La Femme et la démocratie de nos temps/19

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CHAPITRE XIX.


Le monde ne marche que par l’esprit, et l’esprit se fait jour, arrive, domine, parce qu’il a les vrais moyens de succès. Le pouvoir de l’ame est peu de chose si l’intelligence ne l’éclaire pas ; le pouvoir de l’intelligence est énorme, même quand il n’est pas secondé par l’ame. Les passions ou la faiblesse des grands hommes ont été à redouter, mais plus l’esprit en soi-même est puissant, moins on doit le craindre : car qu’est-ce que l’esprit ? C’est le moyen de comprendre l’univers ; il faut seulement demander : L’univers est-il moral, la création de Dieu est-elle morale ? Cette création peut nous épouvanter sous des rapports importans, mais les détails en sont moraux, et les sociétés ne marchent que par la moralité. En étudiant la nature, les plantes, les animaux, les hommes, nous voyons un ordre moral et saint qui se rattache à un monde de pensées, de lois, d’affection et d’attendrissement. En étudiant la politique, nous voyons que la loi, ouvrage de l’homme, a dû suivre l’exemple que lui donnait la nature et empreindre son œuvre de cette proportion, cette justice, cette élévation qui caractérisent les ouvrages de Dieu. Le talent a pu violer les lois par ambition ou par faiblesse ; mais les grands hommes ne furent jamais méchans. Les méchans furent les gens bornés. Et trouvons là une indication de la puissance divine : la puissance, c’est le bien ; le mal est impuissant, stérile ; principe de destruction, il ne représente rien dans la nature, et n’amène que le désordre et la mort. Des hommes supérieurs ont été cruels, Attila, Koulikan : mais c’était des barbares, cruels comme les hordes qu’ils dominaient. Quand l’esprit s’élève jusqu’à l’harmonie du monde, jusqu’aux lois générales, jusqu’aux maux qui suivent l’infraction de ces lois, il conçoit la morale comme une vérité ; et, ainsi qu’il faut des proportions, de la convenance, un lien entre les choses pour arriver à un résultat naturel, le penseur adopte ces principes d’action. Il arrive pourtant dans l’ordre moral des accidens qui changent pour un moment la loi, qui font que comme dans l’ordre naturel l’oiseau refait son nid et produit deux fois si on lui ôte sa couvée, ce que Moïse ordonne de faire ; de même Théodoric est empereur par un assassinat, et Cromwell, roi par hypocrisie. Les lumières éloigneront toujours davantage de pareils accidens. Mais les hommes qui employèrent pour construire. destructeurs ne prirent pas leurs actions pour des principes ; ils pratiquèrent le contraire : Theodoric, observant la vertu et la justice, assura la vie des hommes par 40 ans de paix ; Cromwell, cherchant l’ordre, reconstruisit la pairie ; et la première loi que César porta fut contre le luxe des Romains. L’esprit s’est laissé moins corrompre que les actions, et Machiavel lui-même, quand il donna ce code que lui reprochèrent si durement les contemporains qui l’avaient inspiré, Machiavel admit le crime comme moyen, et pas autrement. Des esprits bornés peuvent seuls s’égarer, comme Néron, Commode, Wenceslas, Robespierre, Marat. Il arrive aussi que la loi établie ne remplissant plus son but, l’esprit supérieur y manque et paraît blâmable quand il ne l’est pas. Les penseurs, puisant à d’éternelles sources, arrivent, sans se connaître entre eux, à de mêmes conclusions d’un bout du monde à l’autre, et dans tous les pays et dans tous les âges trouvent les principes dont ils ont besoin pour organiser les sociétés. Libéral comme la nature, l’esprit admet ce qu’elle admet : quand Aristote, frappé de la stupidité des esclaves, les prenait pour une petite race à part, née pour l’esclavage, il voulait qu’on affranchît ceux qui montreraient de l’intelligence : l’esprit, père de la justice, proclame affranchissement des hommes et des nations, en dehors de la crainte, car rien ne le surpasse, correcteur de lui-même avec une impartialité qui lui est propre, admirateur juste et haut, payant aux hommes d’élite entre eux ce qu’ils se doivent, autour du véritable enthousiasme et des vertus sans âge.