La Fin d’une grande marine/02

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La Fin d’une grande marine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 769-801).
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LA FIN
D’UNE
GRANDE MARINE

II.[1]
LA SUPPRESSION DU CORPS DES GALÈRES.


I

L’année 1571, année que devait rendre à jamais mémorable la victoire décisive remportée par la chrétienté sur l’islamisme, marque une date importante dans l’histoire de l’art naval : elle est pour ainsi dire le point de partage de deux marines, — de la marine triomphante qui sent déjà venir sa déchéance et de la marine jusque-là plus modeste qui se croira bientôt de force à supporter seule le poids des batailles. Pour la dernière fois, en effet, les flottes du moyen âge ont combattu en corps dans le golfe de Lépante. Devant les vaisseaux ronds tout chargés d’artillerie, la chiourme intimidée se retire de l’arène ; si, par hasard, on l’y voit reparaître, ce n’est plus qu’à la dérobée et uniquement à titre d’auxiliaire. Cette transformation de l’instrument naval coïncide avec la prépondérance croissante des marines du Nord et tend singulièrement à la favoriser. En 1590, dix vaisseaux anglais de la compagnie ottomane rencontrèrent, en revenant du Levant, près du détroit de Gibraltar, douze grandes galères espagnoles, que commandait Jean-André Doria, petit-neveu du célèbre amiral de Charles-Quint. Vice-roi de ces parages, Jean-André guettait, pour l’intercepter, le convoi britannique. Les Anglais se mirent en défense. Le 24 avril, au matin, l’escadre espagnole se dirigea sur eux et le combat commença. La première volée d’un des vaisseaux, anglais balaya le pont de la galère qui venait l’assaillir et perça la coque de part en part. Une volée générale de toute la flotte suivit : l’action continua furieuse durant six heures. Au bout de ce temps, les galères espagnoles étaient si maltraitées qu’elles eurent recours à leurs avirons pour gagner le port le plus voisin, laissant aux Anglais l’honneur d’une victoire complète.

Par un retour à coup sûr bien inattendu, c’est aujourd’hui la marine à voiles qui a cessé de compter parmi les engins de guerre. Que la révolution commencée en 1830 s’achève, que les vaisseaux cuirassés soient obligés demain de faire place aux flottilles, nous nous verrons, à notre grand étonnement, saisis par le vieil orbite et ramenés, après avoir décrit un grand cercle, aux règles stratégiques d’une autre époque. Il y a plus d’un rapport, croyez-le bien, entre cette poussière navale du passé que j’agite et celle qui recommence à couvrir les mers. La préparation et les incidens de la bataille de Salamine, de la bataille d’Actium, de la bataille de Lépante, appellent à plus juste titre les méditations de nos jeunes officiers que les phases capricieuses des grands combats de la marine à voiles : car, dans ces combats plus récens, la part du hasard fut toujours tellement exagérée que l’enseignement philosophique ne s’en dégage pas sans peine. Nous frôlons peut-être en passant, et sans nous en douter, le futur amiral qui commandera un jour nos flottilles. Est-il dans les rangs de nos aspirans, dans ceux de nos enseignes ? Figure-t-il sur la liste de nos lieutenans de vaisseau ? Ce serait miracle s’il fallait le chercher parmi nos capitaines de frégate : nous sommes voués à une si longue paix ! Quel qu’il soit, puisse-t-il, dès à présent, profiter de mes récits : s’il y puisait jamais, à l’heure des décisions suprêmes, une inspiration heureuse, je me croirais amplement récompensé de ma persévérance et de mes peines. La bataille de Lépante n’est donc pas seulement, pour nous autres marins du XIXe siècle, une action dramatique d’un immense intérêt ; nous y cherchons aussi une grande leçon de tactique. Je voudrais, s’il était permis aux hommes de notre temps de rêver de semblables rôles, me placer un instant par la pensée en face des responsabilités de don Juan d’Autriche, me donner l’émotion de ses anxiétés, de ses patriotiques angoisses, m’en pénétrer si bien, que je puisse me figurer les avoir ressenties moi-même. Je n’y parviendrais pas, si je ne prenais soin, avant tout, d’acquérir la connaissance intime des moyens d’action dont ce valeureux chef disposait.

Du moyen âge au XVIe siècle, les galères s’étaient transformées ; elles avaient surtout notablement accru leurs dimensions. On les voit brusquement passer d’une longueur de 27 mètres à une longueur de 46 mètres de capion en capion. Les équipages ont plus que doublé. Les statuts de Gazarie[2], ces statuts promulgués à Gênes au commencement du XIVe siècle, n’attribuaient aux galères qui faisaient le commerce de la Mer-Noire qu’un sénéchal, 4 pilotes, 163 rameurs et 10 arbalétriers. Hue Quiéret, ce marin de Provence qui combattit à la bataille de L’Écluse, se contentait, si l’on en croit un document portant la date de l’année 1335, d’une chiourme de 174 hommes. En 1337, les galées de Gênes et de Monaco ne portaient, avec un patron, 2 comités, 2 écrivains et 25 arbalétriers, que 180 mariniers occupés à la vogue. Tel était également le nombre des hommes libres que Venise embarquait pour le service des rames à bord des grosses galères que la république envoyait en Flandre. À peu près à la même époque, le roi d’Aragon, comte de Barcelone, fixait ainsi l’effectif qu’il voulait embarquer sur ses bâtimens à rames : il leur donnait un patron, 2 comités, 8 nochers, dont un écrivain, 14 mariniers, — proyers et conilliers, — 6 espaliers et 156 rameurs ordinaires. À dater des dernières années du XVIe siècle, les galères ordinaires, — autrement dit les galères senzilles, — auront généralement 5 hommes au moins par rame et par banc. On donnera 6 hommes aux capitanes et 8 aux galéasses. La galère que montait, au mois de juin 1573, le neveu du grand André Doria avait un équipage de 300 hommes, — 20 officiers, 22 domestiques nobles, 44 mariniers, 8 proyers, 16 soldats et 280 rameurs.

En 1630, un Parisien, Jean-Jacques Bouchard, ami de Chapelain, de Balzac et de Gassendi, fort intéressant voyageur, mais immonde écrivain, fit le voyage de Paris à Borne[3]. Les galères du roi venaient d’être transférées de Marseille à Toulon a pour mettre fin aux différends continuels qu’avaient entre eux le général des galères et M. de Guise, gouverneur de Marseille et de toute la Provence. « Ces galères, que Jean-Jacques Bouchard s’empressa de visiter, possédaient chacune « une chiourme de 260 forçats : 250 pour la vogue (cinq à chaque rame) et 10 pour le service des chambres. » La ration du forçat était alors de 36 onces de biscuit et son soûl d’eau. On lui donnait tous les ans « un capot, une casaque, un bonnet, deux chemises et deux caleçons. » Les cheveux et la barbe rasés, il lui était permis de garder ses moustaches. « Quand les forçats viennent en galère, dit Jean-Jacques Bouchard, on les fait entrer par la poupe ; quand ils meurent, on les fait sortir par la proue, les pieds devant. » Un come ou comité, payé 9 écus par mois, les commande. Il châtie les forçats avec un gourdin, corde grosse comme le doigt, ou avec un cercle (sorte de latte). « Il fait tous les commandemens avec un sifflet. » Ce come a pour l’assister, outre le sous-come, un argousin spécialement chargé « d’enchaîner et de déchaîner la chiourme, » un sous-argousin « qui visite les fers des forçats trois fois la nuit, » le moussi ou mousse de l’argousin « qui déferre et referre les forçats, » 12 compagnons « qui conduisent les forçats, lorsqu’ils vont par la ville. »

Le comite « commande aussi aux voiles ; » autrement dit, il préside à tous les détails de la manœuvre. Au temps où la chiourme était libre dans la marine grecque, comme dans les marines italiennes et espagnoles du moyen âge, le comité ou maître d’équipage, — notre homme, comme l’appelle le capitaine, quand il veut lui donner des ordres, — remplissait déjà les fonctions longtemps dévolues au master anglais. C’est l’Euctémon que le client de Démosthène envoie recruter des matelots à Lampsaque. Le capitaine, qui reçoit, en l’année 1630, 9,000 écus par an, à la charge « d’entretenir la galère, » n’est qu’un triérarque : il a remplacé l’opulent citoyen qu’aux jours de la république athénienne sa fortune bien plus que son mérite désignait au coûteux honneur du commandement. Le préfet de l’empereur Léon, le patron des partidas du roi don Pèdre, le capitaine des galères de Charles-Quint ou de Louis XIV, sont, sous des noms divers, des triérarques. Le prince leur remet la défense de son honneur et de son étendard ; il ne leur demande pas la science spéciale qui reste l’apanage du comité, du pilote, du gubernator ou du master. Le capitaine a sous ses ordres directs un lieutenant, « aux appointemens de 2,000 livres ; » un écrivain, « qui fait la provision et la dépense ; » cinquante soldats, — un par banc, — quatre caporaux, quatre canonnière, vingt mariniers, quatre timoniers, quatre conseillers, « quand il survient quelque tempête, » quatre caps de garde « qui servent sous les timoniers, » un remolat » qui fait les rames, » un barillat « pour raccommoder les barils, » un barbier avec son barberot, un prêtre a à quatre écus par mois. » En résumé, 260 forçats et 116 hommes libres, — 366 personnes en tout, — composent, en 1630, l’équipage d’une galère ordinaire.

La surface totale de la voilure d’une galère senzille, — c’est-à-dire d’une galère ordinaire, était évaluée à 518 mètres carrés, — à peu près le cinquième de la voilure d’un vaisseau de 74 canons. Le centre de voilure se trouvait placé à 3m, 12 en avant du milieu du navire et à 10m, 73 au-dessus de la flottaison. La plus grande voile de mesure, celle qui se portait avec l’espigon, — sorte de bout-dehors de bonnette, — s’appelait le grand-marabout. Elle avait 50 faix, — autrement dit 50 laizes, — et employait de 1,050 à 1,060 mètres de cotonnine simple. La seconde voile portait le nom de maraboutin : on la faisait de cotonnine double, avec 44 faix et 860 mètres environ d’étoffe. Puis venait la mizaine ou méjane, voile de 36 faix et de 780 mètres de cotonnine double. Après la mizaine, si le temps forçait encore, on enverguait la voilette ou boufette, voile de cotonnine double comme la mizaine et le maraboutin, mais dont la confection n’employait que 28 faix et 380 mètres de toile. Une dernière voile, la moindre de toutes, voile de gros temps, voile de cape, se nommait le polacron. Le mât d’avant portait aussi, suivant la force de la brise, une grande ou une petite voile. Le grand trinquet contenait 38 faix et 660 mètres de cotonnine simple ; le petit trinquet, ou trinquenin, voile de cotonnine double, avait, à peu de chose près, les dimensions du maraboutin ; il se composait de 28 faix, comprenant 384 mètres de toile. Le tréou, voile carrée, exigeait 34 faix et 384 mètres de cotonnine double.

En l’année 1700, on estimait qu’il fallait trois mois pour construire une galère, en y employant soixante-dix ouvriers. Le prix de la construction et de l’équipement était évalué à 54,000 livres ; le radoub annuel, à 2,000 ; la solde, à 2,606 livres par mois. Le capitaine recevait également chaque mois pour sa table 500 livres, l’écrivain en touchait 50 ; l’aumônier, le chirurgien et le remolat, 30 ; le barillat et le maître d’hache, 15 ; les pertuisaniers, 9 ; les proyers, 4 1/2[4]. Je m’arrête : les documens abondent ; si l’on voulait tout citer, des volumes ne suffiraient pas.

La galéasse, comme l’a fort bien fait remarquer M. Jal, ne fut d’abord qu’une galère plus grande et plus forte que la galère commune, un bâtiment plus long, plus large et plus haut d’un tiers environ, avec le même nombre de rames, — un peu plus espacées cependant, — trois arbres au lieu de deux et un timon à la façon du gouvernail des naves. Vers la fin du XVIe siècle, cette galéasse devient en quelque sorte un bâtiment mixte : elle tient le milieu entre la galère et le galion. C’est encore un navire à rames, mais un navire si lourd, qu’il peut difficilement se passer de remorque. Le père Fournier le définit ainsi : « une grosse galère à voiles et à rames dont les forçats voguent sous couverte. « Sur la galère, les retranchemens étaient mobiles ; on les élevait à l’heure du combat ; la galéasse est toujours entourée « de pavesades hautes, solides, permanentes, » qu’on a garnies de meurtrières, — feritori, — par lesquelles les soldats tirent leurs mousquets et leurs arquebuses. Entre l’extrémité des bancs, recouverts d’un pont très léger, — le catastrôma des anciens, — et les pavesades, règne de chaque bord un large courroir sur lequel la garnison du vaisseau se range pour combattre ou se couche pour prendre du repos. La galéasse, on le voit, était un navire à batterie ; elle était de plus un navire à dunette : deux châteaux, le château de poupe et le château de proue, dominaient de très haut, — de lm, 70 environ, — le pont où étaient établis les bancs de la chiourme. Sur les 56 mètres qui comprenaient la longueur totale de l’œuvre morte, 5 étaient affectés à l’emplacement du château de proue, 6 à celui du château de poupe. Une porte, ouverte sur l’espalle, mettait en communication le château de poupe et la chambre de vogue.

Je tâche d’être clair : je ne me dissimule pas cependant que, si la postérité devait jamais essayer d’édifier, d’après mes descriptions et sans le secours d’aucune figure, une galère ou une galéasse du XVIe siècle, elle courrait fort le risque de tomber dans quelques-unes de ces conceptions étranges qui auraient bien étonné les contemporains des Ptolémées et des Périclès. Le Musée du Louvre garde heureusement, grâce aux bons soins de l’amiral Paris, un spécimen fort exact de toutes les phases par lesquelles a passé l’architecture navale de nos jours. M. le vice-amiral Paris, avec des débris et des textes, est parvenu à opérer la restitution complète d’une galéasse. Cette énorme galère, dont le déplacement n’est guère inférieur à un millier de tonneaux et dont le tirant d’eau dépasse 4m, 30, était mue par 52 rames de 16 mètres de long : sur chaque rame, on rangeait de huit à neuf hommes. L’équipage se composait de 452 rameurs, 350 soldats, 60 mariniers, 12 timoniers, 40 compagnons, 36 canonniers, 12 proyers, 4 officiers de sifflet, 2 pilotes, 2 sous-pilotes, 4 conseillers, 2 chirurgiens, 2 écrivains, 2 argousins, 2 charpentiers, 2 calfata, 2 tonneliers, 2 boulangers, 10 valets, 1 capitaine, 1 lieutenant, 1 aumônier, — en tout un millier d’hommes, c’est-à-dire, à peu de chose près, l’effectif d’un ancien vaisseau à trois ponts. La flotte de la Sainte Ligue, à la bataille de Lépante, comptera six galéasses sorties de l’arsenal de Venise ; la grande Armada amènera dans la Manche quatre galères du Portugal et quatre galéasses de Naples. Chaque galère sera montée par 110 soldats et par 222 galériens ; l’équipage des galéasses comprendra 700 hommes : 130 matelots, 270 soldats et 300 galériens.

Plus apte que la galère à braver les tempêtes de l’océan, la galéasse eut surtout sa raison d’être quand l’artillerie, introduite dès l’année 1380 à bord des bâtimens à rames et à voiles, vint modifier d’une façon radicale la tactique des combats de mer. En se transformant peu à peu, la galéasse finira par combler l’intervalle qui sépare encore la marine des vaisseaux longs et celle des vaisseaux ronds : le vaisseau la Couronne, bâti en l’année 1637 à La Roche-Bernard, en Bretagne, par le Dieppois Charles Morieu, ressemblera bien plus, sauf sa haute voilure, à une galéasse qu’à une nave.

Les naves, ou nefs, n’avaient rien de commun avec les galères, quoiqu’elles fussent souvent appelées à les seconder. Au XIIIe siècle, elles n’étaient encore que des navires de 200 tonneaux au plus, ne portant d’ordinaire qu’un seul mât et une seule voile : bientôt les dimensions de la nave grandissent, elle apparaît avec plusieurs mâts et un grand nombre de voiles étagées l’une sur l’autre, avec des sabords et jusqu’à 200 pièces d’artillerie. Les naves de la Méditerranée, telles que nous les retrouverons en 1571 à la suite de la grande flotte de galères de don Juan d’Autriche, avaient quatre mâts, y compris le mât incliné sur l’avant qui portait la civadière et deux ou trois couvertes que le capitaine Pantero Pantera compare, non sans raison, a à autant de toits superposés. » La plupart de ces naves sont des bâtimens de 800, de 900, souvent de 1,000 tonneaux. Le calme les laisse immobiles, le vent contraire les arrête en route et un grand tirant d’eau leur interdit l’approche des plages basses. Dans le golfe de Venise, il faut, suivant le témoignage de Froissart qu’elles s’arrêtent à Parenzo.


II

L’introduction de l’artillerie à bord des galères dut nécessairement en modifier peu à peu la construction : il fallut des membrures et des plates-formes plus solides pour résister aux secousses du tir. Sur les galères ottomanes, qui combattirent à Lépante, aussi bien que sur les caravelles que Vasco de Gama emmena de Lisbonne pour leur faire franchir le cap de Bonne-Espérance, l’arc et l’arbalète figuraient encore comme engins de guerre à côté de la bombarde et de l’arquebuse. L’arc était généralement « fait de bon bois d’if ; » sa longueur variait de 1 à 2 mètres. L’archer portait douze flèches à la ceinture et, s’il était aussi habile que les archers anglais, il pouvait décocher ces douze flèches, longues de près d’un mètre, dans l’espace d’une minute. Jusqu’au XVIe siècle, l’arc fut l’arme favorite, on peut même ajouter l’arme par excellence des Anglais. Cependant, vers la fin du XIe siècle, l’arbalète, ou arc à crosse, — le cross-bow, — est venue faire concurrence à l’arc, sur lequel l’arme nouvelle l’emporte pour la pénétration et pour la portée. Les traits lancés par l’arbalète, — flèches, dardelles, matras, carreaux, viretons, — atteignent, en effet, le but à 120 mètres au moins ; la portée de la flèche ne dépasse pas 64 mètres. Archers anglais, arbalétriers espagnols ou génois, forment, dès cette époque, une milice redoutable, milice souvent fatale à la grosse cavalerie, qui affecte de la mépriser.

Il n’est pas fait mention d’armes à feu dans la grande bataille navale de L’Écluse, qui fut, on se le rappellera, livrée survies côtes de Flandre le 24 juin 1340 ; un demi-siècle plus tard, on entend déjà gronder devant les Lagunes la bombarde qui vient prendre la place du mangonneau et de la catapulte. Bientôt après, des tubes plus allongés, — cannes, ou canons, springales, pierriers, coulevrines, — substituent aux feux courbes les feux directs. Parmi ces nouveaux engins, les uns se chargent par la bouche, les autres ont une culasse mobile dans laquelle se logent la poudre et le boulet ; une culasse qu’on ajuste à la volée au moment du tir et qu’on y fixe au moyen de brides ou d’étriers. La grosse artillerie névro-balistique aura, dans quelques années, complètement disparu. Restent l’arbalète et l’arc ; le canon à main, tube de bronze dont le poids n’excède pas dix livres et qu’on encastre dans un fût d’un mètre environ de longueur, ne tardera pas beaucoup à les remplacer : s’il a moins de rapidité, moins de justesse dans le tir que l’arc et l’arbalète, le canon à main a du moins l’avantage de percer la cuirasse, de plus en plus épaisse, dont se couvre le chevalier. Dans les actions de pied ferme et dans la guerre de siège, le canon à main, autrement dit la canna di ferro, se pose sur une fourchette : il prend alors le nom d’arquebuse à croc. Il faut deux hommes pour le manœuvrer. Telle est l’arme que la chevalerie appelle « l’arme des lâches » et qu’elle voudrait, comme le paladin de l’Arioste, « renvoyer à l’enfer, d’où elle est sortie. » Tout arquebusier qui tombe entre les mains de Bavard est à l’instant pendu. Bien des gens, si on les laissait faire, ne traiteraient pas mieux nos torpilleurs.

À quoi serviront désormais le corselet, la cotte de mailles, le jaque, le haubert, le buffle, l’armure de fer forgé, avec ses brassards, ses chausses, ses gantelets, sa coiffe, son gorgerin, ses grèves ? Quelle protection attendre du bouclier, de l’écu, de la rondache, du pot en tête, du heaume, du casque, du nasal, du morion, de la salade, de la bourguignote ? Toutes ces armes défensives étaient bonnes quand on n’avait à craindre, outre les flèches et la lance, que l’épée, l’espadon, la flamberge ou la colismarde. Aujourd’hui, on peut s’épargner la peine d’en porter le poids écrasant : ce ne sont plus ce que l’on appelait autrefois des armes à l’épreuve.

« Les armes à feu, écrivait Montaigne, sont de si peu d’effet, sauf l’étonnement des oreilles, qu’on en quittera l’usage. » Ce n’était point là l’opinion de Machiavel, encore moins celle de Brantôme ou de Strozzi. L’incertitude du tir explique cependant jusqu’à un certain point la boutade de Montaigne ; mais le tir peu à peu se rectifie, l’arme elle-même de jour en jour se perfectionne. Le canon à main n’a plus besoin, quand on veut ajuster l’ennemi, d’être posé, comme je l’ai encore vu en Chine, sur l’épaule d’un goujat : on en a redressé la crosse, garnie maintenant d’une plaque découche ; l’arquebuse est devenue mousquet : pour la mettre en joue, on l’épaule. Autre progrès bien plus sensible encore : au début, on enflammait la charge par l’approche d’un boute-feu sur l’amorce. « La mèche, dit l’Arioste, touche un soupirail presque invisible aussi délicatement que le fer du chirurgien touche la veine quand il opère une saignée. » La mèche, ou serpentin, sera désormais enroulée à un chien qui, par un mouvement de bascule, l’abattra brusquement sur la platine. L’arquebuse à rouet d’acier succédera, — si tant est qu’elle leur soit postérieure, — à l’arquebuse et au mousquet à mèche ; elle fera place elle-même, en l’année 1630, au fusil. Il faut enfin se rendre à l’évidence : la poudre a définitivement gagné son procès. Seulement elle y a mis le temps, près de trois siècles.

L’artillerie d’une galère du XVIIe siècle, — c’est de cette époque que datent les renseignemens vraiment précis, — consistait en cinq canons et douze pierriers : « Le plus gros de ces canons, dit le capitaine Barras de La Penne, est de 36 livres de balles : on le nomme canon de coursie ou coursier, parce qu’il est généralement placé dans la coursie entre l’arbre de mestre et la rambade. » Ce poste n’était pourtant assigné au coursier que pendant la navigation ; quand il fallait combattre, on se hâtait de traîner le canon de 36, — le grand exterminateur, — jusque sur l’avant, à toucher le joug de proue et le tambouret. Les autres pièces s’appelaient les unes des bâtardes, les autres des moyennes. La bâtarde était un canon du calibre de 8 livres de balles ; la moyenne appartenait au calibre de 6. On mettait une bâtarde et une moyenne côte à côte à chaque conille.

L’armement des galéasses égalait presque celui des galions, autrement dit des vaisseaux de haut-bord. Il se composait de soixante-douze pièces d’artillerie. Cette artillerie comprenait, il est vrai, des bouches à feu de tous les calibres. Les grosses pièces se plaçaient à la proue et à la poupe : le canon de coursie portait généralement de 50 à 80 livres de balles. Deux autres canons de moindre calibre étaient placés de chaque côté du coursier. En somme, dix bouches à feu, parmi lesquelles il fallait compter des sacres et des demi-coulevrines, garnissaient tout l’avant, montées sur deux étages : on en plaçait huit à la poupe ; le même nombre à peu près de chaque bord, tirant par le travers. Dans la chambre de vogue, on trouvait, en outre, un pierrier ou un espingar à la hauteur de chaque banc. Le pierrier était un canon court à large bouche fait pour lancer à très petite distance de 30 à 50 livres de pierres ; l’espingar, d’où est venu le nom d’espingole, donné à une arme de bronze qui n’a disparu que très récemment de notre marine, se posait, comme le pierrier, sur un pivot. Il tirait, sans recul, de petits boulets de fonte dont le poids n’excédait pas une livre. Les naves, que l’on a souvent confondues avec les galions, avaient des sabords et on en a vu porter jusqu’à deux cents bouches à feu.


II

Avec les documens que nous possédons, rien ne nous serait plus facile que de reconstruire de bout en bout une galère, d’en meubler l’intérieur, d’en décrire jusqu’au moindre détail l’armement : nous nous contenterons de montrer la galère en route, exécutant les diverses manœuvres que les incidens de la traversée lui imposent. La leçon n’a pas rebuté Louis XIV le jour où elle lui fut donnée par son général des galères, Louis-Victor de Rochechouart, comte, puis duc de Vivonne, frère de Mme de Montespan. Nous espérons que vous ne serez pas moins désireux de vous instruire que le grand roi. Rabelais, quand il met Panurge aux prises avec la tempête, fait un étrange usage des termes techniques qu’il a saisis au vol ; nous ne vous offrirons que des échantillons rigoureusement authentiques d’une langue qui eut l’avantage de se faire entendre à la fois du Turc, du Barbaresque, du Maure, du Napolitain, de l’Espagnol, du Français, forçats rivés à la même chaîne, rameurs attentifs au même commandement. Pour s’adresser à un tel mélange d’hommes rassemblés par leur malchance de tous les coins du globe, il fallait une langue neutre : la langue franque a été, pendant deux ou trois siècles, presque aussi familière aux marins musulmans qu’aux marins chrétiens. Dragut et Barberousse, le capitaine Pantero Pantera et Barras de La Penne l’ont parlée avec une égale aisance ; s’ils se sont rencontrés aux champs Élysées, ils se seront compris. Aujourd’hui, la langue franque n’est plus, comme le grec et comme le latin, qu’une langue morte : les Coulouglis d’Alger eux-mêmes l’ont oubliée. Ce dialecte si utile, dont l’oracle de Delphes eût pu quelquefois envier la concision, a pris, en 1845, congé du monde maritime. Chose à noter, ce fut dans une circonstance solennelle, — en plein conseil de guerre, — qu’il nous fit ses adieux. Nous avions fait présent au bey de Tunis d’un navire à vapeur. Dès sa première traversée, ce navire, mis au monde sous un astre néfaste, va s’échouer presque en vue du port : il se perd sur le cap Carthage. On traduit le capitaine et les officiers en jugement. Nous avions donné le navire, nous fournissons les juges. Une seule déposition suffit : « Capitano malato, piloto dormir, mi non sabir, bastimento perdir. » Qu’eût-on pu dire de mieux au temps de Palinure ?

Le savant auteur du Glossaire nautique, M. Jal, a cru pouvoir conclure de ses longues recherches que « le plus grand espace parcouru par une galère entre deux palades, » c’est-à-dire entre deux coups d’aviron, correspondait à la portion de la longueur du navire occupée par sept bancs, en d’autres termes, à 9m, 74, et M. Eugène Sue est d’avis qu’une galère bien armée devait donner vingt-six palades par minute, quand la chiourme voguait à outrance, de vingt-deux à vingt-quatre, quand elle voguait modérément. Si l’on acceptait ces données, la vogue à toucher le banc aurait eu pour résultat de faire franchir à la galère un espace de 253 mètres par minute, de 15 kilomètres ou 8 milles marins environ à l’heure. Jamais, on peut l’affirmer sans crainte, pareille vitesse ne fut atteinte par un navire à rames. Le célèbre ingénieur Forfait estime que la galère la mieux montée pouvait faire, par un calme parfait, 4 milles 1/2 au plus pendant la première heure, 2 milles 1/4 ou 1 mille 1/2, pendant quelques heures encore. Après un temps assez court, la chiourme épuisée n’était plus, suivant lui, capable d’imprimer au navire la moindre vitesse. L’opinion de Forfait a pour nous d’autant plus d’importance qu’elle résulte évidemment d’études approfondies et sérieuses. Forfait écrivait à une époque où les projets de descente en Angleterre semblaient devoir rendre à la marine à rames son importance.

On ne peut, — la chose est bien évidente, — accomplir à la rame que des traversées de peu d’étendue. Naviguez-vous le long d’une côte où les ports sont nombreux ? N’hésitez pas à jeter l’ancre tous les soirs. Telle est généralement la coutume sur la côte d’Italie, où les galères du roi se rendent le plus souvent quand elles sont en campagne. L’audace est une excellente chose : Nelson, s’il en faut croire le capitaine Cochrane, prétendait qu’un marin, pour être assez hardi, doit être à moitié fou. Ajoutons qu’il prêchait d’exemple. L’audace cependant quelquefois se paie cher. Tous souvient-il, mes vieux camarades, du fameux coup de vent du 21 janvier 1841 ? Le ravage s’étendit d’un bout à l’autre de la Méditerranée. L’escadre que commandait l’amiral Hugon avait appareillé de Toulon pour se rendre aux lies d’Hyères : elle fut, en quelques instans, dispersée, et il fallut attendre plus d’un mois pour la revoir. Plusieurs des vaisseaux qui la composaient se trouvèrent en sérieux péril ; la tempête les poussa jusqu’à la pointe méridionale de la Sardaigne. Les golfes de Palmes et de Cagliari les recueillirent. Si des vaisseaux de haut-bord ont pu être ainsi malmenés par la tourmente, jugez de l’émoi d’une flotte de galères, quand un coup de vent soudain, un coup de vent imprévu, l’arrachait au rivage !

En 1567, les Maures de Grenade se révoltèrent : le roi Philippe II jugea nécessaire d’appeler en Espagne une partie des troupes qui servaient en Italie. Le grand commandeur de Castille, don Luiz de Requesens, fut envoyé à Gênes avec vingt-quatre galères, pour y prendre un corps espagnol détaché des garnisons du Piémont[5]. Chaque galère embarqua cent cinquante soldats. En partant de Gênes, don Luiz fait route pour Savone et Villefranche, se rend de sa personne à Nice pour y entendre la messe, puis continue, sans plus de délai, son chemin. Le dimanche de Pâques, il passe en vue des îles d’Hyères, jette un pied d’ancre sous le cap Sepet, fait communier tout son monde et remet sous voiles. Arrivé le soir même en rade de Pomègue, il croit qu’il n’a qu’à se présenter pour que la chaîne de la darse s’abaisse devant lui : on n’entre pas dans le port de Marseille avant d’avoir salué la ville. La sommation ne rencontre qu’un refus hautain. Le grand commandeur ne saluera pas. À sa guise ! Mais alors qu’il s’éloigne, ou le canon des forts ne tardera pas à l’y obliger. L’escadre espagnole prend le parti de rester en rade. Huit jours se passent : le neuvième jour, on voit venir du côté de l’Espagne une masse de vaisseaux ; don Luiz de Requesens se porte à la hauteur des îles pour reconnaître cette escadre. Les vaisseaux filent comme une flèche dans la direction du Levant : ce sont les vaisseaux de Jean-André Doria. Comment ! les vaisseaux de Doria tiennent la mer, et ceux du roi d’Espagne resteraient au port ! Requesens ordonne au patron de la capitane de tout disposer pour l’appareillage. Des vingt-quatre galères rangées sous les ordres du grand-commandeur de Castille, dix appartenaient au grand-duc de Toscane. Le commandant de cette division, Alphonse d’Aragona, frère de Jacques d’Aragona, seigneur de Piombino[6]. s’embarque dans sa frégate[7] et, fort alarmé par les préparatifs de départ qu’il voit faire, se rend à bord de la galère du général. « Excellence, dit-il à Requesens, ce n’est pas un temps à mettre sous voiles. Si nous étions en mer, nous n’aurions qu’à chercher au plus vite un abri. — Doria fait route, réplique Requesens ; c’est une honte pour nous de demeurer au mouillage. » La situation des deux flottes pourtant n’est pas la même : Doria fait route à l’est et la flotte de Philippe II aurait à traverser dans un sens contraire le golfe de Lyon. Toutes les objections sont inutiles : rien n’ébranlera la résolution de l’opiniâtre commandeur, cruellement blessé, dans son orgueil. « Les galères de mon maître, Son Altesse sérénissime le grand-duc de Toscane, ont été mises au service de Sa Majesté le roi Philippe, dit avec fermeté Alphonse d’Aragona ; je ne puis m’opposer à la volonté de Votre Excellence. Dans ce voyage, vous êtes mon supérieur et je suis entièrement dévoué au roi. Il était de mon devoir de vous faire observer que le temps n’est pas favorable ; maintenant que Votre Excellence agisse comme il lui plaira ! S’il résulte de sa décision quelque dommage pour la flotte du grand-duc, c’est à vous que le grand-duc devra s’en prendre. — Je veux partir ! » répète obstinément le commandeur : on ne tirera pas de lui autre chose. Don Alphonse retourne à son bord ; Requesens fait incontinent sonner la trompette et incontinent aussi lever l’ancre. Les autres galères imitent, bon gré mal gré, la manœuvre de la capitane. Toute la flotte a sarpé le fer ; toute la flotte est bientôt en marche. On vogue ainsi pendant près d’une heure pour sortir du golfe. Il restait un secret espoir à l’amiral toscan. « Quand le commandeur, se disait-il, verra plus clairement le temps qui règne au large, il n’hésitera sûrement pas à revenir au mouillage. » Don Alphonse connaissait vraiment bien l’entêté ! On n’était pas à un mille de l’entrée de la rade que Requesens donne l’ordre de lever rames et de déployer la boufette. Alphonse, plus inquiet que jamais, veut tenter un dernier effort. Il s’approche de la capitane : « Seigneur, fait-il crier à Requesens par son patron le vieux Tira-gallo, marin consommé dont toute la flotte est habituée à respecter les avis, seigneur, prenez-y garde ; ce n’est pas là un temps pour nous. Si nous continuons, nous nous exposons tous à sombrer. » Tiragallo parlait encore que le grain éclate : la mer, en un instant, fouettée par la rafale, devient énorme ; on est aveuglé par des torrens de pluie. Requesens, à cette heure, donnerait gros pour pouvoir regagner le rivage. Il est trop tard : ni le vent ni la mer ne permettent de rebrousser chemin. Recommander son âme à Dieu et s’abandonner à la vague, c’est tout ce qu’un chrétien, pour le moment, peut faire. Ce fut un désordre inexprimable : des galères essayaient de tenir la cape ; d’autres, désemparées, fuyaient vent arrière. Dès la première nuit, deux vaisseaux s’abordèrent. L’un était presque neuf, l’autre vieux et cassé ; ce dernier coula presque à pic, entraînant tout son équipage dans le gouffre. Semblable à un troupeau éperdu, les voiles déchirées, la palamante en pièces, la plupart des galères coururent jusqu’en Sardaigne.

« Quelle tempête, dira-t-on, pour le mois d’avril ! » N’est-ce pas dans la nuit du 20 au 21 mai qu’en vue du cap Sicié, le vaisseau de Nelson, le Vanguard, perdit, en l’année 1798, ses deux mâts de hune et son mât de misaine ? Le printemps a parfois des colères d’hiver. Alphonse d’Aragona trouva un refuge dans la baie d’Alghieri ; deux de ses vaisseaux atteignirent, plus au sud, le mouillage de l’île Saint-Pierre ; un troisième rencontra un abri à l’entrée du golfe d’Oristano ; deux galères et une galiote naufragèrent dans les mêmes parages et perdirent beaucoup de monde ; une troisième galère, la Florence, fut deux fois sur le point d’atterrir à la côte barbaresque et, deux fois repoussée par le vent, alla faire tête dans la baie de Cagliari. La capitane de Gênes fut emportée plus loin encore ; elle dépassa le golfe de Tunis, donna dans le canal de Malte et ne s’arrêta que sous la Pantellerie. Deux navires enfin disparurent complètement : on n’en eut jamais de nouvelles. Le grand-commandeur de Castille gagnait, pendant ce temps, à grand’peine la baie de Palamos en Espagne. Qu’était devenue son escadre ? Il eût été bien embarrassé de le dire. Que Dieu prenne en pitié les pauvres gens que son imprudence a conduits à la mort ! Des vingt-quatre galères sorties de la rade de Marseille, douze périrent. Les douze autres n’en valaient guère mieux : il fallut de grosses sommes pour les réparer.

« Qui a traversé le Raz de Sein sans malheur, disait un vieux proverbe breton, ne l’a pas traversé sans peur, u Qui s’embarquait sur on navire à rames au XVe et au XVIe siècles, pour traverser le golfe de Lyon, ne trouvait pas un oreiller plus doux. Les souverains eux-mêmes, — les souverains surtout, — accomplissaient rarement ce périlleux voyage sans quelque fâcheuse aventure : les élémens semblaient mettre je ne sais quelle secrète malice à semer sur leur route brouillards et tempêtes. De plus, — la jetée de Calais, les abords de Douvres et la rade de Marseille en savent quelque chose, — les pilotes sont rares qui conservent leur sang-froid dans cette atmosphère troublante que la majesté des rois répand autour d’elle. Quand, le 15 juillet 1538, l’empereur Charles-Quint, accompagné de vingt galères françaises, partit de Marseille, sur la capitane d’André Doria, pour se rendre à Aigues-Mortes, où l’attendait le roi François Ier, il n’était pas à 10 milles du port qu’il s’éleva un brouillard si épais, qu’on ne pouvait de la poupe distinguer ce qui se passait à la proue. La nuit survint et fut très laborieuse. Quelques galères françaises faisaient route au midi ; d’autres, sans le soupçonner, se dirigeaient à l’est ; il y en eut qui retournèrent, égarées, à Marseille. Dépourvues probablement de boussoles, toutes s’imaginaient faire bonne route vers Aigues-Mortes. L’escadre de Charles-Quint, s’en fiant, au contraire, à l’aiguille aimantée, dont l’usage était, depuis quelques années, devenu général sur la flotte espagnole, gardait le cap à l’ouest. Dans ce désordre, des collisions nombreuses se produisirent : la galère de l’empereur fut abordée par une autre galère qui lui mit son gouvernail en pièces. On naviguait à la voile, le vent était très frais : la situation devint bientôt critique. L’empereur, le prince Doria, ne se couchèrent pas de la nuit : de tous côtés on tirait des coups de canon pour essayer de rallier les galères. Celle du cardinal Granvelle avait donné sur une roche et demandait par signaux du secours. La brume ne se dissipa que le lendemain vers midi. On reconnut la terre : la galère capitane se trouvait à 10 milles d’Aigues-Mortes ; le gros de la flotte en était encore à plus de 30 milles. À huit heures du soir, toute la flotte jeta l’ancre à un mille du port, fort émue de sa traversée.

Qu’eût-ce donc été si les corsaires barbaresques se fussent mis de la partie ? Au mois de septembre 1575, quatre ans après la bataille de Lépante, Cervantes, embarqué sur la galère espagnole le Soleil, allait, en compagnie de son frère Rodrigue, de Pero Diaz Carillo de Quesada, ancien gouverneur de La Goulette, et de beaucoup d’autres personnes de marque, chercher dans sa patrie un repos noblement gagné. Le 26 septembre, le Soleil tomba au milieu d’une escadre de galiotes commandée par l’Albanais Mami, amiral d’Alger : trois vaisseaux algériens attaquèrent la galère espagnole. Après un combat opiniâtre, il fallut se rendre. Cervantes, emmené captif dans Alger, y resta prisonnier cinq ans. Après mille péripéties plus émouvantes les unes que les autres, il finit par être racheté au prix de 500 écus d’or, environ 20,000 francs. Sa fortune ne se releva jamais de ce coup funeste.


IV

Quelque soin que puissent prendre les galères pour éviter de se trouver de nuit à la mer, le temps ne leur permettra pas toujours d’atteindre un port suffisamment sûr avant le coucher du soleil. Le ciel s’obscurcit, le vent force, le général a jeté plus d’une fois un regard tout chargé d’inquiétude à l’horizon. Il se décide enfin à faire amener les antennes, puis se tournant vers le pilote réal : « Pilote réal, dit-il, faites le signal de la boufette ! » À ce signal, chaque capitaine s’empresse de faire tirer la boufette d’en bas, de la prolonger sur la coursie et de la férir sans attendre d’autres ordres. Dès que la boufette est férié à bord de la galère réale, le comité réal fisque pour avertir la chiourme, puis commande aussitôt : Hisse tout d’un temps ! La boufette établie, ou s’occupe de férir et d’injonguer, — de lier avec des joncs, — le trinquenin. Les commandemens se suivent et se pressent : Hisse le trinquet ! d’abord, puis, dès que l’antenne est à poste : Casse trinquet tout d’un temps !

Sous la boufette et le trinquenin, la galère nous représente un vaisseau naviguant avec deux ris aux huniers : on n’ira pas bien loin sous cette allure, le vent se hale toujours de plus en plus de l’avant et il devient difficile de gouverner en route. Il faut se résoudre à se défaire de la voile de proue et redresser la galère que le trinquenin faisait trop abattre, à l’aide de la boufette et des rames ; Amène et plie le trinquenin. Aussitôt que le trinquenin est amené et plié, on hisse l’antenne de trinquet au tiers de l’arbre et on mole d’avant, — c’est-à-dire on mollit le palan d’amure, — pour tenir la penne basse.

Malgré la boufette et les rames, la galère continue d’abattre du côté de la terre ; la chiourme est sur les dents. Il n’y a plus qu’un parti à prendre : il faut céder au vent et courir fortune, — ce que nous appelons à bord de nos vaisseaux : faire vent arrière. Il est heureusement plus d’un port sur la côte : pour en rencontrer un qui nous soit accessible, il suffira de revenir sur nos pas ; seulement, hâtons-nous.

« Pilote réal, nous allons pouger avec le tréou ! Notre homme, avertissez pour amener la mestre ! »

Le pilote réal fait sur-le-champ le signal du tréou ; le réal fisque et commande : Amène la mestre tout d’un temps ! Chaque capitaine a déjà son tréou préparé et lié d’avance sous l’antenne de mestre. On hisse la vergue de tréou à l’arbre de mestre, on borde la voile et on court vent arrière. Trop de temps, par malheur, a été perdu, le port de refuge est éloigné, la nuit vient ; il faut se résigner à mettre à la cape pour attendre le jour. Un coup de canon tiré par la réale fait connaître cette résolution du général à l’escadre : chaque capitaine se prépare à exécuter la manœuvre prescrite : Mole le bras de l’escotte de la drette ! Alle la bonigue en son lieu ! Casse à poupe la senestre et alle la bouline à la droite !

C’est donc sous le tréou, avec une voile carrée hissée en tête de l’arbre de mestre, amurée sur l’avant, bordée sur l’arrière et bien boulinée, avec une voile occupant le centre du navire, comme la grand’voile à bord de nos vaisseaux, que les galères vont, suivant l’expression consacrée, caper tribord amures. Néanmoins, quand une galère se trouve désemparée, par un coup de mer ou par un coup de canon, de son gouvernail, il est préférable de tenir la cape sous le polacron. De toute façon, il faut toujours, comme première manœuvre, amener le trinquet.

Une galère ne se comporte pas trop mal à la cape, quand les précautions indiquées par une vieille expérience sont bien prises. Il est sage de transporter la palamante de l’apostis sur le second filaret[8]. Les rames seront ainsi plus élevées au-dessus de l’eau et risqueront moins de se briser dans les mouvemens de roulis. C’est ce qu’on appelle en terme de galère : mettre les rames sur les filarets. Nous vous conseillons cependant de laisser les quartiers de proue à leur poste et de vous tenir prêts à les faire voguer, si jamais la galère menaçait de prendre vent devant, ce qui occasionnerait un dangereux mouvement d’acculée et obligerait à mettre bas précipitamment l’antenne de mestre. Rentrez à bord le couronnement et la bancasse de poupe, dégagez la timonière de tous les objets qui l’encombrent, retirez les deux bâtardes en arrière, faites descendre dans la coursie les matelots qui se trouvent d’ordinaire sur les rambades, soulagez en un mot, par tous les moyens possibles, le devant de la galère et attendez ainsi patiemment que le vent calme ou que le jour paraisse. Pour ne pas s’aborder et ne pas s’égarer pendant la nuit, les galères arboreront toutes un fanal à la penne de mestre. L’épreuve, je ne puis vous le dissimuler, sera rude : elle le sera du moins pour des marins que la couche de duvet de la civilisation n’a, hélas ! que trop amollis.

Est-ce que les coups de cape se comptaient chez ces rudes champions du Nord, qui se faisaient gloire ci de ne jamais chercher d« refuge sous un toit, de ne vider leur cornet à boire auprès d’aucun foyer[9] ? » Nous admirions les canotiers d’Athènes : quelle admiration mal placée ! Est-il permis de se dire marin, quand on ose se plaindre « d’avoir passé une nuit en pleine mer, sans manger, sans dormir, dans une saison critique, à cette funeste époque du coucher des pléiades, où l’obscurité, déjà si pénible et si périlleuse, peut à chaque instant devenir plus affreuse encore par l’orage ? » Voilà les propos que vous entendrez sur la trière ; Barras de La Penne et le capitaine Pantero-Pantera les ont retenus : ils les répètent avec une émotion qui ne fait que médiocrement honneur aux marins de la Méditerranée. À bord du Drakar, ce sont d’autres accens qui frapperont votre oreille : le pirate y redit gaiement ses vieux refrains de guerre, pendant que le vent déchaîné rugit et que la barque robuste passe à travers la vague, comme la main d’un enfant dans la crinière d’un lion apprivoisé. Même aux jours de Ruyter, les Suédois et les Norvégiens seront encore réputés les premiers matelots du monde ; ces hommes doux et forts descendent en droite ligne des Edelingnes, qui ont conquis l’Islande et découvert le Groenland, probablement même l’Amérique. Ils ne songent plus « à brandir le glaive, à enlever les biens et à tuer les hommes ; » ils fendent toujours les mers de glace dans leurs bateaux et, après s’être montrés aux populations étonnées de la Sibérie, vont, à travers le détroit de Behring, déployer le drapeau Scandinave sur les côtes de l’Ile Zipangri et du Cathay : Sébastien Cabot en a dû tressaillir de joie dans sa tombe. Heureux les souverains qui trouveront de tels sujets pour monter leurs flottilles ! La Manche est un fossé, la Mer du Nord un lac, quand on sent, calme et fier, battre dans sa poitrine le cœur des Sœkongar. Si, au lieu de soldats romains, Germanicus eût embarqué des Cimbres et des Teutons, sa flotte eût probablement évité le naufrage : Tacite ne nous aurait pas découragés[10].

Retournons à bord de la capitane : elle flotte encore, n’est-ce pas ? Pourquoi donc tant gémir ? Est-ce une si grosse affaire de voir « entrer l’eau dans ses souliers par le collet ? » Dès que les premières lueurs du jour commencent à poindre, le général compte avec anxiété ses galères. Dieu soit loué ! Il n’en manque aucune à l’appel. Le pilote réal reconnaît son terrain ; on peut en toute confiance pouger pour aller prendre le port. Le vent est encore assez frais : nous nous contenterons du tréou : Pouge ! Mole la bouline et la bounigne. ! Casse à poupe l’escotte. Hale le bras dret et tout d’un temps ! Mole l’escotte et le bras de la senestre !

Le sillage devient à l’instant rapide ; en quelques heures, on a gagné la rade. Il est maintenant prudent de se débarrasser du tréou, de l’embrouiller — en d’autres termes de le carguer — et de l’envoyer serrer sur sa vergue : Ambroille ! Quatre hommes d’haut à plier le tréou ! Défournelle et vogue tout d’un temps ! Le général s’est porté à proue, avec le pilote et le comité pour mieux voir à prendre port, — opération toujours fort délicate par un gros temps, a Notre homme, dit-il, faites allester les deux fers et un cap pour porter à terre ! » Les fers sont bientôt lestes, — c’est-à-dire préparés, — et mis en mouillage ; les proyers — ceux qu’à bord de nos vaisseaux on appelle les gabiers de beaupré — se portent sur l’éperon. Le pilote réal prévient le général que le moment est venu de mouiller : « Notre homme, avertissez ! Faites maintenant donner fonde ! » Sur l’ordre du comite, le fer est jeté à la mer ; on colume la gume, — vous comprenez, j’espère, qu’on file le câble, — jusqu’à ce qu’on soit assez près de la côte pour y mettre un cap, — c’est-à-dire pour y envoyer une amarre. Les six proyers sautent à l’eau et vont porter le cap au rivage.


V

C’est ainsi qu’une flotte arrêtée par le gros temps ou par le vent contraire vient chercher un port de relâche : tout autres sont ses allures quand elle fait son entrée solennelle dans quelque port ami, par une belle journée de printemps, d’été ou d’automne. Plus de voiles alors, mais une vogue à la fois lente et majestueuse, une chiourme attentive aux coups de sifflet et aux ordres multipliés du comité.

Quelques instans avant d’entrer au port, le comité fisque sur l’ordre du général et, peu après, commande : « Lève rem ! Pulamante égale ! » Tous les avirons sortent à la fois de l’eau et s’alignent : tous les soldats se préparent à tirer : « En joue tout le monde ! Tirez ! » À ce commandement, les arquebusiers font feu ; les bombardiers amorcent et soufflent leurs mèches. Pour être majestueux, le salut de l’artillerie doit s’exécuter avec ensemble. Un cap de garde est monté au haut de la penne de mestre de la réale : il tient la bannière de Sainte-Barbe à la main ; il la tient haute et droite. Dès qu’il apparaît, les bombardiers à bord, de chaque galère saisissent leurs boute-feu. Le cap de garde abaisse brusquement la bannière : les bombardiers de la réale mettent le feu à la première bâtarde. À l’instant même, la tempête d’artillerie éclate : le feu s’est prolongé en quelques secondes sur la ligne. Les tambours et les trompettes mêlent leurs longs roulemens et leurs plus brillantes fanfares aux retentissantes volées des bâtardes et des moyennes. Un nuage de fumée enveloppe la rade, et chaque explosion nouvelle secoue jusque dans leurs fondemens les maisons du port. Le général promène autour de lui un regard satisfait : c’est la puissance de son souverain qui s’affirme.

Lorsque l’armée de saint Louis débarqua en Égypte, ce fut, au dire de Joinville, le comte de Jaffa qui « aborda le plus noblement. » À l’extérieur et à l’intérieur, sa galère était peinte d’écussons à ses armes ; mise en mouvement par trois cents, rameurs, elle avait pour chaque rameur une targe aux armes du comte, surmontée d’un pennon avec armoiries dorées. Les cinquante avirons battaient l’eau en cadence, pendant que les timbales, les tambours et les cors sarrasins qui se trouvaient à bord menaient si grand bruit, qu’on eût cru entendre le fracas du tonnerre. Le comte échoua sans hésiter son navire à la plage : les chevaliers purent descendre sur le sable à pied sec. Saint Louis, au contraire, avait dû sauter de son vaisseau dans la mer et gagner le rivage l’écu pendu au cou, la lance en main, le heaume en tête et de l’eau jusqu’aux aisselles. L’entrée de don Juan d’Autriche dans le port de Messine, sans avoir été, comme le débarquement sur la plage de Damiette, une opération de guerre, n’en est pas moins restée célèbre. Nos pères attachaient une extrême importance à la pompe de ces cérémonies qui flattaient sans doute leur orgueil, mais qui avaient aussi l’incontestable avantage d’exalter les esprits et d’exciter le zèle.

Aussitôt que la fumée des saluts s’est dissipée et que l’infanterie a posé les armes, ordre est donné au quartier de proue de voguer. La flotte se dirige à pas comptés vers le mouillage. Chaque galère donne fonde au fur et à mesure qu’elle arrive à son poste. Dès que toutes les galères ont jeté le fer, le comité réal avertit la chiourme, « qu’il faut mettre le caïcq à la mer » et bientôt après « qu’il faut dresser la tente. »

Voilà donc la galère revenue au mouillage : jetons un dernier coup d’œil à bord. Après quelques jours de repos, la chiourme a repris ses exercices : un capitaine soigneux n’aura garde de laisser les bras des forçats se rouiller ; l’exercice de la vogue deviendra le fructueux passe-temps de l’équipage, objet de sa sollicitude. Cet exercice ne s’exécutait pas, comme la charge du fusil, en douze temps ; il s’exécutait en dix-huit. Chaque temps était marqué par un coup de sifflet :

1er temps, La chiourme se dresse en pieds ; — 2e temps. Elle ôte le bonnet et le capot ; — 3e temps. Elle enlève la chemise ; — 4e temps. Elle s’assied sur le banc ; — 5e temps. Elle met le pied droit sur la pédague ; — 6e temps. Elle empoigne les rames ; — 7e temps. Elle plonge les rames dans l’eau ; — 8e temps. Elle relève les rames et les fournelle ; — 9e temps. Elle se dresse en pieds ; — 10e temps. Elle prend en main la chemise ; — 11e temps. Elle secoue la chemise pour en faire choir les poux ; — 12e temps, Elle revêt la chemise ; — 13e temps. Elle prend en main le capot ; — 14e temps. Elle secoue le capot ; — 15e temps. Elle revêt le capot ; — 16e temps. Elle prend le bonnet ; — 17e temps. Elle le secoue ; — 18e temps. Elle le met en tête.

« Le comité, nous apprend Jean-Jacques Bouchard avec cette fidélité minutieuse qui le caractérise, se promène par la coursie, regardant si quelqu’un manque ou feint de tirer, et lors, il le redresse avec son cercle ou avec son gourdin ; et ne bat pas seulement celui qui manque, mais encore les quatre autres du même banc. Il y en a quelquefois de si opiniâtres qu’ils se laissent écorcher tout le dos plutôt que de tirer. Quand c’est à quelque rencontre d’importance, l’on ne se sert pas seulement du bâton, mais encore de l’épée… Là se voit toute la misère, ordure, saleté, puanteur et infirmité humaine… Il n’y a jour qu’il n’y meure quelqu’un… » — « Il ne faut jamais aller là-dedans, ajoute le prudent voyageur, qu’avec quelque officier, car, autrement, les forçats vous font mille niches : entre autres, ils soufflent des cornets pleins de poux sur les habits… Le moins qu’ils puissent faire, c’est de vous ôter vos éperons, sous prétexte que la galère marche assez vite d’elle-même. »

Nous rencontrons ici l’immortel soldat de Lépante complètement d’accord avec l’auteur du Voyage de Paris à Rome. Quand don Quichotte monte à bord de la galère du comte de Elda, toute la chiourme le salue de trois acclamations : debout sur l’espalle, le comte tend la main au chevalier, l’embrasse, le conduit sous la poupe et le lait asseoir, ainsi que son fidèle Achate, sur les bandins. Toute cette belle courtoisie n’est qu’un piège : le comte s’est promis de faire aux deux singuliers personnages qui ont en ce moment le privilège d’occuper sans partage l’attention publique une réception dont l’un et l’autre garderont certainement le souvenir toute leur vie. Le bon Sancho se trouvait à portée de bras du vogue-avant de la bande droite. Cet espalier, à qui on avait donné le mot, saisit tout à coup l’honnête écuyer par le pourpoint et l’enlève comme une plume. Avant que Sancho ait pu se reconnaître, le rameur du second banc l’a reçu des mains de l’espalier ; il le transmet, avec la même prestesse, au forçat placé derrière lui. Sancho voltige de banc en banc jusqu’à la conille. Les forçats de la bande droite le jettent alors aux forçats de la bande gauche ; Sancho, en un clin d’œil, se voit ramené à l’entrée de la poupe. Il retombe sur l’espalle, haletant, étourdi, trempé de sueur et tout moulu de son voyage aérien. Le comte de Elda n’a pas sourcillé ; chacun, à son exemple, garde le plus imperturbable sang-froid ; don Quichotte seul n’a pu s’empêcher de manifester quelque étonnement. À la vue de Sancho volant si bien sans ailes, il se tourne vers le général : « Est-ce là, seigneur comte, lui dit-il, l’étiquette habituelle quand vous recevez à bord de vos galères des personnes de marque ? Je serais bien aise de le savoir, car je n’ai pas l’intention de me prêter à semblable cérémonie, et, par Dieu, si quelqu’un des vôtres s’avisait de porter la main sur moi, il aurait bientôt rendu l’âme ; je lui plongerais mon épée dans le ventre jusqu’à la garde. »

Le vaillant chevalier de la Manche ne prenait peut-être pas là un trop mauvais moyen de mettre un terme aux gaîtés du bagne. Aimez-vous « les faiseurs déniches ? » Je n’éprouve, pour ma part, qu’un très médiocre goût pour ces gens d’esprit. Qu’ils mériteraient bien la plupart du temps, ces mystificateurs, quand ils vont, suivant l’expression du proverbe espagnol, chercher de la laine, de revenir tondus ! Berner Sancho Pança, railler le naïf enthousiasme d’un fou dont l’occasion aurait fait un héros, je ne sauvais appeler cela plaisir de chevalier. Si j’avais reçu un tel couple à bord du Magenta, en l’année 1870, j’aurais certainement reconnu de toute autre façon l’honneur de sa visite. En pareil cas, il n’y a qu’une politesse qui convienne : il faut, pour peu que les circonstances s’y prêtent, offrir à ses hôtes le glorieux spectacle d’un branlebas de combat. Si complet, si sagement entendu que puisse être l’armement d’un navire, il y eut de tout temps bien des dispositions de détail à prendre, avant d’en venir aux mains avec l’ennemi. Mettre les armes en couverte répondait sur les galères du XVe et du XVIe siècle à notre branle-bas de combat : l’opération était cependant plus longue et plus compliquée. On commençait par établir sur la couverte, à l’aide de rames liées ensemble et fixées par des amarrages aux filarets, trois retranchemens intérieurs, qu’on appelait bastions sur les galères de France. Le pont se trouvait donc coupé en trois endroits par des traverses qui servaient de supports à de véritables barricades. Là s’entassaient, entre deux murs de toile, des tronçons de vieux câbles, des balles de laine, les grosses tentes d’herbage, les matelas et les capots de la chiourme. Le premier retranchement prenait naissance un peu en arrière des rambades, le second à la hauteur de l’arbre de mestre, le troisième en avant de la dunette désignée à bord des galères sous le nom de poupe et de tabernacle. La plate-forme des rambades et les pavois de chaque bord étaient garnis de la même façon, formant ainsi à proue, et sur les deux côtés, un rempart qu’on s’efforçait de rendre impénétrable aux arquebusades et à la mitraille. Deux autres postes servaient également à disputer le terrain pied à pied : c’était, à tribord, le fougon, c’est-à-dire la caisse carrée qui servait de cuisine ; à bâbord le caïcq, — en d’autres termes la chaloupe. — On y plaçait les plus vigoureux soldats, sous le commandement des officiers les plus résolus. En effet, ce défilé franchi, ce boulevard enlevé, la poupe elle-même était en péril. Les défenseurs du fougon ne pouvaient reculer sans honte : ils devaient tomber où on les avait placés, se rappelant que derrière eux flottait l’étendard.

Au temps de l’empereur Léon et même au temps plus rapproché de nous des grandes républiques italiennes, quand la chiourme était libre, tous les rameurs devenaient au besoin des combattans. Ils se présentaient armés de pied en cap, portant boucliers, casques et cuirasses, brassards et cuissards : on leur donnait des javelots pour le combat à distance, des piques et des épées pour le combat corps à corps. Si les armures de fer venaient à manquer, on y suppléait par un justaucorps de buffle recouvert d’un fort tissu de cordes à boyau. Le dromon avait aussi ses archers et ses lithoboles. « Le caillou est une fort bonne arme, » observe, dans un des paragraphes de ses Institutions militaires, l’empereur Léon le Sage, qui ne semble pas avoir fait en personne l’épreuve de ses prescriptions : fort bonne peut-être avant l’invention de la poudre, mais la carraque de la Mecque, incendiée par Vasco de Gama à l’entrée de la Mer-Rouge et le galion de Manille assailli par Cavendish dans l’Océan-Pacifique apprendront à leurs dépens que les lithotioles, avec leur fameux cochlax, ne sont pas de taille à tenir tête à des bombardiers. Les Sarrasins eux-mêmes, dès le IXe siècle, ne se laisseront guère intimider par ces éclats de pierre. Ils croiseront leurs boucliers au-dessus de leurs têtes, recevront l’averse sur ce toit imité de la tortue romaine et attaqueront ensuite avec leurs épées et avec leurs longues piques des gens dont le bras se sera inutilement fatigué.

Au XVIe et au XVIIe siècle, les armes offensives se composaient d’arquebuses, de hallebardes, de masses d’armes, de piques et d’épées. L’épée à deux mains produisait, sur une arène aussi étroite et aussi encombrée que l’était le pont d’une galère, d’épouvantables ravages. On vit, à la journée de Lépante, le vieux Canale sauter de galère en galère et faire, à l’aide de son espadon, de larges abatis de Turcs devant lui. En fait d’armes défensives, les officiers portaient généralement la rondelle ou la targe, le jaque de mailles, avec le cabasset. On donnait aussi aux mariniers, — je dis aux mariniers et non pas à la chiourme, — cabasset et rondelle. Quant aux forçats, à moins qu’on ne les déferrât, comme on le fit à Lépante pour la majeure partie des esclaves chrétiens, ils restaient, entièrement désarmés, à leurs bancs, obligés d’étouffer leurs cris d’effroi et de douleur en enfonçant, sous la menace du fouet de l’argousin, leurs bonnets, — i barettini, — ou le tap, — morceau carré de liège, — dans leur bouche.

Sur les galères ordinaires, le nombre des hommes d’épée rangés à la poupe, à la proue, entre les barricades, ou disposés tout le long des arbalétrières et de la coursie était de 200 environ ; on comptait de 300 à 400 combattans sur les capitanes et sur les galères à fanal. La galère à fanal, montée par un capitaine qui avait, dans la marine à rames, le rang que nous attribuons à nos chefs de division, servait, par la marque distinctive qu’elle arborait le jour et par le fanal qu’elle portait allumé la nuit, à multiplier les points de ralliement et les centres de direction.

Dès que les retranchemens sont achevés, on apporte sur la coursie du pain, du vin, du fromage. Ne faut-il pas être prêt à soutenir les efforts de la chiourme pendant le combat ? Ce n’est certes pas le moment de lésiner. Les arquebusiers reçoivent ensuite l’ordre de poser leurs arquebuses sur les fourchettes de la pavesade ; les bombardiers s’empressent de charger leurs pièces. Les projectiles dont on va faire usage seront aussi nombreux que variés : telle pièce ne contiendra que des boulets enchaînés ou des boulets rames ; telle autre sera bourrée, presque jusqu’à la gueule, de cailloux arrondis, d’éclats de pierres tranchantes et de balles de plomb. « Ce que je vous demande avec instance, écrivait don Juan d’Autriche au vice-roi de Naples, don Garcia de Toledo, quatrième marquis de Villafranca et général des galères de Sicile[11], c’est de me faire savoir le plus tôt possible si, dans votre opinion, une flotte qui se porte à l’encontre de l’ennemi, doit ouvrir le feu la première ou laisser à l’ennemi l’initiative de l’attaque. » — « On ne peut, répond Toledo, tirer deux fois avant que les galères s’abordent : il faut donc, à mon sens, faire ce que recommandent les armuriers, — tirer son arquebuse si près de l’ennemi que le sang vous saute au visage. J’ai toujours entendu dire, — et par des capitaines qui savaient ce qu’ils disaient, — que le bruit des éperons qui se brisent doit se confondre avec celui de l’artillerie qu’on décharge et ne produire en quelque sorte qu’un seul son. Quand on se propose de tirer avant l’ennemi, il y a cent à parier qu’on tirera de trop loin. Tel est mon sentiment. » Je me permettrai d’ajouter : Tel est aussi le mien. Dès l’année 1868, et dix ans même plus tôt, au moment d’entrer dans l’Adriatique, huit ans, par conséquent, avant la bataille de Lissa, j’écrivais : « Le jour où le navire est intervenu dans la lutte avec toute la puissance de sa masse, la déchéance de l’artillerie a commencé. Dans la situation relative où se trouvent aujourd’hui le navire et la bouche à feu, il n’est pas un amiral qui osât présenter le travers à l’ennemi avec l’espoir de l’arrêter ou de le détourner de sa route. C’est par le choc qu’il faut vaincre, contre le choc aussi qu’il faut se prémunir. Aux approches de la flotte qu’il va combattre, un vaisseau n’a rien de mieux à faire que d’imposer silence à ses canons : les faibles avantages qu’il pourrait se promettre d’un tir rendu bien incertain par la rapidité avec laquelle varie la distance, ne sauraient compenser les inconvéniens du nuage de fumée qui viendrait l’envelopper à cet instant suprême où le salut dépend de la précision de la manœuvre. »


VI

Les galères de Malte furent, pendant longtemps, la grande école de guerre de notre marine : il suffira de rappeler qu’elles nous ont donné Tourville. Je suis convaincu qu’aujourd’hui même ce ne serait pas pour un futur amiral perdre son temps que d’aller faire, avec M. de Romegas ou M. Durand de Villegaignon, une campagne de course dans l’Archipel. Il apprendrait là comment se pratiquent les abordages : « Les combats des galères, remarquait avec un juste orgueil l’éminent écrivain qui s’entendait si bien à soutenir la cause des bâtimens à rames[12], ne se font pas simplement à coups de canon. On ne fait, en s’abordant, qu’une seule décharge, puis on combat sur-le-champ à coups d’épée ou d’esponton et avec des grenades. On a, de cette manière, plusieurs retranchemens à forcer avant qu’on puisse se rendre maître d’une galère. Pour peu qu’on veuille se bien défendre de part et d’autre, — ce qu’on est toujours obligé de faire lorsqu’il n’y a point de porte de derrière, — la perte de monde est toujours grande. »

La religion, — c’est ainsi que les chevaliers de Malte appelaient leur belliqueuse confrérie, — ne possédait plus au XVIIe siècle que sept galères. Nous avons tout lieu de croire, si l’on en juge par le rôle qu’un demi-siècle auparavant elles jouaient à Lépante, que ces sept galères étaient du moins des galères d’élite. La capitane était toujours peinte en noir ; les six autres recevaient une ou plusieurs couches de peinture rouge. On choisissait le général parmi les grand-croix, le capitaine parmi les chevaliers. Ce capitaine avait auprès de lui, prêt à le seconder, à le remplacer au besoin, un officier qui prenait le nom de patron. Les fonctions du patron étaient tout simplement celles d’un premier lieutenant, — du lieutenant en pied, disait-on, il y a quarante ans, sur nos vaisseaux. — Le patron devait avoir fait profession, c’est-à-dire avoir prononcé ses vœux. Il ne pouvait être pris dans les frères servans : ces frères occupaient un rang trop inférieur dans la religion. Si le capitaine venait à mourir hors de Malte, le patron se trouvait de droit appelé à lui succéder : les chevaliers auraient tenu à déshonneur d’obéir dans ce cas à un frère servant.

Les chevaliers ne s’embarquaient qu’une heure avant le départ ; le patron seul couchait toujours à bord. L’équipage d’une galère de 26 bancs comprenait d’ordinaire 280 rameurs et 280 combattans, — 560 hommes en tout ; — l’armement consistait en 5 grosses pièces, — 1 canon de coursie de 48 livres de balles, 4 autres canons du calibre de 8, — et 14 pierriers. Pendant le combat, la défense de la poupe était confiée à 4 chevaliers et à A soldats, celle de la proue à 10 soldats, 4 chevaliers et 1 frère servant, qui, chargé de porter les ordres, était connu sous le nom de maître écuyer. Le second enseigne surveillait le tir des canons ; le comité, le sous-comite, l’écrivain, le sous-écrivain, l’argousin, se tenaient sur la coursie ; les courroirs ou arbalétrières étaient remplis de soldats armés de mousquets. On comptait généralement deux de ces mousquetaires par chaque intervalle de bancs.

« Quand on va aborder un vaisseau, prescrivaient les règlemens de la religion, aussitôt que la première décharge est faite, on saute dessus, si l’on peut. » Il ne demeure alors à bord de la galère que les chevaliers de la retenue de la poupe, le pilote, le timonier, le comité et le chevalier qui fait tirer le canon. Le capitaine peut aller depuis la poupe jusqu’à l’arbre de mestre, et le patron depuis l’arbre de mestre jusqu’au trinquet. Les mariniers des rangs, — les buonevoglie, — engagés à deux écus par mois, sont, la plupart du temps, quand arrive le moment de combattre, déchaînés. Ils doivent avoir l’œil sur les Turcs, et « on leur donne la permission de sauter sur la galère ennemie. » Quant aux blessés, on les porte dans les chambres de la galère, où les attendent l’aumônier et le chirurgien.

« Dans le combat, dit encore le règlement des galères de la religion, on n’observe point l’ancienneté parmi les galères. Va qui peut. Mais si les ennemis étaient extrêmement forts, on irait en bon ordre, c’est-à-dire chacun selon son ancienneté, et on canonnerait quelque temps avant d’aborder. » On serait bien sûr ainsi, me permettrai-je de faire observer, de n’aboutir à aucun résultat. Extrêmement forts ! Que faut-il entendre par ce mot ? L’expression n’eut probablement pas la même valeur à toutes les époques. « On ne doit éviter l’ennemi, ordonnait en 1342 le roi don Pèdre d’Aragon, que s’il se présente avec des forces doubles de celles dont soi-même on dispose. Deux galères catalanes n’hésiteront pas à combattre trois galères ennemies ; avec trois galères vous en affronterez quatre ; avec cinq, ne craignez pas d’en attaquer sept. » La doctrine de don Pèdre était-elle encore, au XVIIe siècle, celle des chevaliers de Malte ?

Comme toutes les institutions de ce monde, la grande compagnie finit par dégénérer. L’amiral Lalande se rappelait fort bien en 1840 avoir jadis connu, dans sa jeunesse, un bailli ou un vidame, — je ne sais plus trop lequel, — qui, de sa vie, ne coupa tête de Turc, mais qui, en revanche, gardait des caravanes que les galères de la religion faisaient annuellement dans les mers du Levant, un très fidèle, très complet et très intéressant souvenir. On menait alors joyeuse vie au mouillage de L’Argentière, petite île située presque en face de Milo, île à peu près neutre et déserte, d’où l’on ne bougeait guère. C’était ainsi qu’on s’imaginait continuer la tradition des Foulque de Villaret et des Pierre d’Aubusson. Suffren fut commandeur de Malte, puis bailli. Ce titre ne lui valut jamais qu’une prébende. Ce n’est pas, autant qu’il m’en souvienne, sur les galères des hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem qu’il fit ses premières armes. Je n’ai lu nulle part que le vainqueur de Gondelour et de Trinquemalé ait appris, à l’exemple de Tourville, à battre les Anglais, en combattant les meilleurs alliés de son maître.

Constitué en 1481 et presque toujours recruté dans la plus haute noblesse, le corps des galères de France devança dans la tombe le corps des galères de Malte : il disparut — nous l’avons déjà dit — en 1748. Depuis plus d’un siècle déjà le corps des officiers de vaisseau, qui s’arrogeaient le privilège de s’appeler « le grand corps, » supportait avec impatience la concurrence d’une marine jugée par les meilleurs esprits inutile, et, en ces temps d’embarras financiers, cruellement dispendieuse. « Les galères, écrivait en 1630 Jean-Jacques Bouchard, ne servent de rien qu’à consumer de l’argent. Elles seront des cinq ou six ans sans se mouvoir du port ; les corsaires d’Afrique viennent poursuivre les vaisseaux jusque sur nos rades sans qu’elles remuent. La plus grande utilité qu’elles apportent, c’est qu’elles servent comme d’un enfer à tourmenter les méchans. »

« Inutile, la galère ! s’écriait Barras de La Penne dans les volumineux manuscrits auxquels j’ai fait de si nombreux emprunts et dont je voudrais, en terminant, présenter encore une rapide et dernière analyse. Inutile ! Mais qui donc, au mois d’août de l’année 1304, a vaincu les Flamands ? Qui leur a pris soixante gros vaisseaux, noyé ou fait captifs plus de dix mille soldats ? Qui eût, en 1340, changé le sort de la bataille de L’Ecluse, si la mer eût été moins grosse ? Qui défendit, en l’année 1512, la côte de Normandie ? Qui coula en 1545 la Marie-Rose, montée par le vice-amiral d’Angleterre ? Qui embarqua, en 1548, à Leith, la jeune reine d’Ecosse et l’alla débarquer à Brest, pendant que la flotte anglaise l’attendait entre Calais et Douvres ? Dira-t-on que ce furent des vaisseaux ronds ? Ne sont-ce pas des galères qui, en 1549, ont donné la victoire à Léon Strozzi, grand prieur de Capoue ; des galères encore qui, sous les ordres du baron de La Garde, ont repoussé, vers la fin de mai 1573, Montgomery et la flotte anglaise, prêts à ravitailler, sans leur intervention, le port de La Rochelle ? »

En 1621, Louis XIII résolut d’en finir avec cette place forte toujours insoumise. Pour en venir à bout, il eut recours aux galères de Marseille. Dix galères passèrent le détroit et allèrent relâcher à Lisbonne. Le mauvais temps les y retint tout l’hiver. Le 10 avril 1622, elles purent enfin partir ; à la fin de mai, elles arrivèrent sur les côtes de France. Les rebelles assemblèrent soixante-dix vaisseaux : le roi n’en avait que soixante-cinq ; il possédait heureusement aussi dix galères. On alla chercher les ennemis : on les trouva mouillés sur la rade de l’Ile de Ré, au-dessous de Saint-Martin. Aussitôt que la flotte anglaise s’aperçut qu’on faisait avancer contre elle les bâtimens à rames, elle mit à la voile. M. le duc de Guise monta sur la réale, rangea sur une ligne de front ses galères, les mettant à 20 toises environ l’une de l’autre. De leur première décharge, les canons de coursie firent un gros fracas. Les Rochelais pourtant avaient réussi à gagner le vent. Quand ils se furent approchés à portée de mousqueterie des vaisseaux, ils se crurent assez forts pour donner l’abordage. L’avant-garde soutint généreusement l’assaut : Deux galères remorquèrent alors en cet endroit le galion de Malte, et certes le galion n’y fut pas d’un petit secours. Les Anglais perdirent dix navires et près de deux mille hommes. La flotte du roi n’eut à regretter la perte d’aucun vaisseau ; elle n’eut que quatre cents tués ou blessés.

Le 1er septembre 1638, un combat non moins rude s’engageait devant Gênes. Les capitaines espagnols, mouillés sur la rade de Vado, ne pouvaient se résoudre à combattre : leurs galères étaient cependant renforcées d’infanterie et leur général leur avait déclaré ouvertement « qu’il demandait leur obéissance plutôt que leur avis. » La capitale d’Espagne fut prise par la capitane de France, après deux heures d’engagement, l’épée à la main ; la patrone de France emporta la patrone de Sicile ; la Cardinale enleva la patrone d’Espagne ; la Richelieu s’empara de la Sainte-Francisque. M. le commandeur de Vincheguerre se rendit maître de la Bassiane avec beaucoup de vigueur et de perte ; la Sainte-Marie dut céder à l’Aiguebonne. La Valbelle, il est vrai, la Servienne et la Maréchale, restèrent au pouvoir des Espagnols : mais quelles héroïques défenses ! M. de Valbelle tint longtemps en échec trois galères qui l’avaient abordé : il ne perdit son bâtiment qu’avec la vie. Les capitaines de la Maréchale et de la Servienne furent mortellement blessés.

Le 27 mars 1641, l’archevêque de Bordeaux envoyait cinq de ses galères avec cinq vaisseaux assaillir cinq navires d’Espagne armés de quarante canons chacun. Pour se mieux défendre, ces cinq navires s’étaient échoués sous le canon de Rosas : le jour même, les galères les remorquèrent en triomphe à Cadaquez. L’artillerie des forts de Port-Vendres et la mousqueterie des troupes espagnoles ne protégèrent pas mieux une polacre et deux galères d’Espagne que l’archevêque fit attaquer, dès le lendemain, par la Cardinale et par la capitane. Le 13 avril de cette même année 1641, le fort des Alfaques se rendait, après trois heures de combat, aux galères de France. Et devant Barcelone, le 29 juin, le 1er juillet 1642, n’est-ce pas à ses galères que le duc de Brézé dut la gloire de voir fuir deux fois devant lui la flotte des Espagnols ? On ne la revit plus de toute la campagne.

On objecte sans cesse la fragilité des galères, leur peu d’aptitude à tenir la mer. Était-ce un navire fragile cette réale de France qui donna sur la sèche du cap de Gate ? La roche lui emporta quinze ou vingt pieds de quille ; la galère n’eut pourtant aucun membre rompu ; elle arracha, au contraire, un morceau de la roche et navigua trois heures avec sa pierre au flanc, trouvant ainsi moyen de gagner le port. Une autre galère a été battue, pendant plus d’une heure, par les vagues contre des rochers pointus ; les vagues ne sont pas parvenues à la briser. Toute une grande ville a pu voir l’abordage d’une galère qui, entrant au port de Marseille, rompit un pilier de pierres de taille de six toises de diamètre ; elle en renversa vingt grosses pierres, sans éprouver le moindre dommage. Un autre jour, une galère sort du port d’Agay à toute vogue : elle donne si rudement sur une sèche que le coup la fait reculer à plus d’une encablure en arrière. Un autre navire eût coulé sous le choc : la galère fait le lendemain 25 milles à la voile, mestre et trinquet déployés, avec une grosse mer debout, sans qu’il entre une goutte d’eau à bord.

« Je n’ignore pas, dit Barras de La Penne, le bruit qu’a fait, au mois de février 1700, la perte de la capitane de Malte ; cet accident a eu trop d’éclat pour n’être pas arrivé jusqu’à moi. La perte de la capitane fut causée par un abordage : les six autres galères qui l’accompagnaient trouvèrent un refuge à Corfou et à Zante, après avoir couru 400 milles environ vent en poupe. Si, depuis trente ou quarante ans, les Espagnols ont perdu plus de cinquante galères ; si, en 1693, vers la fin de novembre, il s’en fallut de peu que toute leur flotte périt, est-ce aux navires ou aux capitaines qu’on doit s’en prendre ? Feu M. le maréchal de Vivonne a souvent tenu la mer avec les galères du roi, quatorze et quinze jours de suite ; M. le Bailly de Noailles, en plus d’une occasion, n’a pas craint d’imiter cet exemple. N’a-t-il pas, de nos jours, mené en un mois quinze galères de Rochefort.au Havre ? N’a-t-il pas ensuite conduit cette escadre en Angleterre et favorisé la descente qu’on y fit en 1690 ? Combien de fois n’a-t-on pas vu des galères donner chasse en pleine mer à des vaisseaux de guerre qui ne portaient que leurs basses voiles ! L’Espagne, dans ce temps même où le royaume paraît si près de sa décadence, compte encore quinze galères à Naples, cinq en Sicile, trois en Sardaigne, sept à Carthagène. Si le grand-duc de Toscane n’entretient aujourd’hui que trois galères, c’est uniquement parce que trois galères suffisent pour défendre contre les corsaires la petite étendue de ses côtes. Les entreprises qu’on fait avec des galères sont d’autant plus faciles à exécuter qu’elles sont plus difficiles à prévoir. La seule apparition d’une force navale embarrasse et déconcerte le commandant d’une province maritime : elle l’oblige à diviser ses forces et à fatiguer ses troupes par de fréquentes marches. »

Ai-je voulu soutenir une autre thèse quand j’ai prédit, il y a près de quinze ans, que les flottilles ne tarderaient pas à changer la face de la guerre maritime et à faire rentrer la marine dans le jeu des armées ?

« Depuis plus de dix ans, continue Barras de La Penne, on a tellement laissé dépérir nos galères qu’on n’a plus une seule coque qui n’ait besoin d’un très grand radoub ; les chiourmes ne sont pas en meilleur état. Cependant, comme il en reste un bon levain, on aura bientôt fait de les rétablir. Je m’arrête au chiffre de vingt-quatre galères : ce nombre me paraît aujourd’hui suffisant, en attendant que les lumières du conseil de marine et le sublime génie de M. le régent aient remis la France dans son ancien lustre. »

Stérile éloquence ! Les temps étaient venus et la réponse à ce cri de détresse ne se fit guère attendre. Un édit de 1748 supprima le corps des galères. Depuis un siècle et demi, la galère est donc morte : il n’y a que nous qui puissions aujourd’hui la faire revivre. Napoléon lui-même y a failli : il n’avait pas malheureusement nos ressources. Personne ne contestera qu’une transformation complète ne soit à la veille de s’opérer dans le matériel naval. Demandez aux Allemands et aux Russes ce qu’ils en pensent. La possession de la Baltique, celle de la Manche et de la Mer du Nord, ne seront pas disputées par des croiseurs ; elles le seront par des flottilles. Être maître de ces trois bassins européens, c’est l’être, en réalité, de toute la navigation marchande : à quoi bon exploiter le commerce du monde, quand les richesses amenées de si loin vont être interceptées en vue de la terre natale ?


VII

Une grande révolution s’annonce et celui qui, mieux que tout autre, aurait pu la faire aboutir, vient de disparaître. Le ciel nous avait donné un grand ingénieur ; il nous l’enlève au moment où une initiative hardie nous devenait plus que jamais nécessaire. M. Dupuy de Lôme, mon ami, le jeune maître avec qui j’ai tant de fois, quand il n’était encore qu’à ses débuts, sondé les secrets de l’avenir, nous aurait si bien aidés dans cette métamorphose nouvelle, — métamorphose qui ne saurait profiter à aucune puissance maritime autant qu’à la France[13] ! — Nous l’aurions, comme aux jours de 1849, de 1860, soulevé dans nos bras pour qu’il pût voir au loin et nous montrer encore le chemin de la victoire. Esprit sûr et pratique, il ne prenait jamais des nouveautés que ce qu’il en fallait retenir ; il avait, si je puis m’exprimer ainsi, l’audace sage ; mais il avait avant tout de l’audace. Fait pour commander des flottes, aussi bien que pour en construire, il portait sa résolution sur tous les terrains. Le premier, il nous enseigna comment il fallait diviser les flots ; le premier aussi il nous fraya la voie dans les airs. Maintenant il est allé rejoindre ces deux grands esprits. Le Verrier et Dumas. Ils ont aspiré tous les trois à la même demeure : ils vont s’y retrouver, car ils n’étaient pas de ceux qui pensent qu’après avoir asservi la matière, nous pouvons n’être que matière nous-mêmes. L’univers frémirait en vain ; il faut qu’il porte le joug : Dieu lui a donné un maître et ce maître, c’est l’homme. Nous ne l’avons jamais si bien prouvé qu’aujourd’hui. À l’œuvre donc, vous qui devez nous consoler de cette perte immense ! À l’œuvre, officiers et ingénieurs ! Redoublez d’efforts et n’oubliez pas ce que la patrie attend de vous !

Il n’y a que deux puissances en Europe qui soient obligées d’entretenir deux flottes à la fois, parce que seules ces puissances ont à se garder sur deux mers : il est interdit à la Russie de laisser la Baltique sans défense, quand il lui faut courir à la protection de ses établissemens de la Mer-Noire ; la France, de son côté, commettrait une rare imprudence si elle évacuait complètement la Méditerranée, pour concentrer, à un jour donné, la totalité de ses forces entre Brest et Dunkerque. Encore la Russie a-t-elle la ressource de faire dans la Baltique l’économie des arméniens d’hiver, tandis que nous restons, nous autres Français, vulnérables en toute saison, dans le bassin du Nord aussi bien que dans celui du Midi. Ce ne sont pas seulement des escadres d’évolutions, ce sont des escadres d’observation qui nous sont imposées. « La diplomatique n’est pas mon régime, » me disait, il y a quarante-cinq ans, dans son français légèrement incorrect, le vénérable amiral Stopford : elle ne saurait davantage me tenter. Et pourtant ! la politique extérieure d’un état ne peut manquer d’exercer une grande influence sur la direction à donner à la constitution de la flotte. Ce serait folie de vouloir créer, dans les temps où nous vivons, une marine à toutes fins : les grandes visées coloniales ne comportent pas le matériel naval que commanderaient des préoccupations d’un autre ordre. Dans le vague où me laisse mon ignorance absolue des rapprochemens qui tendent à s’opérer, des complications qu’un avenir plus ou moins prochain fera naître, je n’hésite pas à courir d’abord au plus pressé : ne compromettons jamais notre prépondérance côtière ! Tout effort qui la menacera doit appeler de notre part un effort analogue, effort prompt, sérieux, tel qu’il le faut attendre d’un peuple qui a vu si récemment son indépendance nationale menacée. Il ne nous est pas permis de laisser une portion aussi considérable de notre territoire découverte.

J’ai raconté ailleurs comment la tactique militaire des Grecs dut changer quand la conquête de l’Inde eut fait entrer les éléphans en ligne : les vaisseaux cuirassés joueront longtemps encore, dans la guerre maritime, le rôle qu’Antigone, Séleucus et Eumène attribuèrent, dans les plaines de l’Asie-Mineure, aux monstres disciplinés par Taxile et Porus. Les éléphans gardèrent pendant près d’un siècle leur poste de bataille ; ils durent battre en retraite devant la légion romaine : les vaisseaux cuirassés finiront bien aussi par disparaître ; l’heure de les licencier ne me paraît pas venue. Dans les mers profondes, je voudrais continuer d’associer cette massive réserve à nos escadrilles ; je ne l’enverrais pas dans les parages où il serait facile de lui opposer un rempart de roches et de hauts-fonds. On arrivera probablement un jour à donner à nos torpilleurs toutes les qualités qui leur sont nécessaires pour affronter en pleine sécurité la haute nier ; on aura plus de peine à en faire des oiseaux de grand vol. De toute façon, ces torpilleurs transformés ne seraient plus des bâtimens de flottille. La flottille, telle que je la conçois, se compose de navires de dimensions chétives, d’une valeur vénale insignifiante. Je la destine surtout à infester les bras de mer étroits. Course ou descente, sur ce terrain propice elle se prête aisément aux opérations les plus diverses. Si je la concentre, les colosses, à son approche, se troublent et, sur le rivage, les corps d’armée s’essoufflent à la suivre ; si je la disperse, un seul de ses méfaits suffit pour alarmer toute une marine marchande. La Manche, en moins d’une heure, se l’est renvoyée d’une rive à l’autre. On ne sait d’où elle sort ; on ignore où elle rentre. Ne comptez pas ses pertes : son grand art, sa force principale consiste à ne rien craindre et à sacrifier sans scrupule quelques-uns de ses tronçons. « Il est mort tout de même, « disait l’assassin du duc de Guise, pendant que le bourreau lui rompait les membres. Voilà un vrai mot de torpilleur ! Vous voyez donc bien que cette marine n’a rien de commun avec l’autre ; qu’il faut la distinguer soigneusement de celle que j’appellerai « la marine des millions flottans. »

Je ne demande pas aux hommes d’état leur secret ; je leur dirai volontiers le mien : mes vœux sont essentiellement pacifiques ; la guerre est aujourd’hui, si nous voulons employer le langage de* affaires, « une opération qui ne paie pas. » Quel étrange soupçon a donc pu traverser l’esprit de nos vieux alliés de Crimée, pour que tout à coup, sans que rien d’apparent justifiât un pareil mouvement d’opinion, ils se soient décidés à faire un de ces grands efforts qui nous ramènent aux jours ombrageux des Chatham ? L’Angleterre va dépenser en constructions neuves près de 100 millions de Jraiics. Quand on possède 46 vaisseaux cuirassés représentant un total de 326,000 tonneaux, il semble qu’on devrait considérer sans envie les 31 cuirassés et les 181,000 tonneaux du voisin. En jouant l’épouvante, ou s’expose à produire la méfiance chez les autres, lise-il si nécessaire, comme on l’a proclamé de l’autre côté de la Manche, « que la marine britannique soit toujours le double de la marine française ? » N’y a-t-il pas, au contraire, un certain danger pour une politique facilement, presque innocemment impérieuse, à disposer de ressources excessives ? Le ton, sans qu’on y prenne garde, se hausse ; les moindres désirs contractent des allures péremptoires ; on perd peu à peu l’habitude des ménagemens, et cette dictature morale, à laquelle on nous a si souvent accusés de prétendre, on se laisse entraîner à y aspirer soi-même. Les gouvernemens, par bonheur, sont plus sages que les peuples, et cette tendance dont notre orgueil s’offusque s’évanouira, j’en suis convaincu, aussi rapidement qu’elle s’est manifestée. Que 1 Angleterre pourvoie donc comme elle l’entendra au soin de sa sécurité, qu’elle mette sa suprématie navale sous la garde d’une double et d’une triple flotte, je ne vois point là un motif suffisant d’éveiller nos consuls. L’Angleterre nous gênera, nous irritera peut-être, en s’appliquant avec une attention jalouse à comprimer nos essors les plus légitimes : je ne crois pas qu’elle ait jamais l’idée de nous réclamer la Guyenne et Calais.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er novembre 1884, les Chiourmes enchaînées.
  2. Les Génois appelaient Gazarie le pays des Khazares, peuples qui occupaient au XIIIe siècle la Crimée et la Tauride. La colonie génoise de Gaffa, en Crimée, prit, au cours de IIV" siècle, un tel développement, que la république jugea nécessaire d’en placer les opérations commerciales sous le contrôle d’une magistrature qui prit le nom d’Office de Gazarie. Les statuts publiés, de l’année 1313 à l’année 1314, par cette magistrature, forent bientôt rendus applicables à tout le commerce maritime de l’état de Gênes.
  3. Publié pour la première fois à Paris, en 1881, sur le manuscrit de l’auteur. Isidore Liseux, éditeur.
  4. Traité de commerce, par II. Dieul, ouvrage manuscrit portant la date de 1700. Cet ouvrage m’a été fort obligeamment signalé par H. Labrousse, ancien lieutenant de vaisseau, qui a bien voulu m’es adresser loi-mime quelques extraits.
  5. Le Memorie di un uomo da remo (1565-1576). Manuscrit de la bibliothèque de Venise, publié par M. Vocchi. Roma, 1884 ; Forzani.
  6. « Vers l’année 1390, nous raconte de Thou, un certain Jacques Appiani, ainsi, appelé d’un village de ce nom dans le territoire de Pise, massacra Pierre Gambacorte, tyran de cette ville, ainsi que ses enfans. Soutenu des Siennois et de Galéas Visconti, il rendit ce dernier maître de Pise. Visconti lui donna en échange la ville de Piombino. Telle fut l’origine de la maison des Appiani. Jacques eut pour successeurs : Gérard son fils, Jacques II, Emmanuel, Jacques III, Jacques IV et Jacques V qui mourut en 1548, ne laissant qu’un fils en bas âge. » Ce fils prit le nom de Jacques VI : après bien des traverses, la principauté de Piombino lui fut, en 1557, assurée par le roi d’Espagne, Philippe II. Attaché à la fortune des ducs de Toscane, Jacques VI vécut la plupart du temps à la cour de Florence. Cosme de Médicis voulait alors se donner une marine : en 1560, il créa sur le modèle de l’ordre de Malte l’ordre religieux et militaire de Saint-Élienne ; en 1564, il nommait Jacques VI capitaine-général de ses galères. Don Alfonso Appiani d’Aragona, chevalier de Saint-Étienne depuis l’année 1563, fut d’abord le lieutenant de son frère Jacques VI. Il lui succéda dans le commandement des galères de Toscane, quand Jacques VI, combattant en 1508 contre les Turcs, eut été grièvement blessé.
  7. La frégate était, dans les escadres de galères, un petit navire à rames.
  8. Les filarets sont une série de cordons extérieurs.
  9. Voyez, dans la Revue du 1er février 1884, la Marine des empereurs et les Flottilles des Goths.
  10. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1880, les Grandes Flottilles.
  11. Messine, 31 août 1571.
  12. Barras de La Penne.
  13. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1882, la Bataille d’Actium.