La Fille du régiment/Acte I

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LA FILLE DU RÉGIMENT

OPÉRA-COMIQUE EN DEUX ACTES

Paroles de MM. DE SAINT-GEORGES et BAYARD

Musique de M. DONIZETTI

représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théatre Royal de l’Opéra-comique, le 11 février 1840.




PERSONNAGES. ACTEURS.
LA MARQUISE DE BERKENFIELD Mme  Boulanger.
SULPICE, sergent M. Henri.
TONIO, jeune Tyrolien M. Marié.
MARIE, jeune vivandière Mlle  Borghèse.
LA DUCHESSE DE CRAKENTORP Mme  Blanchard.
Hortensius, intendant de la Marquisexxx M. Riquier.
UN NOTAIRE M. Léon.
UN CAPORAL M. Pallianti.
Soldats français, Paysans tyroliens, Seigneurs et Dames Bavarois,
Valets de la Marquise.


La scène se passe dans le Tyrol.




ACTE PREMIER.

Le théâtre représente un site champêtre du Tyrol. À droite de l’acteur, une chaumière. À gauche, au deuxième plan, un commencement de village. Au fond, des montagnes.


Scène PREMIÈRE.

La Marquise, Hortensius, Tyroliens, Tyroliennes.

(Au lever du rideau, des Tyroliens sont en observation sur la montagne du fond. Un groupe de femmes est agenouillé devant une madone de pierre. La marquise de Berkenfield, assise dans un coin de la scène, se trouve mal de frayeur, soutenue par Hortensius, son intendant, qui lui fait respirer des sels. On entend une marche militaire qui semble s’approcher.)

INTRODUCTION.
Chœur de Tyroliens.
L’ennemi s’avance,
Amis, armons-nous !
Et, dans le silence,
Préparons nos coups.
Chœur de femmes, priant.
Sainte madone !
Douce patrone !
À tes genoux,
Chacun te prie !…
Vierge Marie,
Protège-nous !
Hortensius, à la Marquise.
Allons, allons, madame la marquise,
Remettez-vous et faites un effort !
La Marquise.
Par l’ennemi se voir ainsi surprise !
Hélas ! c’est pire que la mort !
ensemble.
Tyroliens.
L’ennemi s’avance,
Amis, armons-nous !
Et, dans le, etc.
Femme, priant.
Sainte madone !
Douce patrone
À tes genoux, etc.
Un paysan, accourant du fond.
Les Français quittent les montagnes…
Nous sommes sauvés, mes amis !
Chœur de femmes.
Enfin, la paix revient dans nos campagnes ;
Quel bonheur pour notre pays !
La marquise.
PREMIER COUPLET.
Pour une femme de mon nom,
Quel temps, hélas ! qu’un temps de guerre !
Aux grandeurs on ne pense guère…
Rien n’est sacré pour le canon !
Aussi, vraiment, je vis à peine…
Je dépéris, je le sens bien…
Jusqu’aux vapeurs, à la migraine,
L’ennemi ne respecte rien !
DEUXIÈME COUPLET.
Les Français, chacun me l’assure,
Sont aussi braves que galants…
Pour peu qu’on ait de la figure,
Ils deviennent entreprenants…
Aussi, je frémis quand j’y pense !
Hélas ! je les connais trop bien…
La beauté, les mœurs, l’innocence…
Ces gens-là ne respectent rien !
Le paysan.
Les voilà loin… que votre frayeur cesse !
Chœur.
Ils sont partis !… quelle allégresse !…
La marquise.
Puissent-ils ne plus revenir !….
Chœur général.
Allons, plus d’alarmes !
Vive le plaisir !
Le sort de leurs armes
Bientôt doit pâlir.
De la paix chérie
Goûtons la douceur.
Enfin, la patrie
Va naître au bonheur !

La marquise, aux paysans. Mes amis, mes chers amis… entourez-moi… ne m’abandonnez pas… J’ai les nerfs dans un état… car, enfin, si c’était une fausse manœuvre, s’ils revenaient sur leurs pas… ces soldats… ces terribles Français !…

Hortensius. Aussi, qui diable pouvait penser qu’après avoir séjourné deux mois sur la frontière, ils allaient se mettre en marche, juste le jour où madame la marquise quittait son château pour passer en Autriche…

La marquise. Que faire ?… que devenir ?… Continuer ma route… je n’ose pas… Hortensius, j’ai eu grand tort de partir… de céder à vos conseils… mais vous trembliez tant !…

Hortensius. C’est que la peur de madame m’avait gagné…

La marquise. Oh ! moi, une femme… c’est permis… et quand on a déjà été victime de la guerre…

Les paysans. Vous ?…

Hortensius, avec un soupir. Oui, mes amis… oui… madame la marquise a été victime… il y a longtemps…

La marquise. Dans cette panique de Méran, qui mit tous nos villages en fuite… un affreux malheur…

Tous. Quoi donc ?…

Hortensius, bas aux paysans. Silence ! ne lui parlez pas de ça… elle se révanouirait… ça ne manque jamais !…

La marquise. Et lorsque je songe à quoi je suis exposée aujourd’hui !… moi, la dernière des Berkenfield… si j’allais rencontrer ce régiment !…

Hortensius. Je serais là pour vous défendre, pour vous protéger…

La marquise. Soit ! mais avant de prendre un parti, assurez-vous s’il n’y a plus de danger… Je vous attends là, dans cette chaumière… et surtout, veillez bien sur ma voiture… et quand je pense que mon or, mes bijoux, tout est là exposé, comme moi, au pillage… Allez, Hortensius, et surtout ne me laissez pas trop longtemps seule…

Hortensius. Non, madame la marquise !…

La marquise, aux paysans. Mes amis, je ne vous quitte pas… Je vous confie mon honneur.

(Elle entre avec eux dans la chaumière.)


Scène II.

Hortensius, puis Sulpice.

Hortensius, seul. Quelle position pour un intendant calme et pacifique ! se voir tout à coup transporté au sein des horreurs de la guerre !… Je ne sais pas si c’est de froid, mais je tremble horriblement… Allons, allons… du cœur… on est homme, que diable !… et si je me trouvais face à face avec un de ces enragés de Français, je lui dirais… je lui dirais… (Il se retourne et aperçoit Sulpice qui entre.) Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer !…

Sulpice, entrant sans le voir. Ont-ils des jambes, ces gaillards là !… les voilà qui se sauvent dans leurs montagnes, comme si nous allions à la chasse aux chamois… (Apercevant Hortensius.) Ah ! ils ont oublié celui-là !…

Hortensius, saluant de loin. Monsieur l’officier…

Sulpice. Avance à l’ordre, fantassin… Qu’est-ce que tu fais ici ?…

Hortensius, tremblant. Moi ?… rien !… je passais par hasard !…

Sulpice. Eh mais ! on dirait que tu as le frisson !…

Hortensius. Au contraire… j’étouffe… je suis tout en eau !…

Sulpice. Ah ça ! il n’y a donc que des poltrons dans ce pays-ci ?…

Hortensius, vivement. Je n’en suis pas du pays… Je voyage avec ma maîtresse… une grande et noble dame qui va partir, si vous le permettez !…

Sulpice. Son âge ?…

Hortensius. Cinquante ans !…

Sulpice. Accordé.

Hortensius. Merci, mon officier !…

Sulpice, vivement. Sergent !… À propos, fais-moi donc le plaisir de dire à tous ces trembleurs-là, qu’ils peuvent montrer leurs oreilles… Nous venons mettre la paix partout… protéger les hommes, quand ils vont au pas… et les femmes, quand elles sont jolies…

Hortensius. Oui, mon officier !…

Sulpice. Sergent !… Et quant à ceux qui s’embusquent dans leurs bois, dans leurs montagnes, pour continuer la guerre, puisqu’ils ne veulent pas être Bavarois… ils n’ont qu’à se faire Français… C’est dans la proclamation… à ce qu’on m’a dit… car je ne l’ai pas lue… et pour cause… Allons ! volte-face, et bon voyage !…

Hortensius. Merci, mon officier !…

Sulpice, brusquement. Sergent !…

Hortensius, à part, étonné. Ah ça ! pourquoi diable m’appelle-t-il sergent… Ce sont de braves gens, si vous voulez… mais ils ont des figures…

Sulpice. Tu dis ?…

Hortensius. Rien, mon officier… rien que de très-flatteur pour vous… Je cours prévenir madame la marquise… (À part, en sortant.) Allons voir si la chaise de poste est en sûreté. (Il sort par le fond.)


Scène III.

Sulpice, puis Marie.

Sulpice, regardant à droite. Qui est-ce qui nous arrive-là ?… les camarades ! sans doute… Eh ! non, c’est Marie, notre enfant… la perle, la gloire du vingt-unième… J’espère que cette figure-là n’aurait pas fait fuir les autres !…

duo.
Sulpice, la voyant arriver.
La voilà ! la voilà… mordié qu’elle est gentille !…
Est-il heureux, le régiment
Qui possède une telle fille !…
Marie, avec transport.
Mon régiment !… j’en suis fière vraiment !
C’est lui dont l’amitié sincère
A veillé sur mes jeunes ans…
Sulpice, avec joie.
N’est-ce pas ?…
Marie.
N’est-ce pas ?…C’est lui seul qui m’a servi de père !…
Et de famille, et de parents !…
Sulpice.
N’est-ce pas ?…
Marie.
N’est-ce pas ?… Aussi, sans flatterie,
Je crois que je lui fais honneur !…
Sulpice, la montrant.
Oui, comme un ange elle est jolie !…
Marie, avec énergie.
Et comme un soldat j’ai du cœur !
Au bruit de la guerre
J’ai reçu le jour…
À tout je préfère
Le son du tambour ;
Sans crainte, à la gloire
Je marche soudain…
Patrie et victoire,
Voilà mon refrain !
Sulpice, avec orgueil.
C’est pourtant moi, je le confesse,
Qui l’élevai comme cela…
Jamais, jamais une duchesse
N’aurait de ces manières-là !
ENSEMBLE.
Marie
Au bruit de la guerre
J’ai reçu le jour !…
À tout, je préfère
Le son, etc…
Sulpice.
Au bruit de la guerre
Elle a reçu le jour !…
Et son cœur préfère
Le son, etc…
Sulpice, à Marie.
Quel beau jour, quand la Providence,
Enfant, te jeta dans nos bras !…
Quand tes cris rompaient le silence
De nos camps et de nos bivouacs !…
Marie.
Chacun de vous, en tendre père,
Sur son dos me portait gaiement !
Et j’avais, fille militaire,
Pour berceau votre fourniment !
Sulpice.
Où tu dormais paisiblement…
Marie.
Où je dormais complètement.
Tous les deux.
Au doux bruit du tambour battant !
Marie.
Mais, maintenant que je suis grande,
Comme on a la main au bonnet !
Sulpice.
C’est la consigne… on recommande,
À tous tes pères, le respect !…
Marie.
Aux jours de fête ou de ravage
On me retrouve au champ d’honneur !
Sulpice.
Aux blessés rendant le courage…
Ou serrant la main du vainqueur !
Marie.
Et puis le soir, à la cantine,
Qui vous ranime par son chant ?…
Sulpice.
Qui nous excite et nous lutine ?
Crédié ! c’est encor notre enfant !…
Marie.
Puis, au régiment, voulant faire
Mes preuves de capacité,
On m’a fait passer vivandière.
Sulpice.
Nommée à l’unanimité !…
tous les deux.
Oui, morbleu ! elle est vivandière,
je suis
Nommée à l’unanimité !
Marie, avec énergie.
Oui, je le crois, à la bataille,
S’il le fallait, je marcherais !
Sulpice.
Elle marcherait !
Marie, de même.
Oui, je braverais la mitraille,
Et comme vous je me battrais !
Sulpice.
Elle se battrait !
Marie.
On dit que l’on tient de son père,
Je tiens du mien !
Sulpice, avec joie.
Elle tient du sien !
Marie.
Comme à lui, la gloire m’est chère !
Je ne crains rien !
Sulpice.
Elle ne craint rien !
Marie.
En avant ! en avant !
C’est le cri du régiment !
tous les deux.
En avant ! en avant !
C’est le cri du régiment !
ENSEMBLE.
Marie.
Au bruit de la guerre,
J’ai reçu le jour !
À tout je préfère
Etc…
Sulpice.
Au bruit de la guerre
Elle a reçu le jour,
Et son cœur préfère
Etc…

Marie. Eh bien ! à la bonne heure, mon ancien… te voilà plus gai qu’hier !…

Sulpice. Comment, plus gai ?… Mais je le suis toujours !…

Marie. Oh ! toujours !… j’ai bien vu qu’hier on essuyait une larme… on passait sa main sur ces vieilles moustaches… ce qui est signe d’orage… Il y avait là du chagrin…

Sulpice. Un peu, c’est vrai !… j’avais le cœur serré comme le soir d’une bataille, quand on compte les amis qu’on a perdus… Je me rappelais qu’il y a douze ans, à pareil jour, je traversais ces mêmes montagnes avec de braves camarades qui n’y sont plus… De ce temps-là, vois-tu, Marie, il ne reste plus que moi… (Lui tendant la main.) Et toi !…

Marie. Comme ça, nous sommes les deux plus vieux grenadiers du régiment !…

Sulpice. Je m’y vois encore… Les Autrichiens fuyaient devant nous… la route était couverte de caissons brisés… de paysans qui demandaient grâce !… tout à coup, dans la foule, sous les pieds des chevaux, nous apercevons un enfant abandonné qui semblait nous sourire et nous tendre ses petites mains…

Marie. C’était moi !…

Sulpice. Mes amis, nous cria un vieil officier qui était à notre tête… Il est resté à Eylau celui-là !… « Mes amis, c’est le ciel qui nous donne cet enfant… il sera le nôtre… » et il t’élevait dans ses bras… nous agitions nos shakos au bout de nos fusils, en répétant : « Oui ! oui !… notre enfant… » et le régiment t’adopta… et tu fus baptisée sur le champ de bataille… où nous t’avions trouvée… et voilà comme tu es devenue la fille du vingt-unième.

Marie. La fille du régiment…

Sulpice. Élevée avec nos économies… une retenue sur la paye de chaque mois… aussi, l’éducation est soignée, quoique tu sois un peu gâtée, et que tu nous mènes comme le tambour… n’importe ! obéissance passive… ça se transmet de grenadier en grenadier… les soldats s’en vont, mais le régiment reste… et les conscrits qui nous arrivent te disent, en défilant devant toi, la main au bonnet : Bonjour, ma fille !…

Marie, faisant le même geste. Et je leur réponds : Bonjour, mon père !…

Sulpice. Au fait, tu n’en as pas d’autre !… il n’y a pas eu moyen de découvrir ton pays, ta famille, malgré la lettre amphigourique que nous avions trouvée auprès de toi, et qui a passé dans mon sac, à poste fixe…

Marie. Mon bon Sulpice !…

Sulpice. Aussi, nous remplirons à ton égard tous les devoirs de la paternité… Et quand ton cœur aura pris sa feuille de route… ton père s’assemblera en masse, et s’occupera de ton établissement.

Marie. Oh ! ça ne presse pas !…

Sulpice. Comme tu me dis ça !… Est-ce que, par hasard, les camarades auraient raison ?…

Marie, troublée. Les camarades…

Sulpice, l’examinant. Ils racontent que depuis quelque temps, tu sors seule de la cantine, que tu sembles les éviter… et qu’au dernier campement, ils ont vu quelqu’un te quitter brusquement, comme ils arrivaient… Mais ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?…

Marie. Si fait !… et je ne veux rien te cacher…

Sulpice. V’là que j’ai le frisson !…

Marie. Que veux-tu ?… on n’est pas maître des rencontres… Figure-toi, qu’un matin, je m’étais écartée du camp… je courais de rocher en rocher, pour me faire un bouquet… Voilà que j’aperçois une fleur… Oh ! la jolie fleur !… je l’ai gardée, elle est là !… toujours là… Tout à coup, mon pied glisse… je pousse un cri, et je tombe !…

Sulpice. Ah ! mon Dieu !…

Marie. Dans les bras d’un jeune homme qui se trouvait là.

Sulpice. Dans les bras d’un jeune homme !…

Marie. Mais écoute donc !

Sulpice. Une jeune fille ne doit tomber que dans les bras de son père.

Marie. Dam ! je ne pouvais pas rester en l’air, en attendant le régiment.

Sulpice. C’est juste !… Et ce jeune homme était ?…

Marie. Très-gentil.

Sulpice. J’en étais sûr… c’est toujours comme ça dans les rencontres… Mais son grade, son état, son pays ?…

Marie. Tyrolien… partisan, à ce qu’il m’a dit depuis.

Sulpice. Tu l’as donc revu ?

Marie. Est-ce que je pouvais faire autrement ? Dès que je sortais du camp pour aller aux provisions, je le trouvais sur mes pas ; le matin, le soir, il était là… me suivant, me guettant… et toujours si respectueux, le pauvre garçon… à peine s’il osait me regarder en parlant !

Sulpice, s’oubliant, En v’là un imbécile ! (Se reprenant.) Non, non… du tout, au contraire… C’est très-bien… c’est-à-dire, c’est très-mal à toi de fréquenter un ennemi… un de ces maudits tirailleurs, qui, j’en suis sûr, s’embusquent dans leurs buissons, et nous tirent au gîte comme des lapins !

Marie. Oh ! quant à lui, je répondrais bien qu’il en est incapable… il a l’air si bon, si honnête, si doux !

Sulpice. Peste ! notre fille, comme tu le défends !… Tu m’as joliment l’air de passer à l’ennemi avec armes et bagages.

Marie, tristement. Ne crains rien… c’est fini… nous nous sommes quittés, il y a deux jours. Quand le régiment s’est remis en marche, il m’a fait ses adieux… (Très-émue.) Et nous ne nous verrons plus !

Sulpice. Eh bien ! tant mieux morbleu ! Est-ce que tu es faite pour être aimée d’un étranger, d’un ennemi ?… une fille comme toi peut prétendre aux plus hauts partis. Quand on a l’honneur de posséder un père composé de quinze cents héros… d’ailleurs, tu ne dois épouser que l’un de nous… un brave du vingt-unième, c’est promis.

Marie. Oui, oui, c’est juré. Tu as raison… je m’y suis engagée… c’est bien le moins, pour reconnaître vos soins, votre affection… Et puis, est-ce que je pourrais vous quitter ? Allons, n’y pensons plus… Mais, c’est égal… c’est dommage… il était gentil, notre ennemi.

Sulpice. Qu’est-ce que j’entends là ?

Marie. Ce sont les autres qui viennent nous chercher… Je cours enlever ma cantine. (À Sulpice.) Adieu, mon père !…

Sulpice. Adieu, ma fille !…


Scène IV.

Les Mêmes, Soldats, Tonio.
Chœur, poussant Tonio.
Allons, allons, marche à l’instant !…
Tu rôdais près de notre camp !
Marie, redescendant la scène en apercevant Tonio.
Qu’ai-je vu, grand Dieu ! le voici !
chœur.
Qu’on l’entraîne !
Marie.
Qu’on l’entraîne ! Arrêtez !…

Qu’on l’entraîne ! Arrête(À Sulpice.)

Qu’on l’entraîne ! Arrêtez !… C’est lui !
Sulpice, à Marie.
Eh quoi ! c’est l’étranger qui t’aime !…
Tonio, à part, regardant Marie.
Ah ! pour mon cœur quel trouble extrême !
Marie, bas à Tonio.
Qui vous amène parmi nous ?…
Tonio, bas, avec passion.
Puis-je y chercher d’autres que vous !…
Chœur, l’entourant.
C’est un traître,
Qui, peut-être,
Vient connaître
Nos secrets…
Qu’il périsse !…
La justice
Est propice
Aux Français !
Marie, se précipitant au milieu d’eux.
Un instant, mes amis, un instant, je vous prie…
Chœur.
Non, non… pas de quartier… pour les traîtres, la mort !
Marie, avec énergie.
Quoi ! la mort à celui qui m’a sauvé la vie !…
Chœur.
Que dit-elle ?… est-il vrai ?… Ce mot change son sort.
CHANT.
Marie.
Un soir, au fond d’un précipice,
J’allais tomber, sans son secours :
Il m’a sauvée en exposant ses jours.
Voulez-vous encor qu’il périsse ?…
Le caporal.
Non, vraiment ; s’il en est ainsi,
Le camarade est notre ami !…
Tonio, tendant la main aux soldats.
(À part.)
Je le veux bien !… Car, de cette manière,
Je puis me rapprocher de celle qui m’est chère.
Sulpice.
Allons, allons… pour fêter le sauveur
De notre enfant, de notre fille !…
Buvons, trinquons, à son libérateur !
Un tour de rhum : c’est fête de famille.
(A Marie, pendant que les soldats s’apprêtent à boire.)
ENSEMBLE.
Sulpice.
Pauvre enfant, quelle ivresse
S’empare de son cœur !
Cette folle tendresse
Doit faire son malheur !
Tonio et Marie.
Quel instant plein d’ivresse !
Ah ! je sens à mon cœur,
Que sa seule tendresse
Peut faire mon bonheur !
Sulpice, à Tonio
Allons ! trinquons à la Bavière,
Qui va devenir ton pays !
Tonio, avec force.
Jamais ! jamais !… plutôt briser mon verre !…
Chœur.
Que dit-il ?…
Tonio.
Que dit-il ?… À la France ! à mes nouveaux amis !
Chœur.
À la France, à la France !… à tes nouveaux amis !
Sulpice, à Marie.
Pour que la fête
Soit complète,
Tu vas nous dire, mon enfant,
Notre ronde du régiment !
Chœur, entourant Marie.
Écoutons, écoutons le chant du régiment !
RONDE.
Marie.
PREMIER COUPLET.
Chacun le sait, chacun le dit,
Le régiment par excellence,
Le seul à qui l’on fait crédit
Dans tous les cabarets de France…
Le régiment, en tout pays,
L’effroi des amants, des maris…
Mais de la beauté bien suprême !
Il est là, morbleu !
Le voilà, corbleu !
Le beau Vingt-et-unième !
Chœur, répétant.
Le régiment, en tout pays,
L’effroi des amants, des maris…
Etc… etc…
Tonio.
Vive le Vingt-et-unième !
Marie.
DEUXIÈME COUPLET.
Il a gagné tant de combats,
Que notre empereur, on le pense,
Fera chacun de ses soldats,
À la paix, maréchal de France !
Car, c’est connu… le régiment
Le plus vainqueur, le plus charmant,
Qu’un sexe craint, et que l’autre aime,
Il est là, morbleu !
Le voilà, corbleu !
Le beau Vingt-et-unième !
Chœur, répétant.
Oui, c’est connu, le régiment
Le plus vainqueur, le plus charmant,
Etc… etc…
(On entend le tambour.)
Sulpice, aux soldats.
C’est l’instant de l’appel !… en avant !
Et ne plaisantons pas avec le règlement.
Marie et Tonio, avec joie.
Ils s’en vont !
Sulpice, à Tonio.
Ils s’en vont ! Toi, garçon… hors d’ici !…
Marie, vivement.
Il est mon prisonnier, et je réponds de lui !
Sulpice, entre eux.
Moi, je n’en réponds pas… Allons, suis-les, l’ami !
(Deux soldats font sortir Tonio par le fond.)
Chœur général.
Dès que l’appel sonne,
On doit obéir.
Le tambour résonne,
Vite, il faut courir ;
Mais, en temps de guerre,
Narguons le chagrin…
Nous ne sommes guère
Sûrs du lendemain !
(Sulpice, le Caporal et les Soldats, sortent tous avec Tonio.)

Scène V.

Marie, puis Tonio.

Marie, seule. Ils l’ont emmené… Moi, qui aurais tant voulu causer avec lui… Pauvre garçon ! s’exposer ainsi pour me voir… Qu’est-ce que j’entends là ?… (Apercevant Tonio, qui descend la montagne.) C’est lui !… ah ! mon Dieu ! comme il court !…

Tonio, accourant. Me v’là, mam’zelle… me v’là !…

Marie. Comment, c’est vous ?… Moi, qui croyais…

Tonio. Que je les suivrais !… J’en ai eu l’air… mais, au détour du bois, à deux pas d’ici, j’ai disparu avant qu’ils aient tourné la tête. Nous sommes agiles, voyez-vous, mam’zelle, dans ce pays-ci… d’autant plus, que je n’ai pas risqué de me faire tuer par vos Français, pour venir faire la conversation avec eux… Ils ne sont déjà pas si aimables… le vieux surtout, qui vous a une figure que je ne peux pas souffrir…

Marie. C’est mon père !…

Tonio. Le vieux ?… Alors, je me trompais… c’est le petit qui était là…

Marie, souriant. C’est encore mon père !

Tonio, stupéfait. Ah bah !… Alors c’est les autres…

Marie. C’est toujours mon père…

Tonio. Ah ça ! vous en avez donc un régiment ?

Marie. Juste !… le régiment… mon père adoptif… je leur dois un état, une éducation soignée… Il n’y pas une fille plus heureuse que moi !…

Tonio. Vrai ?… Oh alors, mam’zelle, ce sont de braves gens… et je vais les aimer à votre intention… Mais c’est égal… sans vous, tout à l’heure…

Marie. Mais aussi, pourquoi veniez-vous aussi près de notre camp… puisque nous nous étions dit adieu… puisque nous ne devions plus nous revoir…

Tonio. Hélas ! mam’zelle… je le croyais… je le voulais même… car enfin, vous êtes Française, je suis Tyrolien… Mais hier, quand j’ai entendu votre régiment se mettre en marche… quand j’ai pensé que vous quittiez le pays… peut-être pour toujours… je n’y ai pas tenu… je me suis sauvé… j’ai couru sur vos traces… et me voilà !…

Marie. Mais enfin, M. Tonio… qu’est-ce que vous me voulez ?… qu’est-ce que vous venez faire ici ?

Tonio. Je viens vous dire que je vous aime… que je n’aimerai jamais que vous… et que je mourrais plutôt que de vous oublier ou de vous perdre…

duo
Marie, à Tonio.
Quoi ! vous m’aimiez ?…
Tonio.
Quoi ! vous m’aimiez ?… Si je vous aime !…
Écoutez !… écoutez !… et jugez vous-même.
Marie, souriant.
Voyons, écoutons !
Écoutons et jugeons !…
Tonio.
Depuis l’instant où, dans mes bras,
Je vous reçus toute tremblante,
Votre image douce et charmante,
Nuit et jour, s’attache à mes pas…
Marie.
Mais, monsieur, c’est de la mémoire,
De la mémoire… et voilà tout…
Tonio.
Attendez… attendez… vous n’êtes pas au bout !
À mes aveux vous allez croire !…
Marie.
Voyons, écoutons !
Écoutons et jugeons !
Tonio.
Le beau pays de mon enfance,
Les amis que je chérissais…
Ah ! pour vous, je le sens d’avance,
Sans peine je les quitterais !…
Marie.
Mais une telle indifférence
Est très-coupable assurément !
Tonio, avec feu.
Et puis enfin, de votre absence,
Ne pouvant vaincre le tourment
J’ai bravé jusque dans ce camp,
Le coup d’une balle ennemie…
Marie.
Ah ! je le sais… et c’est affreux…
Quand on aime les gens pour eux,
L’on conserve son existence…
ENSEMBLE
Tonio, à part.
À cet aveu si tendre,
Non, son cœur, en ce jour,
Ne sait pas se défendre,
Car c’est là de l’amour !
Marie, à part.
De cet aveu si tendre,
Non, mon cœur en ce jour,
Ne sait pas se défendre,
Car c’est là de l’amour !
Tonio, à Marie.
Vous voyez bien que je vous aime !
Mais j’aime seul…
Marie.
Mais j’aime seul… Jugez vous-même !
Tonio.
Voyons, écoutons !
Écoutons, et jugeons !
Marie.
Longtemps coquette, heureuse et vive,
Je riais d’un adorateur…
Maintenant, mon âme pensive
Sent qu’il est un autre bonheur !
Tonio, avec joie.
Très-bien ! très-bien !
Marie.
Très-bien ! très-bien ! J’aimais la guerre,
Je détestais nos ennemis…
Mais, à présent, je suis sincère,
(Le regardant.)
Pour l’un d’eux, hélas ! je frémis !
Tonio.
De mieux en mieux.
Marie.
De mieux en mieux. Et du jour plein d’alarmes,
Où, ranimant mes sens au parfum d’une fleur,
Je la sentis humide de vos larmes…
Tonio.
Eh bien ?…
Marie, baissant les yeux.
Eh bien ?… La douce fleur, trésor rempli de charmes,
Depuis ce jour n’a pas quitté mon cœur.
ENSEMBLE.
Tonio.
De cet aveu si tendre,
Non, son cœur, en ce jour, etc.
Marie.
De cet aveu si tendre,
Non, son cœur, en ce jour.
Tonio.
Oui, je t’aime, Marie…
Je t’aime, et pour toujours !
Plutôt perdre la vie
Que perdre nos amours !
ENSEMBLE.
Marie.
Sur le cœur de Marie,
Tonio, compte toujours !…
Plutôt perdre la vie
Que perdre nos amours !
Tonio.
Oui, je t’aime, Marie,
Je t’aime, et pour toujours !…
Plutôt perdre la vie
Que perdre nos amours !

Scène VI.

Les Mêmes, Sulpice.

Sulpice, les surprenant au moment où Tonio embrasse Marie. Ah ! mille z’yeux !… qu’est-ce que je vois là… encore le Tyrolien !…

Marie. Sulpice !…

Tonio. Ne faites pas attention, mam’zelle… puisque je vous aime… puisque vous m’aimez !

Sulpice, prenant Tonio par le bras. C’est ça… ne vous dérangez pas… on a le temps !

Marie. Eh bien ! quand tu gronderas… ce pauvre garçon ne faisait rien de mal, au contraire…

Sulpice, entre eux. Excusez… un baiser !…

Marie, naïvement. Rien qu’un !…

Sulpice. Que ça ?…

Tonio, s’avançant. Alors, je vas en prendre un autre !…

Sulpice, l’arrêtant. Demi-tour à droite, conscrit !

Tonio. Mais, monsieur le soldat, puisque je l’aime…

Sulpice. Et qu’est-ce qui te l’a permis ?…

Tonio. Mais c’est elle !…

Sulpice. Elle ! ça ne se peut pas, morbleu ! Marie ne peut permettre de l’aimer qu’à un des nôtres… à un brave du vingt-unième, c’est convenu… elle me l’a juré encore tout à l’heure, à moi-même, en personne… il n’y a pas à en revenir !…

Tonio. Comment, mam’zelle… il serait vrai ?

Marie. Oui, Tonio… j’ai promis de n’épouser qu’un des nôtres, si je me mariais jamais… mais rassurez-vous… je ne me marierai pas… j’y suis décidée… je resterai libre… et comme ça, personne n’aura rien à me reprocher… ni le droit de me rendre malheureuse !…

Tonio. Du tout, mam’zelle… vous vous marierez… et avec moi, encore !…

Sulpice. Suffit assez causé !

Tonio, courant à elle. Oh ! vous ne me ferez pas peur, vous !… Laissez donc, mam’zelle… il a beau dire, si vous m’aimez, il n’est pas votre père à lui tout seul… et si les autres me donnent leur consentement… il sera bien obligé d’en passer par là… Adieu ! je ne vous dis que ça !… (Il sort.)


Scène VII.

Sulpice, Marie.

Sulpice. En v’là, un audacieux !… me braver en face… moi, Sulpice Pingot, dit le Grognard… que sa majesté l’Empereur et roi a décoré du grade éminent de sergent, sur le champ de bataille.

Marie. En tout cas ce n’est pas pour ton amabilité…

Sulpice. On ne donne pas de chevrons pour ça !… mais quant à ce maudit Tyrolien, qui veut t’enlever à ton régiment, à tes amis… s’il rôde encore par ici… arrêté comme partisan, et fusillé incontinent !…

Marie. Quelle horreur !… c’est affreux, ce que tu me dis là… c’est d’un mauvais cœur… d’un méchant soldat…

Sulpice. Un méchant soldat !…

Marie. Oui, morbleu !… d’un envieux… d’un tyran… et si le régiment pense comme toi… eh bien ! je te quitterai, je vous quitterai tous… et sans regret encore… car enfin, je suis libre, moi !…

Sulpice. Ça n’est pas vrai !…

Marie. Je suis ma maîtresse !…

Sulpice. C’est ce que nous verrons !

Marie. Eh bien ! tu le verras ! je m’en irai… je changerai de régiment… Il n’en manque pas dans l’armée, Dieu merci !… Et je suis sûre que du moins, j’y trouverai des camarades plus aimables, et surtout plus généreux que toi !…

Sulpice, la rappelant. Marie ! Marie !… (Avec colère.) Donnez donc de l’éducation à vos enfants !… Mille z’yeux ! une fille que nous avons élevée, qui nous appartient !… elle nous quitterait, l’ingrate !… Ah ! bien oui, si elle croit qu’on change de père comme ça !…


Scène VIII.

Sulpice, La Marquise, Hortensius.

Hortensius, montrant Sulpice à la Marquise. Voilà l’officier français en question… N’ayez pas peur… Il est fort laid, mais très-aimable !…

La Marquise, tremblant. Vous en êtes sûr, Hortensius… Rien que l’habit me fait mal aux nerfs !…

Sulpice, à lui-même. C’est pourtant ce blanc-bec-là qui lui tourne la tête, qui lui fait manquer de respect aux anciens… Mais, au fait, c’est un insurgé ; je le fais arrêter, je l’envoie à Inspruck, et dans les vingt-quatre heures, fusillé !…

La Marquise, effrayée. Ah ! mon Dieu !…

Hortensius, de même, à la Marquise. Il a dit : Fusillé !… (Présentant la marquise à Sulpice.) C’est madame la marquise qui demande à vous parler.

Sulpice. Ah ! c’est madame… (À part.) Ils ont de drôles de têtes dans ce pays-ci !

La Marquise. Oui, monsieur le capitaine !…

Sulpice. Merci ! (À part.) Ils me font monter en grade diablement vite, ces gens-là…

Hortensius. Voici ce que c’est, madame la…

Sulpice, prenant le milieu. Silence dans les rangs !… Madame se faisait l’honneur de me dire…

La Marquise. Monsieur le capitaine…

Sulpice, à part. Elle y tient ! (Haut.) Allez toujours… il n’y a pas de mal, au contraire !…

La Marquise. J’allais partir pour continuer ma route…

Hortensius. Madame la marquise ne faisait que passer…

Sulpice. Silence dans les rangs !

La Marquise. Renonçant à mon voyage, je voulais retourner dans mon château, où l’on est soumis à la Bavière et à la France… mais nos montagnes sont remplies de soldats… et j’ai peur !

Sulpice. Vous êtes bien bonne, madame la marquise !

Hortensius. Vous êtes tous des braves ! on ne craint rien de vous… Mais quelquefois !…

Sulpice. Silence dans les… (À part.) Il est très-bavard, le vieux.

Hortensius, à part. Diable d’homme ! pas moyen de placer un mot !…

La Marquise. J’ai donc pensé que les Français, étant aussi galants que braves, vous ne refuseriez pas de me faire protéger, par quelques-uns de vos soldats, jusqu’à mon château.

Sulpice. À combien d’ici ?

La Marquise. Une petite lieue, tout au plus… De cette montagne, on peut apercevoir les tours de Berkenfield.

Sulpice, étonné. De Ber…

Hortensius. Kenfield !…

Sulpice, surpris. Permettez, madame la marquise… votre château, vous le nommez ?

La Marquise. Eh ! mais, du même nom que moi !

Sulpice, avec éclat. Vous ! sacrebleu ! il se pourrait !… Ah ! pardon, c’est que ce nom-là… Il y a des choses qui coupent la respiration… Ber…

Hortensius. Berkenfield ! C’est un beau nom !…

Sulpice. Eh ! que le diable l’emporte !… Je n’ai jamais pu le prononcer de ma vie… Mais je l’ai bien retenu… C’est donc un nom, un château. Voilà ce qu’on ne pouvait pas deviner… D’ailleurs, comment supposer !…

La Marquise. Que voulez-vous dire ?

Sulpice, à lui-même. Et puis, quel rapport entre ce nom-là et celui de Robert !

La Marquise. Plaît-il ? le capitaine Robert ?…

Sulpice. Capitaine, c’est possible ! un Français !… vous l’avez connu ?

La Marquise, vivement. Beaucoup, monsieur !… (Se reprenant.) C’est-à-dire, non pas moi… mais une personne de ma famille !…

Sulpice. Une cousine… une tante… une sœur ?

La Marquise, vivement. Ma sœur… oui, monsieur… c’était ma sœur !

Sulpice. Et cette sœur, elle existe encore ?…

La Marquise. Elle n’existe plus !… Mais de son mariage avec ce Français, il naquit un enfant…

Sulpice, vivement. Une fille !…

La Marquise. Comment savez-vous ?… En effet, une pauvre enfant que le capitaine m’adressait avant de mourir… Il y a de cela douze ans… mais le vieux serviteur à qui elle fut confiée, surpris dans la panique de Méran, y perdit la vie… Et la seule héritière de ma fortune et de mon nom…

Sulpice. Votre nièce ?

Hortensius. Qui serait baronne aujourd’hui…

La Marquise. Perdue, abandonnée, écrasée dans la foule… morte, la pauvre enfant !

Sulpice. Sauvée !… sauvée, madame de Krikenfield ! sauvée ! grâce à nous !…

La Marquise. Il se pourrait !… Ah ! mon Dieu ! monsieur, soutenez-moi !…

Sulpice. Mille tonnerres !… c’est que j’ai de la peine à me soutenir moi-même.

Hortensius, passant à la Marquise. Et vous êtes sûr ?…

Sulpice. Sauvée, vous dis-je ! par de braves gens, qui n’ont pas demandé si elle était française ou ennemie… qui l’ont élevée, nourrie, soignée, la pauvre petite !…

La Marquise. Vous la connaissez donc ?

Sulpice. Si je la connais !…

Hortensius. Elle est loin d’ici ?

Sulpice. À deux pas !…

La Marquise. Ah ! monsieur ! rendez-moi ma nièce, mon enfant… Conduisez-moi près d’elle… Car vous avez la preuve, n’est-ce pas ?

Sulpice. La preuve ! (Allant ouvrir son sac.) Elle est là, dans mon sac… Une lettre que je n’ai jamais pu lire… Mais, les autres, les savants prétendent qu’avec ça, l’on ne doutera pas de ce qu’est notre Marie…

La Marquise, le suivant. Marie !… Il l’appelle Marie !… Mais encore un mot, monsieur… Cette enfant est-elle digne de moi… de son nom… du nom de Berkenfield ?…

Sulpice, cherchant toujours. De Berkel… Je crois bien !…

La Marquise. Elle a été élevée…

Sulpice. Parfaitement ; je m’en flatte !

Hortensius. Dans des principes…

Sulpice. Solides. Des vertus… et un ton excellent !

Marie, paraissant au fond. Ah ! corbleu ! ont-ils soif, ces gaillards-là !


Scène IX.

Les Mêmes, Marie.

Sulpice, à part. La voilà !

Hortensius, qui a entendu Marie. Comme ça jure, ces femmes-là !

Marie, s’approchant de Sulpice, qui lui tourne le dos. Il me boude ! mais, au fait, c’est un ancien, c’est à moi de faire les avances… (Lui tendant la main.) Sulpice… mon ami…

Sulpice, froidement. Plaît-il ?…

Marie. Allons, faisons la paix !… Tu sais si je vous aime tous, et si Marie voudrait jamais vous quitter…

La Marquise. Marie, dit-elle… Marie… ce serait…

Hortensius, à part. Cette fille-là, une baronne !…

La Marquise, bas à Sulpice. La lettre, monsieur… la lettre !

Sulpice. La voilà. (La Marquise la lit des yeux.)

Marie Eh bien ! tu m’en veux encore… tu détournes les yeux…

Sulpice. Non, mon enfant… non, je ne t’en veux pas… Mais tu seras toujours une bonne fille… tu ne nous oublieras pas…

Marie. Vous oublier ! moi, mes seuls amis ! ma seule famille !…

Sulpice. Ta famille… tu en as une autre, Marie… une grande, bien noble, bien riche.

Marie. Comment ! j’aurais encore des parents… des vrais parents ?… Ah ! ne te fâche pas, mais cette idée-là, vois-tu… c’est malgré soi… ça fait plaisir !…

La Marquise, à Sulpice. J’ai tout lu, monsieur… Cette lettre est bien du capitaine Robert.

Marie. Qu’est-ce que dit donc cette dame ?

Sulpice. Elle dit… elle dit, mon enfant… que tu es sa nièce, et que voilà ta tante !… (Il la pousse dans tes bras de la Marquise.)

Marie Ma tante vous êtes ma tante !… Ah ! sacrebleu ! j’en suis bien aise ?…

La Marquise. Ah ! mon Dieu ! elle jure…

Hortensius, à part. Ô ciel ! quelle éducation !…

Sulpice. Oui, madame la marquise… Marie, notre enfant, que nous avons adoptée au milieu de la bagarre… Le moyen de retrouver sa famille, avec ça… En attendant, elle était orpheline, abandonnée… Il lui fallait un protecteur, un père… et nous étions là…

La Marquise. C’est bien ! vous êtes de braves gens, vous et vos camarades… Je ne l’oublierai pas.

Marie. Je vas vous présenter mon père… le régiment tout entier… (Montrant Sulpice.) En voilà déjà un échantillon… hein…? il est gentil… (Tirant ses moustaches.) Un peu grognard, pourtant !…

La Marquise. Certainement… ils auront des marques de ma reconnaissance… plus tard… (Bas à Hortensius.) Il faut l’enlever à ces gens-là !…

Hortensius, de même. Le plus vite possible !…

La Marquise. Hortensius, demandez des chevaux à l’instant… il me tarde d’emmener ma nièce dans le château de ses ancêtres…

Marie. Comment ! au château !… et mes camarades… et ma cantine ?…

La Marquise. Il ne s’agit plus de cela, mon enfant… il faut que vous repreniez désormais le titre et le rang qui vous conviennent… et vous allez me suivre à l’instant…

Hortensius. Sans doute !…

Marie. Vous suivre !… les abandonner… mes amis… mes bienfaiteurs !…

La Marquise. Je le désire… et au besoin, je le veux !…

Marie. Et de quel droit, donc, Madame ?…

La Marquise, avec émotion. De celui que votre malheureux père m’a donné sur vous en mourant !…

Marie. Mon père !…

La Marquise. Lisez ce qu’il m’écrivait… et songez-y, Marie, un pareil vœu doit être sacré… (Elle lui donne la lettre.)

Marie, lisant. « Madame, demain on se bat… demain, peut-être, je ne serai plus… je remets en vos mains ma fille, qui n’a que vous au monde pour soutien… puisse-t-elle vous payer, en vous obéissant comme la plus tendre fille, de toutes les bontés que vous avez eues pour moi… puisse-t-elle un jour être digne de sa famille… et vous faire oublier les torts de son père, qui la bénit… Robert. » (Attendrie, à la Marquise.) Ah ! Madame…

Sulpice, ému, à Marie. Allons ! du courage… il le faut !

Marie. Eh bien oui… je partirai… mais vous viendrez tous avec moi… tous !…

Hortensius. Miséricorde… un régiment !…

La Marquise. Oui, plus tard, nous verrons… venez, ma nièce…

Marie. Oh ! non… je ne m’éloigne pas ainsi… je veux les revoir… leur faire mes adieux… mais en ce moment… je n’en aurais ni le courage… ni la force !… (Sulpice va au fond parler à un tambour, qui parait.)

La Marquise. Venez, mon enfant… venez… là, un instant, dans cette chaumière…

Sulpice. En attendant le retour des camarades… et tandis que le vieux ira commander les chevaux de Madame…

La Marquise. Hâtez-vous, Hortensius !…

Sulpice. Hâte-toi, Hortensius !…

Hortensius, à part. Eh bien ! à la bonne heure… il ne m’appelle plus sergent !… (Marie et Sulpice rentrent dans la chaumière, Hortensius sort du côté opposé.)


Scène X.

Les Soldats, accourant de tous côtés au bruit du tambour, dont on entend un roulement prolongé.
FINALE.
Chœur, très joyeux.
Rantanplan ! rantanplan !
Quand le son charmant
Du tambour bruyant
Nous appelle au régiment,
Chaque cœur, à l’instant,
D’un doux battement,
À ce roulement
Fait un accompagnement,
Rantanplan ! rantanplan !
Plan !
Vive la guerre et ses alarmes !
Et la victoire et les combats !
Vive la mort, quand sous les armes
On la trouve en braves soldats !
Chœur.
Rantanplan ! rantanplan !
Quand le son charmant, etc.
Le Caporal, regardant au fond.

Qui nous arrive là ?… eh ! c’est le jeune paysan de ce matin… une nouvelle recrue… un nouveau soldat !…


Scène XI.

Les Mêmes, Tonio, avec la cocarde française à son bonnet.
CAVATINE.
Tonio.
Ah ! mes amis, quel jour de fête !
Je vais marcher sous vos drapeaux.
L’amour qui m’a tourné la tête,
Désormais me rend un héros.
Oui, celle pour qui je soupire,
À mes vœux a daigné sourire
Et ce doux espoir de bonheur
Trouble ma raison et mon cœur !
Chœur, montrant Tonio.
Le camarade est amoureux !
Tonio.
Et c’est en vous seuls que j’espère.
Chœur.
Quoi ! c’est notre enfant que tu veux !
Tonio.
Donnez-la-moi, Messieurs son père.
Chœur.
Non pas… elle est promise à notre régiment !
Tonio.
Mais j’en suis, puisqu’en cet instant
Je viens de m’engager, pour cela seulement !
Chœur.
Tant pis pour toi !
Tonio.
Mais votre fille m’aime !
Chœur.
Se pourrait-il !… quoi ! notre enfant !
Tonio, avec passion.
Elle m’aime, vous dis-je… ici, j’en fais serment !
(Les soldats se consultent entre eux.)
Chœur.
Que dire et que faire ?
Puisqu’il a su plaire,
Faut-il en bon père
Ici consentir ?
Mais pourtant j’enrage,
Car c’est grand dommage
De l’unir avec
Un pareil blanc-bec !
Tonio.
Eh bien ?
Chœur.
Eh bien ? Si tu dis vrai, son père, en ce moment,
(Avec solennité.)
Te promet son consentement…
Tonio, avec transport.
Pour mon âme
Quel destin !
J’ai sa flamme,
J’ai sa main !
Jour prospère !
Me voici
Militaire
Et mari !
ENSEMBLE.
Chœur.
Puisqu’il a su plaire,
Il faut en bon père
Ici consentir, etc.
Tonio
Pour mon âme
Quel destin !
J’ai sa flamme, etc.

Scène XII.

Les Mêmes, Sulpice et Marie, sortant de la chaumière.
Tonio, à Sulpice.
Elle est à moi !… son père me la donne !…
Sulpice, avec humeur.
Elle ne peut être à personne !
Qu’à sa tante, qui va l’emmener de ces lieux !
Chœur.
Emmener notre enfant ! que dit-il donc, grands dieux !
Tonio.
L’emmener loin de moi !… mais c’est un rêve affreux !
Marie, se rapprochant des soldats.
romance
PREMIER COUPLET.
Il faut partir !
Il faut, mes bons compagnons d’armes,
Désormais, loin de vous m’enfuir !
Mais par pitié cachez-moi bien vos larmes,
Vos regrets pour mon cœur, hélas ! ont trop de charmes !
Il faut partir !
DEUXIÈME COUPLET.
Il faut partir !
Adieu ! vous que, dès mon enfance,
Sans peine, j’appris à chérir,
Vous, dont j’ai partagé les plaisirs, la souffrance,
Au lieu d’un vrai bonheur, on m’offre l’opulence,
Il faut partir !
Tonio, à Marie.
Eh bien ! si vous partez, je vous suis…
Sulpice.
Eh bien ! si vous partez, je vous suis… Non, vraiment !
N’es-tu pas engagé !…
Marie.
N’es-tu pas engagé !… Tonio !
Tonio.
N’es-tu pas engagé !… Tonio ! Chère Marie !
Marie.
Ce coup manquait à mon tourment…
Le perdre !… quand à lui je pouvais être unie !
Chœur.
Ô douleur ! ô surprise !
Elle quitte ces lieux !…
Au diable ! la marquise
Qui l’enlève à nos vœux !
Aux combats, à la guerre,
Près de nous, cette enfant
Est l’ange tutélaire
De notre régiment !
Tonio et Marie, à part.
Plus d’avenir ! plus d’espérance !
Mon bonheur n’a duré qu’un jour !
Que faire, hélas ! de l’existence,
Quand on perd son unique amour !

Scène XIII.

Les Mêmes, La Marquise, sortant de la chaumière.
La Marquise, à Marie.
Suis-moi ! suis-moi… quittons ces lieux !
Marie, aux soldats.
Mes chers amis, recevez mes adieux !
Ta main, Pierre !… Jacques, la tienne !
Et toi, mon vieux Thomas !
Et toi, mon brave Étienne
Qui tout enfant, me portais dans tes bras…
Embrasse-moi, Sulpice !
La Marquise, avec indignation.
Ah ! quelle horreur, ma nièce !
Marie.
Ils ont pris soin de ma jeunesse…
De ces braves je suis l’enfant !
Chœur.
C’est la fille du régiment !
Sulpice, aux soldats.
Allons, enfants, assez de larmes !…
Pour votre fille portez armes !
Et puis, en route, à la grâce de Dieu !
Marie, entraînée par la Marquise.
Adieu ! adieu ! adieu ! adieu !
Chœur.
Adieu ! adieu !
Tonio.
Adieu, chère Marie !… adieu !

Les tambours battent aux champs. — Les soldats présentent les armes à Marie, commandés par Sulpice qui s’essuie les yeux. — Marie, au fond du théâtre, leur fait un signe d’adieu, en pleurant, tandis que Tonio, sur le devant de la scène, rejette sa cocarde et la foule aux pieds avec désespoir. — Tableau.