La Fiancée de Lammermoor/19

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 188-195).




CHAPITRE XIX.

la visite à alix.


Je fais bien mal en ceci, et je dois savoir que les plaintes d’un père engageront le ciel à accabler de malheurs la tête d’un fils désobéissant. Cependant la raison nous dit que les parents sont aveuglés quand ils veulent trop retenir les affections de leurs enfants, et gouverner un amour que la puissance divine leurs inspire.
Le pourceau qui a perdu sa perle.


Le festin du château de Ravenswood fut aussi remarquable par sa profusion que celui de Wolf’s-Grag l’avait été par sa pénurie mal cachée. Le lord garde des sceaux éprouvait peut-être un certain orgueil de ce contraste ; mais il avait trop de tact pour le laisser paraître. Au contraire, il semblait se rappeler avec plaisir ce qu’il appelait le repas de célibataire de M. Balderstone, et il affectait plutôt d’être dégoûté que satisfait de sa table qui gémissait sous le poids des mets.

« Nous faisons ces choses, dit-il, parce que d’autres les font ; mais j’ai été élevé simplement à la table frugale de mon père ; et je serais enchanté que ma femme et ma famille voulussent me laisser me remettre à mes truffes avec un morceau de mouton. »

C’était pousser la chose un peu loin. Ravenswood répondit seulement que«  la différence des rangs, je veux dire, continua-t-il en se corrigeant, que les divers degrés de fortune exigent une tenue différente pour la maison. »

Cette remarque faite d’un ton sec coupa court à toute observation sur ce sujet, et il est inutile de citer celui qu’on mit ensuite sur le tapis. La soirée se passa dans l’aisance et même dans la cordialité, et Henri était si bien revenu de sa première frayeur, qu’il avait arrangé une partie pour courre le cerf avec le représentant et le portrait vivant du farouche sir Malise de Ravenswood, autrement appelé le vengeur. On choisit le lendemain matin. Il se trouva des chasseurs actifs, et la chasse fut heureuse : bien entendu qu’il s’en suivit un festin accompagné d’une invitation pressante de passer encore un jour. Ravenswood avait décidé que celui-ci serait le dernier ; mais il se rappela qu’il n’avait pas fait sa visite à l’ancienne et dévouée servante de sa maison, la vieille Alix, et il lui semblait tout naturel de consacrer une matinée à une aussi ancienne connaissance.

On convint donc d’aller voir Alix ; Lucy devait servir de guide au Maître. Il est vrai que Henri les accompagnait, de sorte que leur promenade n’avait plus l’air d’un tête-à-tête, quoique réellement ce ne fût pas autre chose, grâce aux nombreuses circonstances qui empêchèrent le jeune garçon de faire la moindre attention à ce qui se passait entre ses compagnons : tantôt c’était une corneille perchée sur une branche d’arbre à portée de son fusil ; tantôt un lièvre traversait le chemin, et Henri le poursuivait avec son chien ; ensuite il avait une longue conversation avec le forestier, ce qui le retenait long-temps derrière ses compagnons ; puis il allait examiner le terrier d’un blaireau et se trouvait bien loin devant eux.

La conversation entre Edgard et Lucy prit une tournure intéressante et presque confidentielle ; celle-ci ne put s’empêcher de donner à entendre au Maître de Ravenswood combien elle ressentait la douleur qu’il devait éprouver en visitant des lieux qui lui étaient si bien connus et qu’il trouvait si changés ; elle exprima cette sympathie avec tant de douceur que le jeune homme y trouva l’entier dédommagement de tous ses chagrins. Il avoua presque ce sentiment, et Lucy entendit cet aveu avec plus de confusion que de déplaisir. On lui pardonnera sans doute sa conduite imprudente en écoutant ce langage, si l’on considère que la situation dans laquelle son père la plaçait semblait autoriser Ravenswood à le tenir. Néanmoins elle fit un effort pour changer de conversation ; elle y réussit ; car Edgard s’apercevait qu’il s’était avancé plus loin qu’il ne l’aurait voulu, et sa conscience lui avait reproché son peu de sagesse, dès qu’il s’était trouvé sur le point de parler d’amour à la fille de sir William Ashton.

Ils approchaient de la cabane de la vieille Alix : arrangée plus commodément, cette cabane était moins pittoresque, il est vrai, mais plus propre. Assise sur son banc accoutumé, sous le bouleau, la vieille femme jouissait, avec la nonchalance de l’âge et de l’infirmité, des rayons d’un soleil d’automne. À l’arrivée de ses visiteurs, elle tourna la tête de leur côté. « J’entends votre pas, miss Ashton, dit-elle ; mais ce n’est pas le lord votre père qui vous accompagne. — Qui vous le fait penser, Alix ? et comment est-il possible que vous jugiez aussi exactement, au seul bruit des pas sur cette terre ferme et en plein air ? — L’ouïe, mon enfant, a acquis plus de finesse par suite de mon infirmité, et je puis juger maintenant des moindres sons qui autrefois frappaient mon oreille sans que je les remarquasse plus que vous ne le faites. La nécessité est un guide sévère, mais excellent, et celle qui a perdu la vue est obligée de recueillir ses connaissances par une autre voie. — Eh bien ! il est vrai que vous entendez le pas d’un homme ; mais pourquoi, Alix, croyez-vous que ce n’est pas celui de mon père ? — Le pas de la vieillesse, mon enfant, est timide et prudent, le pied quitte la terre lentement et ne s’y pose qu’en hésitant. Si je pouvais croire à une pensée aussi étrange, je dirais que c’était le pas d’un Ravenswood. — Voici réellement, dit Ravenswood, une perspicacité d’organe à laquelle je n’aurais pas cru, si je n’en étais témoin. Je suis effectivement le Maître de Ravenswood, Alix, le fils de votre vieux maître. — Vous ! reprit la vieille femme en jetant presque un cri de surprise ; vous, le Maître de Ravenswood, ici, dans ce lieu, et en pareille société ? je ne puis le croire ! Laissez-moi passer ma main sur votre visage, afin que le toucher me confirme ce que me disent mes oreilles. »

Edgard s’assit à côté d’elle sur le banc de terre, et lui permit de passer sa main tremblante sur ses traits.

« C’est la vérité, dit-elle ; ce sont les traits et la voix des Ravenswood, les traits prononcés de la fierté et le ton impérieux de la hardiesse ! Mais que faites-vous ici, Maître de Ravenswood ? que faites-vous sur le domaine de votre ennemi et dans la compagnie de sa fille ? »

Tandis que la vieille Alix parlait, son visage s’était enflammé, comme l’aurait été celui d’un ancien et fidèle vassal devant lequel son jeune seigneur aurait eu l’air de dégénérer de la bravoure de ses ancêtres.

« Le Maître de Ravenswood, » dit Lucy, qui n’aimait pas ce ton de remontrance et qui désirait y mettre fin, est venu rendre visite à mon père. — En vérité ? » dit la vieille aveugle avec l’accent de la surprise.

« Je savais, continua Lucy, que je vous ferais plaisir en l’amenant à votre chaumière. — Où, à dire vrai, Alix, reprit Ravenswood, j’espérais trouver une réception plus cordiale. — C’est bien surprenant, » dit Alix en se parlant à demi-voix ; mais les volontés du ciel ne ressemblent pas aux nôtres, et ses jugements s’accomplissent par des moyens qui confondent notre raison. Écoutez, jeune homme ; vos ancêtres se montrèrent toujours ennemis implacables, mais pleins d’honneur ; ils ne cherchaient pas à perdre leurs ennemis sous le masque de l’hospitalité. Qu’avez-vous à démêler avec Lucy Ashton ? pourquoi vos pas suivent-ils la même voie que les siens ? pourquoi votre voix résonne-t-elle de concert avec celle de la fille de sir William Ashton ? Jeune homme, celui qui cherche la vengeance par des moyens honteux… — Silence, femme ! » dit sévèrement Ravenswood : « est-ce le diable qui vous inspire ? Sachez que cette jeune fille n’a pas sur terre un ami qui se dévouât plus volontiers que moi pour la garantir d’une injure ou d’une insulte. — Et en est-il ainsi ? » dit la vieille femme d’un ton mélancolique ; « alors veuille Dieu vous protéger tous deux ! — Amen, Alix, » dit Lucy qui n’avait pas compris le sens de ce que disait la vieille aveugle ; « et puisse-t-il vous envoyer votre raison et votre bonne humeur. Si vous tenez ce langage mystérieux à vos amis, au lieu de les bien recevoir, ils penseront de vous ce qu’en pense tout le monde. — Et qu’est-ce que tout le monde pense d’elle ? » dit Ravenswood qui commençait aussi à croire que la vieille femme parlait avec incohérence.

« On pense, » dit Henri Ashton qui arriva en ce moment et qui s’adressa tout bas à Ravenswood, « que c’est une sorcière qui aurait dû être brûlée avec celles qui l’ont été à Haddington. — Que dites-vous là ? » reprit Alix en se retournant vers le jeune homme, tandis que son visage étincelait de colère ; « que je suis une sorcière, et que j’aurais dû souffrir avec les malheureuses vieilles infirmes qu’on égorgea à Haddington ? — Voyez si elle ne m’a pas entendu ! » dit encore tout bas Henri, « cependant j’ai fait moins de bruit qu’un roitelet qui saute. — Si l’usurier et l’oppresseur, celui qui insulte aux malheureux, et celui qui repousse les bornes de son héritage, qui ruine les anciennes familles, étaient attachés au même bûcher que moi, je saurais dire. Allumez le feu, au nom du ciel ! — C’est effroyable, dit Lucy ; je n’ai jamais vu cette pauvre femme dans un pareil état moral ; mais la vieillesse et la misère supportent mal les reproches. Allons, Henri, laissons-la pour le moment ; elle désire être seule pour parler au Maître. Nous allons prendre le chemin de la maison, et nous nous reposerons, en attendant Ravenswood, à la fontaine de la Sirène. — Alix, dit le jeune garçon, si vous avez connaissance que quelque sorcière, prenant la forme d’un lièvre, vienne parmi les biches pour les faire avorter, vous pouvez lui faire mes compliments et lui dire que si Norman n’a pas une balle d’argent à lui envoyer, je lui prêterai un de mes boutons en place. »

Alix ne répondit rien, tant qu’elle pensa qu’ils étaient encore à portée de l’entendre. Alors elle dit à Ravenswood : « Et vous, m’en voulez-vous aussi de mon attachement ? Il est juste que des étrangers s’offensent ; mais vous aussi, vous êtes courroucé. — Je ne suis pas courroucé, Alix, répliqua-t-il ; je suis seulement surpris que vous, dont j’ai toujours entendu citer le bon sens, vous cédiez à des soupçons injurieux et sans fondement. — Injurieux ? dit Alix. Oui, la vérité est toujours injurieuse ; mais certes, ils ne sont pas sans fondement. — Je vous dis, bonne femme, qu’il n’y a pas la moindre cause de soupçon. — Alors le monde est renversé, et les Ravenswood ont perdu leur caractère héréditaire, et le jugement de la vieille Alix est encore plus aveugle que ses yeux. Quand a-t-on vu un Ravenswood rechercher la maison d’un ennemi, sinon pour se venger ? Et vous êtes venu ici, Edgard Ravenswood, guidé par un courroux dangereux, ou par un amour plus dangereux encore. — Ce n’est ni l’un ni l’autre, dit Ravenswood, je vous le jure sur l’honneur ; c’est-à-dire, je vous l’assure. »

Alix ne put voir la rougeur qui couvrit ses joues, mais elle remarqua qu’il hésitait et qu’il semblait rétracter son serment.

« Il en est donc ainsi ? » dit-elle avec tristesse ; « et elle doit vous attendre à la fontaine de la Sirène ! On a souvent répété que ce lieu était fatal à la race des Ravenswood. Souvent on en a eu la preuve, mais jamais ces vieux proverbes n’ont paru devoir se vérifier aussi bien qu’aujourd’hui. — Vous me rendrez fou, Alix ! dit Ravenswood ; vous êtes plus sotte et plus superstitieuse que le vieux Balderstone ! Êtes-vous assez peu chrétienne pour désirer que je fasse une guerre opiniâtre à la famille Ashton, selon la coutume barbare des temps anciens ? Si j’ai été la victime d’une iniquité, faut-il que je m’en venge par un crime ? Enfin, me croyez-vous assez faible pour ne pouvoir marcher à côté d’une jeune fille sans en devenir amoureux ? — Mes pensées m’appartiennent, reprit Alix, et si ma vue ne peut voir les objets qui sont devant moi, s’ensuit-il que mon esprit ne puisse pénétrer dans les événements à venir ? Êtes-vous disposé à prendre la dernière place à cette table, qui était jadis celle de votre père, en qualité d’allié et de parent de son fier successeur ? à vivre de ses bontés ? à le suivre dans les sentiers de l’intrigue et de la chicane, que nul ne peut vous enseigner mieux que lui ? à ronger les os des victimes dont il a dévoré la substance ? Pouvez-vous parler comme sir William Ashton ? penser comme il pense ? agir de concert avec lui, et donner à l’assassin de votre père le nom respectable de beau-père, de bienfaiteur révéré ? Ravenswood, je suis la plus ancienne servante de votre maison, et je préférerais vous voir couvert d’un linceul et mis dans la tombe. »

Le cœur de Ravenswood était en proie à une affreuse agitation ; Alix venait d’y faire vibrer une corde qu’il s’était efforcé de briser. Il se promenait d’un pas rapide, en long et en large, dans le petit jardin ; enfin, se contraignant et s’arrêtant tout à coup en face de la vieille aveugle : « Femme, s’écria-t-il, vous êtes sur le bord de la tombe, et vous osez exciter le fils de votre maître à verser le sang, à se livrer à la vengeance ! — À Dieu ne plaise ! » reprit Alix d’un ton solennel ; « et c’est pourquoi je désire vous voir partir de ces lieux funestes, où votre amour, aussi bien que votre haine, ne peut causer que du mal et du déshonneur à vous et à autrui : je voudrais, si cela était au pouvoir de cette main ridée, je voudrais garantir les Ashton contre vous, et vous contre eux, vous prémunir tous contre vos propres passions. Vous n’avez rien, ou vous ne devez rien avoir de commun avec eux. Fuyez-les, et si Dieu veut faire tomber sa vengeance sur la maison de l’oppresseur, n’en devenez pas l’instrument. — Je penserai à ce que vous m’avez dit, Alix, » reprit Ravenswood avec plus de calme. « Je crois que vous m’aimez sincèrement et fidèlement ; mais vous poussez un peu loin la liberté d’une ancienne domestique. Adieu, et si le ciel m’envoie une meilleure fortune, je ne manquerai pas d’améliorer votre sort. »

Il essaya de lui glisser une pièce d’or dans la main ; mais elle la refusa, et dans le léger débat qui s’ensuivit, la pièce tomba sur le sol.

« Votre or m’est inutile, lui dit-elle ; gardez-le, peut-être en aurez-vous besoin. Mais laissez-la un instant par terre, » ajouta-t-elle, s’apercevant qu’il se baissait pour la ramasser ; « car, croyez-moi, cette pièce d’or est l’emblème de celle que vous aimez. Lucy est précieuse, j’en conviens ; mais il faudra que vous vous abaissiez pour l’obtenir. Quant à moi, je m’inquiète aussi peu des biens que des passions terrestres, et la meilleure nouvelle pour moi sera d’apprendre qu’Edgard de Ravenswood est à cent milles du château de ses ancêtres, et qu’il a pris la ferme résolution de n’y jamais revenir. — Alix, » ajouta Edgard, qui commençait à croire que l’effroi de la vieille aveugle lui était inspiré par quelque motif secret plutôt que par les remarques qu’elle avait pu faire durant cette courte visite, « j’ai toujours entendu ma mère vanter votre bon sens, votre perspicacité et votre fidélité ; vous êtes trop éclairée pour vous effrayer d’une ombre, ou pour redouter de vieilles prédictions, comme Caleb Balderstone. Dites-moi clairement où est le danger, si vous en connaissez un qui m’attende : si je me connais moi-même, je n’ai sur miss Ashton aucune des vues que vous m’imputez. J’ai des affaires essentielles à régler avec sir William ; aussitôt qu’elles seront terminées, je pars ; croyez bien que ce lieu m’offre des souvenirs trop affligeants pour que j’aie plus de désir d’y revenir que vous n’en avez de m’y revoir. »

Alix baissa vers la terre ses yeux éteints, et parut réfléchir profondément. » Je vous dirai la vérité, » reprit-elle enfin en relevant la tête ; « je vous dirai la cause de mes craintes, ma franchise dût-elle produire autant de mal que mon intention est de causer de bien. Lucy Ashton vous aime, lord de Ravenswood. — Cela est impossible ! — Mille circonstances me l’ont prouvé : toutes ses pensées n’ont eu que vous pour objet depuis le jour où vous lui avez sauvé la vie ; ses discours l’ont révélé à mon expérience. Maintenant que je vous l’ai dit, si vous êtes un vrai gentilhomme et le fils de votre père, ce sera pour vous un motif de la fuir : sa passion s’éteindra, comme une lampe, faute d’aliment. Mais si vous restez, sa perte ou la vôtre, celle de tous deux peut-être, sera inévitable. Je vous fais cette révélation malgré moi ; mais un tel amour n’aurait pas échappé long-temps à votre pénétration, et j’aime mieux que vous l’appreniez de moi. Partez, Maître de Ravenswood, vous avez mon secret. Si vous restez une heure sous le toit de sir William Ashton sans avoir l’intention d’épouser sa fille, vous êtes un homme sans honneur ; si votre projet est de vous allier avec lui, vous êtes un insensé qui se perd lui-même. » En disant ces mots, la vieille aveugle se leva, prit son bâton, et d’un pas chancelant gagna sa chaumière, y entra, en ferma la porte, abandonnant Ravenswood à ses réflexions.