La Fille du Ciel/03

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La Fille du Ciel : drame chinois
Calmann-Lévy (p. 111-157).


ACTE TROISIÈME

Avant le lever du rideau, on a entendu des coups de feu sur la scène. À la tombée de la nuit, l’intérieur de la citadelle impériale de Nang-King à moitié démantelée par les Tartares. Haute muraille à créneaux, derrière laquelle on entend sonner des trompes et hurler des soldats qui s’éloignent. Au fond et à gauche, une porte de bronze dont les battants sont arc-boutés par des madriers, et qui est surmontée d’un donjon noir, à trois étages de toits cornus. Au milieu de la scène, un bûcher en bois de charpente et en fagots. Au fond et vers la droite, la muraille crénelée se prolonge ; on aperçoit des terrasses et, tout au loin, la silhouette du palais qui se détache sur le ciel encore jaune du couchant. Du haut de la muraille, au-dessus de la porte, des soldats chinois tirent les derniers coups de feu contre les assiégeants invisibles.


Scène PREMIÈRE

L’IMPÉRATRICE, PRINCE-FIDÈLE, PORTE-FLÈCHE, Les Filles d’honneur, Des Soldats Chinois.

Des blessés sanglants gisent çà et là parmi les décombres. L’Impératrice est au milieu de la scène, vêtue en guerrière, casquée, tenant une arme dans sa main qui saigne. Prince-Fidèle est sur le haut du rempart avec les soldats. Porte-Flèche, blessé à mort, gît à gauche, sur le devant de la scène.

PRINCE-FIDÈLE, du haut du rempart, arrêtant le feu.

Assez, mes braves amis !… Ne tirez plus sur des fuyards… Gardons la poudre pour l’assaut suprême. (Les soldats cessent de tirer.) Ils s’en vont !… Une fois encore nous voici délivrés !…

L’IMPÉRATRICE, haletant.

Ah ! délivrés, oui !… Délivrés pour quelques minutes du moins… le temps de nous recueillir avant la mort. (Elle s’assied sur une pierre. Aux filles d’honneur qui s’empressent autour d’elle.) Voyez plutôt à ceux qui souffrent trop, par terre. Je n’ai rien, moi : une main qui saigne, cela ne compte pas… Voyez ce qu’ils demandent, allez à leur secours… Le poison, les buires, vous les avez, n’est-ce pas ?

LES FILLES D’HONNEUR, montrant des buires d’or qu’elles portaient dans les plis de leurs vêtements, et à chacune desquelles est enchaînée une petite tasse de jade.

Nous les avons, bonne souveraine…

L’IMPÉRATRICE

Ce qu’ils veulent, sans doute, c’est mourir… Aux plus blessés, vous verserez la liqueur de la Grande Délivrance… Épargnez-la cependant, car, hélas ! nous n’en avons pas pour tous… Le contenu de la petite tasse de jade enchaînée au flacon, pour un homme, c’est la dose qu’il faut… Allez, mes chères filles, leur porter le sommeil : là est votre devoir à cette heure… (À Cinnamome.) Toi, Cinnamome, reste auprès de moi, et tu me verseras de tes mains le breuvage… Sur cette pierre, ici, tout près, pose ta buire, avec ma coupe impériale.

Cinnamome obéit. Les autres filles d’honneur se répandent parmi les blessés, se penchent sur eux, et à voix basse leur offrent le breuvage. On continue d’entendre au lointain des coups de feu.

LOTUS-D’OR, très douce à Porte-Flèche dont elle s’est tout de suite approchée.

Seigneur, voulez-vous mourir ?… Et aussitôt après vous, je viderai moi aussi la coupe… Voulez-vous mourir, seigneur ?

PORTE-FLÈCHE, après un silence, et comme en extase.

Non, ma belle fleur tremblante, ma belle fleur des lacs !… Avant que vous soyez venue là, je le voulais… À présent, je ne le veux plus… Laissez-moi rester un peu encore parmi les vivants, pour m’enivrer de cette parole d’amour que vous venez de dire… Secourez ceux qui souffrent plus que moi, sans une amie… et puis vous reviendrez, j’appuierai ma tête sur vos genoux, avant de m’en aller chez les Ombres…

LOTUS-D’OR

Qu’il soit fait tout ce que vous commanderez, cher seigneur… Près de vous, oui, je vais revenir…

Elle va se pencher sur d’autres blessés, suivie des yeux par le mourant. Les soldats, au fond, agrandissent le bûcher, apportant des poutres, des fagots, des branches. Une rumeur à droite, dans la coulisse, par où de nouveaux soldats arrivent.

L’IMPÉRATRICE

Qu’est-ce, là-bas ?

LE CHEF DES SOLDATS

C’est notre envoyé Ouan-Tsi, qui a pu se rapprocher de nos murs, et nous rapportera les nouvelles du dehors… Nous lui avons jeté les cordes, et le voici de retour.

L’IMPÉRATRICE

Ah !… Qu’il vienne !… (Aux soldats qui, derrière elle, chargent toujours le bûcher.) Reposez-vous, mes amis !… C’est bien plus qu’il ne faut, allez, pour consumer mon corps… Pourquoi donc faire le bûcher si grand ?

LE CHEF DES SOLDATS

Pourquoi nous voulons tant de flamme… Le Prince-Fidèle vous le dira, Majesté, en vous présentant notre requête suprême.


Scène II

Les Mêmes, L’Envoyé OUAN-TSI, qui s’approche de l’Impératrice. Ses souliers, le bas de sa robe sont pleins de sang. Il se prosterne.
L’IMPÉRATRICE, à Ouan-Tsi prosterné.

Relève-toi, va !… Plus de prosternements. Nous voici tous égaux. Il n’y a plus qu’une seule et même grandeur, celle que nous donne, pareillement et à tous, la noblesse du sacrifice… (Ouan-Tsi se relève.) Maintenant, parle… N’atténue rien… D’ailleurs, je devine…

OUAN-TSI

Eh bien ! oui, c’est fini, ô ma souveraine !… Votre palais seul tient encore.

L’IMPÉRATRICE

Oh ! pas pour longtemps…

OUAN-TSI

Les abords de vos murailles sont évacués… Jusqu’à la fin de la nuit peut-être, ils nous laisseront vivre…

L’IMPÉRATRICE

Le reste de la ville, les citadelles de l’Ouest ?…

OUAN-TSI

Aux mains des Tartares, tout !… Cette défroque d’un ennemi, seule, m’a sauvé… Dans les rues, on brûle, on pille, on égorge… Quelques milliers de femmes ont réussi à se jeter dans le fleuve… Les autres, on les viole, en même temps qu’on les étrangle… Le sang coule sur les pavés, autant que l’eau du ciel après l’orage… Chaque ruisseau déverse au fleuve comme un grand éventail rouge… Tout le long des rues, les morts, les torses encore chauds, se vident de leur sang, par l’entaille du cou tranché… Bonne souveraine, pour venir, j’ai enjambé mille cadavres… Mes pieds s’embarrassaient dans les longues chevelures, traînant après elles des têtes coupées… Majesté, c’est la fin !… (Il s’agenouille à nouveau.) Et maintenant pardonnez-moi d’être le messager de malheur.

L’IMPÉRATRICE

Un brave et fidèle messager, que je remercie… Relève-toi, t’ai-je dit, et, parmi mes derniers soldats, reprends ton poste suprême… (Ouan-Tsi se relève et se mêle aux soldats, qui, au fond de la scène, continuent de dresser le bûcher. À Cinnamome, en lui indiquant la buire et la tasse d’or :) Allons, Cinnamome, c’est l’heure.

CINNAMOME

Oh ! Majesté, pas encore.

Les autres filles d’honneur, qui étaient disséminées parmi les blessés, ont entendu et reviennent en silence se grouper autour de la souveraine.

L’IMPÉRATRICE

Aimes-tu mieux qu’ils me prennent vivante ?… L’homme qui était là, tu as entendu ce qu’il vient de dire.

ÉLÉGANCE

Mais le palais tient toujours !

LA PERLE

L’armée du Sud peut venir nous délivrer.

L’IMPÉRATRICE

Nous venger peut-être… plus tard… Mais nous délivrer… Enfant, qui veux-tu qui nous délivre ? (À elle-même.) Ah ! le secours mystérieux, que si follement j’espérais… « L’étoile, avait dit le bel espion trompeur, l’étoile qui devait si bien veiller sur moi, quand tout fléchirait devant le triomphe du Dragon. » Enfant, qui veux-tu qui nous délivre ?… Plus de poudre, plus de vivres, plus d’eau, plus rien ; nous avons jeté les pierres de nos créneaux ; les portes cèdent, les murailles croulent… (À Cinnanmome.) Donne, va, c’est l’heure !…

ÉLÉGANCE

Parfois, quand on croit tout perdu, le destin change.

LA PERLE

Ô notre souveraine bien-aimée, ne hâtez pas l’irréparable.

L’IMPÉRATRICE

L’irréparable serait de trop tarder. Elle fait un signe impérieux à Cinnamome, qui verse le poison dans la coupe. Mais on entend une rumeur, au faîte du rempart où vient de remonter le Prince-Fidèle, au-dessus de la porte barricadée. Le jour continue de baisser.) Qu’est-ce encore ?

PRINCE-FIDÈLE

Un petit groupe de Tartares, venus témérairement sans armes, là, jusqu’au pied des murs… L’un d’eux, l’air tranquille et superbe, se dit envoyé par leur Empereur… Une communication suprême à Votre Majesté… Sur un rouleau de soie jaune, à la lueur d’une torche qu’on vient d’allumer, il montre le sceau impérial des Tsin.

L’IMPÉRATRICE

Une communication ? De l’Usurpateur à votre souveraine, une communication ?… Mais l’idée seule n’en est-elle pas une insulte ? Qu’on leur fasse grâce de la vie, à ces audacieux, mais que, sur l’heure, ils se retirent !

Cinnamome insensiblement s’est reculée avec sa coupe de poison.
PRINCE-FIDÈLE, qui est redescendu de la muraille et s’approche avec un air de mystère.

Celui qui a si haute mine, il me semble l’avoir déjà vu…

L’IMPÉRATRICE

Déjà vu ? Où cela donc ?

PRINCE-FIDÈLE, plus près et baissant la voix.

Souveraine, il me semble… Cet inconnu qui vint le jour du sacre… J’en suis sûr, c’est lui…

L’IMPÉRATRICE, se levant égarée.

Pourquoi parler bas ?… Prince, vous m’offensez presque, avec ce ton de confidence, lorsqu’il s’agit de cet homme… Vous voulez dire celui qui se présenta par imposture comme notre vice-roi du Sud… celui-là, n’est-ce pas ?

PRINCE-FIDÈLE

Oui !

L’IMPÉRATRICE

Eh bien, qu’on l’amène alors… Jetez-lui les cordes nouées, et qu’il comparaisse ici devant moi… (On jette du haut du mur les échelles de corde.) Cache le poison, Cinnamome, et la buire d’or… Il n’a pas besoin de savoir, celui qui arrive… Est-ce que la fumée n’a pas noirci mon visage ?…

CINNAMOME

Votre Majesté est pâle et belle… Et ses yeux en ce moment resplendissent comme des astres…

Les nouveaux venus émergent au-dessus du rempart, l’Empereur tartare d’abord, ensuite Puits-des-Bois et trois autres personnages vêtus comme eux en guerriers tartares, mais sans armes.


Scène III

L’EMPEREUR TARTARE, L’IMPÉRATRICE.

L’Empereur s’avance tandis que les quatre guerriers de sa suite restent en arrière. Sur un signe de l’Impératrice, les filles d’honneur et les autres assistants reculent jusqu’au fond de la scène.

L’EMPEREUR, ployant le genou devant elle comme le jour du sacre.

Ô souveraine, ô guerrière ! Puissent, un jour, s’éclaircir pour vous les destins noirs !

Il se relève.
L’IMPÉRATRICE, tremblante.

Ah ! laissons les formules vaines ! Les minutes nous sont avarement comptées… Bas les masques, et parlons vite : qui êtes-vous ? Un Tartare, hélas ! n’est-ce pas ?… Sans cela, vous n’auriez pu franchir leur cercle de fer… Un Tartare, dites ?

L’EMPEREUR

Oui !

L’IMPÉRATRICE

Un espion, alors, quand vous vîntes le jour du sacre ? Rien qu’un espion, hélas !

L’EMPEREUR

Non ! Un qui jouait sa vie, ce jour-là, comme à présent, pour sauver la vôtre.

L’IMPÉRATRICE

Ah ! ma vie n’importe plus, et le droit de la sauver n’appartient à personne… Auprès de l’Usurpateur qui règne à Pékin, quel rôle est le vôtre ?… Ministre secret pour les aventureuses besognes ? Non, grand dignitaire plutôt, dites ?


L’EMPEREUR

Oui.

L’IMPÉRATRICE

Et prince ?

L’EMPEREUR

Eh ! qu’importe qui je suis ! C’est de Votre Majesté qu’il s’agit, non de moi-même. Daignez entendre ce que l’Empereur…

L’IMPÉRATRICE, interrompant.

Où est-il votre Empereur ? À la tête de ses armées ?

L’EMPEREUR, avec embarras.

Mais… non, dans son palais, là-bas… Les rites, je ne vous l’apprendrai point, ne lui permettent pas d’en sortir.

Pendant tout ce dialogue, on ne cesse d’entendre, dans les lointains de la ville, le canon de la bataille.

L’IMPÉRATRICE

Les rites, ah ! les rites !… Vous voyez ce que j’en fais, des rites, moi qui suis la fille des Ming, la fille du Ciel et l’Invisible… Je parais au milieu de mes soldats, je me bats comme eux !… Et c’est lui, votre Empereur-fantôme, qui ose m’envoyer un message ?

L’EMPEREUR

Un message de grâce, on ose toujours…

L’IMPÉRATRICE

Dites plutôt qu’un message de grâce, c’est ce que l’on devrait oser le moins, lorsqu’on est lui et qu’il s’agit de moi !… Ah ! en effet, ils s’y entendent, les Tartares, à faire grâce !… Vous venez de traverser ma ville de Nang-King, et vous avez vu ? C’est beau, n’est-ce pas, leur œuvre ?…

L’EMPEREUR

Hélas ! J’ai vu, oui, avec horreur… Mais, je puis l’attester sur ma vie, tels n’étaient pas les ordres qu’il avait donnés, mon souverain…

L’IMPÉRATRICE

Ah !… Un souverain alors qui n’a même pas la force de se faire obéir !… D’autres que vous, en effet, me l’avaient dit… Je le haïssais déjà, de cette indéracinable haine de race que vous savez ; à présent le mépris s’y ajoute. Oh ! cet Empereur, qui fume l’opium dans son palais de momie, tandis que ses hordes de soldats vont à leur gré, à travers les provinces, laissant des traînées rouges et des charniers pour les vautours !…

Et si, par impossible, je m’humiliais jusqu’à l’accepter, sa grâce, qui me la garantirait après tout, puisqu’on ne lui obéit pas ?… Contre cette armée de bêtes fauves, qui était là tout à l’heure, et va revenir hurler la mort derrière cette muraille, qui donc le ferait respecter, l’ordre de grâce de votre Empereur-fantôme ?… Mais qui ?

L’EMPEREUR

Moi !

L’IMPÉRATRICE

Vous ! (Plus douce et plus troublée.) Vous ! Peut-être en effet, car vous ne semblez pas de ceux à qui l’on ose désobéir… Du reste, votre superbe audace, de reparaître à cette heure !… Mais, si elle ne trompe pas, la loyauté que je lis dans vos yeux, cessez le jeu que vous faites, et, cette fois, répondez : Qui êtes-vous ?

L’EMPEREUR

Qui je suis ? Jusqu’ici rien ; inexistant comme une fumée dans de l’ombre ; rien, mais demain tout, peut-être si vous vouliez… demain tout, et rayonnant à vos côtés comme un soleil dans de l’éther bleu…

L’IMPÉRATRICE, reculant.

Ah ! vous vous souvenez trop de mon indulgence, naguère, à tolérer vos énigmes. Dans le parfum de l’encens, dans la pompe et les atours, j’avais la faiblesse d’une femme. Aujourd’hui, non, vous me retrouvez plus haute et plus inaccessible, précisément parce que je suis vaincue et que je vais mourir.

L’EMPEREUR, s’inclinant devant elle.

Oh ! souveraine, jamais vous ne me fûtes plus sacrée… Ne vous offensez pas de mes paroles et pour un temps encore laissez-moi mon masque et mon mystère. Écoutez seulement ceci : échappé de ce même palais où, il y a quinze jours à peine, vous m’étiez apparue dans la splendeur impériale, je courais vers Pékin, pour demander à l’Empereur, que vous haïssez tant, d’arrêter l’horrible guerre. En route, j’ai su qu’elles marchaient comme la foudre, nos armées tartares, et j’ai rebroussé, de toute la vitesse de mon navire et de mes chevaux, pour les donner de moi-même, les ordres d’apaisement et de trêve ; j’en avais le droit, tenez : voici le sceau qui m’accorde, au nom des Tsin, les pleins pouvoirs. Vous l’avez dit, je ne suis pas de ceux à qui l’on ose désobéir… du moins en face, quand c’est moi-même qui parle… J’ai appris maintenant comment on ordonne et comment on impose… Daignez seulement permettre aux vôtres de faire les signaux qui demandent grâce… rien qu’un pavillon hissé là sur une tour… et pas une de leurs têtes ne tombera, je le jure…

L’IMPÉRATRICE

Pour m’offrir cela, prince, il faut que vous ne soyez pas de sang impérial… La Fille du Ciel n’accepte point la merci d’un Tartare !…


Scène IV

Les Mêmes, PRINCE-FIDÈLE, Un Veilleur, puis Le Chef des Soldats, et Les Soldats.
UN VEILLEUR, criant du haut d’un mirador démantelé qui est au faîte des remparts.

Une armée, là-bas, là-bas !… Ils reviennent, les Tartares ! Des milliers, des milliers… Dans le crépuscule, au loin, c’est, comme une traînée noire…

PRINCE-FIDÈLE

La distance ?

LE VEILLEUR

Au tournant du fleuve, leur avant-garde arrive… Ils remontent par la longue avenue de Sitche-Men.

PRINCE-FIDÈLE

Allons, leur dernier assaut… Au tournant du fleuve seulement… Donc, il nous reste une demi-heure…

LE VEILLEUR

Ils allument des torches… Et maintenant j’entends sonner leurs trompes de guerre.

PRINCE-FIDÈLE

C’est bien !… Nous serons prêts…

L’EMPEREUR, implorant à mains jointes.

Souveraine !

L’IMPÉRATRICE, comme prête à céder.

Pour moi, non !… J’ai dit ma volonté. Il suffit !… (Désignant les soldats.) Mais tous ces braves-là, qui tombent d’épuisement, de faim et de soif… (À Prince-Fidèle.) Eh bien ! oui, pour eux, qu’on les fasse, les signaux qui demandent grâce.

PRINCE-FIDÈLE, avec stupeur.

Les signaux qui demandent grâce ?…

L’IMPÉRATRICE

Oui, j’ai bien dit cela, ô mon noble sujet ! Je l’ai bien dit !… Ma mort doit suffire aux vainqueurs. Puisqu’il n’y a plus d’espoir, à quoi bon ce carnage de la fin ?… Les signaux, qu’on les fasse.

PRINCE-FIDÈLE

Pas un seul des combattants ne se rendra.

L’IMPÉRATRICE

Cependant, si je l’ordonne !… Ne suis-je déjà plus l’Impératrice ?

PRINCE-FIDÈLE

Soumis en toutes choses à votre volonté, à cet ordre-là seulement vos soldats n’obéiront pas.

L’IMPÉRATRICE, aux soldats.

Est-ce vrai ?… Est-ce vrai ?… Mes amis, à présent, je l’exige, vous m’entendez !… Oh ! vous m’épargnerez cet excès d’angoisse, vous, mes chers révoltés !… Vous ne voudrez pas que je sois emportée dans l’autre monde sur les flots de votre sang…

Les soldats baissent la tête et restent immobiles, tenant toujours leurs armes.
LE CHEF DES SOLDATS, après un silence.

Majesté, le Prince a déjà répondu pour nous tous ! Non, nous ne voulons pas de grâce.


L’IMPÉRATRICE, revenant vers l’Empereur dans une exaltation soudaine de triomphe.

Ah ! vous le voyez, me voici comme votre Empereur tartare : on ne m’obéit pas !… Allez le lui dire, à votre maître… Et en même temps, vous lui conterez comment on sait mourir dans le palais des Ming… Allez, Seigneur, vous avez votre congé.

L’EMPEREUR, implorant avec plus d’instance.

Souveraine !… Et si c’était moi, à présent, qui l’implorais la grâce… la grâce de rester ici et de tomber à vos côtés…

L’IMPÉRATRICE

L’honneur de tomber aux côtés de l’Impératrice, je ne l’accorde qu’à ces braves, — qui sont de ma race, entendez-vous, — et qui ont prodigué leur sang pour me défendre. Allez, Seigneur, j’ai dit. (Se rapprochant de lui, parlant très bas et vite, cette fois, comme une affolée.) Un seul mot encore pourtant… Mon fils, autour de qui l’armée du Sud tient toujours… Mon fils… puisque vous semblez tout oser et tout pouvoir… essaieriez-vous de le délivrer, lui ?… Mais non… quand c’est la mère qui parle en moi, je déraisonne et ne sais plus… Essayer cela, ce serait trahir le maître que vous devez servir…

L’EMPEREUR

Je ne sers point de maître, je suis au-dessus des trahisons, libre comme les Dieux et seul devant ma conscience… J’essaierai… Je vivrai pour essayer…

L’IMPÉRATRICE

Faites ainsi !… Et, à ce prix-là… plus tard, dans les nuages où tous les morts se retrouvent et se fondent… mes Mânes ne seront point hostiles aux vôtres… Maintenant, allez. Seigneur… Nos dernières minutes nous sont nécessaires… (À Prince-Fidèle en lui faisant signe d’emmener l’Empereur tartare.) Prince, l’audience est close.

PRINCE-FIDÈLE, à l’Empereur qui hésite à s’éloigner, comme sur le point de faire quelque révélation décisive.

Venez, Seigneur. Vous avez entendu notre souveraine vous donner congé.

Il veut l’entraîner vers la partie des murailles par où il était descendu.
L’IMPÉRATRICE, désignant la porte de bronze barricadée par des madriers.

Non, ouvrez cette porte : nous en avons le temps. Une dernière fois, je veux que l’on sorte de mon palais comme si j’avais encore la liberté et la puissance… Ouvrez ! (Des soldats se précipitent, font tomber les madriers et ouvrent à deux battants la porte.) Rendez les honneurs au messager de grâce !…

Les soldats mettent un genou en terre, le gong et les trompettes sonnent.
L’EMPEREUR

Oui, messager de grâce, malgré vous et quand même !… Se retournant sur le seuil et parlant comme un illuminé.) Du haut des nuées de l’orage sombre, le Dragon saura descendre… Et dans ses serres, il recueillera doucement, malgré lui, le beau Phénix qui avait voulu mourir…

Il sort suivi des quatre guerriers tartares. Les soldats barricadent à nouveau la porte avec des madriers et des pierres.


Scène V

Les Mêmes, moins L’EMPEREUR et Les Tartares.
L’IMPÉRATRICE, tandis que les filles d’honneur reviennent l’entourer.

Quel est cet homme… qui ressemble à un Dieu ?

LA PERLE

En tremblant nous le regardions de loin…

ÉLÉGANCE

Ses yeux rayonnaient d’amour sublime…

CINNAMOME

Mais Votre Majesté, si bonne envers tous, semblait hautaine envers lui.

L’IMPÉRATRICE, sans répondre, rejetant comme en rêve la phrase du sacre.

« Soyez attentive et anxieuse comme si vous portiez dans vos mains un vase trop rempli d’eau, dont pas une goutte ne doit tomber. »

LE VEILLEUR, criant du haut du donjon qui surmonte la porte.

Les torches de leur avant-garde arrivent au tournant de l’avenue de l’Est… On commence d’entendre rouler les chariots de leur artillerie…

L’IMPÉRATRICE

Déjà, au tournant de l’avenue de l’Est !… Pour venir à nous, la mort a des ailes… (Elle prend elle-même la coupe emplie de poison que Cinnamome avait cachée derrière une pierre.) Allons, c’est l’heure !… (Aux filles d’honneur qui l’entourent, désignant le bûcher.) Quand le breuvage aura fait son œuvre, vous m’étendrez ici, et, dès que la flamme montera, bien haute et claire, alors, votre service à jamais terminé auprès de votre souveraine, vous viderez aussi le bol d’or, pour me suivre… Elle laisse redescendre le bol de poison qu’elle avait commencé d’élever jusqu’à ses lèvres. Prince-Fidèle… j’aurais voulu lui dire adieu… Qu’il vienne !…

Pendant le dialogue précédent, Prince-Fidèle, au fond de la scène, une torche à la main, dirigeait un groupe de soldats armés de leviers et de pioches.

CINNAMOME

Là-bas, n’est-ce pas lui ?

Prince-Fidèle fait signe aux soldats de déplacer un rocher, qui démasque une étroite porte de bronze.


L’IMPÉRATRICE

Ah ! j’ai compris…

LA PERLE

Que fait-il ?…

L’IMPÉRATRICE

Ce qui devrait être fait… Jugeant, lui aussi, que l’heure est venue pour moi de m’endormir, il préparait ma couche ; ces galeries souterraines abritent mon tombeau. (La porte de bronze s’ouvre. La Perle se jette à genoux et cache son visage. Lotus-d’Or, restée un peu en dehors du groupe, s’est agenouillée près de Porte-Flèche et lui parle bas, en lui soutenant le front.) Inutile à présent, ce tombeau orgueilleux, dès longtemps édifié dans le mystère… Là plutôt, là parmi la belle flamme et la tumultueuse fumée, mon âme s’envolera vers les nuages… Rien de moi ne restera, que les mains d’un Tartare puissent profaner ; ils m’auront cernée vainement, je leur échappe dans l’air…

ÉLÉGANCE, s’agenouillant aussi.

Mais, souveraine, puisqu’il est caché, ce tombeau, puisqu’il est inviolable, laissez au moins vos filles vous ensevelir là, dans la magnificence… Laissez, de grâce, bien-aimée souveraine !… Cette flamme, pourquoi cette flamme ?… Non, c’est trop horrible.

L’IMPÉRATRICE

Enfant, ignores-tu donc l’histoire de notre race ?… Mon ancêtre, vaincu ici même, vaincu comme je le suis, et qui s’était donné la mort… Une heure après, sa tombe violée, son corps dans la rue, jeté en pâture aux chiens et aux vautours… Allons, j’ai dit ma volonté… Prince-Fidèle, va l’appeler ; il s’épuise à d’inutiles besognes ; son sang tiens, coule… inondant sa robe… Sa blessure s’est rouverte, il n’y prend pas garde… Au moins qu’il ait le temps de recevoir mon adieu… Va ! je le veux…

Élégance se relève et fait quelques pas vers le Prince. Pendant le dialogue précédent, Prince-Fidèle a fait allumer d’autres torches et les soldats qui les portent sont entrés dans le souterrain.

ÉLÉGANCE, s’avançant vers Prince-Fidèle.

Prince !… L’Impératrice…

Prince-Fidèle s’approche aussitôt de l’Impératrice.


Scène VI

L’IMPÉRATRICE, PRINCE-FIDÈLE, LUMIÈRE-VOILÉE, Le Chef des Soldats, Le Veilleur.
L’IMPÉRATRICE, à Prince-Fidèle.

Prince, je voulais vous dire adieu, et que ma dernière parole fût pour vous, avec mon remerciement suprême.

Sa main élève la coupe empoisonnée.
PRINCE-FIDÈLE, avec un geste comme pour l’arrêter.

Non, ma divine Impératrice, non !… L’heure du repos, hélas ! n’est pas venue, ni pour vous, ni pour moi… Non ! votre lourde tâche n’est pas achevée encore !…

L’IMPÉRATRICE

Ma tâche, dites-vous, n’est pas terminée ?… Mais le palais n’est plus que ruines, les portes cèdent, les murailles croulent… Cette fois, nous ne tiendrons pas dix minutes… C’est la fin !…

PRINCE-FIDÈLE

Eh ! je ne le sais que trop, qu’il n’y a plus d’espérance !…


L’IMPÉRATRICE

Alors, laissez !… Puisqu’ils reviennent, les Tartares !… Tenez, je commence à les entendre sonner, moi aussi, leurs trompes de guerre !… Qu’elle soit prise vivante, votre Impératrice, ou seulement qu’on trouve encore son cadavre pour le jeter aux corbeaux, ce n’est pas ce que vous voulez, je pense ?

PRINCE-FIDÈLE

Écoutez, de grâce !… (Il fait signe d’approcher à Lumière-Voilée qui venait d’apparaître au fond de la scène. L’Impératrice a déposé la coupe sur une pierre.) L’héroïque et dernier effort que nous comptions vous demander, nous avions différé de vous le faire connaître… Souffrez que votre conseiller vous le dise, de notre part à tous.

LUMIÈRE-VOILÉE, après avoir ployé le genou.

Majesté, deux cent mille soldats sont morts pour vous… Ces quelques centaines, qui restent ici dans nos murs, tout à l’heure vont encore sacrifier leur vie. Voulez-vous donc qu’ils meurent pour une cause perdue… (Il fait signe au chef des soldats de s’approcher.) Daignez permettre à leur chef de vous implorer avec nous.

LE CHEF DES SOLDATS, après s’être agenouillé.

Fièrement et sans regret, nous la donnons, notre vie, pour la souveraine… qu’Elle fasse aussi ce que nous attendons de son courage, plus grand mille fois que celui de ses humbles défenseurs…

LUMIÈRE-VOILÉE

Ô Majesté, il faut les envier, ces hommes, qui vont mourir si glorieusement et si vite… Notre devoir, à nous, est autre ; il est plus long, il est plus terrible.

L’IMPÉRATRICE

Notre devoir, plus long et plus terrible ?… Alors, qu’attendez-vous de moi ?… Dites-le, ce qu’il faut faire ; l’Impératrice vous obéira, mais dites-le, je ne comprends plus…

Elle repose la coupe d’or.
PRINCE-FIDÈLE

Ce qu’il faut faire, ô ma souveraine bien-aimée, il faut s’enfuir et vivre !…

L’IMPÉRATRICE, avec violence.

Ah ! non !… Tout ce que vous me demanderez… Mais lâchement prendre la fuite, non !

LUMIÈRE-VOILÉE

S’enfuir, hélas ! oui… Échapper à l’ennemi, lui enlever l’enjeu de la guerre… Et ainsi, la partie qu’il gagne ne lui fait rien gagner ; la victoire n’est plus la victoire ; bientôt le sang de nos héros enivre d’autres héros ; une nouvelle armée se groupe autour de la Fille du Ciel, et la guerre recommence.

L’IMPÉRATRICE

Et le sang coule encore… Et la Terre désertée peuple le royaume des Ombres… Non, assez de morts… J’ai peur, à la fin, peur d’être une souveraine meurtrière et fatale… Tout ce sang, tout ce sang versé pour moi, il me semble que j’ai les mains rouges…

PRINCE-FIDÈLE

Il est inépuisable, le sang de vos sujets… et leur dévouement est sans limite…

L’IMPÉRATRICE, tout à coup très douce, et comme implorant.

Mais mon courage est à bout… (Désignant les soldats, qui entassent toujours le bois du bûcher.) Prince, j’aimerais mourir avec ceux-ci…

PRINCE-FIDÈLE

Vivez, pour que leur mort ne soit point stérile… Vivez pour ramener notre jeune Empereur, que l’armée du Sud nous garde ; vivez pour nous tous et pour lui…

L’IMPÉRATRICE

Mon fils !… Ah ! ne prononcez pas ce nom-là… Pour m’entraîner, n’essayez pas de faire jouer cette corde, c’est la seule que je vous défends de toucher. À l’instant précis où vous me l’avez arraché, j’ai eu la certitude que je ne reverrais jamais, jamais le cher petit visage, jamais les chers yeux… Je trouve la force de tout entendre, excepté si l’on me parle de lui…, car, alors, voyez-vous, je redeviens une mère, rien qu’une mère, comme les autres femmes… et je ne peux plus, je ne peux plus… (Elle détourne la tête, et sa phrase finit par des sanglots.) Oh ! ne pas s’appartenir, ne pouvoir même pas laisser sur le chemin le fardeau de sa vie !… Être l’idole impersonnelle, dont tout un peuple dispose à son gré ; être le triste fétiche que chacun veille des yeux comme les tablettes de ses ancêtres sur l’autel familial !…

PRINCE-FIDÈLE

Vous êtes la bannière étincelante, la déesse toujours radieuse, vers qui nous tournons les yeux dans la détresse suprême… Et vous ferez ce que des millions de sujets vous demandent, par la bouche de ces quelques braves qui vont mourir.

LE VEILLEUR, criant du haut du donjon.

Il se jette contre leur avant-garde, l’homme qui était ici tout à l’heure, le messager de grâce… Avec les trois autres qui l’accompagnaient, il se jette contre leur avant-garde, comme pour les arrêter !… Oui… il veut les arrêter, c’est bien cela. Et il semble commander en maître, et semer parmi eux l’épouvante…

L’IMPÉRATRICE, au veilleur.

Bien !… Qu’on ne me parle plus de cet homme. Et toi, tu pourras bientôt descendre, pauvre veilleur dont la tâche est finie, et te joindre à tes frères d’armes pour mourir. Que nous importe à présent ce qu’ils font, les Tartares ?… Nous ne sommes déjà plus de ce monde… (À Prince-Fidèle.) Mais encore faut-il que ce soit possible, ce que vous demandez !… De toutes parts investis !… Fuir par où, fuir comment ?… Où se cacher ? Où ?

Les soldats qui ont descellé le rocher sont restés devant la porte de bronze, tenant toujours les pioches et les leviers, et ils ont l’air d’attendre.

PRINCE-FIDÈLE

Là, dans ce tombeau !… Et, sur le ciment tout préparé qui scellera les roches, nous jetterons de la poussière… quand vous serez entrée…

L’IMPÉRATRICE, après un silence, lentement, soumise et morne.

Dans mon tombeau, murée vivante… Soit ! Et après ?

PRINCE-FIDÈLE

Il y a ce couloir souterrain qui passe par les caveaux où dorment votre père et votre époux ; vous le savez comme moi, il va déboucher parmi les broussailles, dans la campagne, au pied de la colline des Supplices…

L’IMPÉRATRICE, très vite et haletant.

S’il n’est pas obstrué déjà par la terre, oui !… Et, tout autour de la colline des Supplices, les Tartares sont campés.

PRINCE-FIDÈLE

Nous attendrons qu’ils n’y soient plus…

L’IMPÉRATRICE

Et de l’air pour nos poitrines, de l’air dans ces caveaux des morts, en trouverons-nous ?

PRINCE-FIDÈLE

Je le crois, oui… Mais emportons toujours ce breuvage, que tout à l’heure vous vouliez boire.

L’IMPÉRATRICE, toujours très vite.

Et s’ils nous prennent là, les Tartares, s’il nous prennent comme des bêtes de nuit forcées dans leur terrier ?… Rappelez-vous, ils avaient violé la tombe de mon aïeul…

PRINCE-FIDÈLE

Elle n’était pas cachée comme la vôtre.

L’IMPÉRATRICE, toujours très vite.

Et des vêtements ensuite, pour fuir dans la campagne où l’ennemi rôde. (Touchant sa robe de guerrière.) Pas avec ceux-là ?

PRINCE-FIDÈLE

Des dépouilles d’ennemis nous serviront à souhait… La terre doit en être jonchée…

L’IMPÉRATRICE

Pour vêtir votre Impératrice, des loques arrachées à quelque cadavre qui se décompose… Soit ! même à cela je consens… Mais, pour vivre, dans ces couloirs de tombeau, pour durer, quand on n’est pas encore des ombres, il faut manger, vous savez bien !… Les derniers grains de riz, je les ai partagés ce matin avec vous et mes soldats !… Alors, quoi ?…

PRINCE-FIDÈLE, indiquant le tombeau.

Les gâteaux sacrés, là, sur la table des morts.

L’IMPÉRATRICE

Horreur et sacrilège !

LUMIÈRE-VOILÉE

Il n’y a pas de sacrilège, quand il s’agit de sauver la Dynastie Lumineuse… Les Mânes augustes viendront eux-mêmes vous convier au repas ; notre sacrifice nous les rendra indulgents et favorables.

L’IMPÉRATRICE, lente, tout à coup.

Ainsi, je serai celle qui vivra dans les froides ténèbres, avec l’incertitude d’en sortir jamais ; je serai celle qui se traînera comme une larve dans les souterrains peuplés de fantômes, mangeant à tâtons les offrandes pieuses qui se dessèchent sur les autels des morts… Oh ! oui, c’est plus épouvantable que de mourir ici… Alors, j’accepte… Emmenez-moi, je suis résignée !…

LE VEILLEUR, du haut du mur.

Ils ont arrêté leur marche, les Tartares… Un petit groupe seul s’avance en courant, sans armes, portant des écriteaux sur des hampes… Malgré l’obscurité, on dirait les signes qui accordent grâce.

L’IMPÉRATRICE

Ah ! la grâce imposée… serait plus insultante encore… Dans ma tombe emmurez-moi, prince, avant qu’ils soient ici !…

PRINCE-FIDÈLE, désignant Lumière-Voilée.

Votre conseiller et moi-même, nous vous suivrons dans ces demeures (Désignant les filles d’honneur), et peut-être deux de ces jeunes filles, si elles se sentent assez fortes pour l’épreuve.


Scène VII

Les Mêmes, Les Filles d’honneur.
L’IMPÉRATRICE

C’est cela… Ma suite, ma funèbre cour et sans doute mon dernier cortège : quatre personnes… (Aux filles d’honneur.) Quelles seront les deux d’entre vous, mes filles, qui auront le courage de me suivre dans les noirs sentiers, là-bas ?…

LES FILLES D’HONNEUR, s’inclinant.

Toutes, nous sommes prêtes… Que Votre Majesté daigne prononcer deux noms.

L’IMPÉRATRICE, après un silence.

Élégance, Cinnamome… (Élégance et Cinnamomee s’approchent de l’Impératrice.) Toutes, vous m’êtes chères, mais j’ai appelé celles qui, dans l’adversité, m’ont montré un cœur plus viril. (Aux autres.) Et vous, mes fraîches fleurs si tôt fauchées, que l’eau de la Grande Délivrance vous mène hors de ce monde, très doucement, à travers la paix d’un sommeil.

LA PERLE

Aux blessés nous l’avons toute versée.

UNE AUTRE FILLE D’HONNEUR

Nos buires sont vides.

LA PERLE

Le bûcher nous effraie… Mais nous savons comment mourir, bonne souveraine.

UNE AUTRE FILLE D’HONNEUR

Le lac du jardin est profond, au pied de l’île des Jades.

LA PERLE

Quand nous aurons conduit Votre Majesté jusqu’au seuil du sentier noir, en nous donnant la main, nous irons au bord du lac.

UNE AUTRE FILLE D’HONNEUR

Sur la vase où nous dormirons tranquilles, les lotus nous enlaceront de leurs racines, et nous revivrons dans leurs fleurs…

L’IMPÉRATRICE, à Lotus-d’Or qui est assise un peu à l’écart, tenant toujours sur ses genoux la tête mourante de Porte-Flèche.

Et toi, Lotus-d’Or ?

LOTUS-D’OR

Ô Majesté, acceptez ici même mon suprême salut… M’éloigner de lui, laisser retomber son front, pardonnez-moi si je n’en ai pas le courage…

On commence d’entendre au dehors les trompes des Tartares, leurs gongs et une clameur qui se rapproche.

L’IMPÉRATRICE, à Porte-Flèche et à Lotus-d’Or.

Tenez, pauvres fiancés sans lendemain, voici le cadeau de noces de votre Impératrice. (Elle verse du breuvage empoisonné plein sa coupe d’or et le leur donne.) Adieu ! Soyez unis par delà les nuages… (À Prince-Fidèle.) Allons, Prince, montrez-moi le chemin… Me voici tout à fait prête.

LE CHEF DES SOLDATS, s’avançant, à Prince-Fidèle.

Prince, parlez pour nous.

PRINCE-FIDÈLE

Vos soldats. Majesté, implorent une dernière grâce…

L’IMPÉRATRICE

Il est donc encore en mon pouvoir d’accorder une grâce… Oh ! tout, tout ce qu’ils voudront.

PRINCE-FIDÈLE

Vous demandiez pourquoi tant de bois qu’ils accumulaient : c’était pour eux-mêmes. Ils veulent mourir là avant l’entrée des Tartares… Et cette grâce suprême qu’ils implorent, c’est que vous allumiez vous-même leur bûcher.

Le chef des soldats s’agenouille et tend à l’Impératrice une torche enflammée.

L’IMPÉRATRICE, aux soldats, acceptant la torche.

Ô mes bien-aimés soldats ! Sachez tous que votre Impératrice vous suivra bientôt dans la mort ! Elle n’accepte de vous l’ordre de fuir que pour essayer de vous venger ; mais si des temps meilleurs surviennent pour la Dynastie Lumineuse, elle refusera de les vivre ; devant vous tous, elle en fait ici le serment : sa tâche implacable une fois terminée, elle se hâtera de vous rejoindre chez les Ombres…

Ô victimes surhumaines ! Ô vaincus auréolés de gloire ! Ô mon héroïque armée !… Un jour viendra où l’histoire de votre fin sublime sera gravée dans le jade impérial, en lettres d’or, pour que la postérité pleure sur vous. (Elle jette la torche dans le bûcher) et que l’éclat de votre bûcher éblouisse le monde, éternellement !…

Le bûcher prend feu. Les soldats se jettent en chantant dans les flammes.

LES SOLDATS, chantant :

Qu’il vive, notre Roi !
Qu’il vive heureux et longtemps !

(Un nuage de fumée noire commence de les envelopper. On entend se rapprocher un gong qui résonne à coups espacés et la voix d’un héraut tartare.

LA VOIX DU HÉRAUT TARTARE, du dehors et de très loin.

Ordre de l’Empereur. Respectez ceci !

PRINCE-FIDÈLE, en hâte, au chef des soldats.

Le rocher, replacé comme nous avons dit ! Murez vite ! Et beaucoup de terre jetée sur le ciment frais, beaucoup de poussière…

Le chef des soldats va rejoindre les quelques hommes qui attendent devant le tombeau, tenant les pioches et les leviers. L’Impératrice, Prince-Fidèle, Lumière-Voilée, Élégance et Cinnamome se dirigent vers la porte de bronze. Les autres filles d’honneur suivent en se donnant la main, elles s’agenouillent en arrivant près de la porte.

L’IMPÉRATRICE, arrivée à la porte du tombeau, aux quatre personnes qui doivent y entrer avec elle.

Entrez d’abord. Je passe la dernière : ce sont mes funérailles !… Et puis, je veux encore une fois les regarder, mes héros, et là-bas, mon beau palais qui se dessine toujours. (Aux filles d’honneur agenouillées.) Vous, mes filles chéries, relevez-vous, ne vous attardez pas, le lac où vous allez n’est pas proche d’ici…

Les filles d’honneur s’en vont, en se donnant la main, et on entend leurs sanglots. L’Impératrice franchit la porte et puis se retourne sur le seuil comme une hallucinée, regardant la flamme du bûcher qui commence de monter, et levant les bras en grands gestes extasiés.

Ah ! la belle flamme rouge !… Ah ! la belle fumée qui tourbillonne !… Il fait clair dans mon palais, pour le dernier soir. Et je les vois, leurs nobles âmes, qui montent, qui montent, dans le tournoiement des spirales brunes !…

LES SOLDATS, chantant dans la flamme.

Dix mille années ! Dix mille années !

L’IMPÉRATRICE, aux soldats.

Allez, mes braves !… Montez, montez, volez, vers le ciel des ancêtres, planez là-haut chez le Dieu des nuages !…

LES SOLDATS, plus faiblement.

Dix mille années ! Dix mille années !

On entend plus proches les coups de gong des Tartares au dehors.
L’IMPÉRATRICE, aux soldats.

Et moi, je suis une morte comme vous, sachez-le bien ! C’est plus tard seulement que je prendrai mon essor ; mais déjà je suis une morte, — morte à tout ce qui ne sera pas vengeance, fureur de bataille, haine sans merci !… Et je referme sur moi ma porte de bronze ! (Aux soldats proches qui tiennent les leviers.) Scellez-la bien, mes amis, sur votre Impératrice ! Roulez le grand rocher !… Murez-la bien dans son tombeau, la morte vivante !…

Elle referme sur elle-même le battant de la petite porte de bronze. Le chef des soldats, avec quelques hommes qui restent, replacent le rocher, jettent en hâte le ciment et la poussière.

LA VOIX CHANTANTE DU HÉRAUT TARTARE, arrivé au pied de la muraille.

Ordre de l’Empereur ! Respectez ceci : à tous, sans condition, grâce de la vie et de la liberté !… Ouvrez et n’ayez point de crainte !… À tous l’Empereur fait grâce !…

UN DES SOLDATS, qui cimentent le rocher.

Trop tard, l’insulte de votre pardon !… Avant que vous ayez enfoncé nos portes, il n’y aura plus ici que des morts !

LA VOIX DU HÉRAUT TARTARE, chantant au dehors.

Ouvrez et n’ayez point de crainte !… À tous, notre Empereur accorde la vie.

UN AUTRE DES SOLDATS

Non, pas même des morts pour la recevoir votre grâce ! Plus rien que des cendres.

LE CHEF DES SOLDATS, achevant de cimenter le rocher sur la porte du tombeau impérial.

Et notre beau Phénix, faute de pouvoir déployer ses ailes, se sera dérobé à vous sous la terre !…

LA VOIX DES SOLDATS, s’affaiblissant toujours dans la flamme et la fumée.

Dix mille années à la Dynastie Lumineuse !… Dix mille années !

La flamme et la fumée envahissent tout.