La Flèche noire/3/6

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Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 221-229).


CHAPITRE VI

« LA BONNE-ESPÉRANCE » (fin)


Les plaintes du baron blessé se confondaient avec les gémissements du chien du vaisseau. Soit que le pauvre animal fût en peine d’être séparé de ses amis, soit qu’il reconnût quelque danger dans la marche du vaisseau, ses cris, régulièrement, de minute en minute, dominaient les rugissements des vagues et de l’orage ; et les plus superstitieux des hommes entendaient dans ces hurlements le glas de la Bonne Espérance.

Lord Foxham avait été couché dans un hamac sur son manteau de fourrures. Une lampe brûlait faiblement devant la Vierge dans la cloison, et, à sa lueur, Dick put voir la figure pâle et les yeux creux du blessé.

— Je suis grièvement blessé, dit-il. Approchez, jeune Shelton, qu’il y ait au moins près de moi quelqu’un de bien né ; car, après avoir vécu noblement et richement tous les jours de ma vie, c’est une triste condition d’avoir été blessé dans une pareille escarmouche et de mourir ici dans un affreux bateau, glacé, en mer, parmi des gens sans aveu et des rustres.

— Non, Monseigneur, dit Dick, je prie plutôt les saints que vous guérissiez de votre blessure et arriviez bientôt à terre sain et sauf.

— Comment ? demanda Sa Seigneurie. Venir sauf à terre ? C’est donc possible ?

— Le vaisseau marche péniblement… la mer est mauvaise et contraire, répliqua le jeune homme, et, d’après ce que m’a dit mon compagnon qui nous gouverne, nous aurons de la chance si nous arrivons à terre à pied sec.

— Ah ! dit le baron, sombre, ainsi, toutes les terreurs accompagneront mon âme au moment du passage ! Monsieur, priez plutôt de vivre durement, afin de pouvoir mourir tranquillement ; cela vaut mieux que d’être flatté et chanté toute la vie au son de la flûte et du tambourin, et d’être à la dernière heure plongé dans le malheur ! Mais j’ai sur la conscience des choses qui ne peuvent être remises. Nous n’avons pas de prêtre à bord ?

— Non, répondit Dick.

— Alors, à mes intérêts séculiers, conclut Lord Foxham. Il faut que vous soyez pour moi, après ma mort, un aussi bon ami que vous avez été loyal ennemi de mon vivant. Je tombe dans un mauvais moment, pour moi, pour l’Angleterre, et pour ceux qui avaient confiance en moi. Mes hommes devront être conduits par Hamley… celui qui fut votre rival ; ils se réuniront dans la salle longue à Holywood ; cet anneau à mon doigt vous accréditera pour présenter mes ordres ; et, de plus, je vais écrire deux mots sur ce papier, enjoignant Hamley de vous abandonner la demoiselle. Obéirez-vous ? je ne sais.

— Mais, Monseigneur, quels ordres ? demanda Dick.

— Oui, dit le baron, oui… les ordres ; et il regarda Dick avec hésitation. Êtes-vous Lancastre ou York ? demanda-t-il enfin.

— J’ai honte de le dire, répondit Dick, c’est à peine si je puis répondre. Mais il est certain que, puisque je sers avec Ellis Duckworth, je sers la maison d’York. Eh bien ! donc, je me déclare pour York !

— C’est bien, répondit l’autre, c’est parfait. Car, en vérité, si vous aviez dit Lancastre, je ne sais ce que j’aurais fait. Mais, puisque vous êtes pour York, écoutez-moi. Je ne suis venu ici que pour surveiller ces seigneurs à Shoreby pendant que mon excellent jeune seigneur Richard de Gloucester[1] prépare une force suffisante pour tomber dessus et les disperser. J’ai pris note de leur force, de leurs gardes, de leurs casernements, et ces notes, je devais les remettre à mon jeune Seigneur, dimanche, une heure avant midi, à la croix de Sainte-Bride, près la forêt. Ce rendez-vous, il est probable que je le manquerai, mais, je vous prie, soyez assez aimable pour vous y rendre à ma place ; et que ni plaisir, peine, tempête, blessure ou peste ne vous empêchent de vous trouver au lieu et à l’heure, car le bien de l’Angleterre dépend de ce coup.

— Je prends résolument cela sur moi, dit Dick. Autant que cela dépendra de moi, votre mission sera remplie.

— C’est bien, dit le blessé, Monseigneur le duc vous donnera d’autres ordres, et si vous lui obéissez avec intelligence et bon vouloir, votre fortune est faite. Approchez un peu la lampe que je puisse écrire ces mots pour vous.

Il écrivit une note « à son honorable cousin, Sir John Hamley », puis une seconde qu’il laissa sans inscription extérieure.

— Ceci pour le duc, dit-il. Le mot est « Angleterre et Édouard » et la réponse « Angleterre et York ».

— Et Joanna, Monseigneur ? demanda Dick.

— Vous prendrez Joanna comme vous pourrez, répliqua le baron. Je vous ai désigné comme mon choix dans ces deux lettres ; mais il faudra la prendre vous-même, jeune homme. J’ai essayé comme vous voyez, et j’y ai perdu la vie. Un homme ne peut faire plus.

Cependant le blessé commençait à se sentir très faible ; et Dick, serrant les précieux papiers dans son sein, lui souhaita bon espoir et le laissa reposer.

Le jour commençait à poindre, froid et bleu avec des flocons de neige voltigeants. Tout près sous le vent de la Bonne Espérance, la côte se déroulait, des promontoires rocheux alternaient avec des baies sablonneuses ; et, plus loin dans les terres, les cimes des collines boisées de Tunstall se dessinaient vers le ciel ; mais le vaisseau se traînait profondément et s’élevait à peine au-dessus des vagues.

Lawless était toujours fixé à la barre ; et, maintenant, presque tous les hommes avaient rampé jusque sur le pont et regardaient avec des figures mornes la côte inhospitalière.

— Allons-nous à terre ? demanda Dick.

— Oui, dit Lawless, à moins que nous n’allions d’abord au fond.

À ce moment, le vaisseau se souleva d’un effort si languissant, à la rencontre d’une vague, et l’eau roula si bruyamment dans sa cale, que Dick saisit involontairement le bras du timonier.

— Par la messe ! s’écria Dick, lorsque les bossoirs de la Bonne Espérance reparurent au-dessus de l’écume, je croyais le bateau coulé, et mon sang n’a fait qu’un tour.

Dans l’entre-deux, Greensheve, Hawksley et les meilleurs hommes des deux compagnies étaient occupés à démolir le pont pour construire un radeau ; et Dick se joignit à eux, travaillant dur pour ne pas penser à sa situation. Mais, dans son travail même, chaque lame qui frappait le pauvre vaisseau, et chaque lourde embardée, lorsqu’il culbutait en roulant entre les vagues, lui rappelait avec une affreuse angoisse la mort prochaine.

Bientôt, levant les yeux de son travail, il vit qu’ils étaient tout prêts de la côte, au bas d’un promontoire ; un morceau d’une falaise effondrée, contre la base de laquelle la mer se brisait, blanche et forte, surplombait presque le pont, et, plus haut encore, apparaissait une maison, couronnant une dune.

À l’intérieur de la baie, les lames couraient gaîment, soulevaient la Bonne Espérance sur leurs épaules tachetées d’écume, l’emportaient malgré le timonier, et, tout à coup la jetèrent avec un grand choc sur le sable, et commencèrent à se briser sur elle à mi-hauteur du mât en la faisant rouler deci, delà. Une autre forte vague suivit, la souleva de nouveau et la porta encore plus loin ; alors une troisième suivit et la laissa loin sur la côte du plus dangereux des récifs, calée sur un banc.

— Eh bien, les garçons, s’écria Lawless, les saints ont veillé sur nous, on peut le dire. La marée descend, asseyons-nous et buvons un verre de vin ; avant une demi-heure, vous pourrez tous aller à terre aussi sûrement que sur un pont.

Une barrique fut ouverte, et, s’asseyant comme ils purent à l’abri de la neige et de l’écume, les naufragés passèrent la coupe de main en main et tâchèrent de se réchauffer le corps et de se remonter le moral.

Dick, cependant, retourna vers Lord Foxham, qui gisait, très inquiet et effrayé, le plancher de sa cabine inondé à hauteur du genou et la lampe qui avait été sa seule lumière, brisée et éteinte par la violence du choc.

— Monseigneur, dit le jeune Shelton, ne craignez rien ; les saints sont avec nous ; les vagues nous ont jeté au haut d’un banc de sable, et, sitôt que la marée aura un peu baissé, nous pourrons gagner la terre à pied.

Il se passa près d’une heure avant que la mer se fût suffisamment éloignée et qu’ils pussent se mettre en route pour la terre, qui apparaissait confusément devant eux à travers un voile de neige.

Sur un monticule d’un côté de leur chemin, une troupe d’hommes étendus étaient entassés, et observaient avec méfiance les mouvements des nouveaux venus.

— Ils devraient s’approcher et nous offrir leur aide, remarqua Dick.

— Bon, s’ils ne viennent pas à nous, allons de leur côté, dit Hawksley. Plus tôt nous arriverons près d’un bon feu et d’un lit sec, mieux cela vaudra pour mon pauvre seigneur.

Mais ils s’étaient à peine avancés dans la direction du monticule, que les hommes, tous ensemble, se levèrent soudain et lancèrent une volée de flèches bien dirigées sur les naufragés.

— Arrière ! arrière ! cria Sa Seigneurie. Attention, au nom du ciel, ne répondez pas !

— Non, cria Greensheve, arrachant une flèche de son justaucorps de cuir. Nous ne sommes guère en posture de combat, c’est sûr, étant mouillés jusqu’aux os, fatigués comme des chiens, et aux trois quarts gelés ; mais pour l’amour de la vieille Angleterre, qu’est-ce qu’il leur prend de tirer cruellement sur leurs pauvres compatriotes en détresse ?

— Ils nous prennent pour des pirates français, répondit Lord Foxham. En ces temps très troublés et dégénérés, nous ne pouvons garder nos propres côtes d’Angleterre ; et notre vieil ennemi, à qui autrefois nous faisions la chasse sur terre et sur mer, les parcourt à plaisir, volant, tuant et incendiant. C’est la misère et la honte de ce pauvre pays.

Les hommes du monticule les observaient de près, pendant qu’ils se traînaient en montant de la côte, se dirigeant vers l’intérieur entre des collines de sable désolées ; même, pendant un mille environ, ils suivirent leur arrière, prêts, sur un signe, à lancer une nouvelle volée de flèches, sur les fugitifs épuisés et démoralisés ; et ce fut seulement lorsque, arrivant enfin sur le sol d’une grande route, Dick commença à mettre sa troupe dans un ordre un peu plus martial, que ces gardiens jaloux des côtes d’Angleterre disparurent silencieusement dans la neige. Ils avaient fait ce qu’ils désiraient, ils avaient protégé leurs propres foyers et leurs fermes, leurs familles et leurs troupeaux ; leurs intérêts particuliers ainsi sauvegardés, aucun d’eux ne se souciait, plus que d’un fétu, que les Français missent à feu et à sang toutes les autres paroisses du royaume d’Angleterre.



  1. À l’époque de cette histoire, Richard Crookback (le Bossu) n’avait pu être fait duc de Gloucester ; mais, pour la clarté, avec la permission du lecteur, il sera désigné ainsi. (Note de l’auteur).