La Fin d’un Roman d’aventure - Les dernières années d’Ali Bey El-Abassi (1808-1818)

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La Fin d’un Roman d’aventure - Les dernières années d’Ali Bey El-Abassi (1808-1818)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 160-181).
LA
FIN D’UN ROMAN D’AVENTURE

LES DERNIÈRES ANNÉES D’ALI BEY EL-ABBASSI
(1808-1818)

Deux hommes, à trois siècles d’intervalle, nous ont fait connaître le Maroc, et, par une coïncidence étrange, un même mystère recouvre leur destinée. Le premier était un Arabe né à Grenade vers 1495 ; il s’appelait El-Hassen ben Mohammed el-Ouzzâni. Or l’histoire a oublié ce nom pour ne retenir que celui de Jean Léon ou de Léon l’Africain que le pape Léon X lui avait donné à son baptême ; il était devenu chrétien, presque Italien, et c’est dans cette langue que fut imprimée en 1531 à Venise sa fameuse Descrittione dell’ Africa. Le second était né à Barcelone en 1766 ; il se nommait Domingo Badia. Il se trouve qu’à l’encontre du filleul du Léon X, c’est sous le nom arabe d’Ali Bey el-Abbassi qu’il a passé à la postérité, et c’est en français que cet Espagnol, devenu Arabe et presque musulman, a publié en 1814 le récit de ses voyages dédié au roi Louis XVIII.

Jean Léon, après avoir parcouru le Maroc et les autres parties du Maghreb, fut pris par des corsaires italiens qui le vendirent au pape Léon, Il vécut quelques années à Rome et, à la demande de son protecteur, il rédigea, d’après des notes manuscrites et d’après ses souvenirs, une description de l’Afrique du Nord, œuvre très remarquable, plagiée aux XVIe et XVIIe siècles par les auteurs de Théâtres du Monde ou de Cosmographies universelles et consultée encore aujourd’hui avec fruit. Jean Léon termine son livre vers 1S25, puis il disparaît de l’histoire : ses biographes supposent qu’il retourna à l’islam et dut mourir à Tunis avant 1550.

Domingo Badia avait été envoyé au Maroc par Godoy, le prince de la Paix. Sa mission aventureuse se rattachait à un projet de mainmise sur l’empire chérifien conçu très à la légère par le favori de Charles IV. Il ne dépendit pas des qualités extraordinaires dont fit preuve Domingo Badia que ce chimérique dessein ne reçût un commencement d’exécution. Revêtu d’un superbe costume musulman et se donnant pour un prince syrien, l’envoyé de Godoy avait débarqué à Tanger le 29 juin 1803, sous le nom d’Ali Bey el-Abbassi. Reçu par le sultan Moulay Sliman, il en était devenu le confident et l’ami. Un train fastueux dont Godoy faisait les frais, une prodigalité orientale, une certaine science de l’islam, mais, par-dessus tout, le plus imperturbable sang-froid lui avaient fait acquérir sur les populations indigènes une autorité et un ascendant considérables. Cependant le makhzen finit par prendre ombrage de ce pseudo-musulman dont il n’arrivait pas à percer le mystère et, par mesure préventive, le fit embarquer précipitamment à Larache, le 13 octobre 1805. Ali Bey visita alors successivement la Tripolitaine, l’Egypte, l’Arabie et la Syrie. Quand il arriva à Constantinople, en 1808, l’Europe était bouleversée, et c’est à peine si sa patrie existait encore. La trace du voyageur se perd alors au milieu des commotions politiques. Cette seconde partie de la vie d’Ali Bey est restée inconnue, et l’on peut dire qu’elle fut ignorée de ses contemporains, de ses compatriotes et quelquefois même de ses proches ; des documens inédits ont permis de la reconstituer.


I

Ali Bey se trouvait à Bayonne en mai 1808. Tout ce qu’il avait pu voir au Maroc et dans les cours d’Orient de puissance autocratique était dépassé par le pouvoir absolu de Napoléon Ier. Sur un ordre, Charles IV et son fils Ferdinand VII avaient successivement signé leur renonciation à la couronne ; une junte de commande avait prié Napoléon Ier de bien vouloir élever sur le trône d’Espagne son frère Joseph, le roi de Naples Ali Bey, habitué à toutes les révolutions de palais, aux bouleversemens les plus étranges, avait peine à croire à la réalité des événemens qu’il apprenait ou qui se déroulaient devant lui. Sur le conseil de Charles IV, son ex-souverain, il avait sollicité une audience de Napoléon, avec l’espoir de faire accepter ses offres de service pour le Maroc ; mais l’Empereur les déclina, estimant sans doute un peu compromettante l’audace de cet homme qui se disait plus maître du Maroc que le chérif régnant. Il se contenta de l’envoyer à son frère Joseph.

Ali Bey, redevenu Domingo Badia, cherchait vainement à qui s’adresser pour obtenir une récompense de ses services. Si on pouvait discuter la portée politique de sa mission, les résultats scientifiques de ses voyages étaient incontestables. Mais l’Espagne était trop bouleversée par les émeutes et l’occupation française pour faire attention à un homme dont elle eût acclamé le retour en des temps plus calmes. Le prince de la Paix, son puissant protecteur, avait sombré le premier dans la tourmente et Badia, loin de pouvoir se réclamer de lui, devait cacher ses anciennes relations avec le favori et son entourage. Où trouver d’ailleurs l’apparence d’un pouvoir régulier en Espagne en dehors du gouvernement que Napoléon venait d’improviser de toutes pièces à Bayonne et qui, escorté par la brigade du général Rey, s’acheminait vers Madrid ? C’est à lui que se rallia Domingo Badia ; il arriva à Madrid le 21 juillet 1808, précédant de quelques jours le roi Joseph, le ministère et la junte officielle. Perdu dans cette cour cosmopolite composée en majeure partie d’Italiens et de Français, il se sentait sans appui. Cependant, à Bayonne, Champagny s’était intéressé au voyageur et à ses travaux ; il lui avait écrit à la date du 9 juillet la lettre suivante :


Aussitôt, monsieur, que les affaires qui vous appellent à Madrid seront terminées, vous pourrez vous rendre à Paris ; il sera pourvu aux frais de votre route. Vous apporterez avec vous vos manuscrits et tous vos matériaux, et vous dirigerez à votre gré la traduction et l’impression de votre ouvrage. Tout ce que j’en ai vu me fait croire que la publication en sera utile, et je verrai avec plaisir, monsieur, que vous puissiez recueillir d’une manière honorable pour vous le fruit de vos travaux et de vos recherches.


Il était dur à l’orgueil de Domingo Badia qui, au Maroc, soulevait sur son passage l’enthousiasme des populations, de passer inaperçu, ignoré dans sa propre patrie. Aussi, avant de recourir aux bons offices de Champagny, voulut-il tenter de se faire connaître. Il rédigea, le 23 juillet 1808, une notice autobiographique intitulée : Relacion de meritos y servicios qu’il adressa au roi Joseph. Il exposait brièvement, et avec quelques infidélités de mémoire, sa carrière administrative en Espagne avant son départ pour le Maroc ; puis, arrivant au récit de ses voyages, il en racontait toutes les péripéties : les sept déserts qu’il avait traversés, les deux naufrages auxquels il avait échappé, etc. Il s’étendait sur les services qu’il avait rendus à sa patrie en toutes circonstances et en particulier dans des missions politiques du plus grand intérêt, en operaciones politicas del mayor momento ; il rappelait les liens d’amitié qui l’unissaient à trois souverains musulmans et aux principaux chefs turcs et arabes. Il prétendait que le roi Charles IV, en reconnaissance de ses services, l’avait élevé, le 16 août 1804, au grade de brigadier, mais que le brevet de sa nomination, gardé par le prince de la Paix, avait été égaré[1].

Le gouvernement du roi Joseph avait alors autre chose à faire que de s’occuper des états de services de Badia. Sous l’épouvante du désastre de Baylen, il se décidait à évacuer la capitale huit jours après y être entré. Domingo Badia resta à Madrid sans emploi et sans traitement, dans une situation très précaire, ayant à sa charge sa famille qui était sur le point de s’accroître d’un second fils. Il avait entre temps sollicité l’autorisation de se rendre à Paris pour préparer l’édition de ses ouvrages, ainsi que Champagny le lui avait demandé, mais cette permission lui avait été refusée. Enfin, le 26 septembre 1809, Badia, nommé intendant de Ségovie, fut attaché par un lien officiel au parti des afrancesados qu’il servit avec zèle, combattant avec acharnement les agissemens de la junte insurrectionnelle de Séville. Au lendemain de la défuite des Espagnols à Ocana (19 novembre 1809), il faisait afficher sur les murs de Ségovie une proclamation où se lisait cette phrase ironique : Tales son los triunfos que la junta de Sevilla prépara a sus desgraciados defensores. Elle se terminait par cette objurgation cicéronienne : Hasta quando, Españoles, prodigareis vuestras vidas en defensa de quatro hombres fanaticos o perversos que sacrifican la España a sus pasiones ?

Nul ne soupçonnait à Ségovie l’origine catalane du nouvel intendant aux manières orientales ; on savait confusément qu’il était circoncis ; le peuple le croyait juif ou musulman ; enfin cet afrancesado passait pour un franc-maçon et un impie. Mal secondé par la force armée, en butte à l’hostilité populaire, Domingo Badia rencontra de grandes difficultés dans l’accomplissement de ses fonctions, dont la principale était alors la concentration des approvisionnemens nécessaires aux troupes françaises. « J’espère, écrit-il néanmoins à Champagny le 20 décembre 1809, vous servir à quelque chose comme intendant de la province de Ségovie, mais je désirerais pouvoir le faire avec plus d’énergie et plus de moyens. »

Cependant le général baron Digeon, gouverneur civil et militaire de Cordoue et de Jaen, appréciant le zèle et l’intelligence de l’intendant de Ségovie, le fit désigner, le 5 avril 1810, pour la préfecture de Cordoue. Badia occupa un peu plus d’un an ce nouveau poste, après quoi il fut rappelé à Madrid par le ministère qui, resté de fait hostile au nouveau régime, voyait d’un mauvais œil ce fonctionnaire ayant des attaches et des protecteurs français. Mis en disgrâce et même « fort maltraité, » il prit le parti de se retirer en France. Le général Digeon, le regardant comme l’homme le plus capable de donner à l’Empereur des notions exactes sur la situation si troublée de l’Espagne, l’accrédita auprès de Daru par la lettre suivante :


Cordoue, 14 juin 1811.

Monsieur le comte,

Permettez que j’aie l’honneur de recommander à Votre Excellence M. Badia Leiblic, ancien préfet de Cordoue. Quoiqu’il n’ait cessé de donner des preuves de son zèle et de son dévouement au service de l’armée, qu’il ait toujours montré le plus grand dévouement à Sa Majesté l’Empereur et au service de Sa Majesté Catholique, le ministère espagnol et ses ennemis ne lui ont point tenu compte de ses services, et on lui a ôté sa place dans le moment où il y était le plus nécessaire. Je crains même que son crime ne soit d’avoir trop bien servi l’armée et d’être dévoué h. notre cause.

Il a l’honneur d’être connu personnellement de Sa Majesté l’Empereur ; il fut chargé d’une mission diplomatique de la plus haute importance dont il rendit compte en son temps ; elle intéressait essentiellement Sa Majesté, et M. Badia, quoique Espagnol de naissance, était chargé d’une opération dont il rendait compte au ministère des Affaires extérieures qu’occupait alors le prince de Bénévent[2].

Si quelqu’un peut donner des notions exactes sur la situation des affaires civiles et politiques en Espagne, c’est M. Badia.

Je crois devoir à la vérité, au bien du service de Sa Majesté et au cas particulier que je fais de M. Badia, de prier Votre Excellence de faciliter à M. Badia le moyen de voir l’Empereur. J’ai l’honneur d’être connu de Votre Excellence depuis assez longtemps pour me flatter qu’Elle sera persuadée que je mets de côté tout esprit de parti, et que, si je n’étais pas convaincu des sentimens et des bonnes intentions de M. Badia, et assuré qu’il peut rendre les plus grands services, je ne lui demanderais pas avec instance de l’honorer de son appui.

J’ai l’honneur...

Le gouverneur des provinces de Cordoue et de Jaen.

Signé : le général baron Digeon.


II

Le comte Daru ne semble pas avoir fait grand cas de la recommandation du général Digeon, car Badia n’obtint aucune audience de Napoléon et ne fut pas plus consulté sur les affaires de l’Espagne qu’il ne l’avait été autrefois à Bayonne sur celles du Maroc. On le trouve à Paris, à la fin de 1811, modestement installé, 25 quai des Grands-Augustins, et uniquement occupé de la publication de ses travaux qui, sous le titre de Voyages d’Ali Bey el-Abbassi en Afrique et en Asie, allaient être enfin édités à Paris, chez Didot, et à Londres, chez Longman. Une seule faveur officielle lui est accordée : Montalivet lui annonce, le 25 décembre 1813, que le ministère de l’Intérieur souscrira à 250 exemplaires des Voyages d’Ali Bey qui seront payés soixante francs chacun. Il rappelle l’engagement pris par l’auteur et l’éditeur de faire paraître l’ouvrage dans le courant de l’année 1814.

Entre temps, Badia fréquentait dans la colonie des réfugiés espagnols, où il retrouvait le colonel Francisco-Amoros si mêlé autrefois avec lui à l’entreprise du Maroc ; il recherchait également la société des membres de l’Institut et était en relations suivies avec Delambre, Méchain, Beautemps-Beaupré, qu’il avait connus, lors de son premier séjour à Paris en 1802, avant son départ pour l’Afrique. Causeur de grande imagination, il aimait à développer, quand il trouvait des oreilles complaisantes, des théories scientifiques un peu hasardées que le voyageur anglais Bowdich appelle « des impostures éblouissantes, » L’Institut les jugeait sans doute avec moins de sévérité ; il s’intéressait à la prochaine publication des Voyages d’Ali Bey. Le 15 novembre 1813, Badia avait présenté à la classe des sciences une notice abrégée de son exploration qu’une commission fut chargée d’examiner. Les comptes rendus manuscrits des séances de l’Institut portent à la date du 20 novembre : « M. de Rossel, au nom d’une commission, fait un rapport sur le mémoire de M. Domingo Badia, dans lequel ce savant donnait l’extrait de son voyage en Afrique et en Asie. La conclusion est qu’il y a à désirer que cet ouvrage paraisse bientôt ; en effet, on sait qu’il s’en occupe et qu’il doit former 8 volumes in-4o avec atlas[3]. »

Enfin, s’il était besoin de donner une autre preuve de la valeur scientifique des voyages de Badia, il suffirait de mentionner que la Connaissance des temps inscrivit toutes les longitudes et latitudes résultant de ses observations astronomiques, et que, pour certains pays comme pour le Maroc, ces coordonnées géographiques ont été pendant longtemps les seules que nous ayons possédées.

On doit toutefois reconnaître que Domingo Badia, entraîné par une imagination ardente, échafaudait trop facilement des théories scientifiques à propos de ses voyages. C’est ainsi qu’un Mémoire sur l’île Atlantide et sur l’existence d’une mer intérieure en Afrique ayant été lu par lui, le 4 avril 1814, devant la première classe de l’Institut, MM. Cuvier, Humboldt et Rossel, nommés commissaires, déclarèrent qu’il ne serait pas fait de rapport sur ce mémoire.

C’était alors l’âge d’or des mémoires académiques, et l’on présentait aux diverses classes de l’Institut des « observations, » des « conjectures, » des « éclaircissemens, » sur les sujets les plus baroques et dans ce style grandiloquent qui nous paraît à distance si ridicule. Entre tous ceux que le besoin de notoriété avait incités à cette douce manie, on remarquait précisément un membre de l’Institut, grand ami de Badia, nommé Claude Izouard, mais se faisant appeler plus pompeusement de Liste de Sales. Claude Izouard, qui avait appartenu à la classe de morale, s’était réfugié, depuis la suppression de cette classe, dans celle d’histoire et de littérature anciennes ; il s’était pris pour le pseudo-Ali Bey d’un enthousiasme exalté. Ecrivant à l’éditeur anglais Longman pour lui recommander la publication des Voyages d’Ali Bey, il s’exprimait ainsi au sujet de son ami : « J’ai entendu moi-même, dans le corps académique dont je suis membre, les mémoires pleins d’intérêt dont on nous a fait lecture... Il règne dans ces mémoires un intérêt majeur que son génie seul pouvait imprimer à tout ce qui est sorti de sa plume. »

Sans grands titres littéraires et scientifiques, Claude Izouard, protecteur de Badia, avait été appelé à faire partie de l’Institut lors de sa fondation. Type achevé de ce que Pasquier appelait « un rabobelineur de livres, » surnommé par ses contemporains « le singe de Diderot, » il avait publié en 1769 un ouvrage rempli de réminiscences et d’idées délayées, écrit dans un style insupportable d’emphase, et qu’il avait intitulé : La Philosophie de la Nature. Ce livre circulait obscurément, quand il fut dénoncé au Parlement qui, avec une rigueur inexplicable, condamna son auteur au bannissement perpétuel, sentence dont celui-ci appela et qui ne fut pas exécutée. Ce fut au retentissement immense qu’eut ce commencement de persécution, et nullement à son mérite, que Claude Izouard dut sa célébrité momentanée. Pour justifier et entretenir sa renommée, il crut nécessaire de surcharger d’une centaine de volumes la littérature de son siècle et d’infliger à ses confrères du « corps académique » le supplice d’innombrables et insipides mémoires, dont un « en faveur de Dieu. » On l’écoutait avec indulgence à l’Institut, à cause de son grand âge et de son extrême susceptibilité, et, comme il s’était plaint des coupures faites à ses communications dans les comptes rendus, il avait été invité à rédiger lui-même les extraits qui devaient en être publiés. De manières brusques et sauvages, affectant une grande négligence dans sa toilette, singeant Diogène après avoir singé Diderot, il vivait retiré à l’hôtel de Lorges, 95 rue de Sèvres, au milieu d’une bibliothèque de 36 000 volumes qu’il avait formée avec plus de persévérance que de discernement et sur la valeur de laquelle il se faisait les plus grandes illusions.

Quelles qu’aient été les pauses de l’amitié que le vieux et rébarbatif Claude Izouard témoignait à Badia, cette intimité tutélaire eut la conséquence la plus inattendue. Le « singe de Diderot, » âgé de soixante-douze ans, veuf depuis 1812, s’éprit d’une passion sénile pour la fille de Badia âgée de dix-huit ans et dans tout l’éclat de sa beauté andalouse[4] et catalane ; il l’épousa le 26 novembre 1814.


III

Quelques mois auparavant, en juillet, les Voyages d’Ali Bey avaient paru à la librairie Didot. Le roi Louis XVIII avait acquitté les promesses faites sous l’Empire par le comte de Montalivet à l’auteur, et celui-ci reconnaît dans une dédicace que la publication de l’ouvrage est due à la munificence royale. Cette dédicace est signée : « l’éditeur B..., » car Domingo Badia, qui gardait toujours l’espoir de retourner en pays musulman, n’avait pas voulu démasquer dans le récit de ses voyages le personnage d’Ali-Bey qu’il avait si bien joué pendant cinq ans. L’Avis de l’éditeur, qui suit la dédicace et dont il est également l’auteur, reproduit en partie la fiction qu’il avait inventée sur son nom et son origine. L’ouvrage débute à la manière musulmane, par une invocation à Dieu. Au cours de son récit, l’auteur parle toujours avec la gravité d’un croyant de ses ablutions, de ses jeûnes, de ses prières, ainsi que de ses opinions sur les points de doctrine controversés. Le pseudo-Ali Bey n’avait sans doute pas la prétention de faire accepter son bluff par le public tout entier, et, comme l’écrivait l’Eclectic Review, « l’homme et ses feintes étaient éventés dans une mesure suffisante ; » mais il jugeait prudent de ne pas dévoiler urbi et orbi tous les détails de son imposture, et l’on ne saurait lui en faire un grief, étant donné les nombreuses relations qu’il avait conservées dans le monde musulman et le désir qu’il avait de reparaître un jour en Asie et en Afrique.

Faut-il reprocher davantage à Domingo Badia d’avoir servi avec le même zèle les divers gouvernemens qui se succédèrent soit en Espagne, soit en France ? Ils furent rares, bien rares, les hommes qui, en ces temps troublés, s’isolèrent du pouvoir, « ne voulant pas que leur personne fût exposée à passer dans un jour d’une main à l’autre comme une courtisane. » Badia avait servi successivement en Espagne Charles IV et le roi Joseph. Réfugié en France, il avait recherché la protection de Napoléon. Le 8 mai 1814, il écrivit à Ferdinand VII, rentré à Madrid, pour déposer l’hommage de sa fidélité aux pieds du monarque légitime de l’Espagne ; il se défendait d’avoir jamais sollicité un emploi du roi Joseph ; s’il avait été nommé intendant de Ségovie, c’était sans l’avoir demandé, sin pedirlo. La déportation en masse des afrancesados vint le fixer sur ce qu’il fallait espérer de générosité du despote Ferdinand VII. C’est alors que Badia, renonçant définitivement à sa patrie, se tourna vers le nouveau gouvernement de la France.

Louis XVIII, on l’a vu, avait accepté la dédicace des Voyages d’Ali Bey, où l’auteur saluait le retour du Roi « que la Providence touchée des malheurs de l’humanité avait ramené sur le trône de saint Louis et de Henri IV. » Estimant que cette dédicace et l’avant-propos de l’ouvrage, par leur forme un peu mystérieuse et par la fiction qu’il avait cru devoir conserver, étaient peu propres à renseigner sur sa personne et ses antécédens, Badia rédigea une fois de plus un de ces mémoires autobiographiques où il détaillait avec complaisance tous les services qu’il avait rendus, prenant sa revanche du mystère qu’il aimait par ailleurs à entretenir sur sa personne. Ce mémoire, daté du 8 novembre 1814, est précédé de renseignemens généalogiques sur la famille Badia ; il est intitulé : « Notes sur le chevalier Badia, sa famille et celle de madame son épouse. » C’était la première fois que notre Catalan prenait du chevalier ; il justifiait ce titre par des preuves très complètes qui le rattachaient comme origine à la famille française Abadie ou Abbadie ; malheureusement, les documens avaient été déposés autrefois dans une abbaye au fond de l’Andalousie, et la notice était rédigée de souvenir. On ne peut s’empêcher de rapprocher cette généalogie espagnole de la généalogie arabe si habilement improvisée pour le personnage d’Ali Bey el-Abbassi, et l’on conserve quelques doutes sur son authencité, bien que l’auteur en « certifie et atteste la vérité sur son honneur. » Badia était inconsciemment victime d’une excessive activité de l’imagination, et la longue habitude qu’il avait contractée du déguisement physique et moral le portait à habiller un peu la vérité.

Les Cent jours vinrent interrompre les projets de Badia, décidé à solliciter une mission du gouvernement de la Restauration. Quand le calme fut rétabli, le 22 octobre 1815, il fit remettre au duc de Richelieu, ministre des Affaires étrangères, un exemplaire de ses voyages, accompagné de deux mémoires : un sur les services rendus par lui à la France dans le Levant et un autre sur la Colonisation de l’Afrique. En avril 1816, Badia, ayant lu dans les journaux la proposition faite à la Chambre des pairs par Chateaubriand pour la destruction de la piraterie barbaresque, écrivit de nouveau au duc de Richelieu ; il exposait ce qu’il y avait de chimérique dans ce projet ainsi que dans celui de l’amiral Sydney Smith qui s’était fait, au Congrès de Vienne, le protagoniste d’une croisade européenne contre la piraterie ; il insistait sur l’adoption de son plan « qui donnerait à la France les riches colonies africaines des Grecs, des Romains et des Goths, sans qu’il en coûtât une goutte de sang français. »

Un deuil prévu, et qui paraît avoir été léger, vint momentanément donner un autre cours à ses idées : le vieux Claude Izouard mourut le 23 septembre 1816, et Badia en profita pour s’installer à l’hôtel de Lorges, avec la mission facile de consoler celle qu’il appelait familièrement « la petite veuve. » Les 36 000 volumes formant la bibliothèque de Claude Izouard n’avaient pas trouvé d’acquéreur, malgré la réclame faite par celui-ci dans les dernières années de sa vie. Badia, enclin à l’exagération et majorant le prix attribué par son gendre à cette bibliothèque, y voyait déjà une grosse fortune. C’était d’ailleurs la seule laissée par le défunt, et il devenait d’autant plus urgent de la réaliser que la gêne commençait à se faire sentir dans la famille. Les démarches faites pour arriver à se défaire avantageusement de la bibliothèque d’Izouard occupèrent près d’un an l’activité de Badia. Il était lié avec Barbier, le bibliothécaire du Roi, et il espérait la lui faire acheter 100 000 francs. « Une somme de 20 000 francs en plus ou en moins, lui écrivait-il le 17 juin 1817, n’est rien aux yeux d’un prince et elle est tout pour l’existence d’une pauvre veuve... » La négociation n’aboutit pas.

Force fut à Badia dénué de ressources de s’adresser au duc de Richelieu pour obtenir une pension. Sa lettre étant restée sans réponse comme les précédentes, il renouvela sa demande (juillet 1817), s’étonnant qu’on n’eût pas examiné son projet de colonisation africaine. Faisant allusion à des services plus ou moins imaginaires qu’il aurait rendus à la France dans ses précédens voyages, il se plaignait avec amertume. « Ma famille, écrivait-il, vit dans la misère, pendant que l’État et le commerce de France jouissent journellement des millions qui sont le fruit de mes travaux et de mes services. »


IV

Il devenait manifeste que le ministre des Affaires étrangères ne voulait pas accueillir les propositions de Badia ; il estimait sans doute que son département avait à faire face à assez de difficultés, sans s’exposer aux complications qui pouvaient naître de l’ambitieuse initiative de l’aventurier catalan. Peut-être aussi conservait-on à celui-ci quelque rancune du rôle de dupe qu’il avait fait jouer autrefois à Talleyrand. On conseilla à Domingo Badia de s’adressera Molé, ministre de la Marine. Il lui écrivit, le 23 novembre 1817, rappelant une fois de plus ses voyages en Afrique et en Asie, ses fonctions administratives en Espagne sous le roi Joseph, la publication de ses travaux, ses offres de service à Ferdinand VII, etc., etc. Sa lettre se terminait ainsi :


J’attendais encore que les gouvernemens auraient profité de mes vues et de mes travaux politiques en Afrique, mais, détrompé de cette espérance et désirant profiter du peu d’années de vigueur qui me restent pour rendre au moins aux sciences un des plus grands services qu’on puisse leur rendre en faisant un voyage de découvertes au centre de l’Afrique, puisque je suis l’unique Européen qui puisse l’entreprendre avec succès, en raison des circonstances qui se réunissent en ma personne, j’ai l’honneur de soumettre à V. E. la proposition ci-jointe que je m’engage à porter à effet, si le gouvernement daigne l’accepter. Ce sera signaler l’an 1818 et le règne de Sa Majesté Louis XVIII par une opération qui fera époque dans l’histoire des sciences.

Daignez, monseigneur, protéger cette belle entreprise.


Comme on le voit par cet extrait de sa lettre, Badia renonçait au moins momentanément à ses desseins politiques et ne sollicitait plus qu’une mission ayant un caractère scientifique. Une ordonnance royale en date du 20 décembre 1817 nous fait d’ailleurs connaître le texte des propositions qu’il avait soumises au comte Molé, et il est intéressant de la reproduire in extenso parce qu’elle nous éclaire en même temps sur la nature et les conditions de la mission que le gouvernement se décidait enfin à lui confier.


LOUIS, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre,

Nous étant fait mettre sous les yeux la proposition du général Badia qui offre :

1° D’entreprendre la traversée entière de l’Afrique d’Orient en Occident,. par son centre ou sur les parallèles de dix à quinze degrés de latitude Nord ;

2° D’employer trois années à ce voyage, savoir : la première au pèlerinage de La Mecque et les deux autres à la traversée d’Afrique, en entrant par l’Abyssinie, passant par le Darfour, remontant le cours du Niger et sortant par le Sénégal ;

3° De faire donation à l’État des papiers et collections, notes, cartes et dessins recueillis dans ses voyages antérieurs et disséminés dans les diverses contrées qu’il a parcourues ;

Nous étant fait rendre compte en même temps des demandes formées par le général Hadia, tant pour lui que pour sa famille et qui se trouvent jointes à sa proposition ;

Considérant les avantages qui peuvent résulter pour les sciences en général et pour notre colonie du Sénégal en particulier du voyage projeté par le général Badia ;

Considérant surtout que l’existence qu’il a déjà eue on Afrique, le séjour qu’il y a fait, les relations qu’il y a entretenues, font de lui le seul individu peut être qui puisse l’entreprendre avec succès ;

Considérant combien il importe de ne pas laisser échapper cette occasion d’accorder aux sciences et à ceux qui les cultivent toute la protection et tout l’encouragement qu’ils ont droit d’attendre de nous ;

Vu le rapport de la commission formée par notre ministre de la Marine et signé de MM. Cuvier, Delambre et de Rossel, dans lequel ces trois savans font ressortir tous les avantages qu’il est permis d’espérer de l’entreprise du général Badia ;

Sur le rapport de notre ministre secrétaire d’État de la Marine et des Colonies.

Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

ARTICLE PREMIER. — La proposition sus-mentionnée du général Badia est acceptée aux clauses et conditions suivantes :

1° Il se mettra en route dans le courant de janvier prochain et devra être de retour au 1er janvier 1821 ;

2° Il consacrera la première année au pèlerinage de La Mecque, et les deux autres à la traversée d’Afrique, en entrant par l’Abyssinie, passant par le Darfour, remontant le cours du Niger et sortant parle Sénégal ;

3° A son retour, il soumettra les résultats de son voyage à notre ministre de la Marine, qui les portera à l’examen d’une commission formée de trois membres de l’Institut, lesquels donneront leur avis sur les notes et documens recueillis par le voyageur et s’assureront jusqu’à quel point il a rempli ses engagemens et exécuté son projet.

Art. 2. — Le fils aîné du général Badia, lieutenant d’artillerie au service d’Espagne, sera admis à notre service à son grade et dans la même arme.

Art. 3. — En cas de mort du général Badia, et pendant son voyage, il sera accordé à sa femme ou veuve, une somme annuelle de 3 000 francs, sur les fonds coloniaux, laquelle somme, en cas de mort de ladite veuve, sera réversible au fils cadet (Joseph) du général Badia et continuera d’être payée audit Joseph, sa vie durant.

Art. 4. — Il est accordé au général Badia et sur les mêmes fonds coloniaux un traitement annuel de 10 000 francs dont une année lui sera payée d’avance, au moment de son départ, et deux années lui seront comptées à Saint-Jean-d’Acre, au mois de juillet 1818, en mahboubs ou sequins d’or turcs.

Abt. 5. — Il sera fourni sur les mêmes fonds coloniaux, et avant son départ, au général Badia, les instrumens dont les noms suivent :

1° Un cercle de réflexion ;

2° Un petit sextant avec son horizon artificiel ;

3° Une lunette achromatique de trois pieds ;

4° Une lunette de deux pieds et une autre d’un pied ;

5° Un chronomètre de poche et deux montres à secondes ;

6" Une petite boussole.

Art. 6. — Au retour du général Badia et en cas de succès complet de son entreprise, nous nous réservons de faire imprimer à nos frais son voyage et de donner, tant à lui qu’à sa famille, des marques de notre munificence et de notre haute protection.

Art. 7. — Notre ministre secrétaire d’État de la Marine et des Colonies et notre secrétaire d’État de la Guerre sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution de la présente ordonnance.

Donné en notre château des Tuileries le 20 décembre de l’an de grâce 1817 et de notre règne le vingt-troisième.

Signé : Louis.

Par le Roi :

Le Ministre secrétaire d’État de la Marine et des Colonies,

Signé : Comte Molé.


Le rêve de Badia se réalisait en partie : il allait revivre cette vie arabe à laquelle il aspirait depuis dix ans ; il allait enfin redevenir Ali Bey. En des termes d’une emphase tout espagnole, il écrivit au comte Mole pour le remercier. A travers l’expression pompeuse de sa reconnaissance, on sent néanmoins percer le regret d’avoir à renoncer à ses conceptions politiques ; il ne peut s’empêcher de rappeler l’intérêt capital que son projet présentait pour la France et il insiste à nouveau pour que sa patrie adoptive veuille bien l’examiner. Quel était donc ce grand dessein qui lui tenait tant au cœur et que le duc de Richelieu avait repoussé par prétention ? Il faudrait, pour répondre avec détails à cette question, connaître le Mémoire sur la colonisation africaine où le plan devait être exposé tout au long. Ce document n’a pu être retrouvé, mais il est facile d’en rétablir le contenu d’après la correspondance de Badia. Il s’agissait d’établir la domination de la France sur le Maroc et les régences d’Alger et de Tunis, en détruisant du même coup la piraterie barbaresque. Détrôner le Chérif, renverser le dey et le bey, tout paraissait possible à l’aventureux Badia avec l’ascendant qu’il se sentait capable de reprendre sur les populations musulmanes. On jugera de l’importance qu’il attachait à cette chimérique entreprise par les divagations de sa lettre au comte Molé, dont nous respectons le style.

Monseigneur,

Votre Excellence a rouvert pour moi la carrière de la gloire en obtenant de Sa Majesté l’adoption de mon plan scientifique sur l’Afrique. Mon âme satisfaite par l’entreprise d’une opération extraordinaire, dont le résultat sera peut-être doué des plus vastes conséquences, n’ambitionne d’autre but que la réussite de cette expédition glorieuse. Oui, Monseigneur, je le jure à Votre Excellence, mon ambition reste pleinement satisfaite avec l’entreprise que Sa Majesté a daigné confier à mon zèle.

Mais, sur le moment de partir, je dois manifester à Votre Excellence et à Sa Majesté mon âme tout entière ; je dois rappeler au gouvernement qui me protège, qui fut aussi la patrie de mes ancêtres (Abbadie), mes idées politiques sur l’Afrique. La chose est d’une importance si majeure que je ne me lasse de réclamer l’attention du gouvernement sur cet intérêt du premier ordre pour l’État. Tel est l’objet des dix papiers ci-joints que je soumets à Votre Excellence pour en faire l’usage qu’elle estimera convenable. Ce n’est pas mon intérêt qui me dicte cette démarche. Si mon âme fusse capable d’une action si basse, il y a déjà onze ans que je me trouverais à la tête de l’Afrique septentrionale, ou au moins, cédant aux désirs du roi Charles IV, il y a treize ans que je serais en Europe comblé de richesses. Je n’ai pas voulu établir ma fortune sur des crimes, et la presque indigence a été la récompense de mes principes. Je pourrais citer à Votre Majesté plusieurs témoins bien marquans de ces vérités ; peut-être qu’un jour elles occuperont quelques lignes dans l’Histoire. Enfin, Monseigneur, ce n’est pas mon intérêt, c’est l’intérêt de la France, l’intérêt de l’Europe, l’intérêt de l’humanité entière, qui me dicte cette démarche.

J’espère que Votre Excellence appréciera la pureté de mon intention ; mais il faut penser qu’une fois cette occasion perdue, les siècles passeront, et peut-être il ne se présentera une autre semblable ; et nos neveux regretteront l’insouciance de leurs aïeux sur un objet de si haute importance.

Qu’on n’oppose pas le système de la légitimité si justement adopté en Europe ; le poignard est le titre légitime à Alger et au Maroc, et, si les droits de succession dussent prévaloir en Afrique, le monarque légitime du Maroc se trouve exilé au Caire et pensionné par moi-même.

Qu’on n’oppose pas non plus les intérêts croisés des puissances d’Europe et particulièrement de l’Angleterre. Si on voulait s’occuper sérieusement de cet objet que je réclame inutilement, il y a deux ans, je m’enhardis à prédire qu’un petit congrès de peu de jours aurait suffi pour s’entendre, et les ambitions partielles auraient resté satisfaites au profit même du bien général. Je ne parlerai pas du système machiavélique qui établit, en principe d’utilité, le despotisme et la piraterie barbaresque ; le temps fera justice de cette erreur politique et on regrettera l’occasion perdue pour soulager l’humanité souffrante.

Enfin, Monseigneur, je laisse entre les mains de Votre Excellence ces papiers, la priant de les garder comme une dernière effusion de mon cœur pour ma nouvelle patrie que je dois idolâtrer, puisque ma patrie naturelle, convertie en marâtre pour moi et aveuglée pour elle-même, me repousse. Je pars, mais je recevrai avec enthousiasme les ordres de Votre Excellence à Constantinople ou en Syrie.

Agréez, etc..

Signé : Général Badia.

Paris, le 4 janvier 1818.


Deux jours après cette lettre, Badia rédigeait ses dernières volontés. Son testament commençait par l’invocation suivante que n’eût pas désavouée un vrai musulman : « Au nom du Dieu tout-puissant, éternel, immense, miséricordieux. » Il recommandait surtout aux siens de protéger son plus jeune fils âgé de dix ans et estropié de naissance. Ces dispositions prises, il quitta Paris en février 1818, se rendant à Constantinople. Il avait modifié son nom arabe et se faisait appeler El-Hadj Ali Abou Othman, c’est-à-dire : le pèlerin Ali, père d’Othman. Le pèlerinage de La Mecque, qu’il avait accompli en 1807, lui donnait droit au premier qualificatif ; il avait adopté le second pour les besoins de la cause : il eût été, en effet, aussi invraisemblable que contraire à la loi islamique qu’un musulman de son âge, — il avait cinquante ans, — fût resté célibataire. L’existence de ce fils Othman, sur laquelle nous aurons à revenir, était une nouvelle fiction.


V

Le 21 mars 1818, El-Hadj Ali se présente à Constantinople au marquis de Rivière, notre ambassadeur auprès de la Porte ; on lui fait le meilleur accueil ; le marquis de Rivière et le vicomte de Marcellus, secrétaire d’ambassade, se montrent très intéressés par les récits du voyageur. « Il m’a dit, écrit Rivière au duc de Richelieu, qu’il vous avait vu, m’a prouvé qu’il méritait d’être entendu pour le présent et pour l’avenir, et m’a fait regretter de n’avoir pas eu par lui un mot de V. E. Il m’a dit qu’il ne correspondait qu’avec le comte Molé et le comte Decazes[5]. »

On voit par cette lettre que le duc de Richelieu était resté jusqu’au bout étranger à la mission confiée à Badia et n’avait pas voulu l’accréditer auprès de notre ambassade. Le marquis de Rivière, qui n’était pas au courant de l’attitude adoptée par son ministre, le priait de lui dire un mot « du voyageur arabe » dans une prochaine dépêche.

De Constantinople, Badia gagna Tripoli où il arriva le 9 juin. Après un court séjour dans cette ville, il partit pour Damas où se concentrait la caravane de La Mecque avec laquelle il comptait accomplir son second pèlerinage. Ce fut pendant son séjour à Damas qu’il alla voir une femme dont la vie étrange avait plus d’une analogie avec l’existence qu’il avait menée lui-même au cours de ses précédens voyages et qu’il s’apprêtait à recommencer. Lady Hester Lucy Stanhope, la nièce de Pitt, pour des motifs restés mystérieux, s’était expatriée en 1810 et était venue se fixer en Syrie. Eprise de domination, de solitude et d’indépendance, exaltée jusqu’à la déraison, elle avait fui la société des chrétiens et ne fréquentait que les musulmans dont elle était vénérée. Avec de l’or habilement distribué, elle avait amené à ses pieds Turcs, Druses et Arabes. Ayant renoncé aux vêtemens de son sexe, elle était coiffée d’un turban, portait un large pantalon et une tunique à manches ouvertes et flottantes ; un yatagan était pendu à sa ceinture ; elle parlait correctement l’arabe et s’était fait instruire du Coran. La religion qu’elle s’était composée était un mélange confus de christianisme, d’islamisme et de judaïsme. Au commencement de l’année 1818, elle était venue habiter le village de Djouni dans un des sites les plus sauvages et les plus inaccessibles du Liban. Retirée dans ce nid d’aigle, préservée de la curiosité importune des Européens, elle donnait carrière à ses goûts d’autorité, ayant un bourreau à ses gages et faisant empaler sur deux énormes pieux plantés devant sa porte ceux qu’elle condamnait au dernier supplice. La Porte, prétendait-on, avait secrètement reconnu son pouvoir. Si une entrevue dut être piquante, ce fut assurément celle de Domingo Badia avec lady Hester Stanhope, tous deux transfuges de la civilisation, épris de la vie aventureuse et plus ou moins sectateurs de l’islam. Malheureusement, les détails manquent sur la rencontre des deux augures, et il serait puéril de restituer d’imagination la scène qui dut se passer entre eux. Les lettres de Badia, fort rares pour cette époque, ne font aucune mention de ses visites à lady Hester Stanhope, et nous les connaissons seulement par les Souvenirs d’Orient du vicomte de Marcellus.

D’après cet auteur, Badia aurait confié à lady Stanhope qu’il avait laissé au Maroc un fils nommé Othman Bey dont la mère était la propre sœur du sultan Moulay Sliman. Que cette confidence ait été faite ou non, les affirmations d’Ali Bey n’en resteraient pas moins très suspectes. Badia, imposteur par la nécessité de son rôle et par une seconde nature, se plaisait dans les fictions, et c’est ainsi qu’il aura pastiché inconsciemment le conte des Mille et une Nuits où sont racontées les amours de Giafar avec la sœur de Haroun er-Rechid. Une telle intrigue est en contradiction avec plusieurs passages des Voyages d’Ali Bey, et d’ailleurs contraire à toute vraisemblance. Badia n’eut pas au Maroc d’épouse légitime ; il dut, pour se conformer à l’usage musulman, accepter à Fez une jeune négresse comme concubine, mais « la pauvre femme, raconte-t-il, a été sans doute bien trompée dans son attente, car je ne sais pour quel motif je n’ai pu parvenir à vaincre ma répugnance. » On sait également qu’il avait respecté les deux femmes du sérail chérifien que Moulay Sliman lui avait envoyées en présent.

Le 21 juin 1818, trois lettres de Badia à sa famille nous représentent le voyageur en parfaite santé, rajeuni par la chaleur du climat : los climas calientes me rejwvenezen, écrivait-il. Il se préoccupait de la situation des siens : quelle solde touche « l’artilleur[6] ? » La petite veuve » a-t-elle vendu la bibliothèque d’Izouard et réalisé quelques ressources ? Comment va « l’invalide[7] ? » Quinze jours après, Badia était pris d’une violente dysenterie ; il peut écrire encore à sa famille le 16 août et annonce que, malgré son état, il va se mettre en route pour La Mecque ; il espère que l’air du désert lui fera du bien. Porté dans une litière, il fit, au prix de cruelles souffrances, les premières étapes du pèlerinage, puis, le mal empirant, il dut s’arrêter à Kalaat el-Belka[8] où il mourut le 30 août 1818. Soutenant son rôle de pieux musulman jusqu’à sa dernière heure, il légua une somme de 13 000 piastres aux pauvres des villes saintes, La Mecque et Médine. Peu de temps avant sa mort il avait déclaré devant témoins qu’il était habitant de Tétouan et qu’il avait laissé dans cette ville deux garçons et une fille. Ses serviteurs, assistés des pèlerins du Maghreb en compagnie desquels il avait voulu voyager, lui rendirent les derniers devoirs ; ils confièrent à l’amin des Maghrebins les instrumens et les papiers du défunt et reprirent avec la caravane le chemin de La Mecque.

La nouvelle de la mort de Badia fut portée à la connaissance du comte Molé par une dépêche de M. Regnault, notre consul à Tripoli, en date du 9 novembre 1818. Le ministre prescrivit de faire toutes les démarches nécessaires pour recouvrer les papiers et les instrumens du voyageur. Ce fut sans succès. « Ceux qui détiennent ces objets et ces papiers, écrit le consul, pensent qu’il n’appartient pas à un chrétien de réclamer la succession d’un musulman. » Quant à faire intervenir l’ambassade, le consul ajoutait fort sagement : « Celle-ci hésitera peut-être à faire connaître au gouvernement turc l’intérêt que peut prendre le gouvernement français au pèlerinage à La Mecque d’un musulman du Maroc[9]. »

En France, le gouvernement tint cachée la mort de Badia le plus longtemps possible, et la nouvelle ne s’en ébruita que très lentement. Dix ans après, il se trouvait encore beaucoup de personnes pour la révoquer en doute. On prétendait que « le voyageur arabe » avait lui-même fait répandre ce bruit dans l’intérêt de sa mission, et cette opinion était vraisemblable pour qui connaissait ses feintes et son continuel besoin de mystifier. Les parens de Badia étaient eux-mêmes dans le doute sur son sort, car le voyageur, ayant annoncé qu’il s’engageait dans le désert, et qu’il ne pourrait de longtemps ni écrire, ni recevoir des lettres, ils ne s’inquiétaient pas de son silence. Le 24 août 1820, le lieutenant d’artillerie Pierre Badia ignorait encore la mort de son père, et, écrivant de sa garnison de La Fère au général Evain pour solliciter l’autorisation de passer son congé à Paris, il terminait ainsi sa lettre : « Daignez, mon général, avoir égard dans l’occasion à un ardent militaire dont le père sacrifie sa vie dans une mission périlleuse entreprise pour le service du Roi. » Le général, transmettant cette demande au ministre, ajoutait : « On est depuis longtemps sans nouvelles de son père voyageant à l’étranger pour le compte du gouvernement. » Le 26 décembre 1829, le baron d’Haussez, ministre de la Marine, répondait à ce même lieutenant Badia, qui lui demandait un acte de décès de son père, que les renseignemens parvenus au ministère ne lui permettaient pas de délivrer l’acte authentique qui lui était réclamé.

D’après lady Stanhope, le voyageur El-Hadj Ali aurait été empoisonné par un paquet de rhubarbe. Pour ne rien ajouter ni rien retrancher à cette version, il est préférable de citer la conversation textuelle qu’eut sur ce sujet le vicomte de Marcellus avec celle qu’on appelait la reine de Tadmor.


— Que n’avez-vous pu, lui demanda M. de Marcellus, porter vos secours au malheureux voyageur Ali Bey ?

Lady Stanhope s’émut à ce nom.

— Vous renouvelez, dit-elle, toute ma douleur. Pauvre Ali ! Combien l’ai-je regretté ! Mais soyez franc, ajouta-t-elle après un moment de silence, avez-vous ordre de me parler d’Ali Bey ?

— J’ai l’honneur de vous répéter, milady, que ma visite auprès de vous est entièrement désintéressée, et ce n’est point un article de mes instructions. Mes questions relatives à Ali Bey, que j’ai connu, viennent d’un homme qui s’intéressait vivement au résultat de sa dernière expédition.

— Eh bien ! monsieur, reprit lady Stanhope, je crois que Dieu vous envoie pour me délivrer d’une véritable peine et je me confle entièrement à vous. J’ai une lettre qu’Ali Bey m’écrivit peu d’heures avant de mourir. J’ai aussi un paquet de rhubarbe empoisonnée à laquelle il croit devoir sa mort. Il a voulu que ces deux objets fussent envoyés au ministre de la Marine en Finance. Jusqu’ici je n’ai osé les confier à personne. Promettez-moi que vous les remettrez à lui-même, quelle que soit l’époque de votre retour à Paris, et les dernières volontés du voyageur seront ainsi accomplies.


« Ma première pensée en apprenant sa mort, dit-elle au vicomte de Marcellus, fut de croire à quelque vengeance des musulmans. Dans son premier voyage publié à Paris, il avait dévoilé les mystères de La Mecque et décrit en détail le tombeau de Mahomet qu’il avait été admis à vénérer sous ses habits orientaux. On avait pu chercher à punir une telle indiscrétion, mais je sus bientôt qu’il n’en était rien, et lui-même attribue sa mort à d’autres causes. » S’il faut en croire lady Stanhope, Ali Bey aurait été « victime du poison et de la jalousie des Européens, » et par ce dernier mot elle entendait désigner les Anglais.

A côté de cette version émanant d’une femme qui avait pris ses compatriotes en horreur et qui était portée, par son imagination, à accueillir toute nouvelle tragique, il faut placer le témoignage du P. Francisco Vilardell, supérieur des Franciscains espagnols à Damas, et qui vit Ali Bey en août 1818. D’après ce religieux, la santé du voyageur était alors tellement ébranlée que M. Chabasson, le médecin français qui lui donnait ses soins, l’engagea avec instances à remettre à une autre année son voyage de La Mecque. Ali Bey, qui n’avait pas écouté ce conseil, serait mort de la dysenterie dans les premiers jours de septembre, à deux journées de marche de El-Mezeirib[10]. Le témoignage du P. Vilardell, celui de notre consul M. Regnault, enfin les propres déclarations de Badia qui, le 16 août, écrivait aux siens qu’il se sentait très gravement malade extremamente malo, semblent établir que la destinée extraordinaire d’Ali Bey s’est terminée par une mort naturelle, et qu’il est inutile d’accuser en la circonstance « le poignard de Birmingham. »

Peu connu de ses contemporains en raison de la nature secrète des missions qui lui furent confiées, Badia fut presque ignoré dans sa propre patrie : l’Espagne découvrit seulement en 1833 « que le vaillant prince Ali Bey n’était autre que D. Domingo Badia y Leblich, natif de Barcelone ; » elle s’empressa alors de faire faire une édition espagnole des Voyages d’Ali Bey qui avaient été déjà traduits dans les principales langues de l’Europe.

Domingo Badia, sous son nom ou sous son surnom d’Ali Bey, est donc très rarement mentionné dans les Mémoires du temps, et il ne faut guère compter sur cette source habituelle d’informations pour tracer de lui un portrait définitif. Deux voyageurs anglais, Jackson, en 1820, et Bowdich, en 1821, furent les premiers à appeler sur Ali Bey l’attention du public. Jackson donne surtout des détails sur le séjour du voyageur au Maroc ; les anecdotes qu’il raconte, généralement de provenance indigène, sont sujettes à caution ; il ne se compromet d’ailleurs pas par une appréciation d’ensemble du personnage, et il se borne à constater qu’il possédait des aptitudes peu communes : this gentleman possessed abilities of no ordinary degree. Très suggestif est, au contraire, dans sa forme dénigrante et un peu brutale, le jugement porté sur l’homme par Bowdich. « Badia, écrit-il, fut un gascon en politique et un charlatan en science. » Les conceptions politiques de Badia n’étaient pas à proprement parler des gasconnades, car lui-même était la première dupe de ses chimériques projets. Quant au reproche de charlatanisme scientifique, il est absolument injustifié ; l’Institut, nous l’avons vu, le qualifiait de savant ; les connaissances variées et étendues qu’il réunissait étaient alors, — et l’on peut ajouter sont encore aujourd’hui, — fort rares chez les voyageurs ; les travaux d’Ali Bey furent précieux pour la science et en particulier pour la géographie du Maroc.

Il faut en réalité distinguer deux hommes dans Domingo Badia. Comme explorateur en pays arabe, nul ne saurait lui être comparé, nul autre n’est arrivé à jouer le musulman en si grande perfection ; la fiction finit même par emporter la réalité, le rôle arriva à suggestionner l’acteur, à ce point qu’au Maroc comme à La Mecque, Badia était devenu pour les autres et pour lui-même un véritable voyageur arabe. Ce qu’il fallut de sang-froid, de maîtrise de soi-même, de perspicacité pour en imposer aux populations musulmanes, ceux-là seuls peuvent s’en rendre compte qui connaissent l’excessive méfiance des lettrés et des pharisiens de l’islam.

Mais au héros d’aventure on doit opposer l’homme rentré dans la vie commune. Pourquoi faut-il que les circonstances obligent de tels personnages à sortir du milieu où leurs qualités trouvent un si brillant emploi ? Ali Bey s’exagérant, avec le recul du temps et de la distance, les services qu’il avait rendus, ne put échapper à cette mégalomanie un peu ombrageuse, mentalité si fréquente chez les explorateurs et pour laquelle il faut savoir être indulgent. L’Espagne qu’il appelait une « marâtre, » parce qu’elle n’avait vu en lui qu’un vulgaire afrancesado, ne lui en a pas tenu rancune ; elle l’a revendiqué comme une illustration nationale, et D. Amat l’a fait entrer dans sa galerie des écrivains catalans comme auteur d’un ouvrage, Les voyages d’Ali Bey, paru en français en 1814 et qui, ainsi que nous l’avons dit, ne fut traduit en espagnol que vingt ans plus tard. Plusieurs de ses compatriotes ont rêvé de lui élever un monument sur une place de Barcelone. On peut se demander si une telle manifestation ne serait pas excessive : tout personnage extraordinaire n’est pas nécessairement un héros ; il doit suffire à la mémoire d’Ali Bey que son étrange destinée ait été rappelée à la postérité oublieuse


Cte HENRY DE CASTRIES.

  1. C’est en s’appuyant sur cette nomination que Badia prit plus tard le titre de général.
  2. Talleyrand avait recommandé, en 1803, le pseudo-Ali Bey à notre consul à Tanger, ignorant la mission politique confiée au voyageur par Godoy.
  3. La partie historique et descriptive des Voyages d’Ali Bey, la seule qui ait été publiée, ne comprend que trois volumes. La partie scientifique n’a pas paru
  4. La femme de Badia, Maria Lucia Burruero, était de Séville.
  5. Le comte Decazes était alors ministre de la police.
  6. Son fils aîné, officier au corps royal d’artillerie.
  7. Son second fils, qui, comme on l’a dit, était né estropié.
  8. Point situé sur la route de Damas à La Mecque, au sud de El-Mezeirib.
  9. Il semble cependant que le consul ne fit pas en cette occasion preuve d’un grand zèle, car divers objets ayant appartenu à Badia furent rachetés par lady Stanhope et d’autres par le P. Francisco Vilardell, supérieur du couvent des Franciscains espagnols à Damas
  10. Le P. Vilardell prétendait tenir du chef de la caravane que les serviteurs qui avaient dépouillé le corps d’Ali Bey pour procéder aux ablutions rituelles, avaient trouvé une croix sous ses vêtemens ; cette découverte ayant révélé l’origine chrétienne du voyageur, celui-ci aurait été privé de la sépulture musulmane.