La Fin d’une rivalité séculaire - La dernière convention anglo-russe

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La fin d’une rivalité séculaire – La dernière convention anglo-russe
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Revue des Deux Mondes tome 42, 1907


LA
FIN D’UNE RIVALITÉ SÉCULAIRE

LA DERNIÈRE CONVENTION ANGLO-RUSSE

Le traité anglo-russe du 30 août 1907 met fin à un antagonisme qui était un objet d’inquiétudes générales depuis un siècle. L’accord règle de délicates questions de frontières, sources de tension, de difficultés et de dépenses pour les deux pays. Il légalise les positions qu’occupaient en fait dans l’Asie centrale la Russie et l’Angleterre. Œuvre de sagesse, il s’inspire heureusement de principes concilians, d’un esprit d’abstention réciproque, et repose sur cette vérité que toute politique, pour être saine et durable, doit être fondée sur des concessions mutuelles. Consacrant l’abandon du vieux système qui a conduit ces deux puissances à des annexions indéfinies, à des dépenses croissantes et à l’immobilisation d’une importante partie de leurs forces en Asie, il inaugure une politique qui témoigne d’un sens plus pratique de leurs intérêts. Mais l’importance internationale de ce document en dépasse le texte étroit. Rompant avec les traditions de jalousie qui existaient entre ces deux puissances, il fonde entre elles une paix durable. Il a une portée européenne supérieure encore à sa portée asiatique. Sa signature complète heureusement l’ensemble des accords dus à la haute initiative du roi Edouard VII, et dont le point de départ a été l’accord anglo-français. Il doit être considéré comme un des meilleurs gages de la paix mondiale. Ce sont ces considérations que nous allons faire ressortir, après avoir exposé succinctement la marche de l’expansion russe et de l’expansion anglaise en Asie centrale et la situation respective des deux parties en présence, au moment où a été signé l’accord anglo-russe. Ces détails sont indispensables à connaître pour être à même de se faire une appréciation exacte de la signification et de la portée de cet accord.


I. — LES RIVALITÉS ANGLAISE ET RUSSE EN ASIE CENTRALE AU COURS DU XIXe SIÈCLE

Bien avant que leurs frontières fussent devenues limitrophes du Thibet, de la Perse et de l’Afghanistan, les Anglais, établis dans l’Inde, avaient été amenés à entrer en rapport avec ces pays. Dès la fin du XVIIIe siècle, et alors que leurs possessions étaient limitées au Bengale, ils nouaient des relations de commerce et d’amitié avec le Thibet, à la suite de l’envoi d’une ambassade à Calcutta par le souverain de ce pays, qui priait la Compagnie des Indes de ne pas molester le roi du Népal : son territoire venait d’être envahi par les troupes anglaises. La demande ayant été accueillie favorablement, les Anglais furent en retour très en faveur à Lhassa, et considérés comme des protecteurs et des alliés : le Thibet leur fut ouvert, et rien ne s’opposait à ce que ce pays gravitât dès lors dans l’orbite d’influence de l’empire de l’Inde. Mais, abandonnant brusquement la politique d’alliance et d’amitié avec le Thibet, la Compagnie des Indes, quelques années plus tard, crut faire une affaire plus avantageuse en prenant le parti de la Chine contre ce pays. Outrés de ce manque de bonne foi, les Thibétains ne voulurent plus entendre parler des Anglais, et, pendant plus d’un siècle, leur fermèrent hermétiquement leur pays.

Les relations avec la Perse et l’Afghanistan devaient être plus suivies et plus durables. Commencées au début du XIXe siècle en vue de garantir l’Inde contre une attaque possible de Napoléon et du tsar Paul Ier, elles devaient se poursuivre, avec des vicissitudes et des péripéties diverses, tantôt dans le calme d’une paix relative, tantôt dans le trouble des guerres provoquées par la préoccupation d’assurer la sécurité de la frontière Nord-Ouest de l’Inde. Cette préoccupation a dominé, pendant tout le XIXe siècle, la politique anglo-indienne en Asie centrale. Dès l’année 1800, elle déterminait le gouvernement de l’Inde à se faire un allié du cheikh de Kowéit. Ce port devait être pris comme base d’opérations d’une armée anglo-indienne qui remonterait le cours de l’Euphrate pour aller prendre à revers les forces que la France pourrait diriger à travers la Perse sur l’Inde. C’est toujours cette préoccupation qui, la même année, décidait le gouvernement anglais à installer un résident à Mascate, et, en 1803, un agent à Bassorah. En 1801, John Malcolm, envoyé d’Angleterre, réussissait de son côté à obtenir de la cour de Téhéran un traité d’alliance perpétuelle contre la France. Après la paix de Tilsitt, qui abandonnait la Perse aux entreprises de la Russie, sir Gore Ouseley profitait de la situation pour resserrer les liens d’alliance avec le schah Feth-Ali, en même temps que toute facilité était donnée au lieutenant Pottinger et aux capitaines Grant et Christie d’explorer la partie du pays confinant au golfe Persique.

Napoléon tomba ; mais le danger que les Anglais redoutaient, une attaque possible de la frontière Nord-Ouest, ne disparut point avec lui. Les Russes avaient pris dans leurs préoccupations la place des Français. Cantonnés au début du siècle en deçà de l’Oural et du Caucase et séparés des possessions anglo-indiennes par l’immense étendue des déserts du Turkestan, des steppes kirghises et du plateau de l’Iran, les Russes avaient entrepris de descendre vers le Sud, et se rapprochaient progressivement de la frontière de l’Inde. Ils avaient commencé par dépecer l’Empire persan, pris une partie du Daghestan en 1797, l’autre partie en 1813, ainsi que le Chirwan et la côte sur la mer Caspienne jusqu’à l’embouchure de l’Araxe, les khanats d’Erivan et de Nakitchewan en 1828, enfin l’Arménie persane jusqu’à l’Ararat. Les Anglais, effrayés de ces progrès des Russes, eurent l’habileté de leur faire accepter, en 1834, un accord par lequel les deux puissances s’engageaient à maintenir la Perse comme État indépendant. Du côté de l’Iran, le péril put être considéré comme momentanément conjuré, mais ce ne fut que pour renaître sur un autre point, plus menaçant et plus pressant.

Arrêtés du côté de l’Iran dans leur marche envahissante vers le Sud, les Russes, toujours tenaces dans leurs entreprises, reportèrent leurs efforts dans la direction du Turkestan. Après avoir soumis les hordes kirghises, ils apparaissent en 1830 sur les bords de l’Yaxarte. La nouvelle causa un grand émoi à Calcutta. Le gouvernement anglo-indien, pressé de prendre les mesures que comportaient les circonstances, envoya à deux reprises, en 1830 et en 1837, Burnes en ambassade à Caboul ; et, quand le chah de Perse que soutenait la Russie vint mettre en 1837 le siège devant Hérat, ce fut un officier anglais, Pottinger, qui défendit la place. La Russie, ayant envoyé à son tour, en 1839, Viktevich en ambassade à Caboul, les Anglais ouvrirent les hostilités contre l’Afghanistan. Caboul fut occupé par une garnison anglaise ; mais celle-ci, devant une insurrection générale de la population, dut évacuer deux ans après, le 21 novembre 1841, la capitale de l’Afghanistan, et les débris de l’armée anglaise furent massacrés dans les passes de Gundamak. Une nouvelle armée anglaise vint bien, l’année suivante, incendier, à titre de représailles, une partie de Caboul, mais l’exécution faite, elle se retira.

Cependant les Russes avançaient toujours. Dès 1840, leurs postes étaient sur l’Irtich et le Syr-Daria. En 1845, ils dirigeaient une première expédition contre Khiva : ils échouaient, il est vrai, mais réussissaient, en 1852, à prendre pied dans le khanat de Kokand. Ils enlevaient, en 1865, Tachkend et Khodjent, s’emparaient en 1868 de Samarcande et obligeaient le khan de Boukhara à accepter le protectorat de la Russie. Khiva succombait enfin, en 1873, sous les coups d’une seconde expédition, et, par ces dernières conquêtes, les possessions russes confinèrent à l’Afghanistan.

Sur ces entrefaites, le souverain afghan, Dost-Mohammed, que les progrès des Russes effrayaient, s’était réconcilié avec les Anglais : par le traité conclu le 30 mai 1855 à Peïchawer (le premier des traités anglo-afghans), il avait déclaré « qu’il y aurait paix et amitié perpétuelle entre l’Afghanistan et la Compagnie des Indes, et qu’il serait l’ami des amis et l’ennemi des ennemis de ladite Compagnie. » En revanche, les Anglais l’avaient aidé à reprendre Hérat, et, après sa mort, avaient donné, par le traité d’Ambala, trois millions à son fils Shere-Ali pour lui permettre de raffermir son pouvoir. Lors de la soumission de Boukhara et de la prise de Khiva, les Anglais étaient tout-puissans en Afghanistan. Profitant de cette situation, ils demandent aux Russes de déterminer la frontière commune entre leurs nouvelles possessions et ce pays. Ce fut l’objet du traité de 1872, par lequel les territoires au nord de l’Oxus furent reconnus appartenir à la Russie, et ceux au midi de ce fleuve à l’Afghanistan. Ce dernier pays était reconnu implicitement comme placé dans l’Empire anglo-indien.

Cette reconnaissance de fait de la situation prépondérante de l’Angleterre en Afghanistan fut confirmée en outre par le traité de Saint-Pétersbourg du 22 juillet-3 août 1887. De graves événemens s étaient passés dans l’intervalle. Après la chute du ministère Gladstone, qui avait toujours, pratiqué une politique de bienveillance et d’amitié avec l’Afghanistan, l’orientation de la diplomatie britannique s’était modifiée avec l’avènement de Disraeli, qui considérait l’emploi de la force comme le meilleur moyen de consolider l’Empire britannique. Par suite de cette conception, une politique active avait été inaugurée, et Shere-Ali ayant refusé de se plier aux exigences du gouvernement britannique, les troupes anglo-indiennes avaient envahi le pays, occupé Caboul et Candahar, détrôné Shere-Ali, et mis à sa place son fils Yacoub, auquel ils avaient imposé, le 26 mai 1879, le traité de Gundamak. Yacoub cédait la partie de l’Afghanistan située à l’orient de la chaîne des monts Souléiman, acceptait la présence d’un agent anglais d’origine européenne à Caboul et consentait à placer ses relations extérieures sous le contrôle du gouvernement anglo-indien. Un tel traité, qui faisait en réalité perdre au pays son indépendance, ayant amené une insurrection générale, le général Roberts entra de nouveau à Caboul, et Abdurrhaman, petit-fils de Dost-Mohammed, fut proclamé, le 22 juillet 1880, au nom du gouvernement britannique, émir d’Afghanistan. Il dut toutefois commencer par souscrire aux clauses du traité de Gundamak et accepter notamment que, « puisque la Russie s’était engagée à s’abstenir de toute intervention politique en Afghanistan, il n’aurait pas de relations politiques avec une autre puissance que l’Angleterre et se conformerait, dans ses relations extérieures, aux avis du gouvernement anglais. » Plus tard, le traité de 1887, qui fut provoqué par la brusque agression du général Komaroff sur des territoires situés au Sud-Est de l’oasis de Merv, entre l’Hériroud et le Mourghab que revendiquait l’émir d’Afghanistan, laissa bien à la Russie les districts contestés, mais affirma de nouveau la situation privilégiée que l’Angleterre tenait, en vertu des accords antérieurs. L’accord anglo-russe du 11 mars 1895, qui a fixé une fois pour toutes la frontière entre l’Asie centrale russe et l’Afghanistan dans la région du Pamir, en laissant le Grand-Pamir à la Russie et le Petit-Pamir à l’Afghanistan, a été le troisième instrument diplomatique qui ait consacré d’une façon officielle la prépondérance anglaise sur le pays afghan. En dehors de ces traités, des affirmations du gouvernement russe, réitérées depuis quarante ans, sont venues montrer que la Russie n’avait aucune prétention sur l’Afghanistan et qu’elle regardait ce pays comme placé dans la sphère d’influence anglaise. C’est d’abord la lettre dans laquelle le prince Gortchakof, en novembre 1859, donne « l’assurance positive que Sa Majesté Impériale considère l’Afghanistan comme complètement en dehors de la sphère où la Russie peut être appelée à exercer son influence ; » puis la déclaration faite dans le même sens, en février 1874, par le chancelier russe à lord Loftus, celle qui fut faite, en 1882, par l’ambassadeur de Russie à Londres à lord Granville, celle enfin par laquelle M. de Giers, en 1883, faisait connaître « que le gouvernement russe avait pris toutes les mesures pour éviter tous rapports entre la Russie et l’Afghanistan, ce dernier pays étant considéré comme rentrant dans la sphère d’influence britannique. » Et c’est en toute vérité que récemment, le 20 octobre 1902, lord Cranborne pouvait affirmer que la Russie considérait l’Afghanistan comme en dehors de sa propre sphère d’influence.

Dans ces dernières années, deux accords intervenus entre le gouvernement anglo-indien et l’émir d’Afghanistan ont resserré encore les liens qui unissent ce pays à l’Angleterre. La mission Mortimer Durand a obtenu, en 1893, de la part de l’émir Abdurrhaman confirmation de ses engagemens antérieurs, et, pour le dédommager de la cession de ses territoires à l’Est des monts Souleïman, lui a alloué une somme annuelle de trois millions de francs. Par un second accord conclu en 1905, Habib-Oulla, successeur d’Abdurrhaman, s’est engagé « à remplir les clauses des accords signés par son père avec la Grande-Bretagne au sujet des affaires extérieures et intérieures de l’Afghanistan, et à n’y contrevenir par aucune action et par aucune promesse. » Sous ces termes, il faut entendre les accords conclus entre le gouvernement anglo-indien et Abdurrhaman au moment de l’accession au trône de ce dernier et lors de la mission de sir Mortimer Durand, en 1893, à Caboul.

Mais la lutte d’influence entre Anglais et Russes, close par ces traités en Afghanistan au bénéfice de l’Angleterre, devait se transporter en ces dernières années sur un autre terrain : le Thibet. De ce côté, le gouvernement anglo-indien avait pris l’avance en faisant occuper dès le milieu du XIXe siècle par son vassal, le maharajah de Cachemire, le pays au-delà de l’Himalaya qu’on est convenu d’appeler le Petit Thibet et le Moyen Thibet. En 1888, il mettait la main sur la vallée du Sikkim, qu’on considère comme la meilleure route entre le Grand Thibet et l’Inde, et cherchait à nouer des relations d’amitié avec le Taschi-Lama, de Chigatsé, l’un des deux chefs de la hiérarchie monacale lamaïque et le rival du Dalaï-Lama, de Lhassa. Menacé à la fois dans son autorité politique et religieuse, ce dernier chercha à s’appuyer sur la Russie qui accueillit favorablement ses ouvertures, et l’on vit, en 1897, arriver avec une escorte à Lhassa le major Kozloff, et un sujet russe, Djorgieff, qui prit en mains la direction des affaires civiles et fut en outre nommé grand maître de l’artillerie et ministre du trésor. En même temps des personnages thibétains chargés de missions secrètes allaient à Livadia et à Saint-Pétersbourg, et une cinquantaine de sujets russes bouddhistes étaient installés dans les principaux monastères du Thibet. En présence d’une situation qui établissait d’une manière prépondérante et même exclusive l’influence russe à Lhassa, le gouvernement anglo-indien ne vit d’autre parti à prendre que de brusquer les choses. A la tête d’une expédition, le colonel Younghusband fit son entrée à Lhassa le 3 août 1904. Le Dalaï-Lama dut prendre la fuite ; le Taschi-Lama, l’ami des Anglais, fut proclamé à sa place, et un traité régla les relations qui devaient exister désormais entre le gouvernement de l’Inde et le Thibet. Aux termes de ce traité, trois marchés sont ouverts sur la frontière, à Yatoung, à Gyantsé et à Zartok ; un tarif avec suppression des douanes intérieures est établi ; une indemnité de guerre est stipulée, et la vallée de Chumbi occupée jusqu’au paiement de cette indemnité ; les forts de la frontière sont démantelés. De plus, il est entendu que, sans le consentement de la Grande-Bretagne, nulle portion du territoire thibétainne pourra être vendue, louée ou hypothéquée à une puissance étrangère. Aucune puissance étrangère ne pourra s’immiscer à un titre quelconque dans le gouvernement ou l’administration des affaires du Thibet ; ni envoyer en ce pays des agens pour s’y occuper de la conduite des affaires ; ni y obtenir l’autorisation de construire des routes, des chemins de fer, des télégraphes, ou d’exploiter des mines.


II. — SITUATION RESPECTIVE DE L’ANGLETERRE ET DE LA RUSSIE EN ASIE CENTRALE AU MOMENT DU TRAITÉ ANGLO-RUSSE

Ainsi, à la veille du traité anglo-russe, la position des deux rivaux pour la prépondérance dans l’Asie centrale était la suivante. Au Thibet, l’Angleterre avait partie gagnée. Elle s’était fait sa part dans le commerce du Thibet et avait exclu de ce commerce toute autre puissance. La Russie avait bien protesté au début des opérations du colonel Younghusband, mais ses protestations étaient restées vaines, et elle n’avait pu insister autrement, engagée qu’elle était dans la lutte terrible qu’elle soutenait contre le Japon. En Afghanistan, l’influence anglaise était prépondérante, exclusive, et cette situation privilégiée était reconnue et acceptée en fait et en droit, à la fois par les souverains afghans et par la Russie. En Perse, au point de vue politique, les deux puissances, liées par l’accord de 1834 et par des déclarations postérieures qui garantissaient l’indépendance de la Perse, étaient sur un pied égal. Mais, au point de vue économique, il n’en était plus de même : l’influence russe dominait dans le Nord, le commerce anglais dans le Sud. L’infiltration russe s’était rendue maîtresse des marchés de Recht, de Tauris, de Téhéran. Les soixante-quinze millions d’affaires qu’a faites Recht en 1906 avec le reste du monde passaient entièrement par les mains des importateurs et des exportateurs russes. Ce sont des Russes qui avaient construit la route entre Enzeli et Téhéran, et toutes les entreprises de transports dans cette région leur appartenaient. Seuls leurs navires avaient le droit de naviguer sur la Caspienne et, en conséquence, le monopole du commerce leur appartenait dans cette région.

D’autre part, l’Angleterre tient de beaucoup la première place dans le mouvement commercial du Sud de la Perse. Pour Bender-Abbas, le principal port du littoral méridional persan, les importations de l’Inde et des ports anglais représentaient, en 1904, 78,6 pour 100 ; en 1905, 72,8 pour 100 ; et en 1906, 56 pour 100 des importations totales, proportion décroissante, il est vrai, mais qui ne pouvait être attribuée qu’à la situation troublée de la Perse et qu’on peut considérer comme passagère. Les exportations persanes, via Bender-Abbas, à destination de l’Inde et de l’Angleterre n’avaient en tout cas pas subi le contre-coup de ces troubles, car elles se maintenaient, en 1904, 1905 et 1906, à 81 pour 100 des exportations totales. Sur 173 vaisseaux ayant touché ce port en 1906, 155 étaient anglais et 10 russes.

Dans le golfe Persique même, les Anglais avaient à peu près monopolisé à leur profit le mouvement commercial. Entre le détroit d’Ormuz et l’embouchure du Chatt-el-Arab, quarante navires contre un étaient anglais. Sur un total de 71 125 000 francs représentant la valeur des importations du golfe Persique en 1900, 62 675 000 francs représentaient la part du commerce anglo-indien, et la proportion était la même pour le chiffre des exportations qui s’élevaient à 52 175 000 francs. Deux fois par mois, des paquebots partaient d’Angleterre à destination du golfe, qui était en outre mis en communication avec Bombay par une ligne de navigation. Une bonne partie du littoral avait été placée sous l’influence politique de l’Angleterre. Sur la côte arabique, cette puissance avait fait accepter son protectorat à la petite république de Koweït, non loin de l’embouchure du Chatt-el-Arab, occupé plus au Sud les îles Bahréïn, signé des traités politiques avec les chefs des tribus de la côte des Pirates, depuis la partie du littoral à hauteur des îles Bahréïn jusqu’au cap Masandam qui commande l’entrée du détroit d’Ormuz. Elle tenait sous sa dépendance l’État d’Oman dont elle pensionnait le Sultan. Sur la rive persane, de l’autre côté du golfe, elle s’était installée à Gualior et avait mis une garnison de cipayes de l’Inde à Djask, à l’entrée du détroit d’Ormuz. Pour surveiller le commerce et pour assurer la domination de l’Angleterre, cinq résidens politiques étaient fixés à Mascate, Koweït, Bender-Abbas, Bahréïn, Boushire. Le plus élevé d’entre eux, celui de Boushire, vrai maître dans ces parages, était appelé « le roi du golfe Persique » par les riverains : le golfe lui-même était considéré comme un lac anglais.

En somme, et quoi qu’on en ait dit, des deux puissances en lutte en Asie, c’est l’Angleterre, et non la Russie qui, depuis un siècle, avait déployé le plus d’efforts pour s’assurer cette hégémonie et accaparer le plus de peuples et de royaumes. Partie du cours moyen du Gange au commencement du siècle dernier, elle s’était élevée progressivement vers le Nord, s’emparant de tout le cours du Gange et des hautes vallées de l’Indus. Elle avait soumis le Cachemire et, franchissant les crêtes de l’Himalaya, avait assujetti le Petit et le Moyen Thibet, dépassé les cimes lointaines du Karakorum et du Kouen-lun et poussé une pointe extrême à Chahidoulla, sur l’Yarkand, en plein Turkestan chinois. Enfin, le traité de Lhassa lui avait donné la prépondérance au Grand Thibet. A l’Ouest, elle avait détruit l’empire Sikh, annexé le Pendjab, franchi le moyen Indus, annexé l’Afghanistan anglais jusqu’aux monts Souleïman, soustrait le reste de l’Afghanistan à toute autre influence que la sienne. Elle avait atteint ainsi le cours du moyen et du haut Oxus, à un point où jamais maître de l’Inde n’avait pu parvenir et était devenue limitrophe des possessions russes. Tout le Béloutchistan lui était soumis.

Descendue du Caucase, la Russie s’était incorporé la Géorgie, avait soumis les Tcherkesses et autres peuplades mahométanes, conquis l’Arménie persane, pris Kars et Batoum et poussé jusqu’à l’Ararat et l’Araxe. Elle s’était ainsi créé une province de Transcaucasie, mais elle avait dû s’arrêter de ce côté à plus de 1 000 kilomètres de la frontière de l’Inde. Il est vrai qu’elle avait su, dans ces vingt dernières années, acquérir une influence considérable à la cour même de Téhéran. Elle avait fait prêter, par l’intermédiaire de la Banque russe des Prêts, établie à Téhéran, 22 millions de roubles à Mozaffer-ed-Dine, lors de son avènement, et avancer deux autres emprunts en 1901 et 1902. Cette banque lui assurait le monopole financier dans la Perse septentrionale. Enfin, un général russe était à la tête, à Téhéran même, d’une brigade cosaque, formée d’élémens indigènes instruits et élevés à la russe et qui constituait la meilleure garde du shah.

De l’autre côté de la Caspienne, les progrès des Russes avaient été plus marqués. Par bonds successifs, ils s’étaient portés au cours du XIXe siècle de l’Oural à la base des monts Thian-Chan et avaient atteint la frontière de Chine, occupant ainsi tout le bassin du Syr-Daria, la rive droite de l’Amou-Daria, et la rive gauche de ce fleuve jusqu’au cours de l’Attrek. C’est une surface plus grande que celle de la France. Mais, à part les hautes vallées situées à l’Orient, à la base des monts, comme celles de Ferganah et de Samarcande, et quelques oasis comme celles de Khiva et de Merv, la majeure partie n’était que steppes et déserts. Encore la Russie, s’étant laissé devancer par l’Angleterre sur le haut Oxus, n’avait-elle pu atteindre le pied de l’Hindou-Kouch, qui est la limite naturelle du Turkestan.

Non contente cependant d’avoir par-delà l’Hindou-Kouch, le Karakorum et l’Himalaya, transformé le Béloutchistan, l’Afghanistan et le Thibet en autant de glacis de la frontière Nord-Ouest de l’Inde, l’Angleterre a cherché, tout récemment encore, à augmenter la sécurité de son empire anglo-indien par des alliances et des traités. Le traité de Portsmouth, qui a mis fin à la guerre russo-japonaise, n’était pas encore signé que, profitant de l’état de choses nouveau, créé en Extrême-Orient, elle a conclu avec le Japon, le 13 août 1905, un traité aux termes duquel il est stipulé que la Grande-Bretagne, « ayant un intérêt spécial dans tout ce qui concerne la sécurité de la frontière de l’Inde, le Japon reconnaît son droit de prendre à proximité de cette frontière telles mesures qu’elle jugera nécessaires pour sauvegarder ses possessions de l’Inde.. » Partout, dit l’article 1er, où quelques-uns de ces droits et de ces intérêts seraient menacés, les deux gouvernemens doivent communiquer l’un avec l’autre pleinement et franchement, et considérer en commun les mesures à prendre pour sauvegarder ces intérêts et ces droits. Expliquant le sens de ces déclarations, l’article 2 ajoute que si, par suite d’une attaque non provoquée ou d’une action agressive, une des deux parties contractantes est impliquée dans une guerre pour la défense de ses intérêts territoriaux ou de ses intérêts spéciaux, l’autre partie viendra immédiatement au secours de son alliée, fera la guerre en commun et conclura la paix d’un accord mutuel avec elle. De par ce traité, l’Angleterre était laissée maîtresse de faire ce qu’elle voudrait dans les pays voisins de la frontière Nord-Ouest des Indes, y compris la Perse ; et le Japon devait mettre ses forces à sa disposition, dans le cas où une puissance étrangère quelconque s’opposerait par la force à son action. D’aucuns ont prétendu que la Russie seule était visée dans ce cas, car seule elle est en mesure, par la contiguïté de ses frontières et de celles de l’Inde, d’envoyer une armée sur le plateau de l’Iran et dans les hautes vallées afghanes.

Ces détails sur les résultats de la marche envahissante de l’Angleterre et de la Russie en Asie Centrale, et sur leur situation politique et économique respectives dans les pays à proximité de l’Inde, sont indispensables à connaître pour bien apprécier les considérations qui ont pu déterminer les deux puissances à conclure un accord. Dans ces derniers temps, le champ de luttes d’influence entre elles s’était beaucoup rétréci. L’Afghanistan, le Thibet et le golfe Persique, où l’Angleterre avait acquis une situation privilégiée, étant hors de cause, le litige ne pouvait porter sérieusement que sur la Perse continentale. Et même, dans ce pays dont la Russie et l’Angleterre avaient déclaré à diverses reprises vouloir maintenir l’indépendance et l’intégrité territoriale, la lutte ne pouvait se poursuivre sur le terrain politique ; elle se trouvait bornée au domaine économique ; encore chacune des deux parties en présence avait-elle circonscrit son action dans une région qu’elle s’était soigneusement réservée. Un terrain d’entente était tout trouvé, et il était d’autant plus aisé de s’y tenir que les circonstances l’avaient imposé depuis la première moitié du XIXe siècle et qu’on s’y était toujours tenu depuis : c’était la continuation de la politique adoptée dès 1834 par l’Angleterre et la Russie à l’égard de la Perse. Le gouvernement russe et le gouvernement anglais pouvaient maintenir l’intégrité de cet État comme par le passé. Ils n’avaient qu’à se mettre d’accord pour l’avenir sur la part qu’ils entendaient, au point de vue économique, s’attribuer.

Sans doute, il n’existait, tous comptes faits et toutes considérations pesées, aucune opposition radicale entre les intérêts de l’Angleterre et de la Russie ; mais c’est ici le lieu de se demander si ces deux puissances avaient avantage à conclure une entente qui réglât leur situation respective sur le plateau de l’Iran et le long de la frontière du Turkestan et de l’Inde.

On concevra sans peine que la marche de la Russie et de l’Angleterre, au-devant l’une de l’autre en Asie Centrale jusqu’à ce qu’elle se rencontrassent sur les bords de l’Oxus, n’ait pas été sans créer un sentiment de malaise et de méfiance entre Londres et Saint-Pétersbourg. Les Anglais surtout étaient hantés par la perspective d’une attaque possible de leur frontière Nord-Ouest, et par le spectre des troupes cosaques débouchant dans la haute vallée de l’Indus. A certains momens, ce malaise avait provoqué un état de tension d’où aurait pu sortir un conflit entre « l’Ours et la Baleine. » On avait été à deux doigts de la guerre en 1884, lors de l’attaque des avant-postes près de Pendjeh par le général Komaroff. La prudence et la sagesse des deux gouvernemens avaient alors arrangé les choses, et fort heureusement pour eux. On peut en effet se demander si les avantages qu’eût retirés le vainqueur eussent valu les risques de la lutte. En supposant l’écrasement total de son adversaire, l’Angleterre ne pouvait guère ajouter à son empire anglo-indien que les steppes et les quelques oasis du Turkestan russe, contrées lointaines et dont l’administration aurait été plutôt onéreuse ! D’autre part, quel surcroît de forces auraient apporté à la Russie des conquêtes dans l’Inde ? Laissés libres de leurs destinées, les Hindous seraient tombés dans l’anarchie. Incorporée à la Russie, l’Inde aurait été plutôt un élément de dissolution de l’Empire russe. Quelle force de cohésion aurait eu un État démesuré, qui se serait étendu des mers polaires aux environs de l’Equateur, englobant toutes sortes de populations et de civilisations disparates, et ayant son centre de gravité non plus à Saint-Pétersbourg, mais à Calcutta ? Et pour obtenir pareil résultat, il aurait fallu soutenir une lutte qui aurait embrasé l’Europe et l’Asie et épuisé les forces du vainqueur comme celles du vaincu. C’est pourquoi, sans doute, le gouvernement russe s’est toujours défendu d’avoir des visées sur l’Inde et a fait des déclarations en ce sens chaque fois que l’occasion s’en est présentée. Et c’est aussi la raison pour laquelle, lorsqu’on croyait les deux adversaires sur le point d’en venir aux mains, on voyait tout se terminer par des arrangemens amicaux et de nouveaux accords. Les circonstances critiques par lesquelles sont passées les relations anglo-russes en Asie Centrale ont presque toujours été provoquées par des agens locaux subalternes, atteints de cette furor consularis qu’on retrouve chez bon nombre de fonctionnaires dans les terres lointaines, et dont le gouvernement central est obligé de refréner le zèle intempestif. Les diplomates de Saint-Pétersbourg, qu’on a souvent accusés d’ambition démesurée, ont fait preuve au contraire, au cours du XIXe siècle, d’une constante modération. Ils ont consenti à respecter et à maintenir l’intégrité territoriale de la Perse, ont laissé annexer le Béloutchistan, ont reconnu l’influence anglaise en Afghanistan, ont laissé s’étendre l’Empire anglo-indien au-delà du Kouen-lun et n’ont pas protesté contre le récent traité anglo-thibétain.

Toutefois, malgré l’intérêt évident qu’il y avait pour eux à éviter un conflit armé, la situation, en l’absence de tout règlement général et définitif des questions pendantes, n’en restait pas moins imprécise aux frontières de l’Iran, du Thibet et de l’Afghanistan. Des heurts, des froissemens, des collisions locales étaient à craindre ; des incidens comme celui du général Komaroff pouvaient à tout instant surgir. L’anxiété subsistait dans les esprits, la confiance réciproque ne pouvait que difficilement exister entre les deux gouvernemens, et ce manque de quiétude avait pour eux de graves inconvéniens : il paralysait leur action diplomatique en Europe et les obligeait à entretenir de gros effectifs dans leurs territoires d’Asie. Soit sur le terrain diplomatique, soit sur le terrain militaire, les deux nations étaient gênées dans leur liberté d’action. C’est ainsi que la Russie avait dû, pendant la guerre russo-japonaise, retenir en Transcaucasie et dans la Transcaspienne des armées qui auraient été à leur vraie place dans les plaines de Mandchourie. D’autre part, le gouvernement anglo-indien, malgré les résultats de la guerre russo-japonaise et la conclusion du traité anglo-japonais du 12 août, s’était vu obligé d’élaborer un nouveau plan d’organisation et d’entraînement de l’armée des Indes. Le résultat devait en être d’augmenter les forces réparties sur la frontière du Nord-Ouest, sur l’Indus et à la frontière du Béloutchistan, et de rendre plus rapide la concentration sur ces points de toutes les forces anglo-indiennes.


III. — LE TRAITÉ ANGLO-RUSSE ET SA SIGNIFICATION

Du moment que l’expansion russe n’avait pas pour but nécessaire et défini la conquête de l’Inde, pas plus que la sécurité de l’Inde ne commandait la conquête du Turkestan russe, et, puisque leurs intérêts n’étaient pas tellement opposés que les deux États ne pussent vivre l’un à côté de l’autre au pied de l’Hindou-Kouch, il y avait lieu de se demander s’il n’était pas possible, autant qu’il était désirable, d’arriver entre Russes et Anglais à une entente. Beaucoup avaient fini par se déclarer en faveur de cette solution : elle comptait aussi en France de chauds partisans.

Les uns et les autres se disaient, non sans raison, que des difficultés aussi délicates, à coup sûr, que celles qui mettaient en opposition la Russie et l’Angleterre en Asie, avaient été dénouées au cours de ces dernières années, grâce à une bonne volonté et un esprit de concessions réciproques. Pourquoi un compromis du même genre n’interviendrait-il pas de même entre Londres et Saint-Pétersbourg ? Le rôle économique à jouer par les deux puissances en Perse était, il est vrai, la grosse difficulté du problème ; mais, puisque aucun obstacle insurmontable ne s’opposait à une coopération amicale, pourquoi les deux États intéressés n’arriveraient-ils pas à définir le genre d’exploitation que chacun désirait se réserver, ou pourquoi ne serait-il pas procédé par eux à une délimitation de leurs sphères d’influence économique en territoire persan ? D’ailleurs, le temps qui est, comme on sait, un grand maître, travaillait lui-même dans ce sens et orientait les relations anglo-russes vers la conciliation. L’idée d’une entente ne provoquait plus, au-delà de la Manche, et sur les bords de la Neva, les mêmes protestations qu’autrefois. Et, dès avant la guerre russo-japonaise, sous l’impression de la détente produite, des pourparlers étaient engagés entre les deux gouvernemens sur les questions d’Asie Centrale. La guerre les interrompit, il est vrai. Mais aussitôt qu’elle fut terminée, le gouvernement anglais jugea le moment opportun pour reprendre la conversation sur ce sujet.

En même temps qu’était signé le traité anglo-japonais du 30 août 1905, lord Lansdowne adressait à sir Charles Hardinge une lettre imprimée et rendue publique en même temps que le traité, et dans laquelle il s’attachait à dissiper les inquiétudes de ceux qui, parmi les Russes, voyaient dans cette alliance une menace et déclaraient que c’en était fait de l’entente escomptée entre l’Angleterre et la Russie. Cette invitation fut comprise à Saint-Pétersbourg. Quelque temps après, à Algésiras, dans l’intervalle des séances de la conférence, une conversation que favorisaient discrètement nos plénipotentiaires s’engageait entre les représentans de l’Angleterre et de la Russie, sir Arthur Nicholson, sir Donald Mackenzie Wallace et le comte Cassini. Continuées à Saint-Pétersbourg et à Londres, ces négociations ont, après une durée d’un an, abouti à la convention du 30 août 1907 qui a réglé les futures relations anglo-russes en Perse, en Afghanistan, au Thibet, et dans le golfe Persique, c’est-à-dire dans tous les pays limitrophes de l’Inde et des possessions russes en Asie. La convention vise la Perse, l’Afghanistan et le Thibet, et une lettre annexée de sir Edward Gray à sir Arthur Nicholson, ambassadeur de Russie, est relative au golfe Persique.

Le préambule de la convention expose le sincère désir de l’empereur Nicolas et du roi Edouard de régler à l’amiable les diverses questions qui touchent aux intérêts de leurs États sur le continent asiatique, et de conclure en conséquence des accords destinés à écarter toute cause de malentendus entre la Russie et la Grande-Bretagne dans ces questions.

En ce qui concerne la Perse, les deux puissances s’engagent à en respecter l’indépendance et l’intégrité. Désirant maintenir l’ordre dans le pays et assurer son développement pacifique sur la base du régime de la porte libre ; considérant que les deux puissances ont chacune, pour des raisons géographiques et économiques, un intérêt spécial au maintien de la paix dans certaines provinces persanes, voisines de la frontière russe d’une part, de la frontière de l’Afghanistan et du Béloutchistan de l’autre, les deux parties contractantes décident, pour ce qui est de la Grande-Bretagne, qu’elle n’appuierait pas pour elle-même et n’appuiera pas, au profit de sujets britanniques ou de sujets d’une tierce puissance, des demandes de concessions politiques ou commerciales (chemins de fer, banques, télégraphes, routes, transports, assurances), au Nord d’une ligne reliant Kasri-Chirin, Ispahan, Yezd, Khaki, et aboutissant à la jonction des frontières de la Perse, de la Russie et de l’Afghanistan, et qu’elle ne s’opposera pas aux demandes de concessions faites dans cette région avec l’appui du gouvernement russe. La Russie fournit un engagement correspondant en ce qui concerne la région au Sud d’une ligne s’étendant de la frontière afghane à Ghazik, Biredjan, Kerman et Bender-Abbas. Entre ces deux régions ainsi réservées à l’influence anglaise et à l’influence russe, une troisième zone reste neutre, où la Russie et la Grande-Bretagne s’engagent à ne pas s’opposer, sans entente préalable, à l’octroi de concessions à leurs sujets. Des articles spéciaux sont réservés à l’affectation du revenu des douanes au service des emprunts, et à l’organisation d’un contrôle des garanties financières affectées aux emprunts si le besoin s’en fait sentir : ces mesures doivent être prises d’un commun accord.

En Afghanistan, la question de l’influence anglaise est réglée par cinq articles qui portent en substance que l’Angleterre n’a pas l’intention d’y modifier la situation politique, qu’elle n’y exercera son influence que dans une direction pacifique, qu’elle n’y prendra pas et n’engagera pas l’Afghanistan à y prendre des mesures contre la Russie. De son côté, le gouvernement russe reconnaît l’Afghanistan comme hors de sa sphère d’influence et consent à se servir de l’intermédiaire du gouvernement britannique dans toutes ses relations politiques avec lui. Il reconnaît le traité anglo-afghan de 1905 et s’interdit d’envoyer les agens dans le pays ou d’intervenir dans son administration. Seules, des questions locales intéressant le voisinage de la Russie et de l’Afghanistan pourront être réglées par des fonctionnaires des deux pays. Le principe de l’égalité commerciale est proclamé. La Russie et l’Angleterre s’entendront pour envoyer, si elles le jugent nécessaire, des agens commerciaux en territoire afghan.

Pour ce qui est du Thibet, l’Angleterre et la Russie reconnaissent sur lui les droits suzerains de la Chine ; elles s’engagent à respecter son intégrité territoriale, à s’abstenir de toute ingérence dans son administration intérieure, et à ne traiter avec lui que par l’entremise du gouvernement chinois. Toutefois, il ne pourra être mis obstacle aux relations directes des agens commerciaux anglais avec les autorités thibétaines prévues par la convention Younghusband de 1904 et par la convention anglo-chinoise de 1906. Les sujets bouddhistes anglais et russes pourront entretenir des relations religieuses avec les chefs bouddhistes du Thibet ; mais les gouvernemens anglais et russes ne toléreront pas que ces relations puissent créer des antagonismes. Ils n’enverront ni l’un ni l’autre de représentans à Lhassa, et ne chercheront à obtenir, soit pour leur propre compte, soit pour celui de leurs sujets, aucune concession de chemins de fer, routes, télégraphes et mines, ou d’autres droits au Thibet. Ils veilleront enfin à ce qu’aucune partie des revenus du pays ne puisse être engagée tant à la Grande-Bretagne et à la Russie qu’à leurs sujets.

Enfin, pour le golfe Persique, il est spécifié, dans la lettre de sir Edward Grey à sir Arthur Nicholson annexée à la convention, que le gouvernement russe, au cours des négociations qui ont préparé et amené la conclusion de cet arrangement, a déclaré explicitement qu’il ne niait pas les intérêts spéciaux de la Grande-Bretagne dans le golfe Persique. Le gouvernement britannique a formellement pris note de cette déclaration, estimant qu’il est désirable de confirmer à nouveau, d’une façon générale, les déclarations antérieures relatives aux intérêts britanniques dans le golfe Persique et d’affirmer une fois de plus l’importance qu’il y a à maintenir ces intérêts, qui sont le résultat de l’action britannique dans ces eaux depuis plus de cent ans.

Au point de vue de la nature des relations futures anglo-russes et de la répartition des zones d’influence en Asie Centrale, la valeur et la signification du traité ressortent des données que nous avons exposées précédemment sur la situation territoriale et économique acquise, et sur les déclarations et engagemens antérieurs des deux gouvernemens. Les clauses qu’il contient doivent être rapprochées des faits principaux de l’histoire de la rivalité de l’Angleterre et de la Russie en Asie.

Tout d’abord, les premières réflexions que le traité du 30 août inspire, en ce qui touche le Thibet et l’Afghanistan, c’est que les parties contractantes se sont mises d’accord pour maintenir les deux pays fermés aux étrangers, régime d’autant plus facile à appliquer qu’il répond aux habitudes et aux désirs aussi bien du gouvernement de Lhassa que de celui de Caboul. Toutefois, si la Russie stipule que l’Angleterre ne pourra porter aucune atteinte à l’indépendance administrative et à l’intégrité territoriale de l’Afghanistan, elle reconnaît l’existence d’une sorte de protectorat diplomatique anglais sur ce pays, puisqu’elle s’engage à ne communiquer avec lui que par l’intermédiaire du gouvernement britannique. Au Thibet, au contraire, les deux parties contractantes se mettent exactement sur le même pied. Elles s’effacent toutes deux devant le protectorat chinois, renoncent à entretenir des agens à Lhassa, déclarent même qu’elles ne demanderont aucune concession d’aucune espèce pour leurs nationaux, et, si tout au plus les rapports commerciaux anglo-thibétains sont maintenus par le traité, c’est qu’on ne pouvait évidemment faire disparaître la situation géographique qui met l’Inde anglaise beaucoup plus à portée du Thibet habité que le Turkestan russe.

L’Afghanistan et le Thibet continueront donc, de par le traité du 30 août, à mener une vie recluse. Il n’en pouvait être de même pour la Perse, pénétrée déjà par le commerce anglais et le commerce russe, et où des banques anglaises et russes, soutenues par la politique de leur pays, se faisaient concurrence et entretenaient une rivalité active, complexe, comme l’est une vie déjà assez développée. La Russie et l’Angleterre divisent la Perse en deux zones d’influence, l’une russe et l’autre anglaise séparées par une zone neutre, y assurent par des stipulations particulières les garanties des Banques dont elles ont suscité la création, et y prévoient l’établissement d’un condominium financier.

D’aucuns auront remarqué qu’en consacrant la fermeture du Thibet, et en s’interdisant tout empiétement territorial et administratif en Afghanistan, l’Angleterre semble perdre une partie du terrain que les armes, la politique et les traités antérieurs lui avaient assuré. Au Thibet, elle renonce à la prépondérance exclusive qu’elle tenait du traité Younghusband, et abandonne le plan de lord Curzon. En Afghanistan, qui avait été reconnu maintes fois par la diplomatie russe comme étant dans la zone d’influence anglaise, et cela sans réserves d’aucune sorte, l’Angleterre se laisse imposer désormais de nombreuses restrictions à son action. Elle s’interdit vis-à-vis de la Russie d’annexer des territoires afghans et de s’immiscer dans les affaires intérieures du pays. De plus, l’Afghanistan devient vis-à-vis d’elle, d’un État allié qu’il était précédemment, et pouvant coopérer d’une manière active à toute action offensive contre la Russie, une sorte d’État neutralisé en quelque sorte au point de vue militaire et ne pouvant être utilisé comme front d’attaque contre le Turkestan russe. En Perse, la délimitation des sphères d’influence donne à la Russie la part du lion. La zone d’influence russe est de beaucoup la plus étendue : elle comprend à peu près toute la Perse septentrionale, et elle contient les parties les plus riches du pays : l’Aderbaïdjan et le Khorassan notamment, avec le siège du gouvernement, Téhéran, et les villes les plus importantes : Tauris, Ispahan, Yedz, Recht, Mesched. On est étonné au contraire du peu d’étendue de la zone d’influence anglaise qui ne comprend que l’angle Sud-Est du territoire persan, d’une étendue deux fois moins considérable que celle de la zone d’influence russe. On s’attendait à autre chose après l’attitude prise par la politique britannique pendant ces dernières années, et lorsqu’on annonçait le cloisonnement de la Perse en sphères d’influence, on se représentait volontiers la ligne de démarcation comme coupant toute la largeur du pays, et comprenant tout le Sud de la Perse dans la zone anglaise. En outre, la faible étendue de pays réservée à l’Angleterre, consiste surtout en ce que lord Salisbury aurait appelé des terres légères. Le désert de Lout, où l’armée d’Alexandre le Grand faillit périr de privations, en compose la majeure partie.

Mais à ces concessions de l’Angleterre correspondent des concessions parallèles de la part de la Russie. Celle-ci admet la Grande-Bretagne sur le même pied qu’elle pour la surveillance des affaires persanes ; elle lui reconnaît des intérêts spéciaux dans le golfe Persique. Ces deux concessions compensent ce que l’Angleterre a pu céder d’autre part. En faisant prêter par la Banque russe des Prêts, devenue la Banque d’Escompte de Perse, cinquante-quatre millions de roubles au shah Mouzaffer ed Dine et en se faisant reconnaître en garantie de ce prêt toutes sortes de privilèges et de monopoles, la Russie était devenue toute-puissante à la cour de Téhéran. Elle avait obtenu le monopole des emprunts persans. Elle détenait directement, ou par des agens belges, le contrôle des Finances et des Douanes, et avait su se faire charger de réorganiser l’armée. Elle avait imposé un tarif douanier très favorable à son commerce, et s’était réservé la construction de toutes les voies ferrées. En vain l’Angleterre avait-elle essayé de lutter en s’appuyant sur les institutions qu’elle possède en Perse, comme la Banque impériale persane et le télégraphe indo-européen de Téhéran à la mer des Indes. En vain était-elle arrivée à saper les bases de la politique russe qui s’appuyait sur l’autocratie du shah, en contribuant à déterminer le mouvement qui a abouti à l’octroi d’une constitution et du régime parlementaire. L’avance prise par la Russie était trop grande. D’autre part, la situation prépondérante de fait, acquise depuis plus de cent ans par l’Angleterre dans le golfe Persique, n’avait jamais été reconnue diplomatiquement par la Russie, qui, en ces derniers temps, avait même essayé de contrecarrer l’influence anglaise en établissant une ligne de paquebots d’Odessa au golfe Persique. Or, aujourd’hui, la Russie renonce à toute action politique à Téhéran. Elle reconnaît le principe de l’égalité commerciale, de l’égalité du contrôle à exercer sur les finances persanes, et prévoit l’éventualité d’un condominium russo-anglais. Son expansion économique est limitée à une zone, fort riche évidemment, mais qui ne comprend que les provinces du Nord et du Nord-Ouest de l’Iran. Elle abandonne à l’Angleterre tout le Sud-Est de la Perse, et notamment le port de Bender-Abbas. En laissant ce port qui commande le détroit d’Ormuz et l’entrée du golfe Persique tomber dans la sphère britannique, la Russie s’interdit toute issue hors de ce golfe et renonce au rêve qu’on lui a si souvent prêté, d’avoir un accès vers la mer libre et les eaux chaudes. Et l’on comprend pourquoi, ayant laissé le port de Bender-Abbas à l’Angleterre, la Russie ait reconnu les intérêts spéciaux de son ancienne rivale dans le golfe Persique. La renonciation par la Russie à l’exercice de toute action politique dans les eaux du golfe n’est que la conséquence logique de l’abandon de Bender-Abbas. Quel intérêt majeur avait-elle à disputer à l’Angleterre la prépondérance dans le golfe, du moment qu’elle s’interdisait tout débouché hors de ses eaux ?

En revanche, maîtresse du détroit d’Ormuz, l’Angleterre détient le contrôle de tout le commerce du golfe Persique et de la mer d’Oman, et par la reconnaissance de ses droits spéciaux dans le golfe Persique, la voilà libre d’exercer son action sur les deux rives que baignent ses eaux, la rive persane et la rive persique, et celle-ci s’étendant jusqu’à l’Euphrate, c’est jusqu’à l’embouchure de ce fleuve qu’elle exercera, de par les traités, cette action. L’Inde doit avoir pour frontière l’Euphrate, disait dernièrement lord Curzon ; et l’on doit reconnaître que si cet homme d’État a échoué en partie dans l’application de son programme pour les affaires thibétaines, il a réussi en ce qui concerne le golfe Persique.

D’une manière générale et pour résumer la situation, on peut avancer que l’égalité de traitement consentie par la Russie en faveur de l’Angleterre à Téhéran compense la mise sur un pied d’égalité consentie par l’Angleterre en faveur de la Russie à Lhassa, et que la reconnaissance de la suprématie britannique dans le golfe Persique est la contrepartie des restrictions acceptées par l’Angleterre à son action en Afghanistan.

Enfin, pour ce qui est des zones d’influence russe et anglaise, les limites qui leur sont assignées font le juste départ des progrès respectifs réalisés sur le terrain économique par ces deux puissances en territoire persan. Cette délimitation n’a pas été en effet arbitrairement faite, comme dans le cas d’autres délimitations où l’on a d’abord tracé des lignes de démarcation sur le papier. Elle a été très savamment élaborée avec les rapports minutieux des agens anglais et russes et en pleine connaissance des lieux et des intérêts en présence. La zone de la Perse dévolue à l’influence russe était depuis longtemps dans la dépendance économique de la Russie. Les routes vers la frontière russe étant meilleures, les muletiers persans délaissaient les voies du Sud et prenaient le chemin de Batoum considéré comme moins cher. La lutte de l’Angleterre contre le commerce russe dans cette région était donc inégale. Elle y a définitivement renoncé. D’autre part, l’accord anglo-russe, qui ne modifie guère la situation économique de la Russie dans le Nord de la Perse, n’est pas de nature à modifier non plus la situation de l’Angleterre dans la région qui lui est réservée, et où elle est la maîtresse incontestée du commerce. En dehors de Bender-Abbas que ne visitent guère que des navires anglais, la ville de Kerman, placée également dans la sphère d’influence anglaise, est depuis longtemps un foyer d’expansion commerciale pour l’Inde. C’est Kerman qui fut choisi comme centre de rayonnement par la mission envoyée de l’Inde par les Chambres de commerce de Bombay et du Bengale en 1904, mission qui, sous la direction de M. Newcomen, passa près de huit mois dans la Perse méridionale. Elle avait pour but d’examiner les relations commerciales entre l’Inde et la Perse, et comprenait plusieurs ingénieurs qui firent de nombreux relevés topographiques, au point qu’un fonctionnaire persan déclara à l’époque que cette soi-disant mission commerciale était « la petite sœur de l’expédition du Thibet. » En même temps, le Seïstan, qui est la partie la plus fertile de cette zone, a été explorée par la mission Mac-Mahon. Une route commerciale a été ouverte par les Anglais dans cette direction, et on parle de commencer la construction d’un chemin de fer qui irait de Bender-Abbas à Kerman et au Seïstan par Minab, Regam et Bam, en contournant les montagnes du Djebel-Basiz.

Mais on n’aurait qu’une idée imparfaite et superficielle de la convention anglo-russe, si on s’en tenait à son texte, et si l’on se bornait à rechercher quel est des deux signataires celui qui a pris le plus en laissant le moins à l’autre. Pour bien en apprécier la signification, il faut encore se demander si elle répond à la conception politique qui l’a inspirée.

Pour assurer la sécurité de la frontière de l’Inde, les Anglais ont eu recours, depuis le début du XIXe siècle, à deux méthodes : l’une voit dans la force et la conquête des pays limitrophes la consolidation de l’empire britannique ; l’autre estime que la meilleure condition de stabilité de cet empire doit reposer sur la garantie d’arrangemens internationaux et sur la reconnaissance et l’affection des indigènes pour les services rendus. La première, qu’on a appelée méthode impériale ou Impérialisme, est une politique agressive, conquérante et faite de compression à l’intérieur ; la seconde, une politique d’alliances et d’amitiés, humanitaire et économique. C’est sous l’influence de l’Impérialisme, parvenu à son apogée sous lord Beaconsfield, que les frontières de l’Inde furent portées des rives de l’Indus à la crête de l’Indou-Kouch au Nord, et à la chaîne occidentale des monts Souleïman à l’Ouest ; que le Cafiristan et l’Afghanistan anglais furent annexés ; que l’Inde atteignit « ses limites scientifiques. » Puis, ses limites ne paraissant plus suffire, l’Angleterre voulut dominer le revers septentrional des montagnes qui bordent l’Inde et elle fit graviter dans l’orbite de l’empire anglo-indien le Béloutchistan, l’Afghanistan, le Cachemire, le golfe Persique. Elle a même songé à y faire graviter le Thibet et la Perse. C’est cette politique qui, ayant pour objet de la rendre assez forte pour la rendre indifférente à l’amitié ou à l’inimitié des puissances continentales, lui a fait dédaigner tout traité d’alliance, et l’a confinée dans son « splendide isolement. »

Mais on a fini par se dire, à Londres, que, pour insatiable que soit la politique de conquêtes, il y a limite à tout. Même en expansion coloniale, on ne peut pas toujours annexer. D’ailleurs, depuis lord Beaconsfield, la situation internationale de l’Angleterre a changé. Bien qu’elle reste la plus grande puissance navale, ses navires ont cessé d’être plus nombreux que tous les autres sur la surface des mers. L’Angleterre ne peut qu’au prix de difficultés et de dépenses considérables accroître assez ses constructions navales pour résister aux flottes réunies de plusieurs puissances coalisées. Le temps est passé aussi où, les grandes armées du service militaire et obligatoire n’existant pas encore, il suffisait de jeter 50 000 soldats anglais dans la balance pour la faire pencher.

D’autre part, des problèmes nouveaux se posent : en Asie, c’est l’accession du Japon au rang des grandes puissances ; c’est la rénovation de la Chine, en face desquelles les puissances européennes qui ont des possessions en Asie ont tout avantage à adopter une ligne de conduite politique conforme à leur intérêt commun. En Europe, des événemens peuvent aussi se produire et des éventualités surgir qui ne se termineront par une solution conforme à l’intérêt général que par une entente et par la coopération amicale de toutes les puissances intéressées à ce que l’équilibre actuel ne soit pas troublé à leur détriment. Si l’Angleterre ne veut pas se désintéresser des dissensions européennes, des alliances ou des ententes avec d’autres puissances lui deviennent nécessaires, et elle doit améliorer avant tout sa situation internationale.

C’est cette ligne de conduite sage et pratique qui, en ces derniers temps, a prévalu. L’Angleterre a compris que le meilleur moyen d’assurer la sécurité de la frontière Nord de l’Inde était d’entourer ce pays d’une ceinture d’États alliés ou amis, de pays à sphères d’influence ou à protectorats diplomatiques et que, pour lui faciliter le rôle d’arbitre dans les litiges européens, il fallait avant tout créer des liens d’amitié qui seraient d’un utile concours au cas où des complications internationales se produiraient.

En ce qui concerne la défense extérieure de l’Inde qui, seule, doit nous intéresser ici, il n’y a qu’à se rappeler les déclarations par lesquelles lord Curzon, le 30 mars 1904, définissait la politique du gouvernement anglo-indien, et à les rapprocher des stipulations du dernier traité anglo-russe, pour juger si les visées actuelles de la diplomatie britannique ont été suffisamment remplies. Le souci de confier les approches de l’Inde, conformément à ce qu’exposait lord Curzon, à des mains d’amis et d’alliés, ou de soustraire à toute influence étrangère les pays à proximité de l’Inde, est partout visible dans le traité du 30 août 1907. Que recherchaient surtout les Anglais au Thibet ? A interdire toute immixtion étrangère dans les affaires intérieures de ce pays, et c’est ce qu’ils avaient déjà forcé le gouvernement thibétain à accepter. Par l’accord anglo-russe, la Russie adhère également à cette politique. Sans doute, par le même accord, les Anglais s’interdisent une semblable immixtion ; ils se ferment la porte à eux-mêmes ; mais ils la ferment aussi aux autres, et le but est atteint. Désormais, la frontière septentrionale de l’Inde est couverte par l’Etat ermite, qui va retomber dans l’inertie de sa vie monacale.

La même évolution de la diplomatie anglaise a eu lieu pour l’Afghanistan. Elle ne cherchait pas à incorporer ce pays à l’Inde, ni à faire de l’émir un allié offensif contre la Russie, pas plus qu’à se servir du pays afghan comme d’une base d’opérations contre le Turkestan russe. Elle désirait seulement que l’émir et ses forces pussent coopérer à la défense de l’Inde. Telle est l’idée maîtresse du plan de lord Kitchener qui lie la défense de l’Inde à celle de l’Afghanistan. En déclarant, par le traité anglo-russe, qu’ils n’ont pas l’intention de modifier la situation politique en ce pays et qu’ils n’y exerceront leur influence que dans une direction pacifique, les Anglais ne vont donc pas contre leur politique antérieure ; mais ils obtiennent que la Russie s’incline à nouveau devant le fait accompli et qu’elle reconnaisse à la Grande-Bretagne le monopole de toute action politique en Afghanistan, placé désormais sous le régime d’un protectorat diplomatique. Quant à la Perse, la manière dont l’Angleterre a découpé sa sphère d’influence étend vers le Sud-Ouest cette série de terres interdites, de protectorats négatifs et de zones réservées à l’activité britannique qui, depuis le Yang-tsé jusqu’à la mer d’Oman, enceint et couvre de loin les Indes. Si la zone qui lui est reconnue est relativement peu étendue, elle a du moins le mérite de comprendre le Séïstan dont nous avons signalé plus haut l’importance. Et en effet, le vrai danger qui pouvait venir de la Russie était que l’influence russe ne réussît à s’établir peu à peu à travers le Séistan jusqu’à la frontière de l’Inde, et qu’un chemin de fer stratégique, côtoyant le territoire afghan et aboutissant à l’océan Indien, ne tournât le flanc de la grande position défensive sur la frontière du Nord-Ouest. Avoir obtenu de la Russie qu’elle renonçât à toute ingérence dans cette région, et reconnût son importance dominante pour l’Angleterre, n’est pas une compensation médiocre à la renonciation faite par cette dernière à des demandes de droits égaux dans les régions du Nord du territoire persan.

C’est à des préoccupations de ce genre que répond encore la création de la zone neutre établie en Perse entre la zone d’influence russe et la zone d’influence anglaise. Cette zone neutre vient renforcer la zone d’influence anglaise et fait comme une deuxième zone tampon en avant de la frontière Ouest de l’Inde. Les demandes contradictoires sur lesquelles ont été établies, et l’esprit dans lequel ont été menées les négociations sur ce point n’ont pas été communiqués au public. Mais il n’est peut-être pas impossible de s’en faire quelque idée. La Russie désirait avoir un chemin de fer qui pût, dans l’avenir, ouvrir un débouché aux marchandises de la province transcaspienne et de ses provinces méridionales d’Europe vers le golfe Persique. D’autre part, l’Angleterre désirait, pour l’avenir aussi, relier le réseau de l’Inde au réseau d’Anatolie et d’Europe. Les deux aspirations paraissaient au premier abord inconciliables. En effet, en construisant un chemin de fer du Caucase vers le golfe Persique dans la direction du Nord au Sud, la Russie coupait la voie au chemin de fer anglais allant de la frontière de l’Inde à la frontière turco-persane à travers la Perse méridionale dans la direction de l’Est à l’Ouest, et vice versa. Ces aspirations opposées ont été conciliées cependant. La création de la zone neutre laisse le champ libre à des arrangemens futurs relatifs à des chemins de fer dans le contrôle desquels les deux puissances entreraient pour une part, et qui satisferaient leurs intérêts respectifs. Aujourd’hui où tant de choses sont à faire en Perse dans le domaine économique, le moment n’est pas jugé opportun pour la réalisation de ces projets, mais on a entendu réserver l’avenir. La Russie a déjà obtenu de la Perse la concession du chemin de fer qu’elle désire vers le golfe Persique. L’Angleterre, qui a déjà poussé le réseau de l’Inde de Quetta à Nuschi à la frontière persane, et qui vient d’envoyer une mission au Séïstan et à Kerman pour étudier le pays au-delà, a fait connaître ses intentions. Dans la zone neutre, l’une et l’autre conservent actuellement leurs positions et bénéficient de leurs concessions ; c’est une formule souple et heureuse qu’elles ont adoptée en décidant que, pour leurs entreprises ultérieures, les nationaux des deux pays seraient libres de solliciter des concessions à l’octroi desquelles les deux gouvernemens s’engagent à ne pas faire opposition sans entente préalable. Il se peut que la Russie et l’Angleterre aient déjà prévu quelles concessions seraient demandées : dans ces conditions, la zone neutre, loin d’être un champ de discorde, serait un terrain d’entente où les relations mutuelles seraient améliorées. De plus, elle lie dès maintenant par des intérêts communs l’Angleterre et la Russie contre les visées d’autres puissances qui pourraient tendre à dominer l’Anatolie.

Naturellement, la création de ces zones, qui est si avantageuse à la protection de l’Inde, assure dans une égale mesure à la Russie la sécurité de ses possessions en Asie Centrale. Elles sont désormais complètement séparées de l’Inde par ces zones diverses, et, si l’on observe la teneur du traité, ni le Thibet, ni l’Afghanistan, ni la Perse, ne pourront devenir le théâtre de préparatifs offensifs contre l’Asie russe. La Russie se trouve donc délivrée de toute inquiétude du côté de l’Inde. Et c’est ici qu’apparaît toute la sagesse de la convention. En empêchant les points de contact, elle écarte toutes occasions locales de conflit, et en stipulant des mesures de garantie dans les zones interposées, elle empêche de prendre toutes mesures militaires qui pourraient être interprétées comme preuves d’un état de tension, ou qui pourraient faire naître cet état. Par ces mesures préventives, elle assure l’avenir. La convention anglo-russe, c’est la paix de l’Asie.

Et c’est aussi une garantie de plus pour la paix de l’Europe. Après la guerre russo-japonaise, la Russie a dû se recueillir partout. Ses moyens d’action étaient provisoirement diminués : avant qu’ils fussent reconstitués, elle était tenue à une grande réserve. La convention anglo-russe aura comme premier résultat de lui permettre de diminuer ses gros effectifs du Turkestan et de la Transcaspienne et de les reporter plus à proximité de l’Europe. La politique d’extension en Extrême-Orient étant abandonnée, elle pourra ainsi ramener son attention plus près de chez elle. De son côté, la situation militaire de l’Angleterre se trouvera allégée dans l’Inde. Du même coup, elle pourra diminuer l’effectif de ses troupes dans l’Inde et consacrer toute son attention à la solution des problèmes que la situation intérieure de ce pays soulève actuellement. Enfin la sécurité assurée de ses frontières indiennes lui donne une plus grande liberté d’action en Europe.

L’augmentation de sa puissance militaire et l’augmentation de celle de la Russie contribueront au maintien de la paix générale. Le nouvel anneau scellé dans la chaîne des ententes européennes n’est pas non plus inutile à l’intérêt français. Il fait cesser l’anomalie d’une France alliée d’une puissance et amie d’une autre, qui avaient toutes deux des intérêts opposés et contradictoires. Désormais, appuyée à la fois sur l’alliance de la Russie et sur l’amitié de l’Angleterre, dont les vieilles querelles sont liquidées, la France aura en Europe une autorité morale qui pourra lui épargner bien des crises : elle sera mieux à même de faire apprécier les sentimens pacifiques et amicaux qui l’animent et qu’elle désire voir devenir universels.


ROUIRE.