La Flèche noire/1/5

La bibliothèque libre.
Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 77-89).


CHAPITRE V

SANGUINAIRE COMME UN CHASSEUR


Les jeunes gens restèrent immobiles jusqu’à ce que le dernier bruit de pas se fût dissous dans celui du vent. Ils se levèrent alors, tout courbaturés, car la longue contrainte les avait fatigués, escaladèrent les ruines, et traversèrent de nouveau le fossé sur la poutre. Matcham avait ramassé le grappin et marchait le premier ; Dick le suivait avec raideur, son arc sur le bras.

— Et maintenant, dit Matcham, en avant pour Holywood.

— À Holywood ! cria Dick. Quand on tire sur de braves gens ! Pas moi, j’aimerais mieux vous voir pendre, Jack !

— Vous m’abandonneriez ? demanda Matcham.

— Oui, par ma foi ! répliqua Dick. Si je n’arrive pas à temps pour prévenir ces garçons, j’irai mourir avec eux. Quoi ! vous voudriez me voir abandonner mes compagnons avec qui j’ai toujours vécu ? J’espère que non ! Donnez-moi mon grappin !

Mais rien n’était plus loin de l’intention de Matcham.

— Dick, dit-il, vous avez juré par les saints que vous me conduiriez sain et sauf à Holywood. Voudriez-vous rompre votre serment ? Voulez-vous m’abandonner — un parjure ?

— Non, je l’ai bien juré, répliqua Dick, et je voulais le faire ; mais à présent ! Voyons, Jack, revenez avec moi. Laissez-moi seulement prévenir ces hommes et s’il en est besoin courir les risques avec eux ; je serai libre alors et je reprendrai le chemin de Holywood pour remplir mon serment.

— Vous vous moquez de moi, répondit Matcham. Ces hommes que vous voulez secourir sont les mêmes qui me traquent pour me perdre.

Dick se gratta la tête.

— Je n’y peux rien, Jack, dit-il. Il n’y a pas de remède. Que voulez-vous ? Vous ne courrez pas grand risque, mon garçon, et ceux-là sont en péril de mort. De mort ! ajouta-t-il, pensez-y ! Pourquoi diable me retenez-vous ici ? donnez-moi le grappin. Par saint Georges ! faut-il qu’ils meurent tous ?

— Richard Shelton, dit Matcham, et il le regarda fixement, voulez-vous donc prendre parti pour Sir Daniel ? N’avez-vous pas d’oreilles ? N’avez-vous pas entendu cet Ellis, ce qu’il disait ? Ou n’avez-vous pas de cœur pour votre propre sang et votre père assassiné ? Harry Shelton, a-t-il dit, et Sir Harry Shelton était votre père aussi vrai que le soleil brille au ciel.

— Que voulez-vous ? cria de nouveau Dick. Voulez-vous que j’aie foi en des voleurs ?

— Non, je l’ai déjà entendu dire, répliqua Matcham. Le bruit en court partout ; c’est Sir Daniel qui l’a tué, il l’a tué malgré son serment ; dans sa propre maison, il a versé le sang d’un innocent. Le ciel en demande vengeance ; et vous — le fils de cet homme — vous voulez aller soutenir et défendre le meurtrier !

— Jack, cria le jeune homme, je ne sais pas. Cela peut-être, que sais-je ? Mais pensez à ceci : cet homme m’a nourri et élevé, et j’ai chassé avec ses serviteurs et joué parmi eux ; et les abandonner à l’heure du danger… homme, si je faisais cela, mon honneur serait bien mort ! Non, Jack, il ne faut pas me demander cela ; vous ne pouvez vouloir que je sois vil.

— Mais votre père, Dick ? dit Matcham, un peu ébranlé. Votre père ? et votre serment envers moi ? Vous avez pris les saints à témoins.

— Mon père, dit Shelton. Non ! il voudrait que j’y aille ! Si Sir Daniel l’a tué, quand l’heure viendra, cette main tuera Sir Daniel, mais je n’abandonnerai ni lui, ni les siens dans le danger. Et, quant à mon serment, mon bon Jack, vous m’en délierez ici. Pour la vie de ces hommes qui ne vous ont pas fait de mal et pour mon honneur, vous me rendrez ma liberté.

— Moi, Dick ? Jamais ! répliqua Matcham. Si vous m’abandonnez, vous serez un parjure et je le proclamerai.

— Mon sang bout, dit Dick ; donnez-moi le grappin ! Donnez !

— Je ne veux pas, dit Matcham. Je vous sauverai malgré vous.

— Non ? cria Dick. Je vous y obligerai !

— Essayez ! dit l’autre.

Ils étaient debout se regardant dans les yeux, tous deux prêts à bondir. Alors Dick s’élança ; et, bien que Matcham se fût aussitôt retourné pour fuir, en deux bonds l’autre l’atteignit, arracha le grappin à son étreinte, le jeta rudement à terre, et se tint debout en travers au-dessus de lui, rouge, menaçant, le poing fermé. Matcham restait où il était tombé, la figure dans l’herbe, sans idée de résistance.

Dick banda son arc.

— Je vous apprendrai, dit-il brutalement. Serment ou non, vous pouvez aller vous faire pendre !

Et il se retourna et se mit à courir. Matcham fut aussitôt sur pied et courut après lui.

— Que voulez-vous ? demanda Dick en s’arrêtant. Pourquoi me suivez-vous ? Arrière !

— Je vous suivrai, si cela me plaît, dit Matcham. Ce bois est libre.

— Restez en arrière, par Notre-Dame ! répliqua Dick levant son arc.

— Ah ! vous êtes un brave garçon, dit Matcham. Tirez !

Dick baissa son arme, un peu confus.

— Voyons, dit-il, vous m’avez fait assez de mal. Allez, allez votre chemin tranquillement ; ou, que je le veuille ou non, il faudra bien que je vous y force.

— Bien, dit avec entêtement Matcham, vous êtes le plus fort. Faites le pis. Rien ne m’empêchera de te suivre, Dick, à moins que…

Dick était presque hors de lui. Il était contre sa nature de battre un être si faible, mais il ne voyait pas d’autre moyen de se débarrasser de ce compagnon malencontreux, et, il commençait à le croire peut-être déloyal.

— Vous êtes fou, je pense, cria-t-il. Stupide garçon, je me hâte vers vos ennemis ; aussi vite que mes jambes peuvent me porter, j’y vais.

— Cela m’est égal, Dick, répliqua le garçon. Si vous êtes destiné à mourir, Dick, je mourrai aussi. J’aimerais mieux aller en prison avec vous que d’être libre sans vous.

— Bien, répliqua l’autre. Je ne bavarderai pas plus longtemps. Suivez-moi si cela vous convient ; mais, si vous me trahissez, cela ne vous servira guère, je vous assure. Vous aurez une flèche à travers le corps, mon garçon.

Disant cela, Dick se remit à courir en suivant la lisière du fourré. Il s’avançait en fouillant du regard autour de lui. D’un bon pas il sortit du vallon et arriva de nouveau dans les parties plus découvertes du bois. À gauche, se trouvait une petite éminence mouchetée de genêts dorés et couronnée d’un bouquet de sapins noirs.

— Je verrai de là, pensa-t-il, et il se dirigea dessus à travers une clairière de bruyère.

Il n’avait avancé que de quelques mètres, lorsque Matcham lui toucha le bras et montra du doigt. Vers l’est du sommet, il y avait un creux, comme si une vallée eût passé de l’autre côté ; la bruyère s’y continuait ; tout le terrain était rougeâtre comme un bouclier mal nettoyé, et pointillé d’ifs de place en place ; et là, l’une suivant l’autre, Dick vit une dizaine de jaques vertes montant le sentier, et marchant à leur tête, Ellis Duckworth en personne, que son épieu signalait. L’un après l’autre ils gagnèrent le sommet, se montrant un instant contre le ciel, et disparurent de l’autre côté jusqu’au dernier. Dick regarda Matcham d’un meilleur œil.

— Ainsi, vous m’êtes fidèle, Jack ? demanda-t-il, je pensais que vous étiez de l’autre parti.

Matcham se mit à sangloter.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit Dick. Que les saints nous pardonnent ! Allez-vous pleurnicher pour un mot ?

— Vous m’avez fait mal, sanglota Matcham. Vous m’avez fait mal, quand vous m’avez jeté par terre. Vous êtes un lâche d’abuser ainsi de votre force.

— Peuh ! c’est un propos de sot, dit rudement Dick. Vous n’aviez aucun droit sur mon grappin ; maître John. J’aurais bien fait de vous donner une raclée. Si vous venez avec moi, il faut m’obéir ; sur ce, marchons.

Matcham pensa vaguement à rester en arrière ; mais voyant que Dick continuait à courir à toute vitesse vers l’éminence et ne regardait même pas derrière lui, il eut une meilleure inspiration et se mit à courir à son tour. Mais le terrain était difficile et escarpé, Dick avait déjà une bonne avance, et avait, sans aucun doute, les meilleures jambes, et il était depuis longtemps arrivé au sommet, et avait rampé à travers les sapins et s’était blotti dans une touffe de genêts, lorsque Matcham, haletant comme un daim, le rejoignit et se tint silencieusement à côté de lui.

En bas, au fond d’une large vallée, le raccourci venant du hameau de Tunstall serpentait, descendant vers le gué. Il était bien marqué et l’œil le suivait aisément de place en place. Tantôt il était bordé de clairières ouvertes, tantôt la forêt le recouvrait ; chaque cent mètres, il côtoyait un piège. Au loin, sur le sentier, le soleil faisait briller sept salades d’acier, et, de temps en temps, dans l’intervalle des arbres, on pouvait apercevoir Selden et ses hommes chevauchant d’une vive allure toujours pour la mission de Sir Daniel.

Le vent était un peu tombé, mais il agitait joyeusement les arbres, et, peut-être, si Appleyard avait été là, il aurait tiré un avertissement de la conduite inquiète des oiseaux.

— Tenez, regardez, murmura Dick, les voilà déjà bien avancés dans le bois, leur salut serait plutôt d’avancer. Mais voyez-vous là, où cette large clairière se déroule devant nous, avec au milieu une quarantaine d’arbres, comme une île ? Là ils seraient en sûreté. S’ils arrivent jusque-là sans accident, je trouverai moyen de les prévenir. Mais je n’ai pas confiance ; ils ne sont que sept contre beaucoup, et ils n’ont que des arbalètes. L’arc aura toujours le dessus, Jack.

Pendant ce temps, Selden et ses hommes, ignorant leur danger, continuaient à monter le sentier et approchaient peu à peu. Une fois pourtant, ils s’arrêtèrent, se réunirent en groupe et parurent écouter et se montrer quelque chose. Mais c’était au loin vers la plaine que leur attention avait été attirée. Un grognement sourd du canon qui arrivait de temps en temps porté par le vent leur parlait de la grande bataille.

Cela valait la peine d’y penser, vraiment, car si la voix des grands canons était ainsi perceptible dans la forêt de Tunstall, le combat devait s’être rapproché toujours vers l’est et la journée, par conséquent, mauvaise pour Sir Daniel et les seigneurs de la rose rouge.

Mais bientôt la petite troupe se remit en marche et arriva à un endroit du chemin très ouvert et couvert de bruyères, où une langue de forêt seulement descendait rejoindre la route. Ils étaient juste en ligne parallèle à celle-ci lorsqu’une flèche brilla en volant. Un des hommes leva les bras, son cheval se cabra et tous deux tombèrent et se débattirent en une masse confuse. De l’endroit même où étaient les garçons, ils pouvaient entendre la rumeur des cris des hommes ; ils pouvaient voir les chevaux effrayés se cabrer et bientôt, lorsque la troupe commençait à se remettre de sa première surprise, un des hommes descendit de cheval. Une seconde flèche venant de plus loin décrivit un grand cercle ; un second cavalier mordit la poussière. L’homme qui était en train de descendre de cheval lâcha les rênes et son cheval prit la fuite au galop, le traînant par un pied sur la route, le cognant de pierre en pierre et le brisant sous ses sabots. Les quatre qui étaient encore en selle aussitôt se dispersèrent, l’un se retourna et galopa en hurlant vers le gué ; les trois autres, les rênes lâches et le manteau flottant, montèrent au galop la route de Tunstall. De chaque bouquet d’arbres devant lequel ils passaient, sortait une flèche. Bientôt un cheval tomba, mais le cavalier fut vite sur pied et continua à courir après ses compagnons jusqu’à ce qu’une autre flèche l’étendît mort. Un autre homme tomba ; puis un autre cheval ; de toute la troupe un seul homme restait, et à pied ; mais dans différentes directions le bruit de trois chevaux sans cavaliers s’éteignait dans le lointain.

Pendant tout ce temps pas un des assaillants ne s’était montré. Ici ou là, le long de la route, cheval ou homme tombait blessé, agonisant, et nul ennemi compatissant ne sortit de son couvert pour mettre fin à leur souffrance.

Le survivant, solitaire, était debout éperdu sur la route à côté de son coursier mort. Il avait traversé cette large plaine avec l’îlot d’arbres signalé par Dick. Il n’était peut-être pas à cinq cents mètres de l’endroit où les deux garçons étaient cachés et ils pouvaient le voir distinctement, regardant autour de lui dans l’attente de la mort. Mais rien ne vint ; l’homme commença à reprendre courage et soudain détacha et banda son arc. En ce moment, à quelque chose dans sa manière, Dick reconnut Selden. À cet essai de résistance, de tous côtés autour de lui dans le couvert du bois, s’éleva un bruit de rire. Une vingtaine d’hommes au moins, car c’était le centre de l’embuscade, s’unirent dans cette gaieté cruelle. Puis une flèche passa par-dessus l’épaule de Selden ; il sauta et courut un peu en arrière ; une autre flèche, frémissante, le frappa au talon. Il marcha vers le couvert. Un troisième trait lui sauta à la face et tomba par terre devant lui. Et un rire reprit, bruyant et se faisant écho dans plusieurs fourrés.

Il était clair que ses assaillants se contentaient de le harceler comme alors des hommes harcelaient le pauvre taureau, ou comme le chat joue avec la souris. L’escarmouche était bien finie ; plus loin sur la route, un homme en vert déjà ramassait tranquillement les flèches ; et à présent, par plaisir de mauvais cœurs, ils se donnaient le spectacle de la torture d’un pauvre pécheur comme eux.

Selden commença à comprendre ; il poussa un cri de rage, épaula son arbalète et envoya une flèche au hasard dans le bois. La chance le favorisa, car un léger cri répondit. Alors jetant son arme, Selden se mit à courir devant lui dans la clairière et en droite ligne sur Dick et Matcham.

Les compagnons de la Flèche-Noire commencèrent alors à tirer sérieusement.

Mais ils furent bien attrapés ; leur chance était passée ; la plupart d’entre eux avaient le soleil en face, et Selden en courant bondissait de côté et d’autre pour tromper leur tir. Le mieux était, qu’en visant vers le haut de la clairière il avait détruit leur plan, car il n’y avait pas de tireur posté plus haut que celui qu’il venait de tuer ou de blesser ; et l’échec de la combinaison des forestiers devint bientôt visible. Un sifflet se fit entendre trois fois, puis encore deux fois. Cela fut répété dans un autre endroit. Les bois de tous côtés se remplirent du bruit de gens se faisant jour à travers le sous-bois ; un daim étonné sortit du bois dans la plaine, s’arrêta une seconde sur trois pieds, le nez en l’air, et de nouveau s’enfonça dans le fourré.

Selden courait et bondissait encore ; de moment en moment une flèche le suivait, mais le manquait toujours. On pouvait commencer à croire qu’il allait échapper. Dick avait son arc tout armé prêt à le soutenir ; Matcham lui-même, oubliant son propre intérêt, était de tout cœur avec le pauvre fugitif, et les deux jeunes garçons étaient tout animés et tout tremblants jusqu’au fond du cœur.

Il était à cinquante mètres d’eux environ, quand une flèche l’atteignit, et il tomba. Il fut debout presque aussitôt, mais alors il courut en boitant, et, comme un aveugle, s’écarta de sa direction.

Dick sauta sur ses jambes et lui fit signe.

— Ici, cria-t-il, par ici ! Il y a du secours, courez, l’ami, courez !

Mais juste à ce moment une seconde flèche frappa Selden à l’épaule, entre les plaques de son brigantin et, traversant sa jaque, le jeta par terre comme une pierre.

— Oh ! le pauvre ! cria Matcham, les mains jointes.

Et Dick pétrifié restait debout sur la colline, cible pour les archers.

Dix contre un qu’il aurait été rapidement frappé — car les hommes de la forêt étaient furieux contre eux-mêmes et étaient pris au dépourvu par l’apparition de Dick à l’arrière de leur position — mais aussitôt, sortant d’une partie du bois étonnamment près des deux jeunes gens, une voix de stentor s’éleva, la voix d’Ellis Duckworth.

— Arrêtez ! rugit-il, ne tirez pas ! Prenez-le vivant ! C’est le jeune Shelton, le fils de Harry.

Et aussitôt un sifflement aigu résonna plusieurs fois, fut de nouveau repris et répété plus loin. Le sifflet, semblait-il, était la trompe de guerre qui servait à Jean Répare-tout pour répandre ses ordres.

— Ah ! Malheur ! dit Dick. Nous sommes pris. Vivement, Jack, venez vite !

Et le couple tourna et courut en arrière, à travers les pins qui couvraient le sommet de la colline.