La Flèche noire/3/4

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Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 198-210).


CHAPITRE IV

« LA BONNE ESPÉRANCE »


Une heure après, Dick était de retour à l’auberge « La Chèvre et la Musette », où il déjeunait, et recevait les rapports de ses messagers et de ses sentinelles. Duckworth était encore absent de Shoreby, comme il lui arrivait souvent, car il jouait plusieurs rôles dans le monde, avait des intérêts divers, et dirigeait bien des affaires différentes. Il avait fondé cette compagnie de la Flèche-Noire comme un homme ruiné, avide de vengeance et d’or ; et, pourtant, parmi ceux qui le connaissaient le mieux, il passait pour être l’agent et l’émissaire du grand faiseur de rois d’Angleterre, Richard, comte de Warwick.

Quoi qu’il en soit, en son absence, c’était à Richard Shelton de commander les affaires à Shoreby ; et, s’asseyant pour son repas, il avait l’esprit soucieux et sa figure était grave de réflexions. Il avait été décidé entre lui et Lord Foxham de tenter un coup hardi cette nuit même et de délivrer Joanna par la force. Les obstacles cependant étaient nombreux, et ses espions, arrivant l’un après l’autre, lui apportaient des nouvelles de plus en plus inquiétantes.

L’éveil avait été donné à Sir Daniel par l’escarmouche de la nuit précédente. Il avait augmenté la garnison de la maison dans le jardin, et, non content de cela, il avait disposé des cavaliers dans toutes les ruelles avoisinantes, en sorte qu’il pouvait être immédiatement prévenu de tout mouvement. En outre, dans la cour de son hôtel, des chevaux étaient sellés, et les cavaliers armés de toutes pièces n’attendaient qu’un signal pour partir.

L’entreprise de la nuit semblait de plus en plus difficile à exécuter, lorsque tout à coup la figure de Dick s’éclaircit.

— Lawless, cria-t-il, vous qui avez été matelot, pouvez-vous me voler un vaisseau ?

— Maître Dick, répliqua Lawless, si vous me donniez un coup de main, je consentirais à voler la cathédrale d’York.

Aussitôt, tous deux se mirent en route et descendirent vers le port. C’était un grand bassin situé entre des collines de sable, et entouré de monceaux de dunes, de vieux fatras en ruines et des bouges délabrés de la ville. Bien des bateaux pontés et des barques ouvertes y étaient à l’ancre, ou avaient été tirés sur le rivage.

Une longue durée de mauvais temps les avait ramenés de la haute mer dans l’abri du port ; et les grands amas de nuages noirs, les froides rafales qui se succédaient, tantôt avec des tourbillons de neige, tantôt en simples coups de vent, n’étaient guère rassurants, mais menaçaient de quelque plus sérieuse tempête, avant peu.

Les matelots, à cause du froid et du vent, s’étaient pour la plupart esquivés à terre et criaient et chantaient dans les tavernes du port. Bien des vaisseaux déjà se balançaient abandonnés sur leurs ancres, et, comme le jour s’avançait et que le temps ne semblait pas devoir se remettre, le nombre en augmentait sans cesse. Ce fut sur ces navires désertés, et surtout sur ceux qui étaient le plus éloignés, que Lawless porta son attention, tandis que Dick, assis sur une ancre à moitié enlisée dans le sable, prêtant l’oreille, tantôt à la voix rude, puissante et pleine de présages de la tempête, tantôt aux chants discordants des matelots dans une taverne voisine, oublia bientôt tout ce qui l’entourait, et ses soucis, à l’agréable souvenir de la promesse de Lord Foxham.

Il fut dérangé par un léger coup sur l’épaule. C’était Lawless qui désignait un petit vaisseau, quelque peu isolé, et à petite distance de l’embouchure du port, où il se soulevait régulièrement et doucement à l’entrée des lames. Un pâle rayon de soleil d’hiver tomba à ce moment sur le pont du vaisseau, le mettant en relief contre un banc de nuages menaçants ; et, dans cette lumière rapide, Dick, put voir deux hommes qui halaient la barque sur le flanc du vaisseau.

— Voilà, Monsieur, dit Lawless, remarquez-le bien ! Voilà le bateau pour ce soir.

Bientôt le canot fut détaché du flanc du vaisseau, et les deux hommes, le maintenant bien dans le vent, ramèrent vigoureusement vers le rivage. Lawless s’adressa à un flâneur.

— Comment l’appelez-vous ? demanda-t-il, désignant le petit navire.

— On l’appelle la Bonne Espérance de Dartmouth, répliqua le flâneur. Son capitaine, un nommé Arblaster, tient la rame d’avant dans la barque là-bas.

C’était tout ce que Lawless voulait savoir. Vite, remerciant l’homme, il fit le tour du rivage, jusqu’à une crique sablonneuse, vers laquelle se dirigeait la barque. Là, il prit position, et, sitôt qu’ils furent à portée de la voix, il ouvrit le feu sur les matelots de la Bonne Espérance.

— Eh quoi ! le compère Arblaster ! cria-t-il. Vous êtes le bien rencontré, oui, compère, vous êtes le très bien rencontré, par la croix ! Et est-ce là la Bonne Espérance ? Oui, je l’aurais reconnue entre dix mille !… une belle maîtresse, un beau vaisseau ! Mais, merci de ma vie, mon compère, voulez-vous boire un coup ? J’ai ma propriété à présent dont vous vous souvenez sans doute avoir entendu parler. Je suis riche aujourd’hui, j’ai laissé la mer et je fais voile le plus souvent sur de l’ale épicée. Viens, mon garçon, donne ta main et viens trinquer avec un vieux camarade !

Le capitaine Arblaster, homme à la figure longue, âgé et usé par l’air, un couteau pendu au cou par une corde nattée et tout semblable à un matelot moderne dans sa tenue et sa démarche, s’était reculé avec un étonnement et une méfiance visibles. Mais le mot de propriété et un certain air de simplicité et de bonne camaraderie d’ivrogne que Lawless savait très bien prendre, se combinèrent pour triompher de ses craintes soupçonneuses, sa figure se détendit, et aussitôt il présenta sa main ouverte et serra celle de l’outlaw dans une formidable étreinte.

— Non, dit-il, je ne me souviens pas de vous. Mais qu’est-ce que ça fait ? Je boirais avec n’importe qui, compère, et mon matelot Tom aussi. Matelot Tom, ajouta-t-il, s’adressant à son compagnon, voici mon compère dont je ne me rappelle pas le nom, mais qui est sûrement un très bon marin. Allons boire avec lui et son ami terrien.

Lawless montra le chemin, et ils furent bientôt assis dans une brasserie toute nouvelle, et située dans un endroit exposé et solitaire, et pour cette raison moins encombrée que celles près du centre du port. Ce n’était qu’un hangar de bois, ressemblant à un blockhaus d’aujourd’hui dans les forêts, grossièrement garni d’un ou deux pressoirs, d’un certain nombre de bancs et de planches posées sur des barils en guise de tables. Au milieu, et assiégé par une cinquantaine de violents courants d’air, un feu de bois d’épaves flambait et exhalait une épaisse fumée.

— Ah ! à présent, dit Lawless, voici la joie du matelot, un bon feu et un bon verre de raide à terre, avec le mauvais temps dehors et la tempête au loin sur la mer, grondant dans le toit. À la Bonne Espérance ! Puisse-t-elle avoir une heureuse traversée.

— Oui, dit le capitaine Arblaster, c’est un beau temps pour être à terre, c’est vrai. Matelot Tom, qu’en dis-tu ? Compère, vous parlez bien quoique je ne puisse pas me rappeler votre nom, mais vous parlez très bien. Puisse la Bonne Espérance avoir une heureuse traversée. Amen !

— Ami Dickon, conclut Lawless, s’adressant à son chef, vous avez certaines affaires en train si je ne me trompe ? Bien, je te prie d’y aller tout de suite. Car je suis ici avec la crème de la bonne compagnie, deux vieux rudes marins ; et jusqu’à votre retour je garantis que ces braves garçons resteront ici et me rendront raison, verre pour verre. Nous ne sommes pas comme des terriens, nous autres vieux et rudes Jean-du-Goudron.

— C’est bien dit, répliqua le capitaine. Vous pouvez aller, jeune homme, car je tiendrai compagnie à votre bon ami et mon bon compère jusqu’au couvre-feu… oui, et, par sainte Marie, jusqu’à ce que le soleil se lève de nouveau ! Car, voyez-vous, quand un homme est resté assez longtemps en mer, le sel traverse jusqu’à l’argile des os ; il aura beau boire, il ne sera jamais désaltéré.

Ainsi pressé de tous côtés, Dick se leva, salua la société, sortit dans l’atmosphère orageuse et se rendit aussi vite qu’il put à « La Chèvre et la Musette ». De là, il fit dire à Lord Foxham que sitôt la nuit venue, ils auraient un solide bateau pour prendre la mer. Puis, menant avec lui deux outlaws qui avaient quelque expérience de la mer, il retourna au port, sur la petite crique sablonneuse.

La barque de la Bonne Espérance était là, parmi beaucoup d’autres, dont elle se distinguait facilement par son extrême petitesse et fragilité. Quand Dick et ses deux hommes eurent pris place et s’avancèrent hors de la crique dans le port ouvert, la petite coquille enfonçait dans les lames et se penchait à chaque coup de vent comme une chose sur le point d’enfoncer.

La Bonne Espérance, comme nous l’avons dit, était à l’ancre au loin, là où les lames étaient les plus fortes. Aucun vaisseau plus près, qu’à plusieurs longueurs de câble ; les plus voisins étaient eux-mêmes entièrement abandonnés, et, au moment où la barque approcha, une épaisse chute de neige et un soudain assombrissement du temps cacha la suite des opérations des outlaws à tout espionnage possible. En un instant ils avaient sauté sur le pont, et la barque dansait à l’arrière. La Bonne Espérance était prise.

C’était un bon et solide bateau, ponté par le travers et entre poupe et proue, mais découvert à l’arrière. Il avait un mât et son gréement tenait de la felouque et du lougre. Il semblait que le capitaine Arblaster eût fait une excellente croisière car la cale était pleine de pièces de vin de France ; et dans la petite cabine, outre la Vierge Marie dans sa niche, qui prouvait la piété du capitaine, il y avait bon nombre de coffres et armoires fermés à clef qui montraient qu’il était riche et rangé.

Un chien, qui était le seul occupant du navire, aboya furieusement et mordit aux talons les nouveaux venus ; il fut bientôt poussé à coups de pieds dans la cabine, et la porte fermée sur son juste ressentiment. Une lampe fut allumée et fixée dans le cordage pour que l’on pût bien distinguer le vaisseau du rivage ; une des pièces de vin dans la cale fut défoncée et un verre d’excellent vin de Gascogne vidé à l’entreprise de la nuit ; puis, tandis qu’un des outlaws préparait son arc et ses flèches pour être prêt à défendre le vaisseau contre tout venant, l’autre hala la barque, sauta par-dessus bord et la maintint en attendant Dick.

— Bien, Jack, faites bonne garde, dit le jeune chef, qui se préparait à suivre son homme. Vous ferez cela très bien.

— Oui, répondit Jack, je ferai très bien, vraiment, tant que nous resterons ici ; mais sitôt que ce pauvre bateau mettra le nez hors du port… Voyez comme il tremble ! Ah ! le pauvre malheureux entend ce qu’on dit et le cœur lui a manqué dans ses côtes de chêne. Regardez donc, maître Dick, comme le ciel devient noir !

L’obscurité en avant était en effet étonnante. De grandes lames s’élevaient dans cette obscurité l’une après l’autre, et l’une après l’autre, soulevaient légèrement, la Bonne Espérance, et plongeaient vertigineusement de l’autre côté. Une neige légère et de légers flocons d’écume, volaient et poudraient le pont ; et le vent jouait lugubrement dans les cordages.

— Ma foi, ça à l’air de se gâter, dit Dick. Bah, courage ! Ce n’est qu’un grain, ça va bientôt passer. Mais, malgré ce qu’il disait, il était péniblement impressionné par le morne désordre du ciel et par les gémissements et sifflements du vent ; et, en quittant la Bonne Espérance, et regagnant la crique à force de rames, il se signa dévotement et recommanda au Ciel les vies de tous ceux qui allaient s’aventurer en mer.

Au point de débarquement une douzaine d’outlaws étaient déjà réunis. Le canot leur fut laissé, et ordre leur fut donné d’embarquer immédiatement.

Un peu plus loin, sur la berge, Dick trouva Lord Foxham qui courait à sa recherche, la figure cachée sous un capuchon sombre, et sa brillante armure couverte d’un long manteau rougeâtre, de pauvre mine.

— Jeune Shelton, dit-il, vous tenez décidément pour la mer ?

— Monseigneur, répliqua Richard, la maison est entourée de cavaliers ; impossible d’arriver du côté de la terre sans donner l’alarme, et Sir Daniel une fois prévenu de notre expédition, nous ne pourrons pas plus la mener à bonne fin, malgré votre aide, que galoper sur le vent. Tandis qu’en faisant le tour par la mer, nous courons quelque danger à cause du temps ; mais, ce qui est l’essentiel, nous avons chance d’arriver au but et d’enlever la jeune fille.

— Soit, répliqua Lord Foxham. Conduisez-moi. C’est bien par point d’honneur que je vous suivrai, car j’avoue que j’aimerais mieux être au lit.

— Par ici, alors, dit Dick, nous allons chercher notre pilote.

Et il montra le chemin de la grossière taverne, où il avait donné rendez-vous à une partie de ses hommes. Il en trouva quelques-uns qui flânaient dehors, près de la porte ; d’autres, plus hardis, étaient entrés, et, choisissant des places le plus près possible de leur camarade, s’étaient groupés près de Lawless et des deux matelots. Ceux-ci, à en juger par l’altération de leurs traits, et leur œil voilé, avaient depuis longtemps passé les bornes de la modération ; et lorsque Richard entra, suivi de près par Lord Foxham, ils étaient tous les trois en train de chanter un triste vieux refrain marin, faisant chorus avec le gémissement de la tempête.

Le jeune chef jeta un regard rapide autour du hangar. Le feu venait d’être regarni et lançait des torrents de fumée noire, de sorte qu’il était difficile de bien voir dans les coins les plus éloignés. Toutefois, il était évident que les outlaws étaient de beaucoup plus nombreux que les autres hôtes. Rassuré sur ce point, au cas où quelque obstacle empêcherait l’exécution de son plan, Dick s’avança vers la table, et reprit sa place sur le banc.

— Hé ? cria le capitaine, d’une voix d’ivrogne, qui êtes-vous… hé ?

— Je voudrais vous dire un mot dehors, maître Arblaster, répliqua Dick, et voici ce dont nous parlerons. Il lui montra un noble d’or à la lueur du feu.

Les yeux du marin s’allumèrent, bien qu’il continuât à ne pas reconnaître notre héros.

— Ah ! mon garçon, dit-il, je suis à vous. Compère, je reviens de suite. Buvez sec, compère ; et, prenant le bras de Dick pour raffermir ses pas chancelants, il marcha vers la porte de la taverne.

Aussitôt qu’il eut dépassé la porte, dix bras vigoureux le saisirent et le lièrent, et deux minutes après, les membres liés, et un bon bâillon sur la bouche, il fut jeté comme un paquet dans un grenier à foin du voisinage. Bientôt son matelot Tom, arrangé de même façon, fut jeté à côté de lui, et tous deux furent laissés pour la nuit à leurs peu ordinaires réflexions.

Alors, le moment des ruses étant passé, la troupe de Lord Foxham fut ralliée à un signal convenu, et tous, s’emparant d’autant de bateaux que leur nombre en exigeait, dirigèrent à la rame toute une flottille vers la lumière dans les cordages du navire. Bien avant que le dernier homme eût grimpé sur la Bonne Espérance, un bruit de cris furieux, venant de la côte, montra qu’une partie au moins des matelots, avait découvert la perte de leurs barques.

Mais il était trop tard pour les reprendre ou pour se venger. Sur les quarante hommes armés, environ, réunis sur le vaisseau volé, huit avaient été à la mer et pouvaient encore faire la manœuvre. Avec leur aide, un morceau de voile fut tendu. Le câble fut coupé. Lawless, titubant et chantant encore le refrain d’une ballade de matelots, prit en main la longue barre du gouvernail ; et la Bonne Espérance s’avança en glissant dans l’obscurité de la nuit, et s’enfonça dans les grandes lames au delà de la barre du port.

Richard prit place à l’avant. Sauf la lanterne même du vaisseau et quelques lumières dans Shoreby, qui déjà disparaissait sous le vent, dans l’atmosphère entière qui les entourait, il faisait noir comme dans un four. Parfois, lorsque la Bonne Espérance s’abattait vertigineusement dans la vallée des vagues, une crête se brisait, une énorme cataracte d’écume neigeuse prenait tout à coup naissance, pour, l’instant d’après, s’écouler en torrent dans le sillage, et disparaître.

Plusieurs des hommes s’accrochaient et priaient à haute voix, un plus grand nombre étaient malades, et s’étaient traînés jusqu’à la cale, où ils se débattaient au milieu de la cargaison. Et avec l’extrême violence de la marche, et les continuelles bravades d’ivrogne de Lawless qui criait et chantait toujours à la barre, le plus ferme courage à bord devait avoir une terrible méfiance du résultat.

Mais Lawless, comme guidé par l’instinct, gouvernait entre les brisants, se jetait sous le vent d’un grand banc de sable, où ils naviguèrent un moment dans des eaux tranquilles, et, bientôt après, amena le vaisseau le long d’une grossière jetée de pierres, où il fut hâtivement attaché, et resta, plongeant et grinçant dans l’obscurité.