La Fiancée (recueil)/Catiche

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La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 139-148).
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CATICHE


L’interne de service l’accepta tout de suite parce qu’elle avait la danse de Saint-Guy.

On l’emmena dans une grande salle où il y avait beaucoup de petits lits blancs le long des fenêtres.

Elle avait sept ans et un joli nom, mais la surveillante l’appela Catiche.

C’était sans y penser, simplement parce qu’elle avait l’habitude d’appeler ainsi toutes les petites filles qui avaient la danse de Saint-Guy.

Catiche se laissa baigner et mettre au lit sans rien dire, mais quand elle comprit que ce nom s’adressait à elle, elle entra dans une fureur épouvantable. Elle rejeta ses couvertures et voulut battre la surveillante. Toutes les petites malades levèrent la tête pour regarder. Beaucoup se mirent à rire en voyant les gestes de Catiche. Chaque fois qu’elle lançait ses poings sur la surveillante, ils revenaient d’eux-mêmes comme tirés par une ficelle et lui frappaient la poitrine ou le front, ou bien se retournaient en arrière en lui touchant le dos ou la nuque.

Elle se tordait comme un ver et disait d’une voix enrouée :

— Tu vas voir !

L’infirmière accourut et lui cingla la figure avec un linge mouillé, pendant que la surveillante la maintenait sur le lit.

Elle fut longtemps à se calmer. Son visage reprit peu à peu sa couleur rosée, mais sa respiration continuait à faire du bruit.

Aussitôt que les infirmières se furent éloignées elle se tourna sur le ventre et cacha sa tête dans l’oreiller.

Ses bras remuaient sans cesse avec des mouvements désordonnés, et ainsi on voyait qu’elle ne dormait pas.

À l’heure du dîner, elle refusa de manger ; les infirmières voulurent lui faire prendre du lait par force ; elles lui pincèrent le nez pour lui faire ouvrir la bouche, mais elle écarta les lèvres et respira à travers ses dents.

L’interne, à son tour, essaya de la prendre par la douceur ; il n’obtint même pas qu’elle retirât sa figure de l’oreiller. Le lendemain matin, pendant la visite, la surveillante expliqua la chose au chef qui s’approcha et caressa les cheveux coupés ras de Catiche.

Il parla d’une voix douce, toucha l’un après l’autre les petits bras remuants et demanda :

— Voyons, ma mignonne, dites-moi ce qu’on vous a fait.

Elle tourna brusquement la tête de son côté, et d’une voix exaspérée, elle cria : « Zut à toi, na ! » et elle replongea la tête dans son oreiller.

— Il faut la laisser, dit le chef.

Elle passa encore toute la journée sans vouloir manger. Mais quand toutes les lumières furent éteintes et qu’il n’y eut plus que la veilleuse du plafond qui faisait comme un clair de lune dans la salle, Catiche commença de remuer dans son lit. Puis, un peu plus tard, elle fit entendre des petits gémissements comme les enfants qui n’osent pas pleurer tout haut.

Sa voisine de droite se pencha vers elle pour lui demander ce qu’elle avait, mais Catiche ne répondit pas et continua ses gémissements.

Toutes les petites malades paraissaient endormies et on entendait le léger ronflement de la gardienne qui dormait dans son fauteuil, tout à l’autre bout de la salle. La voisine se leva sans bruit.

C’était une grande fillette de douze à treize ans qui s’en allait d’une maladie de cœur. Elle avait de grands yeux bruns et doux, et elle s’appelait Yvonne. Sans penser à mal, elle demanda tout bas :

— Pourquoi pleures-tu, Catiche ?

Catiche la repoussa en ouvrant la bouche pour hurler, mais aucun son ne sortit. Elle avait perdu la voix dans sa dernière colère.

— Je parie que tu as faim, lui dit Yvonne.

— Oui, na, j’ai faim, souffla Catiche.

Yvonne atteignit une boîte de gâteaux secs, puis elle prit le pot de lait qui était sur la table de nuit et en remplit sa tasse.

Le premier gâteau que Catiche voulut porter à sa bouche s’en alla se promener par-dessus sa tête ; le deuxième lui passa par-dessus l’épaule, et le troisième fila derrière son dos. Elle était si drôle, avec sa bouche ouverte, essayant d’attraper les bouchées qui lui échappaient, qu’Yvonne ne put se retenir de rire. Alors elle trempa elle-même les gâteaux et fit manger Catiche comme un petit oiseau.

Tous les gâteaux y passèrent et plus de la moitié du pot de lait.

Les jours suivants, Yvonne continua de la faire manger à chaque repas ; elle lui parlait doucement et essayait de la faire rire. Mais Catiche restait sauvage et mauvaise : aussitôt qu’elle avait mangé, elle tournait la tête de côté et s’enfonçait sous les draps.

Personne ne venait la voir au jour des visites, elle ne s’en plaignait pas et n’avait pas l’air d’envier les friandises que les autres petites malades recevaient de leurs parents.

La voisine de gauche avait neuf ans. C’était une blondinette que des attaques brusques jetaient par terre avec une jambe ou un bras en l’air. Ses parents la comblaient de toutes sortes de bonnes choses. Plusieurs fois ils en avaient offert à Catiche qui avait refusé en les regardant de travers.

— Elle n’est pas commode, avait dit le papa de la blondinette.

— C’est dommage, avait dit la maman, elle est jolie avec ses cheveux coupés qui lui font comme un bonnet noir.

— Mais non, maman, dit à haute voix la blondinette, elle n’est pas jolie. Elle a un œil tout blanc.

C’était vrai : Catiche avait une large taie sur l’œil droit. À partir de ce jour, elle ne tourna plus son visage du côté de la blondinette. Celle-ci en profita pour lui faire des niches. Elle lui tirait son drap, lui envoyait des boulettes de pain et l’appelait tout bas : « Vieille Catichon ! »

Catiche ne disait rien, mais les mouvements de ses bras devenaient plus violents.

Un matin qu’elle était assise sur son lit, la blondinette s’approcha et lui dit quelques mots sous le nez en faisant la grimace.

Aussitôt, Catiche la poussa avec une telle violence qu’elle l’envoya rouler contre le pied du lit. La surveillante avait vu le geste ; elle accourut, tout en traitant Catiche de petite sournoise. Catiche se démenait en lançant ses bras de tous côtés. Elle essayait de crier pour se défendre et, dans sa fureur, elle retrouva tout à coup la voix pour hurler : « Elle m’a appelée œil de bique ! »

Toutes les petites filles se mirent à rire. Seule, Yvonne ne riait pas : elle faisait tous ses efforts pour retenir les bras de Catiche qui heurtaient rudement la couchette de fer, puis lorsque tout fut calmé, elle s’assit près d’elle pour la consoler.

De temps à autre elle lui mettait de force un bonbon dans la bouche en disant : « Mange donc, grosse bête ! »

Tous les jours, ensuite, elle approchait sa chaise du lit de Catiche et, tout en surveillant les malices de la blondinette, elle montrait à sa nouvelle amie comment il fallait s’y prendre pour faire de la dentelle.

— Prête-moi ton crochet, lui dit un jour Catiche.

— Non, dit Yvonne, tu pourrais te blesser.

Catiche allongea ses bras qui ne remuaient presque plus :

— Tiens, je suis guérie maintenant, puisque je peux manger toute seule.

» Donne-le moi, reprit-elle, je veux lui piquer l’œil pour qu’on l’appelle aussi œil de bique. Maman dit que j’ai l’œil blanc parce que me suis piquée avec un crochet.

— Oh ! dit Yvonne, comment peux-tu être aussi méchante ?

— C’est elle qui est méchante : je ne lui avais rien fait, moi.

— C’est vrai, dit Yvonne ; mais puisque tu trouves qu’elle a mal fait, pourquoi veux-tu l’imiter ?

— Si c’était toi, reprit Catiche, qu’est-ce que tu lui aurais fait ?

— Je lui aurais donné une gifle et je n’y aurais plus pensé.

Yvonne ajouta, après un silence :

— Tu l’as jetée par terre, et elle a saigné du nez ; ça lui a fait plus de mal qu’une gifle.

Catiche ne trouva rien à répondre, et comme malgré elle, son visage se tourna un peu du côté de la blondinette.

Le lendemain Yvonne, qui était trop faible pour se lever, s’adossa contre ses oreillers pour faire sa dentelle.

L’infirmière se précipita quand elle la vit s’affaisser brusquement. Elle saisit la petite boîte à ouvrage et la déposa sur le lit de Catiche, puis elle recoucha Yvonne sans dire un mot et s’éloigna après lui avoir recouvert la figure avec le drap.

Après plusieurs allées et venues, Catiche s’aperçut qu’Yvonne n’était plus dans son lit. Elle osa demander à l’infirmière si elle allait bientôt revenir.

— Elle ne reviendra plus, dit l’infirmière, elle est tout à fait guérie.

Alors Catiche rangea soigneusement la dentelle et, après avoir regardé un moment la fine pointe du crochet, elle le mit dans l’étui et rendit le tout à la surveillante.