La Femme et la démocratie de nos temps/24

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CHAPITRE XXIV.


Le monde moderne n’a pas les vertus de l’ancien, l’Olympe, le Portique, le ton poétique et haut de pays qui ignoraient l’industrie ; mais nos vastes monarchies civilisées surpassent le monde ancien par l’humanité, la guerre, la justice et l’égalité.

À la veille d’une crise pour l’Europe, la plus importante qui ait éclaté sur la terre, nous voyons deux nations renouveler dans notre âge ce que l’antiquité connut de plus fameux. Que le spectacle du jour n’attende pas les siècles pour être étudié : si la foule regarde sans comprendre, ne l’imitons pas, et, séparant les événemens importans des autres, plaçons-nous déjà comme la postérité : deux nations, partant de la royauté, sont arrivées, l’une à l’égalité, l’autre à l’aristocratie, avec instinct, lois, plaisirs, préjugés différens ; de longues guerres ont signalé leur haine ; si l’une soumit l’Europe, l’autre ranima les vaincus ; la liberté les unit dans nos temps, mais des rivalités profondes ne cesseront d’exister entre elles, si elles sont également habiles.

La France, devançant l’Angleterre, a trouvé la première les vérités où l’autre aspire aujourd’hui. Et remarquons qu’il y a eu dans l’antiquité et chez les modernes deux nations renommées par leur légèreté, les Athéniens et les Français. Ces nations légères ont mis à leur place les dieux et les hommes. Quand Rome révérait la naissance, quand l’Angleterre ne peut secouer d’anciens préjugés, Athènes et la France ont connu la philosophie et l’égalité civile. Est-ce que la légèreté même leur fut utile ? Est-ce que l’esprit en eux la dépassa ? Les Romains et les Anglais doivent-ils à leur force leur fidélité ?

Sans doute, si nous voyons la France dans ses détails, dans sa démocratie inculte et naissante, nous lui trouvons bien des défauts ; mais si vous observons le pays à distance, dans ses travaux, et les résultats qu’il a obtenus, nous le trouvons le premier pays du monde : la valeur et le génie, la pensée et l’exécution le placent à la tête des nations, tel, entre les peuples, que fut César entre les hommes.

Le savoir ôte à l’injustice son excuse : les Anciens, qui naissaient en voyant des esclaves, étaient justifiés par l’ignorance du droit ; sur les rivages du Bosphore, l’ignorance encore excuse les harems et la dégradation de l’homme ; mais quand la France a porté si loin le respect de l’individu, quand les principes sont proclamés chez nous, il faut s’y rendre, quelque penchant qu’on ait pour les hauts caractères qui résultent de l’inégalité des rangs ? Un peuple, en faisant ce que nous avons fait, entraîne les autres peuples : de même que les esclaves d’Afrique arrivant en Angleterre sont visités d’un magistrat qui leur dit qu’ils sont libres, de même les plébéïens anglais qui arrivent à Paris doivent être avertis que la richesse et la naissance, la matière et les préjugés, sont vaincus en France pour la gloire de ce monde moral et invisible dont le triomphe se prépare.

Les états ne grandissent pas par les mêmes moyens qui les ont fondés : le passé donne le secret des forces actuelles : l’Angleterre n’a pas commencé par le commerce ; la France, par l’égalité ; l’Italie, par vouloir s’unir, car si le petit royaume de France, si l’Aquitaine, la Bretagne, eussent songé à l’égalité, à la république, au renversement de la royauté, nous n’aurions pas ce beau royaume de France qui s’étend des Pyrénées à la Meuse, de la Savoie à la mer du Nord ; nos vignes de la Bourgogne et du Bordelais, nos soiries, nos arts, n’eussent pas fait notre fortune ; notre peuple n’eut pas eu l’idée qu’il garde de la grandeur publique ni une influence européenne.

Il s’est trouvé un homme du peuple avec du génie. Je l’appellerai le père de la société moderne. Domestique et mendiant, cet homme a établi la force morale au dessus de la force matérielle ; il a renversé de loin l’ancienne société, l’aristocratie factice, et montré que le temps est venu d’en laisser développer une naturelle. Son ame était la plus sensible et la plus puissante qui eût encore existé : ses émotions, ses pleurs, ses ravissemens, ses douleurs, rétablirent la nature dans son premier pouvoir et marquèrent un changement préparé par les siècles. Il prit sa servante, l’épousa, vécut publiquement avec elle ; il ne connut dans ses affections ni la crainte ni le rang ; il fut vrai, il fut peuple.

Un autre homme, né dans la noblesse, adora celui-ci, souffrit comme lui, pensant à la justice, à la liberté, à cette haute vertu qui ne préserve pas toujours les hommes des fautes inférieures. L’un avait parlé dans ses livres, l’autre parla à la tribune et fit succéder l’action à l’émotion. Quand les affaires tombèrent dans des mains ignorantes et grossières, ce fut encore Rousseau qui domina ; son nom plébéïen plane sur la révolution ; son style, ses idées se trouvent dans toutes les bouches ; il inspira la médiocrité et le génie, Robespierre et Mirabeau.

Ces multitudes qui veulent dicter la loi ne font jamais que répéter ce qu’un grand homme a dit ; quand Rousseau prétendit dans le contrat social que toute voix dans l’état avait une valeur égale, il poussa le pays à cette égalité où l’on veut arriver ; le peuple avait souffert, on ne songea qu’à son bien-être ; on vanta son instinct, son nombre ; le corps public se forma, mais la tête, la pensée publique fut négligée avec la science et les hommes d’élite. Aussi, quand un grand homme parut bientôt, il s’empara des masses, et, ne trouvant nulle science dans le pays ou se former ni qui lui résistât, il changea à sa fantaisie la société, et établit un pouvoir absolu.