La Femme et la démocratie de nos temps/39

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CHAPITRE XXXIX.


Non, le monde n’est pas plus vieux qu’il l’imagine, puisque l’homme commence à peine à vivre sans s’en étonner. Les Égyptiens, les Grecs, et plus tard les chrétiens, s’occupaient sans cesse de Dieu et de l’autre vie ; le genre humain, lassé de vivre, s’y est accoutumé ; et lorsque Pascal, un Égyptien profond et mélancolique, s’est ému, on l’a entendu avec admiration, mais sans sympathie, comme si lui seul devait mourir.

Notre terre, nivelée, refroidie, a perdu son langage antique ; loin de l’orient et des solitudes, privés de nos forêts gémissantes, nous cherchons dans nos villes de pierres si des accidens matériels n’ont pas produit le monde. « C’est à la lueur des éclairs, a dit Vico, que les hommes aperçurent cette grande vérité qu’il y a un Dieu.

Si la terre, lancée autour du soleil, parcourt près de 77 mille lieues par seconde ; si des mondes sans nombre peuplent l’étendue infinie des cieux ; si nous ne trouvons que des parallèles quand des deux extrémités de la terre nous cherchons l’angle des étoiles fixes ; si la voie lactée paraît le foyer, où se forment les soleils, ces proportions démesurées, l’arrangement des sphères, l’attraction, l’harmonie où agissent les causes secondaires, ne prouvent pas si bien Dieu, sans doute, que les passions des hommes.

Dieu, rattachant la continuité de l’espèce à des délices, a déposé les créatures dans le sein des femmes ; la femme porte l’enfant de l’homme qu’elle aime, et, amante et mère, fidèle et créatrice, communique la vie et l’émotion à cette partie d’elle-même, qui s’en détachera pour supporter un jour des épreuves, montrer son courage et survivre ; l’action de la mère sur l’enfant lui fait surveiller ses impressions pour créer une ame forte : transmettant la vie par nécessité, et inquiète comme si elle était responsable, nulle femme encore ne s’est élevée par la pensée à cette fonction de créer que la nature lui donne et n’a peint ce qu’une femme seule peut peindre sans que la nature soit jamais dépassée. Ne craignons pas de la suivre un moment dans ses combinaisons et ses détails : la maternité, éveillée avant que l’enfant ne soit né, dès qu’il paraît au jour se déclare dans la souffrance par une joie machinale ; le lait monte au sein ; la bouche de l’enfant cherche la mère ; des tendresses nouvelles s’éveillent chez elle : ici un tendre mélange d’émotions et de délicatesses. L’enfance de l’homme est pleine de grâce ; la nature, y attachant des charmes innocens, en donna l’intelligence aux mères, qui, subjuguées par un enchantement nouveau, passent leurs jours à regarder dormir leur enfant, à écouter avec attendrissement la légère respiration qui sort de sa fraîche bouche entr’ouverte, à le caresser sans qu’il s’en aperçoive, suivre ses progrès et s’amuser, sans se lasser, de ses naissans éclats de rire et de ses premiers pas. La femme, dans ce bonheur, oublie l’amour, qui ne renaîtra que trop grand, pour se livrer à cette frêle et douce créature qu’anime un souffle de vie si tremblant. Les femmes ainsi font partie de la religion ; à elles sont attachées les plus fortes preuves de Dieu ; chez les animaux, la femelle nous offre les mêmes lois : le lion est roi du désert, qu’il épouvante ; mais la lionne, mère, est cent fois plus redoutable : tout fuit devant sa fureur, tout respecte ses petits, que vengerait sa férocité ; chez les animaux, la femelle seule éprouve des émotions qui la rapprochent de nous : dévouée, nourrice, attendrie, elle seule reçut une étincelle de vie humaine.

N’abordons pas le torrent de merveilles qui appuient celle-ci, même alors que tout ne nous paraît pas également beau et bien combiné. Les vertus seules firent triompher les peuples, et la Pologne paie encore de nos jours cette immoralité qui faisait dire à Catherine qu’elle l’achèterait avec un collier.

Il est une espèce d’hommes que Dieu agita plus particulièrement de son esprit, qu’il rendit plus sensibles à ses merveilles, qu’il enchanta mieux des beautés du monde, qu’il épouvanta plus des maux, auxquels il prouva mieux son intelligence et ses mystères. Le genre humain partageant l’émotion de ces hommes alla au devant des explications qu’ils lui donnèrent, tous inspirés selon les climats et les formes des contrées : ainsi Dieu se révélant aux Indiens exaltés par la magnificence de la nature, l’immensité du ciel, la chaleur et la fécondité, leur religion fut brillante et grandiose ; en Égypte, où le désert touchait aux champs fertiles, où la race était forte et mélancolique, la religion fut plus grave, comme dans la Judée voisine et stérile, où Dieu semblait parler par les convulsions de la nature. Les religions brillantes restèrent à l’Orient, la religion sévère passa à l’Occident, et des diversités, comme des ressemblances éternelles, resteront entre les religions, les races et les climats. L’espèce d’hommes qui fonda la religion fut partout plus ou moins habile où admirable ; Mahomet, comme Moïse, chercha Dieu, enseigna aux hommes à l’adorer, et par la bouche de ces hommes choisis, Dieu révéla réellement ses religions à la terre.

Tandis que les Indiens et les Grecs personnifiaient, sous la toute-puissance d’un grand dieu, chaque pouvoir de l’homme et de la nature, une autre religion, donnant l’espoir de réunir le monde dans une foi commune, atteignait des principes universels. Trop minutieuse dans les pratiques du culte (ce qui était peut-être utile alors), ses commandemens philosophiques portent sur les besoins et le caractère éternel de l’homme, et rien qui doive périr avec les temps ou rien qui appartienne à une race particulière n’y est entré. Un seul des commandemens a été contesté, la célébration du dimanche ; mais ce commandement n’est sans doute que la garantie des autres ; est-ce trop qu’un jour par semaine à l’homme pour se rappeler les commandemens de Dieu, examiner ses torts, réfléchir sur son caractère et son devoir, raffermir sa vie ? Chez les Hébreux, les grands hommes, occupés de Dieu, eurent des pensées et un langage dignes de leurs contemplations ; par eux la nation mérita de dominer la foi du monde et trouva ainsi Dieu fidèle à ses promesses.

Jésus-Christ paraît avec ce cri : Convertissez-vous, le royaume des cieux est proche. Aux commandemens de Moïse il en ajoute un seul : Aime ton prochain comme toi-même. Attaquant la grandeur visible, il vient, dans une grandeur secrète, pauvre, isolé, n’appelant ni les prophètes ni les rois, s’adresser au peuple dans les campagnes, sur les montagnes, sur les ondes ; c’est à la douleur, aux malades, aux coupables, à ce qui est faible et qui souffre qu’il s’adresse, Aussitôt la charité, l’immortalité, un rachat sublime, les prières du jardin des Oliviers, cet ensemble lugubre et saint, la passion, en un mot, enflamme la religion sur la terre. L’Église ou plutôt les grands hommes s’emparent de ces mystères, les développent, créent les sacremens : Jésus-Christ avait annoncé la fin du monde et le royaume des cieux à la génération présente ; l’Église généralise et agrandit sa parole, et Rome, s’adressant à l’imagination du midi, maitresse des autres, célèbre la naissance, la passion, la résurrection du Dieu avec les cérémonies, les chants, les arts, les pompes de l’Italie. Le Dieu de Moïse portait souvent comme les dieux de la Grèce et des Indes un génie mortel. Jésus-Christ signale un Dieu plus pur au royaume des cieux. Pascal a compté trois ordres : la matière, l’esprit et la sainteté : les dieux anciens alliaient l’esprit et la divinité ; Jésus-Christ, victime faible dans son agonie, vient perfectionner par les vertus et les douleurs l’ordre saint : c’est chez Dante, Michel-Ange, c’est chez Pascal qu’il faut voir comment cette sainte et douloureuse image subjuguant l’imagination de l’homme, la transporta dans les régions célestes d’une passion et d’une volupté inconnues.

Jésus-Christ prêcha des maximes opposées, commanda à la fois la paix et la guerre, parla de racheter le genre humain et favorisa, à l’exclusion des autres, les brebis perdues de la maison d’Israël. Les nations tendres ont vu chez lui des passions exquises, les peuples rigides n’en ont point vu. Nulle part l’Évangile n’a vanté l’intelligence de l’homme ni rendu hommage aux plus grands dons de Dieu, comme s’il avait voulu changer les principes des actions humaines ; et, chose forte ! l’Église catholique, ambitieuse et hautaine, a fait triompher la croix par les passions que la croix proscrivait : Dieu, marchant contre lui-même, réveillerait-il incessamment des passions qu’il proscrit ? Jésus-Christ devait-il admettre l’inégalité de facultés et de devoirs, établie par Dieu même, on la profonde égalité du temple est-elle plus conforme à sa charité et à son amour des pauvres ? Peu d’hommes que l’histoire présente auraient reçu de même tout homme qui se fut offert à lui ; Cicéron, dans ses vieux ans, eût demandé s’il était de famille consulaire, et Socrate, s’il savait lire : Jésus-Christ, au dessus de ce qui est visible, favorise seulement la souffrance et la faiblesse, et par ces caractères profondément touchans il enivre encore les populations du Vésuve et s’attire le respect du Nord et du Nouveau Monde.

Qui oserait dire qu’il est la dernière expression de la religion ? Qui pourrait croire que Dieu ne se révèle pas selon les différens âges comme selon les différens peuples ? Si une partie de ce livre est admis comme une vérité éternelle, l’autre partie est rejetée par les lumières ; c’est l’exaltation de Jésus-Christ qui, attaquant la pensée comme l’acte, a poussé son Église à établir l’horreur de la chair et ces préjugés dont les femmes, aujourd’hui, supportent seules le poids. L’antiquité avait connu le spiritualisme et la fidélité sans attaquer la nature dans ses triomphes et ses délices. Comme des âges barbares d’ailleurs aidèrent à fonder le christianisme, comme il fut expliqué d’abord par l’ignorance et la superstition, un amas d’absurdités s’y joignit, et pour comprendre la question entière, il faut se reporter aux temps affreux vengés par Voltaire et le dix-huitième siècle. Jésus-Christ et Voltaire voulant miséricorde et non pas sacrifice, c’est au renversement de l’Église, c’est à Voltaire que Jésus-Christ doit, en France, les nouveaux hommages qu’il obtient ; et, comme nous l’avons déjà remarqué, c’est le dix-huitième siècle, plus puissant que Jésus-Christ, qui a préparé l’affranchissement des nations, la ruine des faux prêtres et l’égalité des hommes : depuis des siècles, l’utilité du christianisme a disparu en France, comme celle des croisades, sous mille bienfaits nouveaux.

Mais ses temples subsistent, une partie de la nation l’adore, la Bible et l’Évangile sont toujours ce que les religions ont connu de plus beau. Avant de savoir si une religion philosophique est possible et de diriger vers ce but élevé les forces et l’imagination des hommes, ne pourrait-on réformer le catholicisme absurde qui nous reste ? Gênant l’action du gouvernement au lieu de l’aider, la religion est contre nous si elle n’est pas pour nous, quoiqu’elle vaille mieux sans doute ennemie que mal réformée. La France paie vingt-sept millions pour une foi qui prêche les mêmes choses qu’avant 89. Vingt-sept millions ! que c’est peu pour le culte des vertus et des dieux ! mais c’est trop pour Rome. Pourquoi ne pas marier à nos prêtres ces charmantes sœurs de la Charité qu’on voit à Saint-Roch dans leurs habits sévères et modestes ? Pourquoi la femme du prêtre ne serait-elle pas prêtre aussi, avec un habit religieux, des mœurs charitables et la charge de confesser les filles ? Croira-t-on sans douleur que, dans cette France éclairée, il y a encore vingt mille malheureuses filles enfermées dans les couvens ? Rien de moins chaste qu’une chasteté forcée. Les hommes d’un naturel tendre, que le train du monde fatigue, se chargeraient d’instruire leurs semblables, de leur parler de Dieu ; et, laissant la religion protestante aux peuples positifs du Nord, nous conserverions la tendresse de notre culte et la beauté de nos cérémonies.

Pour gouverner l’homme, Dieu s’est servi avec énergie de la douleur ; rêne du coursier qui lui résiste, plus puissante que le plaisir, il exerça par elle, sur les êtres énergiques, une inflexible autorité, les poussa à l’amour ou à l’action par des tourmens, attaqua leur raison dans son siège, au cerveau, les environna de sombres horreurs dont il fallait sortir à tout prix, les força entre la mort ou sa volonté. Ô pouvoir formidable qui nous tient chétifs et tremblans dans sa main pour quelques jours d’une force esclave, précédée de l’imbécillité et suivie de la mort !

Les tortures prodiguées à la nature qui combat ne se trouvent jamais dans la nature laissée à son propre cours. Eh ! que penserions-nous de sa sagesse si les actes de nos organes nous faisaient mal ? Que penser donc de la sagesse de l’homme quand sa loi nous fait mal, quand, s’écartant de son guide, il le méconnaît et lève la main contre son père, crime puni de mort par Moïse ? Ne craignons pas de poser ce principe : dès qu’il y a douleur il y a quelque chose à reprendre, soit dans la personne qui est vicieuse, soit dans la loi ou les circonstances ; la douleur ne doit pas plus s’accepter dans la nature morale que la maladie dans la nature physique ; les positions qui la consacrent sont fausses et inadmissibles. On peut admirer les victimes qui les supportent, mais nul devoir, nulle justice n’oblige l’homme à supporter une douleur que Dieu ne fait sentir que pour qu’on l’évite. Les temps modernes commençant par des catastrophes épouvantables ont établi un principe chrétien d’assujétissement et de souffrance, utile dans des temps de pillage, de viol et d’incendie, où les femmes surtout tremblèrent ; les malheurs sont finis, les temps sont changés. Assez de devoirs inévitables et rigoureux resteront à la nature humaine : assez de femmes verront périr leurs enfans au berceau ; assez d’autres les perdront à la fleur de leurs ans, dans leur naissante beauté ; assez d’affections se briseront par l’absence et la mort ; assez de maux et de périls resteront au courage. Dieu, indiquant victorieusement ses volontés, nous mit sur la terre, se sépara de nous, éprouva notre intelligence pour le comprendre, notre vertu pour lui obéir, nous fit heureux et habiles selon que nous nous élevions à lui, réservant quelques unes de ses intentions pour l’avenir, et douant la femme de force et d’ambition pour qu’elle sût un jour en trouver l’usage. Comme nous ne pouvons pas plus nier la pensée qui préside ici bas que la longue religion pratiquée par les grands hommes et le genre humain, comment craindrions-nous de nous livrer à notre auteur, de lui porter nos fautes et nos faiblesses, d’aller nous faire comprendre et d’aller réfléchir là où est l’origine de toute réflexion, en disant à Dieu, comme David :

« Tu as sondé mon cœur, tu l’as visité de nuit, tu m’as examiné, tu n’as rien trouvé ; une pensée ne va point au delà de ma parole. »

La religion discipline le talent, enseigne à respecter l’aristocratie naturelle, élève la femme, guide la civilisation, et trouvait ainsi sa place là où la femme et l’aristocratie sont défendues.