La Figure de proue/Ode aux Juifs

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Eugène Fasquelle (p. 169-172).

Ode aux Juifs

Je vous ai vus, les Juifs, dans l’horreur du ghetto
De vos pays originels, soleil et sable,
Vivre à l’écart votre existence misérable
Sur quoi le monde a mis un éternel veto.

J’ai vu monter la garde ironique et cruelle
De l’Arabe, mortel ennemi de l’Hébreu,
Dont l’orgueil bédouin maintenait en tutelle
Votre caste maudite et destinée au feu.

Le long de vos taudis où la tête se cogne,
La vermine, la puanteur, l’obscurité
Grouillaient atrocement dans l’immuable été
Du Sud, comme une immense et multiple charogne.


Et vous célébriez vos Pâques sans bonheur
Par les chants étouffés de votre foule vile,
Et vos enfants riaient sous les roses et l’huile,
Avec des yeux humiliés et pleins de peur.

Mais dans ces yeux de velours noir ou de pervenche
Une sourde éloquence allumait le regard,
Et ces yeux nous disaient au passage : « Plus tard !
« Ne connaissez-vous pas déjà notre revanche ?

« Vous savez bien, pourtant, où vivent nos aînés !
« Votre race, au delà des mers, en est enceinte.
« Vous avez dans le sang l’ineffaçable empreinte
« De leur bouche lippue et de leur puissant nez.

« Regardez-les de près, nos yeux opiniâtres !
« Oui, nous sommes hués, méprisés, avilis,
« Mais nous posséderons vos trônes et vos lits,
« Vos commerces, vos lupanars et vos théâtres.

« Nous serons accroupis au fond de tout. Bien mieux
« Pour finir la vengeance effroyable et rusée,
« Nous, purs sangs fourvoyés dans votre foule usée,
« Nous vous enfanterons sournoisement des dieux.


« C’est pour un Juif divin sorti de nos étables
« Que vos orgues s’enrouent et que dansent vos fleurs.
« À nous les papes blancs, l’encens, les saintes tables,
« Toutes les Notre-Dame et tous les Sacré-Cœur !

« Le Ghetto !… N’est-ce pas pour la petite Juive,
« Pour cette Myriam de chez nous, cependant,
« Que tant d’architecture inouïe et naïve
« Se dresse sur l’amas des villes d’Occident ?

« C’est nous, votre au delà, vos terreurs, tous vos râles.
« Nous vous avons tordus du fond de notre Sud,
« Et nous chantons sur vos cités notre Talmud,
« Et vous nous bâtirez encor des cathédrales.

« Que les deux Orients et les deux Occidents
« Nous gardent ! Nous saurons trouver notre royaume,
« Et nous regarderons tourner dans notre paume
« Le monde. Et c’est pourquoi nous rions en dedans. »

— Ainsi, dans le soleil et le sable, au passage,
J’écoutais ce regard au langage muet
Chargé de patience infinie et de rage,
Qui, d’entre les longs cils hypocrites, fluait.


Et je voyais, en vérité, tout le Possible
Qui guette dans vos yeux pleins de honte et de peur,
Et moi qui ne suis point, Israël, votre sœur.
Je vous ai salué tout bas, peuple terrible !