La Fille du capitaine/VIII

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Traduction par Louis Viardot.
Hachette (p. 95-104).

VIII

LA VISITE INATTENDUE


La place se trouva vide. Je me tenais au même endroit, ne pouvant rassembler mes idées troublées par tant d’émotions terribles.

Mon incertitude sur le sort de Marie Ivanovna me tourmentait plus que toute autre chose. « Où est-elle ? qu’est-elle devenue ? a-t-elle eu le temps de se cacher ? sa retraite est-elle sûre ? » Rempli de ces pensées accablantes, j’entrai dans la maison du commandant. Tout y était vide. Les chaises, les tables, les armoires étaient brûlées, la vaisselle en pièces. Un affreux désordre régnait partout. Je montai rapidement le petit escalier qui conduisait à la chambre de Marie Ivanovna, où j’allais entrer pour la première fois de ma vie. Son lit était bouleversé, l’armoire ouverte et dévalisée. Une lampe brûlait encore devant le Kivot, vide également. On n’avait pas emporté non plus un petit miroir accroché entre la porte et la fenêtre. Qu’était devenue l’hôtesse de cette simple et virginale cellule ? Une idée terrible me traversait l’esprit. J’imaginai Marie dans les mains des brigands. Mon cœur se serra ; je fondis en larmes et prononçai à haute voix le nom de mon amante. En ce moment, un léger bruit se fit entendre, et Palachka, toute pâle, sortit de derrière l’armoire.

« Ah !-Piôtr Andréitch, dit-elle en joignant les mains, quelle journée ! quelles horreurs !

– Marie Ivanovna ? demandai-je avec impatience ; que fait Marie Ivanovna ?

– La demoiselle est en vie, répondit Palachka ; elle est cachée chez Akoulina Pamphilovna.

– Chez la femme du pope ! m’écriai-je avec terreur. Grand Dieu ! Pougatcheff est là ! »

Je me précipitai hors de la chambre, je descendis en deux sauts dans la rue, et, tout éperdu, me mis à courir vers la maison du pope. Elle retentissait de chansons, de cris et d’éclats de rire. Pougatcheff y tenait table avec ses compagnons. Palachka m’avait suivi. Je l’envoyai appeler en cachette Akoulina Pamphilovna. Un moment après, la femme du pope sortit dans l’antichambre, un flacon vide à la main.

« Au nom du ciel, où est Marie Ivanovna ? demandai-je avec une agitation inexprimable.

– Elle est couchée, ma petite colombe, répondit la femme du pope, sur mon lit, derrière la cloison. Ah ! Piôtr Andréitch, un malheur était bien près d’arriver. Mais, grâce à Dieu, tout s’est heureusement passé. Le scélérat s’ était à peine assis à table, que la pauvrette se mit à gémir. Je me sentis mourir de peur. Il l’entendit : « Qui est-ce qui gémit chez toi, vieille ? » Je saluai le brigand jusqu’à terre : « Ma nièce, tsar ; elle est malade et alitée il y a plus d’une semaine. – Et ta nièce est jeune ? – Elle est jeune, tsar. – Voyons, vieille, montre-moi ta nièce. » Je sentis le cœur me manquer ; mais que pouvais-je faire ? « Fort bien, tsar ; mais la fille n’aura pas la force de se lever et de venir devant Ta Grâce. – Ce n’est rien, vieille ; j’irai moi-même la voir. » Et, le croiras-tu ? le maudit est allé derrière la cloison. Il tira le rideau, la regarda de ses yeux d’épervier, et rien de plus ; Dieu nous vint en aide. Croiras-tu que nous étions déjà préparés, moi et le père, à une mort de martyrs ? Par bonheur, la petite colombe ne l’a pas reconnu. Ô Seigneur Dieu ! quelles fêtes nous arrivent ! Pauvre Ivan Kouzmitch, qui l’aurait cru ? Et Vassilissa Iégorovna, et Ivan Ignatiitch ! Pourquoi celui-là ? Et vous, comment vous a-t-on épargné ? Et que direz-vous de Chvabrine, d’Alexéi Ivanitch ? Il s’est coupé les cheveux en rond, et le voilà qui bamboche avec eux. Il est adroit, on doit en convenir. Et quand j’ai parlé de ma nièce malade, croiras-tu qu’il m’a jeté un regard comme s’il eût voulu me percer de son couteau ? Cependant il ne nous a pas trahis. Grâces lui soient rendues, au moins pour cela ! »

En ce moment retentirent à la fois les cris avinés des convives et la voix du père Garasim. Les convives demandaient du vin, et le pope appelait sa femme.

« Retournez à la maison, Piôtr Andréitch, me dit-elle tout en émoi. J’ai autre chose à faire qu’à jaser avec vous. Il vous arrivera malheur si vous leur tombez maintenant sous la main. Adieu, Piôtr Andréitch ; ce qui sera sera ; peut-être que Dieu daignera ne pas nous abandonner. »

La femme du pope rentra chez elle ; un peu tranquillisé, je retournai chez moi. En traversant la place, je vis plusieurs Bachkirs qui se pressaient autour du gibet pour arracher les bottes aux pendus. Je retins avec peine l’explosion de ma colère, dont je sentais toute l’inutilité. Les brigands parcouraient la forteresse et pillaient les maisons des officiers. On entendait partout les cris des rebelles dans leurs orgies. Je rentrai à la maison. Savéliitch me rencontra sur le seuil.

« Grâce à Dieu, s’écria-t-il en me voyant, je croyais que les scélérats t’avaient saisi de nouveau. Ah ! mon père Piôtr Andréitch, le croiras-tu ? les brigands nous ont tout pris : les habits, le linge, les effets, la vaisselle ; ils n’ont rien laissé. Mais qu’importe ? Grâces soient rendues à Dieu de ce qu’ils ne t’ont pas au moins ôté la vie ! Mais as-tu reconnu, maître, leur ataman ?

– Non, je ne l’ai pas reconnu ; qui donc est-il ?

– Comment, mon petit père ! tu as déjà oublié l’ivrogne qui t’a escroqué le touloup, le jour du chasse-neige, un touloup de peau de lièvre, et tout neuf. Et lui, le coquin, a rompu toutes les coutures en l’endossant. »

Je tombai de mon haut. La ressemblance de Pougatcheff et de mon guide était frappante en effet. Je finis par me persuader que Pougatcheff et lui étaient bien le même homme, et je compris alors la grâce qu’il m’avait faite. Je ne pus assez admirer l’étrange liaison des événements. Un touloup d’enfant, donné à un vagabond, me sauvait de la corde, et un ivrogne qui courait les cabarets assiégeait des forteresses et ébranlait l’empire.

« Ne daigneras-tu pas manger ? me dit Savéliitch qui était fidèle à ses habitudes. Il n’y a rien à la maison, il est vrai ; mais je chercherai partout, et je te préparerai quelque chose. »

Resté seul, je me mis à réfléchir. Qu’avais-je à faire ? Ne pas quitter la forteresse soumise au brigand ou bien se joindre à sa troupe, était indigne d’un officier. Le devoir voulait que j’allasse me présenter là où je pouvais encore être utile à ma patrie, dans les critiques circonstances où elle se trouvait. Mais mon amour me conseillait avec non moins de force de rester auprès de Marie Ivanovna pour être son protecteur et son champion. Quoique je prévisse un changement prochain et inévitable dans la marche des choses, cependant je ne pouvais me défendre de trembler en me représentant le danger de sa position.

Mes réflexions furent interrompues par l’arrivée d’un Cosaque qui accourait m’annoncer que le grand tsar m’appelait auprès de lui.

« Où est-il ? demandai-je en me préparant à obéir.

– Dans la maison du commandant, répondit le Cosaque. Après dîner notre père est allé au bain ; il repose maintenant. Ah ! Votre Seigneurie, on voit bien que c’est un important personnage ; il a daigné manger à dîner deux cochons de lait rôtis ; et puis il est monté au plus haut du bain, où il faisait si chaud que Tarass Kourotchine lui-même n’a pu le supporter ; il a passé le balai à Bikbaïeff, et n’est revenu à lui qu’à force d’eau froide. Il faut en convenir, toutes ses manières sont si majestueuses, … et dans le bain, à ce qu’on dit, il a montré ses signes de tsar : sur l’un des seins, un aigle à deux têtes grand comme un pétak, et sur l’autre, sa propre figure. »

Je ne crus pas nécessaire de contredire le Cosaque, et je le suivis dans la maison du commandant, tâchant de me représenter à l’avance mon entrevue avec Pougatcheff, et de deviner comment elle finirait. Le lecteur me croira facilement si je lui dis que je n’étais pas pleinement rassuré.

Il commençait à faire sombre quand j’arrivai à la maison du commandant. La potence avec ses victimes se dressait noire et terrible ; le corps de la pauvre commandante gisait encore sous le perron, près duquel deux Cosaques montaient la garde. Celui qui m’avait amené entra pour annoncer mon arrivée ; il revint aussitôt, et m’introduisit dans cette chambre où, la veille, j’avais dit adieu à Marie Ivanovna.

Un tableau étrange s’offrit à mes regards. À une table couverte d’une nappe, et toute chargée de bouteilles et de verres, était assis Pougatcheff, entouré d’une dizaine de chefs cosaques, en bonnets et en chemises de couleur, échauffés par le vin, avec des visages enflammés et des yeux étincelants. Je ne voyais point parmi eux les nouveaux affidés, les traîtres Chvabrine et l’ouriadnik.

« Ah ! ah ! c’est Votre Seigneurie, dit Pougatcheff en me voyant. Soyez le bienvenu. Honneur à vous et place au banquet ! »

Les convives se serrèrent ; je m’assis en silence au bout de la table. Mon voisin, jeune Cosaque élancé et de jolie figure, me versa une rasade d’eau-de-vie, à laquelle je ne touchai pas. J’étais occupé à considérer curieusement la réunion. Pougatcheff était assis à la place d’honneur, accoudé sur la table et appuyant sa barbe noire sur son large poing. Les traits de son visage, réguliers et agréables, n’avaient aucune expression farouche. Il s’adressait souvent à un homme d’une cinquantaine d’années, en l’appelant tantôt comte, tantôt Timoféitch, tantôt mon oncle. Tous se traitaient comme des camarades, et ne montraient aucune déférence bien marquée pour leur chef. Ils parlaient de l’assaut du matin, du succès de la révolte et de leurs prochaines opérations. Chacun se vantait de ses prouesses, exposait ses opinions et contredisait librement Pougatcheff. Et c’est dans cet étrange conseil de guerre qu’on prit la résolution de marcher sur Orenbourg, mouvement hardi et qui fut bien près d’être couronné de succès. Le départ fut arrêté pour le lendemain.

Les convives burent encore chacun une rasade, se levèrent de table, et prirent congé de Pougatcheff. Je voulais les suivre, mais Pougatcheff me dit :

« Reste là, je veux te parler. »

Nous demeurâmes en tête-à-tête.

Pendant quelques instants continua un silence mutuel. Pougatcheff me regardait fixement, en clignant de temps en temps son œil gauche avec une expression indéfinissable de ruse et de moquerie. Enfin, il partit d’un long éclat de rire, et avec une gaieté si peu feinte, que moi-même, en le regardant, je me mis à rire sans savoir pourquoi.

« Eh bien ! Votre Seigneurie, me dit-il ; avoue-le, tu as eu peur quand mes garçons t’ont jeté la corde au cou ? je crois que le ciel t’a paru de la grandeur d’une peau de mouton. Et tu te serais balancé sous la traverse sans ton domestique. J’ai reconnu à l’instant même le vieux hibou. Eh bien, aurais-tu pensé, Votre Seigneurie, que l’homme qui t’a conduit au gîte dans la steppe était le grand tsar lui-même ? »

En disant ces mots, il prit un air grave et mystérieux.

« Tu es bien coupable envers moi, reprit-il, mais je t’ai fait grâce pour ta vertu, et pour m’avoir rendu service quand j’étais forcé de me cacher de mes ennemis. Mais tu verras bien autre chose, je te comblerai de bien autres faveurs quand j’aurai recouvré mon empire. Promets-tu de me servir avec zèle ? »

La question du bandit et son impudence me semblèrent si risibles que je ne pus réprimer un sourire.

« Pourquoi ris-tu ? me demanda-t-il en fronçant le sourcil ; est-ce que tu ne crois pas que je sois le grand tsar ? réponds-moi franchement. »

Je me troublai. Reconnaître un vagabond pour empereur, je n’en étais pas capable ; cela me semblait une impardonnable lâcheté. L’appeler imposteur en face, c’était me dévouer à la mort ; et le sacrifice auquel j’étais prêt sous le gibet, en face de tout le peuple et dans la première chaleur de mon indignation, me paraissait une fanfaronnade inutile. Je ne savais que dire.

Pougatcheff attendait ma réponse dans un silence farouche. Enfin (et je me rappelle encore ce moment avec la satisfaction de moi-même) le sentiment du devoir triompha en moi de la faiblesse humaine. Je répondis à Pougatcheff :

« Écoute, je te dirai toute la vérité. Je t’en fais juge. Puis-je reconnaître en toi un tsar ? tu es un homme d’esprit ; tu verrais bien que je mens.

– Qui donc suis-je d’après toi ?

– Dieu le sait ; mais, qui que tu sois, tu joues un jeu périlleux. »

Pougatcheff me jeta un regard rapide et profond :

« Tu ne crois donc pas que je sois l’empereur Pierre ? Eh bien ! soit. Est-ce qu’il n’y a pas de réussite pour les gens hardis ? est-ce qu’anciennement Grichka Otrépieff n’a pas régné ! Pense de moi ce que tu veux, mais ne me quitte pas. Qu’est-ce que te fait l’un ou l’autre ? Qui est pope est père. Sers-moi fidèlement et je ferai de toi un feld-maréchal et un prince. Qu’en dis-tu ?

– Non, répondis-je avec fermeté ; je suis gentilhomme ; j’ai prêté serment à Sa Majesté l’impératrice ; je ne puis te servir. Si tu me veux du bien en effet, renvoie-moi à Orenbourg. »

Pougatcheff se mit à réfléchir :

« Mais si je te renvoie, dit-il, me promets-tu du moins de ne pas porter les armes contre moi ?

– Comment veux-tu que je te le promette ? répondis-je ; tu sais toi-même que cela ne dépend pas de ma volonté. Si l’on m’ordonne de marcher contre toi, il faudra me soumettre. Tu es un chef maintenant, tu veux que tes subordonnés t’obéissent. Comment puis-je refuser de servir, si l’on a besoin de mon service ? Ma tête est dans tes mains ; si tu me laisses libre, merci ; si tu me fais mourir, que Dieu te juge ; mais je t’ai dit la vérité. »

Ma franchise plut à Pougatcheff.

« Soit, dit-il en me frappant sur l’épaule ; il faut punir jusqu’au bout, ou faire grâce jusqu’au bout. Va-t’en des quatre côtés, et fais ce que bon te semble. Viens demain me dire adieu. Et maintenant va te coucher ; j’ai sommeil moi-même. »

Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit était calme et froide ; la lune et les étoiles, brillant de tout leur éclat, éclairaient la place et le gibet. Tout était tranquille et sombre dans le reste de la forteresse. Il n’y avait plus que le cabaret où se voyait de la lumière et où s’entendaient les cris des buveurs attardés. Je jetai un regard sur la maison du pope ; les portes et les volets étaient fermés ; tout y semblait parfaitement tranquille.

Je rentrai chez moi et trouvai Savéliitch qui déplorait mon absence. La nouvelle de ma liberté recouvrée le combla de joie.

« Grâces te soient rendues, Seigneur ! dit-il en faisant le signe de la croix. Nous allons quitter la forteresse demain au point du jour, et nous irons à la garde de Dieu. Je t’ai préparé quelque petite chose ; mange, mon père, et dors jusqu’au matin, tranquille comme dans la poche du Christ…

Je suivis son conseil, et, après avoir soupé de grand appétit, je m’endormis sur le plancher tout nu, aussi fatigué d’esprit que de corps.