoure de domestiques, non pour s’en servir, mais pour s’en occuper ; ce que la richesse produit de grossier devient son objet, les procès, les détails. Il outre les jouissances et les douceurs ; il devient malade, dédaigneux, dur ; il vit seul ; ses richesses lui ont ôté le bonheur sans lui rien donner ; sa famille en est victime ; sa fille s’est éprise d’un homme sans fortune, on la marie de force à un seigneur ; le fils est séparé de ses amis de collége. C’est ici le roturier riche ; voyons le noble. Avec plus d’élégance, c’est aussi bête : une naissance vide, qui ne produit que des meubles, est au rebours de cette première pensée héroïque qui donna le monde au courage. Ces dames se glorifient de leur rang, à propos d’un bal, d’une loge : celle-ci est reine et ne sent rien de la royauté ; éprise du plus vulgaire amant de son royaume, enfermée dans ses appartemens, un amour frivole l’asservit ; tout va mal. L’armée est sans chef, car elle l’a mise aux mains de son amant. Le conseil attend, languit ; jamais la reine ne s’y montre fière et résolue. Déjà sur la mer voisine paraît la flotte ennemie ; mais la reine l’oublie. De petits vers, d’insipides lectures, un diadème que Cellini eût désavoué, des dames toutes-puissantes, une servitude qui règne, caractèrisent cette cour. Le fils s’annonce semblable à la mère : il manie l’épée, mais il excelle à sauter à la corde, monte à cheval, et souvent, comme Néron jeune, il conduit son char lui-même. Une atmosphère de stupidité tient cette cour unie et contente ; le peuple autour reste dans l’ignorance ; les grands hommes s’éteignent ou s’enfuient, et le soleil, comme au repas d’Atrée, devrait reculer. Ces souverains, ces riches, sous l’égide d’une douce pauvreté, eussent vécu honorables et contens ; débarrassés de soins pénibles, ils eussent mené jusqu’au terme des affections aimables et riantes comme on les trouve au village.

Pour l’homme intelligent, au contraire, la richesse n’est que l’instrument des besoins ; il lui faut voyager, comparer, marcher vite, car il est impatient et laborieux ; ses idées élégantes, ses impressions poétiques, demandent le luxe et la beauté. Ce n’est pas seulement dans les palais, entre les murs, qu’il la cherche ; il s’inspire au bord des fleuves, sous l’ombrage des oliviers, sur les rivages de Gènes, sur la Propontide, à Grenade et à Tusculum ; ses bibliothèques sont choisies ; ses collections, précieuses ; sa main libérale appuie les talens naissans. S’il est appelé aux affaires qu’il ambitionne, il y portera un à-propos que les hommes vulgaires n’ont jamais ; il saura créer pour l’action, pour la politique, comme on crée pour les arts, pour les lettres, tandis que les autres, portant au pouvoir un esprit fait pour servir, répondent à toute demande par la loi ancienne, n’ayant compris que ce qu’on leur a enseigné. La médiocrité, noyée dans ces puissantes eaux où le génie surnage, inventa enfin une morale bâtarde, stupide, qui, faisant marché avec le vice, s’appela bon ton, bon goût, et régla les grandes choses par les petites. Prenant l’homme au berceau, elle entraîna jusqu’aux plus fermes dans son égarement ridicule. On entendit dans les cours un langage barbare ; les places furent le prix de la parenté et de la frivolité ; tout se conduisit par l’intrigue. Les talens de premier ordre se corrompirent ou se réfugièrent dans la solitude, et les talens de second ordre, dupant le reste du monde et perdant toute vertu, s’emparèrent des affaires pour les abaisser. Ce fut alors que le peuple indigné, conservant dans son sein le sacré dépôt que Dieu garde à la frugalité, se souleva pour rétablir les droits de la justice et de l’égalité.