La Fixité vitale et l’Évolution

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La Fixité vitale et l’Évolution
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 704-708).
CORRESPONDANCE

LA FIXITÉ VITALE ET L’ÉVOLUTION

Nous recevons de M. Jules de Gaultier et de M. L. Corpechot, deux lettres motivées par quelques lignes de l’étude publiée dans le numéro du 1er janvier, sous le titre : « La fixité du fonds vital et la variété des formes vivantes. »

Nos correspondans se plaignent de se voir attribuer l’opinion que le fixisme physiologique serait la négation du transformisme et de l’évolution. Telle n’est point leur doctrine. Ils ne suppriment point l’évolution ; ils en réduisent seulement l’importance : ils en font la servante de la fixité vitale. M. Corpechot a écrit que « l’évolution n’était pas le but de la vie, mais le moyen employé par la vie pour maintenir sa fixité... » On voit un principe de fixité gouverner la vie dans son évolution même. M. Jules de Gaultier a dit expressément : « Le fait même de l’évolution impliqué dans les travaux de Lamarck et de Darwin n’est point contesté par la thèse nouvelle, mais reçoit une interprétation tout autre... L’évolution des formes vivantes est un moyen employé par la vie (par la cellule) en vue de maintenir son haut fonctionnement. » Le fixisme physiologique et le transformisme morphologique « étaient deux notions acquises, considérées comme indépendantes ; » M. de Gaultier les relie par le lien de cause à effet...

« On savait, dit-il, d’une part, que la vie accuse, avec l’identité de composition cellulaire dans tous les organismes, un certain caractère de fixité ; on savait, d’autre part, qu’il existe une évolution des formes vivantes ; et cette admirable vue de Lamarck, confirmée par les travaux de Darwin, avait été rendue tangible par les découvertes de l’embryogénie. M. Quinton, en montrant ces deux faits corrélatifs l’un de l’autre, explique pourquoi il y a une évolution. On peut tenter d’infirmer la valeur de cette explication, on n’en peut contester la nouveauté absolue. »

Cette analyse et ces citations donneront entière satisfaction à MM. de Gaultier et Corpechot.


Il me sera permis d’ajouter que, moi aussi, je reçois de ces lettres un commencement de satisfaction.

Qu’ai-je dit d’essentiel ? Deux choses.

Soit à la séance de l’Institut, soit dans mon article du 1er janvier, j’ai dit que l’on nous offrait des vieilleries comme des nouveautés. Et c’est le premier point. Le fixisme physiologique et le transformisme morphologique sont deux bonnes anciennes doctrines classiques qui ont bercé notre enfance. — J’ai dit, de plus, que ces deux doctrines coexistent sans s’exclure ou s’absorber, comme le veut l’école nouvelle ; et c’était mon second point. — Des deux parts, je crois avoir cause gagnée.


Il n’y a point de doute, en effet, que la doctrine de la fixité du fonds vital, de l’unité vitale, appuyée sur l’anatomie générale et sur la physiologie générale, ne soit une des colonnes de la biologie. La fixité vitale, — l’unité vitale, — l’unité, la communauté des processus vitaux, — la fixité de composition du milieu vital chez les animaux supérieurs (loi de perfectionnement), — toutes ces notions fortement établies sont l’œuvre illustre des fondateurs de la biologie, et en particulier de Claude Bernard. C’est tout à fait vainement que certaines personnes, philosophes et hommes de lettres, dont ce n’est point le métier de connaître la physiologie, ont tenté de nous présenter la fixité vitale, l’unité vitale de Claude Bernard comme une découverte d’hier, due à quelqu’un de leurs amis. C’est vainement qu’ils se réclament de la prétendue loi de constance du milieu marin originel, — dont le mieux que l’on puisse dire, c’est qu’elle est une hypothèse ; — ce dont ils parlent, en réalité, ce qui entre dans leurs argumentations, c’est bien la fixité, l’immuabilité, la constance du fonds vital anatomique et physiologique ; et cette notion n’est ni nouvelle, ni fondée sur de fragiles hypothèses. Et c’est si bien cela que lorsque j’ai parlé à l’Institut, — non du milieu marin originel, — mais de la fixité du fonds vital, ces écrivains ont cru ingénument qu’il s’agissait de leur bien, de leur propriété. Il s’en est fallu de peu qu’ils aient crié au plagiat. Que dis-je ? ils l’ont fait. Les conceptions, les phrases mêmes que l'on trouve dans les écrits de Claude Bernard entre 1869 et 1878, ou dans ceux où moi-même je n’étais que le porte-parole de ce maître, par exemple dans la Revue philosophique de l’année 1879, — ces textes datant de plus de vingt ans, — l’un de ces écrivains, M. Corpechot, y a vu simplement des « métaphores ingénieuses » ou des « formules excellentes » pour exprimer les idées de M. Quinton, — c’est-à-dire d’un auteur qui, si je ne me trompe, devait, en ce temps-là, être encore au collège.

Il serait cruel d’insister. Une vérité si évidente s’impose aux esprits de bonne foi. Elle s’est imposée à M. J. de Gaultier. Dans les passages que nous avons cités plus haut, il reconnaît que le fixisme physiologique et l’évolution morphologique sont des notions tombées dans le domaine public. Il les qualifie de « notions acquises. » On savait, dit-il, que la vie accuse un certain caractère de fixité ; « on savait d’autre part qu’il existe une évolution des formes vivantes. » On le savait depuis vingt-cinq ans : c’est là tout ce que j’ai dit. Et voilà la première satisfaction que je reçois.


Et maintenant voici la seconde.

Ces deux « notions acquises, » dit M. J. de Gaultier, étaient considérées comme indépendantes. C’est là une erreur. On reconnaissait entre elles un lien d’interdépendance exprimée par une loi fondamentale, classique au sens strict du mot, puisqu’elle figure, si je ne m’abuse, sur le programme d’agrégation des lycées, c’est la Loi de constitution morphologique des organismes. Elle exprime que l’architecture de l’être vivant, le plan morphologique qu’il réalise dans son développement évolutif, doit s’accommoder aux conditions étroites de la vie cellulaire, conditions intrinsèques (propriétés du protoplasma) et conditions extrinsèques (milieu).

Elle s’exprime ainsi : « La structure des espèces animales ou végétales dépend des exigences de la cellule protoplasmique. L’organisme est construit en vue de la vie cellulaire. Ses fonctions correspondent à la réalisation, en nature et en degré, des quatre conditions de cette vie : humidité, chaleur, oxygène, réserves. » C’est pour permettre la vie cellulaire que les organes s’ajoutent aux organes et les appareils aux appareils. Ces appareils, digestifs, respiratoires, etc., n’existent pas pour eux-mêmes comme des ébauches capricieuses d’une nature artiste ; ils sont disposés pour permettre et régler plus rigoureusement la vie cellulaire.

Tout cela est pris textuellement dans les Leçons de Claude Bernard et dans la Revue philosophique de 1878-1879. Il en résulte que l’évolution des formes doit respecter les conditions sensiblement invariables de la vie cellulaire, c’est-à-dire le fixisme physiologique. La fantaisie morphologique contenue par la soumission aux lois du fixisme, libre dans les limites de ces lois, voilà la solution de Claude Bernard et des physiologistes ; voilà à quoi doit se borner, dans l’état actuel de nos connaissances, la prudence scientifique. On remarquera que cette loi de la constitution morphologique des organismes n’a point la prétention d’expliquer la genèse des formes vivantes : comme elle est impliquée dans toutes, il semble a priori difficile qu’elle puisse rendre compte d’aucune en particulier. — En dépit de cette objection de principe, y a-t-il pourtant certaines variations morphologiques que l’on puisse rapporter avec vraisemblance aux conditions extrinsèques de la fixité vitale ? C’est possible : et pour répondre à cette question, il faudrait examiner l’œuvre propre de M. Quinton[1].


La solution des physiologistes, — l’évolution ayant des causes particulières dans les limites des lois, du fixisme, — n’est point celle des philosophes comme M. de Gaultier. Ceux-ci ne conçoivent la corrélation de la notion morphologique et de la notion vitale que comme un asservissement de l’une à l’autre. L’évolution morphologique a pour cause la fixité vitale : elle est « le moyen employé par la vie pour maintenir sa fixité. »

Que disions-nous donc ? Que disait M. Boutroux en parlant de ce travers de beaucoup d’esprits français de ne pouvoir admettre la coexistence des « divers » et de prétendre ramener tout à l’unité ? Voici la fixité vitale et l’évolution. Il faut que l’une expulse l’autre ou l’absorbe : se soumettre ou se démettre ; l’exil ou la conversion. Dans l’école nouvelle nous venons de parler de ceux qui tiennent pour l’absorption, la confusion.

D’autres tiennent pour l’antagonisme. Ce sont ces derniers que j’avais surtout en vue dans le passage qui a provoqué les réclamations de MM. de Gaultier et Corpechot. Je faisais allusion à des personnages qui, en cette matière, m’intéressent plus que les précédens, parce que moins gens de lettres et plus hommes de science. Il s’agit de quelques survivans de l’école positiviste, esprits distingués, qui ont vu dans la controverse actuelle la revanche du Comtisme sur le transformisme. Pour eux, la fixité vitale est la négation de l’évolution. On se rappelle les objections adressées par Auguste Comte à la théorie de Lamarck, dans ses Considérations philosophiques sur la Biotaxie, et l’attitude intransigeante de Ch. Robin vis-à-vis du Darwinisme. En dépit des chefs du positivisme, l’Evolution a triomphé pendant un temps ; leurs successeurs ont pu croire qu’ils assistaient aujourd’hui à sa ruine. Ainsi, antagonisme ou confusion : en tout cas, point de coexistence simple et de liaison souple entre la fixité vitale et l’évolution. Voilà les conceptions de l’école nouvelle ! Et c’est là le second point sur lequel il me semble que M. Boutroux et moi n’avons point tort,


M. de Gaultier, parlant de sa doctrine qui fait de la fixité vitale le pourquoi de l’évolution, ajoute : « On peut tenter d’infirmer la valeur de cette explication ; on n’en peut contester la nouveauté absolue. »

C’est en effet la valeur de cette explication qui est plus que contestable. Car il est bien évident que la. fixité vitale ne peut rien ou seulement peu de chose pour les problèmes, dont la plupart sont d’ordre mécanique, qui ont préoccupé les évolutionnistes. Que ferait Lamarck de la fixité vitale pour expliquer l’allongement du cou de la girafe, ou l’élévation du héron sur ses pattes, pour rendre compte de la forme du corps, des changemens de la symétrie binaire ou rayonnée, de l’évolution des dix-sept formes de cheval intermédiaires entre le meso-hippus oligocène et l’equus complicatus pleistocène, et de tant d’autres problèmes morphologiques ? La fixité vitale et moins encore l’hypothétique constance du milieu marin originel ne peut être, comme dit M. de Gaultier, le pourquoi de l’évolution morphologique. Et si celle-ci a d’autres facteurs, si elle a d’autres causes, que devient la nouveauté de la thèse nouvelle ? En quoi diffère-t-elle de notre enseignement classique ?


A. DASTRE.

  1. Dans ce qui précède, nous n’avons point mis en cause M. Quinton parce que nous ne savons point, en définitive, si ses amis expriment sa pensée ou la dépassent. — Quant à l’œuvre propre à ce savant, nous l’examinerons ailleurs, dans un recueil qui se prête mieux que la Revue des Deux Mondes à une polémique scientifique.