La Fin de Lully

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LA FIN DE LULLY

À propos du 250e anniversaire de sa mort (22 mars 1687).


Elle fut assez triste, moralement et physiquement parlant, car, en ses toutes dernières années, le Florentin, qui n’était guère plus que quinquagénaire, endura des souffrances assez cruelles et répétées, qu’allait compliquer et terminer l’accident fatal du 8 janvier 1687.

Un « petit homme d’assez mauvaise mine, et d’un extérieur fort négligé. De petits yeux bordés de rouge qu’on voyait à peine et qui avaient peine à voir, brilloient d’un feu sobre qui marquoit tout ensemble beaucoup d’esprit et beaucoup de malice ; enfin, sa figure entière respiroit la bizarrerie » ; ainsi le dépeint M. de Sénécé dans sa Lettre satirique de Clément Marot, sur la réception de Lully aux Champs-Élysées.

Depuis le jour où il avait débuté dans le Ballet royal de la nuit, il avait sans repos mené la vie la plus active au service du roi son maître, et aussi pour asseoir sa fortune, qui était extraordinaire pour un musicien. Il semble d’ailleurs avoir eu le travail facile, et nous savons qu’il se faisait aider par ses « secrétaires », comme Lalouette et Colasse. « Il faisait un opéra par an, trois mois durant, di Lecerf de la Vieville de Freneuse, et s’y appliquait tout entier, avec un attachement et une assiduité extrêmes. Le reste de l’année peu… Il avoit pris l’inclination d’un François un peu libertin pour le vin et la table et gardé l’inclination italienne pour l’avarice. »

Depuis l’inauguration de son Académie royale de musique, en 1672, avec les Fêtes de l’Amour et de Bacchus dont QUinault lui avait arrangé le livret, jusqu’à Armide, en 1685, il avait presque exclusivement travaillé avec lui, produisant son opéra annuel, joué d’abord à la cour, puis à Paris.

Or, en cette année 1685, M. de Lully, « conseiller, secrétaire du roi en ses conseils », avait eu une histoire bien fâcheuse, non pas la première sans doute, mais plus retentissante et qui, étant donné les circonstances, risquait d’avoir pour lui les conséquences les plus graves.

Une correspondance du temps se fait l’écho, à différentes reprises, de cette aventure. Le 20 janvier 1685, on y lit que l’ambassade siamoise, qui avait excité la curiosité de la cour et de la ville, avait assisté pour la dernière fois avant son départ au dîner du roi et à l’Opéra (on joua Roland ce jour-là, à Versailles). Le mercredi 17, il y avait eu « une grande mascarade à Versailles, fort divertissante… Un page de la musique, un peu trop beau garçon ajoute le mémorialiste, a esté par ordre du Roy à Saint-Lazare. Un certain Florentin a été menacé d’être envoyé le reste de ses jours dans le cul de basse fosse, si on entendoit jamais parler de luy ». Et quatre jours plus tard : « Il est défendu à M. de Lully de se présenter devant le Roy[1]. » Lully, pour qui Louis XIV avait toujours eu un faible, s’en tirait à bon compte. Cependant, il semble que, dès cette époque, il y ait eu, malgré les apparences, un certain refroidissement entre le roi et lui.

Deux mois plus tard, un incident d’un autre genre émouvait l’Académie royale de musique. Le même correspondant strasbourgeois paraît être le seul à le rapporter. Une véritable grève de chanteurs s’était déclarée à l’Opéra. « Le Sr. Battiste ayant retranché les pensions de ceux qui ont esté autrefois dans l’Opéra, cela a fasché ses meilleurs chanteurs. Quatre l’ont quitté. Jeudy dernier, le public n’estant pas satisfait de ceux qu’on y avoit substitué, on les pensa assommer à coups d’oranges et on les chassa de dessus le théâtre. Ils s’en sont plaint au Roy, qui a envoyé ordre à ceux qui s’estoient retirez de revenir et qu’il leur feroit donner satisfaction[2]. »

Cependant, cette année 1685, qui fut celle du mariage secret de Louis xiv avec Mme de Maintenon et de la révocation de l’Édit de Nantes (19 octobre 1685), vit, avec le Temple de la Paix représenté pendant le voyage de Fontainebleau, à la même époque, la dernière exécution, sur une scène de la cour, d’une œuvre nouvelle de Lully. À partir de la fin du même mois (le 29), l’exact Dangeau note une indisposition du roi, qui dura plusieurs jours ; Sa Majesté avait mal au pied. En février suivant, une maladie plus grave, une tumeur l’empêcha de sortir, et l’indisposition se prolongea jusqu’au 15 avril, compliquée par des attaques de goutte. Le roi était atteint d’une fistule. Il projetta un voyage à Barèges ; puis on parla des eaux de Bourbon. Finalement, la cour ne quitta Versailles qu’en octobre, pour le voyage de Fontainebleau.

Malade lui aussi, Lully, pendant ce temps, avait achevé son Armide, dont le roi avait choisi le sujet et dont le dauphin, grand amateur d’opéra, s’était fait lire le livret le 15 décembre 1685. Ce fut Paris qui en eut la primeur, le 15 février suivant, et non la cour, où l’on s’était borné à donner le Ballet de la Jeunesse (le 28 janvier), mis en musique par La Lande. On ne devait entre Armide, à Versailles, que sous forme de concert, dans l’appartement de la dauphine, le 30 mars et le 13 avril.

« C’est un spectacle où l’on court en foule, écrivait Lully dans la dédicace de sa partition au roi. Cepepdant, c’est de tous les ouvrages que j’ay faits celuy que j’estime le moins heureux, puisqu’il n’a pas encore eu l’avantage de paroistre devant Votre Majesté. Un mal dangereux n’a pas esté capable d’interrompre mon travail, et le désir ardent que j’avois de l’achever dans le temps que Vostre Majesté le souhaitoit m’a fait oublier le péril où j’estois exposé, et m’a touché plus vivement que les plus violentes douleurs que j’ay souffertes… »

Armide devait être le dernier ouvrage issu de la collaboration de Quinault et Lully. Le poète, pris de scrupules religieux, abandonnait le théâtre, après lui en avoir donné le livret. C’est alors que, pour la composition de ses deux derniers ouvrages, la pastorale d’Acis et Galatée, et Achulle et Polyxène (dont il n’écrivit que l’ouverture et le premier acte), Lully qui, lui, ne pensait pas à la retraite, fut mis en rapport avec Campistron, sur la recommandation de Racine, dit-on. Jean Galbert de Campistron, connu déjà par trois tragédies, appartenait, avec les poètes Chaulieu et La Fare, à la cour épicurienne des Vendôme, petits-fils d’Henri iv et de Gabrielle d’Estrées, que fréquentait le dauphin. En septembre 1686, MM. de Vendôme convièrent Monseigneur à de grandes fêtes au château d’Anet. Pour la circonstance, Lully composa la pastorale d’Acis et Galatée, qui y fut exécutée plusieurs fois par l’Opéra, à partir du 6 septembre. Le roi, dont la santé s’était momentanément rétablie, avait donné son autorisation à ce déplacement extraordinaire, dont la dépense s’éleva à plus de 100.000 livres pour M. de Vendôme « qui n’en avoit pas plus qu’il ne lui en falloit, écrit La Fare ; et comme M. le grand prieur (son frère), l’abbé de Chaulieu et moi avions chacun une maîtresse à l’Opéra[3], le public malin dit que nous avions fait dépenser 100.000 francs à M. de Vendôme pour nous divertir nous et nos demoiselles ; mais, certainement, nous avions de plus grandes vues que cela. »

« Ces grandes vues, ajoute Sainte-Beuve, c’était de plaire sans doute au dauphin qui devait régner, et de placer l’enjeu sur sa tête. Dangeau, qui fut de la fête, et qui ne manque pas de la relater dans son Journal, ne paraît pas s’être douté du dessous des cartes. Monseigneur ne régna ni alors ni depuis, le roi en voulut à MM. de Vendôme de cette fête, et Chaulieu eut peut-être à combler la dépense par quelques-uns de ces comptes ambigus qui font tache aujourd’hui à sa mémoire. »

Lully, familier de ces milieux, semble bien, malgré les protestations de loyalisme qu’il renouvelait dans la préface d’Acis, avoir misé, lui aussi, sur un changement possible de régime.

Acis, représenté sans retard à l’Opéra — dès le 17 septembre — fut, comme Armide, dédié au roi. « Vous avez eu la bonté de me dire, écrivait Lully dans la dédicace, qu’en travaillant pour Monseigneur le Dauphin j’allois en quelque manière travailler pour Vostre Majesté mesme, puisque la tendresse dont vous l’honorez vous fait intéresser fortement dans tout ce qui le regarde. Cette assurance m’a élevé au-dessus de moy-mesme et m’a remply de ces divines fureurs que je ne puis sentir que pour le service de Vostre Majesté. »

Ce fut le dernier hommage dramatique que le musicien devait rendre à son roi. Aussi bien Louis xiv, sous l’influence de Mme de Maintenon, s’éloignait-il peu à peu du théâtre, et surtout de l’opéra.

La cour, qui s’était transportée à Fontainebleau le 8 octobre, y resta jusqu’au 15 du mois suivant. Ce fut alors que le roi se décida soudain à subir la « grande opération », qui fut préparée dans le plus grand secret et exécutée, le 18 novembre au matin, sans que presque personne en ait eu vent[4], par ses médecins et son chirurgien : Daquin, Bessières et Félix Tassy. L’opération réussit parfaitement et, malgré quelques petites complications ultérieures inévitables, au bout de cinquante-quatre jours, le 11 janvier 1687, « l’auguste convalescent put effectuer sa première promenade dans l’orangerie de Versailles » [5].

Dès que l’on avait su que le roi était entré en convalescence et avait pu assister, à Noël, à trois messes de minuit, à la grand’messe et aux sermons du père Bourdaloue, on fit partout chanter des Te Deum, à Paris, comme à Versailles et dans toute la France. Lully composa le sien et le fit exécuter avec cent cinquante musiciens, aux Feuillants de la rue Saint-Honoré, dit-on généralement, aux Jacobins, selon Dangeau, qui ajoute : « M. le cardinal Ranuzzi dit qu’il vouloit officier, puisqu’il s’agissoit de remercier Dieu de ce retour à la santé du roi ».

Cet acte de reconnaissance envers son souverain devait être fatal au Florentin. En conduisant le Te Deum avec sa grande canne en guise de bâton de mesure, il se frappa violemment le bout du pied. « Il y vint un petit ciron qui augmenta peu à peu. M. Alliot, son médecin, lui conseilla de se faire couper le petit doigt du pied, puis, après quelques jours de retardement, le pied entier, puis la jambe. Il se présenta un aventurier de médecine, qui se fit fort de le guérir sans en venir à cette opération. MM. de Vendôme, qui aimoient Lully, promirent à ce charlatan, en cas qu’il vînt à bout de cette cure, deux mille pistoles qu’ils firent même consigner ; mais la bonté si noble et si bien placée de MM. de Vendôme, et les effort du charlatan furent inutiles. » Lully mourut le 22 mars, « regretté de la Cour et de la Ville, et fut inhumé à l’Église des Petits-Pères proche la Place des Victoires, où sa famille lui a fait élever un superbe Mausolée de marbre » [6].

Le Florentin disparaissait au bon moment. Pendant les trente dernières années de son règne, Louis xiv ne verra plus d’opéra ; dès 1688, Mme de Maintenon engagera Racine à composer Esther, avec la musique de Moreau, et elle déplorera, dans un de ses Entretiens, que le goût de l’opéra n’ait jamais pu s’éteindre dans le cœur du roi. « Cette musique, qui fait le seul plaisir du roi et où l’on n’entend que des maximes absolument contraires aux mœurs, seroit, ce me semble, bien convenable à retoucher ou à proscrire. Si l’on en dit un mot, le roi répondu aussitôt : « Mais cela a toujours été ! La Reine, ma mère, qui avoit de la piété et la Reine qui communioit trois fois par semaine, ont vu tout cela comme moi ». Il est vrai que, pour lui personnellement, cela ne lui fait aucune impression, qu’il n’est occupé que de la beauté de la musique, du son des accords, et qu’il chante même ses propres louanges comme si c’étoient les louanges d’un autre et seulement par goût pour les airs. »

Ainsi Louis xiv conserva-t-il jusqu’à la fin le souvenir de son musicien.

J.-G. Prod’homme.
  1. Reuss, Correspondance et chronique parisienne adresséee à Christophe Grüntzer, syndic de la ville de Strasbourg. Cf. Dangeau, Journal (16 janvier) : « Le roi ordonna à M. de Seignelay de dire à Lully qu’il lui pardonnoit le passé, mais qu’à l’avenir il prit garde à sa conduite ».
  2. Reuss, op. c. (31 mars 1685).
  3. Mlle Le Rochois était la maîtresse de Chaulieu, qui a rappelé dans ses vers les succès de la cantatrice, qui s’était montrée supérieure dans Armide.
  4. Seuls, Louvois, Mme de Maintenon et le P. La Chaise étaient avertis et se trouvèrent chez le roi avec les médecins.
  5. Dr Cabanès, le Cabinet secret de l’Histoire.
  6. Durey de Noinville et Travenol, Histoire du théâtre de l’Académie royale de musique.