La Femme pauvre/Partie 2/1

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G. Crès (p. 233-237).
Chapitre 2  ►
Deuxième partie


I



Vous aurez toujours des pauvres parmi vous. Depuis le gouffre de cette Parole, aucun homme n’a jamais pu dire ce que c’est que la Pauvreté.

Les Saints qui l’ont épousée d’amour et qui lui ont fait beaucoup d’enfants assurent qu’elle est infiniment aimable. Ceux qui ne veulent pas de cette compagne meurent quelquefois d’épouvante ou de désespoir sous son baiser, et la multitude passe « de l’utérus au sépulcre » sans savoir ce qu’il faut penser de ce monstre.

Quand on interroge Dieu, il répond que c’est Lui qui est le Pauvre : Ego sum pauper. Quand on ne l’interroge pas, il étale sa magnificence.

La Création paraît être une fleur de la Pauvreté infinie ; et le chef-d’œuvre suprême de Celui qu’on nomme le Tout-Puissant a été de se faire crucifier comme un voleur dans l’Ignominie absolue.

Les Anges se taisent et les Démons tremblants s’arrachent la langue pour ne pas parler. Les seuls idiots de ce dernier siècle ont entrepris d’élucider le mystère. En attendant que l’abîme les engloutisse, la Pauvreté se promène tranquillement avec son masque et son crible.

Comme elles lui conviennent, les paroles de l’Évangile selon saint Jean ! « Elle était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Elle était dans le monde et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a point connue. Elle est venue dans son domaine, et les siens ne l’ont pas reçue. »

Les siens ! Oui, sans doute. L’humanité ne lui appartient-elle pas ? Il n’y a pas de bête aussi nue que l’homme et ce devrait être un lieu commun d’affirmer que les riches sont de mauvais pauvres.

Quand le chaos de ce monde en chute aura été débrouillé, quand les étoiles chercheront leur pain et que la fange la plus décriée sera seule admise à refléter la Splendeur ; quand on saura que rien n’était à sa place et que l’espèce raisonnable ne vivait que sur des énigmes et des apparences il se pourrait bien que les tortures d’un malheureux divulgassent la misère d’âme d’un millionnaire qui correspondait spirituellement à ses guenilles, sur le registre mystérieux des répartitions de la Solidarité universelle.

— Moi, je me fous des pauvres ! dit le mandarin.

— Très bien ! mon joli garçon, dit la Pauvreté sous son voile, viens donc chez moi. J’ai un bon feu et un bon lit… Et elle le mène coucher dans un charnier.

Ah ! vraiment, ce serait à dégoûter d’être immortel s’il n’y avait pas de surprises, même avant ce qu’on est convenu d’appeler la mort, et si la pâtée des chiens de cette duchesse, revomie par eux, ne devait pas être, un jour, l’unique espoir de ses entrailles éternellement affamées !

— Je suis ton père Abraham, ô Lazare, mon cher enfant mort, mon petit enfant que je berce dans mon Sein pour la Résurrection bienheureuse. Tu le vois, ce grand Chaos qui est entre nous et le cruel riche. C’est l’abîme, qu’on ne peut franchir, des malentendus, des illusions, des ignorances invincibles. Nul ne sait son propre nom, nul ne connaît sa propre figure. Tous les visages et tous les cœurs sont obnubilés, comme le front du parricide, sous l’impénétrable tissu des combinaisons de la Pénitence. On ignore pour qui on souffre et on ignore pourquoi on est dans les délices. L’impitoyable dont tu enviais les miettes et qui implore maintenant la goutte d’Eau du bout de ton doigt ne pouvait apercevoir son indigence que dans l’illumination des flammes de son tourment ; mais il a fallu que je te prisse des mains des Anges pour que ta richesse, à toi, te fût révélée dans le miroir éternel de cette face de feu. Les délices permanentes sur lesquelles avait compté ce maudit ne cesseront pas, en effet, et ta misère non plus n’aura pas de fin. Seulement, l’Ordre ayant été rétabli, vous avez changé de place. Car il y eut entre vous deux une affinité si cachée, si parfaitement inconnue, qu’il n’y avait que l’Esprit-Saint, visiteur des os des morts, qui eût le pouvoir de la faire éclater ainsi dans l’interminable confrontation !…

Les riches ont horreur de la Pauvreté parce qu’ils ont le pressentiment obscur du négoce piaculaire impliqué par sa présence. Elle les épouvante comme le visage morne d’un créancier qui ne connaît pas le pardon. Il leur semble, et ce n’est pas sans raison, que la misère effroyable qu’ils dissimulent au fond d’eux-mêmes pourrait bien rompre d’un coup ses liens d’or et ses enveloppes d’iniquité, et accourir tout en larmes au-devant de Celle qui fut la Compagne élue du Fils de Dieu !

En même temps, un instinct venu d’En Bas les avertit de la contagion. Ces exécrables devinent que la Pauvreté, c’est la Face même du Christ, la Face conspuée qui met en fuite le Prince du Monde et que, devant Elle, il n’y a pas moyen de manger le cœur des misérables au son des flûtes ou des haut-bois. Ils sentent que son voisinage est dangereux, que les lampes fument à son approche, que les flambeaux prennent des airs de cierges funèbres et que tout plaisir, succombe… C’est la contagion des Tristesses divines…

Pour employer un lieu commun dont la profondeur déconcerte, les pauvres portent malheur, en le même sens que le Roi des pauvres a déclaré qu’il était venu « porter le glaive ». Une tribulation imminente et certainement épouvantable est acquise à l’homme de joie dont un pauvre a touché le vêtement et qu’il a regardé les yeux dans les yeux.

C’est pourquoi il y a tant de murailles dans le monde, depuis la biblique Tour qui devait cogner le ciel, — Tour si fameuse que le Seigneur « descendit » pour la voir de près, — et qu’on bâtissait sans doute afin d’écarter éternellement les Anges nus et sans domicile qui erraient déjà sur la terre.