La Fille d’alliance de Montaigne, Marie de Gournay/Appendice E

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APPENDICE
E

LA FILLE D’ALLIANCE DE MONTAIGNE
ET LE SUCCÈS DES « ESSAIS »

Ferdinand Brunetière dans son Histoire de la littérature française classique (t. III, p. 629) s’occupe de la façon dont les Essais de Montaigne ont été accueillis et déclare avec son habituelle netteté : « une chose est certaine, c’est que ce livre n’eut pas dès la première heure tout le succès que l’on pourrait croire et qu’au contraire, il a été un de ceux que les contemporains ont le plus discutés. « Lorsqu’il s’agit d’un livre de l’importance des Essais où il y a tant de pensée, la discussion ne prouve-t-elle pas justement le succès ? L’originalité du livre de Montaigne a frappé ses contemporains. Son style et sa manière les ont séduits. On lui a, il est vrai, reproché de trop parler de lui et certains l’ont fait avec aigreur sans doute parce qu’à leur gré le grand essayiste ne parlait pas assez d’eux.

« De ces nombreuses critiques, dit encore Brunetière, et du reproche principal, qui était que Montaigne parlait trop de soi, nous avons une preuve évidente dans la longue préface que Mlle  de Gournay a mise en tête de l’édition de 1635. De ce qu’elle croit utile de défendre ainsi Montaigne, il est certain que les objections étaient fortes et nombreuses ; et de ce qu’elle croit utile de le défendre surtout d’un tel reproche, il ne l’est pas moins que les censures les plus habituelles portaient précisément sur ce point. »

Cet argument ne porte qu’à moitié ; car, il ne faut pas l’oublier, Marie de Gournay défendait moins son père d’alliance qu’elle ne se défendait elle-même. Pour bien comprendre ceci, il ne faut pas se borner à lire la préface des Essais de 1635, il faut remonter à la grande préface de 1595, celle que Mademoiselle de Gournay a désavouée et qu’elle aurait voulu pouvoir arracher au public. Dans ce morceau Marie se laisse aller à de tels excès d’admiration et à une fureur apologétique si marquée qu’elle a failli nuire à la renommée qu’elle prétendait servir.

Comme tous les disciples maladroits, elle défend son auteur sans distinguer dans l’œuvre de celui-ci ce qui est essentiel de ce qui est secondaire. Il ne faudrait pas la pousser beaucoup pour lui faire dire qu’elle aime surtout dans les Essais ce que d’autres y trouvent à redire. Elle fit si bien qu’elle irrita des admirateurs sincères de Montaigne. M. Courbet, dans ses Recherches sur Mlle de Gournay (Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire, 1898, p. 227-232), a fait à ce sujet de curieuses remarques. Il possède un exemplaire des Essais de 1595 qui a appartenu à Antoine de Laval, capitaine du château de Moulins et géographe du Roi. Ce gentilhomme, qui n’était pas le premier venu, a mis sur le titre du volume de Montaigne une note significative : « J’ay cogneu et fréquenté fort familierement l’auteur. » Cette phrase donne à ses observations une valeur particulière. Laval, ami et admirateur de l’auteur des Essais, critique vertement la préface de Marie de Gournay. Il montre bien que les lecteurs qui blâmaient le zèle de la fille d’alliance n’enveloppaient pas le père et la fille dans une même réprobation.

À propos de l’amour. Mademoiselle de Gournay dit : « Nous accordons qu’il soit meschant exécrable et damnable d’oser prester la langue ou l’oreille à l’expression de ce sujet, mais qu’il soit impudique, on le nie ». Laval réplique ainsi : « Tellement que cette demoiselle ne fait point conscience de lire dans ce livre l’épigramme de Martial Quod f… Glaphyram Antonius, etc., contre le précepte de l’Apostre : nec ulla nominetur spurcitia inter vos, etc., et encores ce qu’il allègue du poète grec : Corrumpunt bonos mores colloquia prava. »

À propos de religion, Marie parlant de Montaigne dit que son « âme n’a eu semblable depuis quatorze ou quinze cents ans, produite par Dieu et vérifiée de son approbation ».

« C’est une hyperbole de femme passionnée et aveugle », remarque en marge le censeur.

Toujours en matière religieuse, Marie de Gournay déclare que « personne n’eust pensé qu’il y eust eu faute aux nouvelles religions, si le Grand Montaigne les eust admises, ou nul de ceux mesmes à qui la faute eust été cognüe, n’eust eu honte de la commettre après luy ».

Et le critique s’écrie : « Que se peut-il dire de plus impie et impertinent ? »

Ces notes prouvent que les mécontents contemporains attaquaient l’éditeur bien plus que l’auteur. Leur pudeur s’alarme des admirations de la demoiselle bien plus que des hardiesses du grand homme.

Pour ce qui est du succès immédiat des Essais, Montaigne en avait été étonné et satisfait. Sa fille d’alliance, plus exigeante que lui-même, le trouve insuffisant à son gré. « Et trouve, dit-elle, la reigle de bien vivre aussi certaine à fuyr l’exemple et le sens du siecle, qu’à suivre la Philosophie ou la Theologie. Il ne faut entrer chez le peuple, que pour le plaisir d’en sortir. Et peuple et vulgaire s’estend jusques là, qu’il est en un estat moins de non vulgaires, que de Princes. Tu devines ja, Lecteur, que je me veux plaindre du froid recueil, que nos hommes ont fait aux Essais : et cuydes peult estre avoir suject d’accuser ma querimonie, en ce que leur ouvrier mesme dit que l’approbation publicque l’encouragea d’amplifier les premiers. Certes si nous estions de ceux qui croyent que la plus insigne des vertus c’est de se mescognoistre soy-mesme ; je te dirois qu’il a pensé ; pour gagner la couronne d’humilité que la renommee de ce livre suffist à son merite : mais parce qu’il n’est rien que nous hayons tant que l’usage de ceste ancienne Lamye, aveugle chez elle, et clairvoiante ailleurs, d’autant que nous sçavons, que qui ne se cognoist bien, ne peult bien user de soy-mesme ; je te diray que la faveur publicque dont il parle, n’est pas celle qu’il cuidoit qu’on luy deust, mais bien celle qu’il pensoit tant moins obtenir, qu’une plus plaine, et plus perfaicte luy estoit mieux deuë. Je rends un sacrifice à la fortune qu’une si fameuse, et digne main que celle de Justus Lipsius, ayt ouvert les portes de louange aux Essais. »

En faveur de la popularité du livre de Montaigne, il convient de rappeler le jugement de Pierre Daniel Huet, évêque d’Avranches, qui déclare ne pas aimer la manie individualiste de l’auteur des Essais, mais qui constate en même temps, avec bonne grâce, l’indiscutable succès de cet ouvrage pendant plus d’un siècle, succès qui durait encore à l’heure où le docte évêque écrivait, et qui dure toujours. La méditation des Essais marque une date dans l’histoire intellectuelle des grands penseurs, Rousseau l’a senti et, plus près de nous, Nietzsche a été transporté d’admiration à la lecture de ce livre.

On connaît les pages consacrées par Huet à la critique des Essais. Elles montrent à merveille que des réticences motivées sont parfaitement compatibles avec le succès et ne lui nuisent en rien. « Les Essais de Montagne, dit Huet, sont de véritables Montaniana, c’est-à-dire un Recueil des pensées de Montagne, sans ordre et sans liaison. Ce n’est pas peut-être ce qui a le moins contribué à le rendre si agréable à notre Nation, ennemie de l’assujettissement que demandent les longues Dissertations ; et à notre siecle, ennemi de l’application que demandent les Traitez suivis et méthodiques. Son esprit libre, son stile varié, et ses expressions métaphoriques, lui ont principalement mérité cette grande vogue, dans laquelle il a été pendant plus d’un siecle, et où il est encore aujourd’hui : car c’est, pour ainsi dire, le Breviaire des honnêtes paresseux, et des ignorans studieux, qui veulent s’enfariner de quelque connoissance du monde, et de quelque teinture des Lettres. À peine trouverez-vous un Gentilhomme de campagne qui veuille se distinguer des preneurs de lièvres, sans un Montagne sur sa cheminée. Mais cette liberté, qui a son utilité, quand elle a ses bornes, devient dangereuse, quand elle dégénère en licence. Telle est celle de Montagne, qui s’est cru permis de se mettre au-dessus des loix, de la modestie et de la pudeur. » Et l’évêque d’Avranches reproche à l’auteur des Essais d’avoir cru qu’il devait donner l’exemple, et non pas le suivre. Il lui reproche de s’être rendu son propre panégyriste. Il lui reproche encore de dire au sujet des avis qu’il avance : « Je ne le donne pas pour bon, mais pour mien : et c’est, ajoute le savant ecclésiastique, de quoi le Lecteur n’a que faire ; car il lui importe peu de ce qu’a pensé Michel de Montagne, mais de ce qu’il falloit penser pour bien penser. »

Tout ceci démontre que si Montaigne a été « discuté » c’est justement parce que son succès a été considérable ; si considérable que des moralistes ont cru devoir, dans l’intérêt public, mettre le doigt sur ses péchés mignons qui étaient de se mettre en scène à tout propos et d’avoir en écrivant des allures un peu libres.

Ferdinand Brunetière a raison de dire que le nombre des éditions que l’on a faites d’un livre est un argument décisif en faveur de la popularité de son auteur. Seulement si le principe est est juste, l’application qu’il en fait à Montaigne est erronée. « De 1595 à 1635, en effet, dit le grand critique, il y eut tout au plus trois ou quatre éditions des Essais, et je connais peu de grands livres qui aient été aussi peu réédités dans les premières années de leur publication. Cela devient bien plus frappant encore et plus significatif, si à l’œuvre de Montaigne, on compare l’œuvre de Ronsard ou même de Garnier » (l. c, p. 630). N’est-il pas étrange de comparer le succès d’œuvres aussi disparates que les Essais et les vers de Ronsard ou de Garnier ? Mais il y a plus. L’affirmation touchant les éditions de Montaigne est inexacte. De 1580 à 1588 le livre dont nous parlons a eu cinq éditions, (la quatrième reste à retrouver, mais nous possédons la cinquième). En 1593 les Essais paraissent à Lyon où ils ont été imprimés pour Gabriel Lagrange, libraire d’Avignon. En 1595, Mademoiselle de Gournay publie chez A. L’Angelier et M. Sonnius son édition in-fol. qui a fait tant de bruit. La même année, les Essais paraissaient, in-12, chez F. Lefébure à Lyon. Puis viennent, dans l’ordre chronologique, les éditions de Paris, A. L’Angelier, 1598, in-8. — Paris, A. L’Angelier, 1600, in-8. — Paris, A. L’Angelier, 1602, in-8. (Même année et même format : Leyde, J. Doreau ; Cologny et Leyde, J. Doreau.) — Paris, A. L’Angelier, 1604, in-8. — Paris, M. Nivelle, 1608, in-8. (Même année et même format : Paris, C. Rigaud ; Paris, Vve D. Salis ; Paris, J. Sevestre ; Paris, J. Petit-pas, in-12.) — Genève, J. Can, 1609, in-8. — Anvers, A. Maire (s. d. 1608-1611 ?), in-8. — Paris, M. Nivelle, 1611, in-8. (Même année et même format : Paris, F. Gueffier ; Paris, J. Petit-pas.) — Cologny, Ph. Albert, 1616, in-8. (Même année et même format : Genève, Ph. Albert ; (s. l.) Ph. Albert.) — Paris, M. Nivelle, 1617, in-4. (Même année et même format : Paris, F. Gueffier ; Paris, J. Petit-pas ; Paris, C. Rigaud.) — Rouen, J. Osmont, 1617, in-8. (Même année et même format : Rouen, R. Valentin.) — Rouen, N. Angot, 1619, in-8. (Même année et même format : Rouen, J. Berthelin ; Rouen, J. Besongue (?) ; Rouen, Th. Daré ; Rouen, Vve Th. Daré ; Rouen, J. Osmont ; Rouen, R. Valentin.) — Rouen, M. de Préaulx, 1620, in-8. — Paris, Vve R. Dallin, 1625, in-4. (Même année et même format : Paris, Ch. Hulpeau ; Paris, G. Loyson ; Paris, G. et A. Robinot ; Paris, P. Rocolet ; Paris, R. Boutonné ; Paris, E. Saucié.) — Rouen, J. Besongue, 1627, in-8. (Même année et même format : Rouen, J. Cailloué ; Rouen, L. Du Mesnil ; Rouen, R. Féron et R. Valentin ; Rouen, P. de La Motte ; Rouen, J. Berthelin (s. d.) [1627]). — Paris, P. Chevalier, 1632, in-8. — Paris, J. Camusat, 1635, in-fol. (Même année et même format : Paris, P. Rocolet.) En ne comptant pas les éditions secondaires, quoiqu’elles attestent l’extrême diffusion des Essais, l’ouvrage de Montaigne a donc eu, de 1595 à 1635, au moins dix-sept éditions. Je dis au moins, car je n’ai pas la prétention de les avoir énumérées toutes. Pour plus de détails je renvoie le lecteur à l’Inventaire de la collection des ouvrages et documents sur Michel de Montaigne réunis par le Dr J. F. Payen et conservés à la Bibliothèque Nationale, publié par Gabriel Richou, à Bordeaux, en 1877.

Brunetière poursuit sa démonstration et termine ainsi : « De la mort de Ronsard, en 1584, à 1623, il y a au moins 12 à 15 éditions de ses poésies ; de 1580 à 1630, d’autre part, il ne se passe pas une année où ne soient lancées une ou deux éditions de Garnier. En face d’une telle popularité, le « succès d’estime » de Montaigne paraît bien peu de chose ; et c’est bien l’un des cas où la statistique fournit des arguments décisifs (l. c, p. 630). »

Il me semble que ce qui précède prouve en effet que la statistique fournit des arguments sérieux en faveur du grand succès de Montaigne à la fin du xvie et au commencement du xviie siècle. On l’a vu, le nombre des éditions des Essais a été considérable et le philosophe n’a, sous ce rapport, rien à envier à ses plus illustres contemporains. Puisqu’à toute chose il faut une conclusion, je ne veux pas me priver du plaisir de citer ici une spirituelle réflexion de M. Paul Stapfer : « Je ne compterai pas non plus les éditions des Essais, dit-il, car, habitués que nous sommes aux chiffres charlatanesques des pseudo-éditions de la réclame contemporaine, si je disais qu’il en a paru vingt-sept au xviie siècle, on s’écrierait sans doute : Comment ! rien que vingt-sept ? » Montaigne (Paris, 1895), p. 168.