La Foi et la Raison/Texte entier

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Imprimerie ouvrière Randé et Durand (p. 1-171).

LA FOI


ET


LA RAISON


LA FOI
ET
LA RAISON


Par JIKA



MONTAUBAN
IMPRIMERIE OUVRIÈRE RANDÉ ET DURAND
119, Rue Lacapette, 119

1903




INTRODUCTION




« L’habitude est une seconde nature. » Ce proverbe, vrai pour tout ce qui touche aux dispositions du corps, ne l’est pas moins pour celles de l’esprit, surtout en ce qui concerne les croyances. Souvent, en effet, on croit, non par raison, mais par habitude, et, parfois même, « la force de l’habitude étouffe le cri de la raison ».

Tout le monde ne convient-il pas du mouvement de la terre ? et cependant on admet que Josué arrêta le soleil. On enseigne que cet astre est de formation antérieure à celle de la terre, mais on ne conteste pas la version de la Genèse, d’après laquelle le soleil fut créé quatre jours après.

C’est que l’homme est attaché non seulement aux souvenirs, mais aux convictions mêmes de l’enfance. L’étude des phénomènes de la nature n’est pas toujours suffisante pour ébranler ces convictions ; on les a trop chéries comme sacrées, on s’est trop habitué à les trouver naturelles pour qu’elles puissent s’effacer facilement de l’esprit.

Et puis la croyance à la Toute-Puissance d’une Cause-Première, pouvant changer à volonté et selon ses caprices les lois de la nature, ne l’a-t-on pas assez gravée dans l’esprit de l’enfant pour qu’elle ne croisse avec l’homme fait ? Et qu’importent les phénomènes physiques !… Détruisent-ils la puissance du Créateur ?… N’est-ce pas lui qui les dirige ?… Et, de déduction en déduction, on admet les lois naturelles sans cesser de croire au surnaturel.

Les sciences physiques ne sont donc pas toujours suffisantes pour détruire les convictions premières. Pour les atteindre, il faut démontrer leur exagération ou leur invraisemblance par l’analyse même des faits qui ont servi à les créer.

Certes, il vaudrait mieux laisser ignorer tous ces contes ; et il faut espérer que lorsque les hommes auront fini par comprendre qu’on peut être très honnête sans croire aux miracles, que les vrais dogmes sont les vérités scientifiques, le vrai culte leur application par le travail, il faut espérer, dis-je, qu’on n’aura pas besoin de démontrer le côté fabuleux des récits soi-disant sacrés, pas plus qu’il ne vient à l’idée de personne de prouver l’ineptie des incarnations de Vichnou.

Mais, en attendant, ces récits gardent toute leur autorité, et, pendant longtemps encore, on assistera au spectacle étrange et vraiment humiliant de l’homme de science sapant cette autorité et obligé de courber le front devant elle. C’est que ses démonstrations, au lieu de reléguer les récits de la Bible dans le domaine des fables, ne font, aux yeux des masses, que les élever dans celui du surnaturel et confirmer ainsi leur caractère sacré.

Voltaire et Renan, quoique par des procédés différents, leur ont porté des coups plus sensibles. En démontrant, l’un tout leur ridicule, l’autre toute leur absurdité, ils ont beaucoup diminué leur prestige.

Pour suivre cet exemple — et aussi pour établir un fait que personne, à ma connaissance n’a encore signalé — j’ai composé ce petit dialogue dont le premier chapitre est la reproduction presque textuelle d’une conversation à laquelle j’ai assisté.

J’avoue que, pour me hasarder dans une pareille entreprise, j’aurais dû, au préalable, avoir recours à quelque guide sûr, connaissant tous les coins et recoins de ce labyrinthe inextricable. Mais tant valait-il arrêter un train lancé à toute vitesse. Je n’ai pensé au guide qu’une fois arrivé à la fin de mon travail. Ce n’est qu’après avoir répondu à toutes les objections que, haletant et essoufflé, — n’ayant pas l’habitude de ces sortes d’excursions, — j’ai terminé par où j’aurais dû commencer. Pour me dédommager d’une décision aussi tardive, j’ai consulté le meilleur des guides en cette matière : J’ai nommé Renan.

Ah ! combien j’ai regretté de n’y avoir pas eu recours plus tôt ! J’aurais peut-être mieux réussi ; dans tous les cas, j’aurais appris que le talent d’écrire n’est pas donné à tout le monde : N’est pas Renan qui veut !

Il ne faut point conclure de là que je n’ai pas la conviction de mes opinions. Je n’exprime ici que le regret de mon infériorité comme écrivain, mais je maintiens mes idées, bien qu’elles soient contraires à celles émises ou adoptées par Renan.

Et, d’abord, je trouve que Renan, tout en dépouillant Jésus de sa divinité, lui en laisse trop le parfum, et, tout en le réintégrant parmi les hommes, l’élève trop au ciel. Il y a là une exagération qui ferait croire qu’en brisant l’idole, Renan cherche à consoler l’idolâtre, et qu’en arrachant Jésus du ciel des Apôtres pour le placer dans celui des philosophes, il flatte l’incrédule et cherche à le convertir.

D’après Renan, le grand mérite de Jésus c’est l’amour qu’il sut inspirer, « à ce point qu’après sa mort on ne cessa pas de l’aimer ». Mais jusqu’à présent, comme je le démontre plus loin, les Juifs orthodoxes ont des rabbis pour lesquels les disciples témoignent le même amour et la même vénération ; amour et vénération que la mort du maître exalte habituellement.

Certes, Jésus a prêché, et, ce qui est plus, il a pratiqué une morale divine. Mais cette morale a été celle de ses devanciers, et si, en son nom, elle est devenue celle de l’humanité chrétienne, c’est grâce à la croix qui a immortalisé ce nom et grâce aux Apôtres qui l’ont divinisé.

Mais je m’éloigne surtout de Renan en ce qui concerne la mort de Jésus et les visions des Apôtres.

Renan adopte la réalité de la mort de Jésus sur la croix, mais il attribue les visions des Apôtres à l’illusion de leurs sens, qui leur fit prendre leurs rêves pour des réalités, ou à l’intensité de leurs sentiments, qui leur fit confondre le bruit du vent avec la voix de leur maître. Plein de complaisance pour Jésus, Renan devient un juge sévère à l’égard des Apôtres. « Petits, étroits, ignorants, inexpérimentés, ils l’étaient autant qu’on peut l’être. » Je ne crois pas qu’on ait, mieux que lui, fait ressortir la simplicité d’esprit et la crédulité sans bornes de ces hommes.

Et cependant toutes leurs croyances n’étaient pas chimériques, toutes leurs visions n’étaient pas illusoires.

Contrairement à l’opinion de Renan et les évangiles en main, je nie la mort de Jésus sur la croix, et, par conséquent, les visions s’expliquent non plus par l’illusion ou par l’intensité des sentiments des apôtres, mais bien, puisque Jésus n’avait pas cessé de vivre, par ses rencontres fortuites ou volontaires avec ses disciples.

Mais, fut-il objecté dans la discussion dont j’ai parlé plus haut, pourquoi vouloir absolument détruire le prestige des livres sacrés ? Qu’importe leur côté fabuleux si, par leur enseignement religieux et moral, ils atteignent le but essentiel de leur raison d’être.

Je ne démontrerai pas à ces espèces de politiciens en matière de religion tout le danger d’une pareille maxime. Mais, par la dogmatisation de toutes ces fables, a-t-on vraiment atteint ce but ? Les atrocités commises au nom des religions ne se dressent-elles pas pour démentir une telle assertion ? N’est-ce pas au chant des hymnes et des litanies, à l’abri de la croix, que d’innombrables victimes ont été immolées ? Les cloches de l’église n’ont-elles pas donné le signal de la Saint-Barthélémy ? Et toutes ces tueries ne se sont-elles pas exécutées (et ne s’exécutent-elles pas encore en certains pays) au nom des fables de ces livres sacrés ?

Certainement, ces livres, et en particulier les évangiles, renferment des préceptes de haute moralité. Mais est-ce que ce sont ces préceptes qui divisent les hommes ? Est-ce pour un manquement à ces principes de justice et de charité que l’on s’entretue ? Est-ce pour un écart aux principes de morale qu’on menace les fidèles de la damnation éternelle ? N’est-on pas, au contraire, plein de pardon et de miséricorde pour les fautes les plus immorales, les délits les plus criminels, alors qu’on se montre sévère et impitoyable pour l’incrédulité aux fables et l’inobservation du culte !

En vérité, ces livres saints, s’ils ont eu une influence quelconque sur l’esprit et les sentiments de l’homme, c’est d’avoir, par les religions qu’ils ont engendrées, plongé les masses dans l’ignorance, et, par les cultes qu’ils ont créés, achevé leur abrutissement. Voilà pourquoi c’est un devoir de combattre le mal dans sa source même. C’est la dogmatisation de contes qui maintient l’homme dans l’obscurité ; c’est leur réintégration dans le domaine de la légende, qui aura pour effet de l’éclairer. L’élévation du dogme au degré du culte a amené les haines réciproques et ce principe : « Hors de l’église, point de salut ! » Son abaissement au niveau de la fable effacera ces haines et ramènera le règne définitif du principe : « Aime ton prochain comme toi-même ».





I.


— Ainsi tu ne crois à rien. Tu veux donc rester païen toute ta vie ?

— En supposant que je n’aie pas de croyance, je ne serais pas, pour cela, un païen, puisque ce dernier croit.

— Sa croyance n’étant que de l’idolâtrie, c’est comme s’il n’en avait pas.

— Je ne suis pas de ton avis. Ce n’est pas l’objet de la croyance, mais le fait de croire qui constitue la différence.

— Tu ne peux cependant pas comparer l’adorateur d’un chat ou d’un crocodile avec celui qui croit en un Dieu tout-puissant, créateur de l’univers.

— Certainement non ; mais la comparaison peut bien se faire entre le premier et celui qui adore un homme ou un pigeon.

— De quel homme et de quel pigeon veux-tu parler ?

— Comment, tu ne crois plus en Dieu le fils et en Dieu le Saint-Esprit !

— Ah ! je te vois venir ; c’est à la divinité de Jésus-Christ que tu en veux.

— Et que toi tu admets aussi aveuglément que les Hindous admettent la divinité de Vichnou.

— Pardon, le Vichnou des Hindous n’est qu’un mythe, tandis que Jésus-Christ a vécu. Il a ressuscité des morts, guéri des aveugles, des paralytiques, sauvé

— Oh ! pour ce qui est des guérisons miraculeuses, ce n’est pas à Jésus seul qu’on doit en conférer le monopole. De nos jours, beaucoup de gens passent pour en faire autant. Chaque village, chaque hameau a ses guérisseurs, ses sorciers. Tu diras peut-être que ce ne sont que des charlatans. Sans doute ; et je te répondrai que Jésus n’était pas plus Dieu qu’ils ne sont sorciers. C’est la bêtise humaine qui fait la renommée des uns, comme c’est la bêtise humaine qui a divinisé l’autre.

— Mais Jésus a été prédit d’avance par les prophètes ; il a eu une naissance miraculeuse ; il est né d’une vierge

— Comment l’entends-tu « né d’une vierge » ?

— Je veux dire qu’il est né par l’opération du Saint-Esprit et non avec le concours d’un homme.

— Voilà une fable qui dépasse en grossièreté toutes celles de l’Ancien Testament, et il faut être bien aveuglé par la foi ou souverainement pauvre en esprit pour accepter, sans protester, cette conception de cerveaux détraqués. Je ne veux pas même insister sur ce qu’il y a de contraire aux lois de la nature dans cette bourde apostolique ; du moment que tu me la donnes comme argument, j’aurais de la peine à te convaincre. Je te demanderai seulement pourquoi Dieu, pouvant se passer du concours de l’homme, ne s’est-il pas passé aussi du concours de la femme ? Il aurait évité ainsi la honte et les douleurs de l’enfantement à une pauvre fille vierge, et il ne l’aurait pas exposée aux persécutions et aux colères que devait nécessairement provoquer cette maternité insolite.

— Parce que si le fils de Dieu n’était pas né comme le commun des mortels, il n’aurait pas pu sauver le monde du péché originel. Un homme ayant péché, c’était à un homme de le racheter. Seulement, pour que ce sacrifice put être agréé, cet homme ne devait pas être lui-même sous le coup de ce péché. En le faisant naître par l’opération du Saint-Esprit, Dieu a mis Jésus dans les conditions voulues pour remplir sa mission.

— Puisque tu parles logique, il me semble qu’il aurait mieux valu que le Rédempteur eut une origine semblable à celle attribuée à Adam. Non seulement elle est plus noble et plus poétique que celle commune à toutes les bêtes ; mais encore, identique pour le pécheur et pour le Rédempteur, elle aurait été bien plus rationnelle pour que Jésus put remplir sa mission de rachat. Naissant, au contraire, comme le commun des mortels, Jésus ne se trouvait pas en état de sauver le monde, puisque, par sa mère, il était, comme tout homme, sous le coup de la malédiction de Dieu. Et puis, était-il donc si indispensable, pour racheter le monde, de faire souffrir quelqu’un ? Dieu a-t-il besoin d’holocaustes pour apaiser sa colère ? N’avait-il pas d’autres moyens, plus en harmonie avec sa bonté et sa miséricorde, pour arriver à son but ? En un mot, ne lui est-il possible d’être clément qu’après s’être montré méchant ?

— Tu blasphèmes en parlant ainsi. Dieu est bon, mais il est juste en même temps. S’il avait pardonné purement et simplement, c’eut été, sans doute, une grande bonté, mais aussi une grande injustice. Le crime appelle le châtiment, comme la bonne action la récompense. C’est dans le but de concilier la bonté avec la justice que Dieu a fait souffrir son fils pour l’humanité entière.

— On n’est pas plus injuste en pardonnant qu’on n’est bon en récompensant selon le mérite. Grâcier après condamnation est un acte de bonté et non d’injustice. D’ailleurs, la sanction de Dieu était inique ; car, pour une simple désobéissance, était-il juste de maudire toute la postérité d’Adam ?

— C’est que, quoique simple désobéissance, elle était d’une gravité extrême. En mangeant du fruit défendu, Adam a acquis la notion du bien et du mal que Dieu voulait lui laisser ignorer, et il a transmis ainsi les conséquences de son péché à ses descendants.

— D’abord, comme cette notion du bien et du mal constitue une des supériorités de l’homme sur la bête, en déclarant qu’Adam en était dépourvu, tu le classes parmi les animaux. Je puis donc bien comparer, sans que tu t’en formalises, le dieu homme des chrétiens — puisque, d’après toi-même, son ancêtre, Adam, n’était qu’une bête — au dieu crocodile des païens. Enfin, si Adam, avant de manger de la pomme, n’avait pas la notion du bien et du mal, comment a-t-il pu pécher ?

— C’est le serpent qui en fut cause.

— Le serpent ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Oh ! ne fais pas l’ignorant. Tu sais bien que ce n’est là qu’une figure. Le serpent désigne Satan, c’est-à-dire un ange révolté, déchu et rejeté par Dieu dans les ténèbres de l’enfer pour y subir la peine de sa rébellion.

— Dans aucun passage de l’ancien testament, il n’est fait mention de cette nouvelle fable.

— C’est l’Église qui donne cette explication à propos du serpent.

— Ah ! c’est une explication de l’Église !… Fort bien ! Mais si Satan, par des paroles artificieuses, séduisit la femme d’Adam, la décida à manger du fruit défendu et à en faire manger à son mari, celui-ci, n’ayant pas la notion du mal, n’était donc que l’instrument aveugle et inconscient de la légèreté de sa femme et de la fourberie du diable ; par conséquent, il était innocent et ne méritait pas de punition.

— Il a tout de même désobéi à la parole de Dieu.

— L’argument laisse un peu à désirer. Eh bien, admettons qu’avant de manger la pomme, Adam était sans notion du bien et du mal, et que, pour le maintenir dans cet état d’ignorance, Dieu lui avait défendu de toucher à ce fruit. Mais alors, si tel était véritablement le désir de Dieu, il aurait été plus raisonnable de ne pas placer l’homme dans un lieu où s’offrait l’occasion de désobéir.

— Dieu avait voulu éprouver Adam.

— Comment, il a voulu l’éprouver ! Il ne savait donc pas d’avance s’il serait obéi ?

— Dieu avait ses raisons pour agir ainsi.

— Ah !… Ceci, sans doute, est encore une explication de l’Église ! Elle est très ingénieuse, mais fort peu démonstrative. Mais, mon cher, tu fais de ton Dieu l’être le plus barbare de l’univers ! Comment, parce qu’un homme, cédant aux instances de sa femme, séduite elle-même par un misérable fourbe, se laisse prendre au piège qui lui est tendu, on le maudit, lui, ses enfants, ses petits-enfants et toute sa postérité, alors que nous, qui ne sommes pourtant pas des dieux, nous n’imputons jamais aux enfants les fautes de leurs parents !

— Mais aussi, Dieu, dans sa bonté infinie, a-t-il envoyé son Fils pour racheter ce péché.

— Sa bonté aurait été plus infinie encore s’il n’avait pas étendu la punition à toutes les générations futures, et surtout s’il n’avait maudit personne.

— Ma foi, tu m’entraînes là dans des discussions qui ne sont pas de mon ressort. Adresse-toi à un prêtre ; il t’expliquera, mieux que moi, la vérité de nos dogmes.

— C’est-à-dire qu’il me les expliquera comme il te les a expliquées, comme il les explique à tout le monde. Il me démontrera la vérité du péché primitif par la fable de la Genèse ; le dogme de l’Immaculée-Conception et de la Trinité par le mystère, et le devoir de se soumettre à tout ce qu’il dit par le pouvoir que Jésus a légué à ses serviteurs.

— Tu oublies que, pour ce qui est de la conception miraculeuse de Jésus, elle a été prédite par les prophètes.

— Par le prophète, au singulier, tu veux dire, puisque, d’après les commentateurs mêmes de la Bible, un seul en parle : Isaïe. Or, cette prétendue prophétie n’a aucun rapport ni avec Jésus, ni avec sa mère, surtout si l’on admet qu’elle était vierge au moment de sa première conception.





II.


Voici cette fameuse prédiction sur laquelle s’appuie le dogme principal du christianisme[1] : « Une העלמה hoalmo sera enceinte, et elle enfantera un fils et on appellera son nom Emmanuel[2] » Or, hoalmo ne signifie pas vierge, comme le veut le rédacteur de Saint-Matthieu[3], et avec lui tous les chercheurs de miracles. Chaque fois que, dans l’Ancien Testament, il est question d’une vierge, c’est le mot בּתולה bsoulo[4] qui est employé. Hoalmo, au contraire, veut dire fille[5] (femme non mariée) ou jeune fille[6], et est synonyme de נער naro (jeune fille[7] ou jeune femme[8]) que hoalmo remplace quelquefois[9] et réciproquement[10]. Mais si, dans les langues occidentales, jeune fille désigne habituellement une vierge, il n’en est pas de même dans la langue hébraïque. Ici, jeune fille, naro ou hoalmo, ne préjuge rien sur l’état de la femme et s’applique indifféremment à une jeune fille vierge et à celle qui ne l’est plus. Ainsi, lorsque Sichem vint vers Jacob pour lui demander la main de sa fille Dina, il lui dit : « … donnez-moi la jeune fille pour femme[11]. » Or, Dina, à ce moment là, n’était plus vierge, ayant été violée quelque temps auparavant par Sichem lui-même[12]. C’est encore par naro qu’est désignée la jeune femme, concubine d’un Lévite[13], dont les Benjamites abusèrent jusqu’à la faire mourir. Ainsi hoalmo, comme son synonyme naro, s’applique à des jeunes filles ou à des jeunes femmes non mariées, tandis que bsoulo est exclusivement réservé pour celles des femmes qui sont encore vierges. Cependant, l’auteur des Proverbes et du Cantique appelle une vierge עלמה almo[14], mais il appelle aussi almo une fille de joie[15]. Dans tous les cas, Isaïe, qui est surtout en cause, ne commet pas ces confusions, et, lorsqu’il parle d’une vierge, c’est par le mot bsoulo qu’il la désigne[16]. Si donc Isaïe avait voulu annoncer un grand miracle, il se serait servi du mot propre, de celui qu’il emploie habituellement, et non d’une expression qui prêtait à équivoque. Par conséquent, en disant qu’une hoalmo et non une bsoulo sera enceinte, ce n’est certainement pas d’une vierge qu’Isaïe veut parler, — les vierges, autant qu’elles le sont, n’ont pas l’habitude d’enfanter, — mais bien d’une fille, telle que Dina au moment où elle fut demandée en mariage, ou d’une jeune femme telle que la concubine du lévite, ou bien, enfin, d’une fille de joie de Salomon. Quant à l’autre moitié de la prophétie, elle ne se rapporte pas davantage à Jésus, car Emmanuel עמנואל, Umonoal, ne ressemble guère à ישוע, Iéchoa (Jésus).

— Pardon, Jésus étant Dieu, son nom est, par le fait, Emmanuel, puisque cela veut dire « Dieu avec nous[17] ».

— Vraiment, il n’y a que les théologiens pour disséquer ainsi les noms et leur trouver des significations assorties à leurs doctrines. Ils auraient pu, aussi bien, faire de Jésus un frère ignorantin, et assurer qu’Emmanuel était son nom en religion. Cette explication eut été moins absurde que la première ; car c’est, précisément, pour prouver que Jésus avait droit à ce nom divin, qu’ils invoquent le texte d’Isaïe, alors qu’ils devraient d’abord démontrer la divinité de Jésus, pour pouvoir lui appliquer ce nom d’Emmanuel (Dieu avec nous), autrement, les Hindous pourraient bien aussi revendiquer le même nom pour leur Vichnou !

— Tu oublies qu’il y a encore d’autres prophéties qui se sont réalisées en Jésus-Christ.

— Je n’en connais aucune. Il faut avoir une foi bien robuste pour voir une prophétie dans la fable de Jonas, par exemple. D’après cette fable, Jonas serait resté dans le ventre d’une baleine pendant trois jours et trois nuits[18], tandis que Jésus, qui devait rester le même temps dans le tombeau[19], n’y a passé que deux nuits et un jour. C’est, en effet, le vendredi soir que Jésus fut enseveli[20], et c’est le dimanche matin que les femmes, venant au sépulcre avec les parfums, n’y trouvèrent plus son corps[21].

— Le cas de Jonas n’est pas une prophétie, mais simplement une figure.

— Avoue que la figure n’est pas bien réussie. Et la prétendue prophétie de Jacob, n’est-elle aussi qu’une figure ?

— Non, c’est même une des principales prophéties.

— Pourtant, pas plus que les autres elle ne concerne Jésus. La voici : « Le sceptre ne sera point ôté de Juda, ni le conducteur d’entre ses pieds, jusqu’à ce que celui qui doit être envoyé soit venu, et c’est lui qui sera l’attente des nations[22]. » Or, Jésus a vécu six cents ans après que le sceptre fut ôté de Juda, et il n’est pas, non plus, prouvé que ce soit lui que les nations attendaient, en supposant qu’elles attendissent quelqu’un. Il en est de même de la prophétie d’après laquelle Jésus devait être appelé le Nazaréen[23]. Cette expression désigne, dans l’Ancien Testament, quiconque était consacré à Dieu par un vœu particulier[24], et n’a aucun rapport avec Nazareth, ville natale des parents de Jésus[25]. Du reste, le texte, sur lequel s’appuie Saint-Matthieu, est simplement la fable de l’ange promettant à la mère de Samson un fils qui devait délivrer Israël des mains des Philistins[26], et il n’y est nullement question d’un futur sauveur de l’humanité. Quant à ces deux autres prédictions, — qu’on ne trouve d’ailleurs nulle part dans l’Ancien Testament, les passages cités[27] ne se rapportant à aucun sauveur crucifié — disant que le Christ règnera sur la maison de Jacob[28] et qu’il sera de la race de David[29], elles sont en contradiction : la première, avec le fait même, puisque c’est justement sur la maison de Jacob que Jésus ne règne pas et ne règnera sans doute jamais — les descendants de Jacob étant, grâce aux persécutions, sur le point d’être exterminés — ; la seconde, avec le bon sens, puisque Joseph, n’étant que le père putatif de Jésus, la généalogie du premier ne peut pas être, il me semble, celle du second.

— Tu as une manière à toi d’expliquer les prophètes. Tu me permettras d’ajouter plus de foi aux interprétations de ceux qui s’occupent spécialement de ces questions.

— Et qui voient en Jésus, tantôt un Emmanuel, tantôt un Scilo, alors que les patriarches et les prophètes, sur lesquels ils se basent, ne savaient pas trop eux-mêmes ce qu’ils disaient. Les hommes de la bible, en effet, n’étaient que des fanatiques à l’imagination vagabonde, vivant en tribus sous des tentes, isolés des habitants des villes, étrangers à toute industrie et à toute science. Ne connaissant les phénomènes de la nature que par leurs manifestations, et prenant ces dernières, selon qu’elles étaient bienfaisantes ou nuisibles, pour des récompenses ou des colères célestes, ils les promettaient aux populations ou les en menaçaient, suivant l’hospitalité plus ou moins large qu’ils recevaient parmi elles. Ils avaient pour coutume, lorsqu’ils se sentaient mourir, d’appeler leurs enfants autour d’eux, de leur parler et de les bénir[30]. Chacun alors pouvait interpréter à sa façon et selon ses secrets désirs les divagations stupides d’un moribond halluciné. Jusqu’à présent encore, ces coutumes se sont conservées chez les peuples nomades. Chez les Tziganes, par exemple, les chefs de famille sont des patriarches ; ils bénissent les uns, maudissent les autres, prédisent l’avenir et se croient les élus de Dieu. Ce sont les Abraham et les Jacob de la Bible.

Quant aux prophètes, les uns étaient des poètes, des patriotes ardents pleurant leur nationalité perdue, leurs villes et leurs villages dévastés, se lamentant sur l’iniquité des hommes et les exhortant au bien. Rêvant gloire et grandeur pour leur pays et leur ville natale, que, dans leur éloignement, ils paraient de toutes les beautés et de toutes les virginités, élevant leur âme au ciel pour implorer un Sauveur, ils finissaient, dans leur immense amour pour leur patrie, par confondre leurs sentiments avec des visions, et leurs désirs avec des promesses. D’autres, au contraire, simples prédicateurs fanatiques et superstitieux, pleins de colère contre les hommes et surtout contre les puissants, qui ne suivaient pas toujours leurs pratiques et n’écoutaient pas leurs remontrances, n’avaient pour eux que des anathèmes et des malédictions. Croyant aux anges et aux démons, voyant dans chaque phénomène physique un miracle, dans chaque calamité une malédiction de Dieu, prenant une ombre pour une apparition céleste, le tonnerre pour la voix du Ciel, un songe pour un avertissement ou une révélation d’En-Haut, ils prophétisaient d’après toutes ces chimères, et interprétaient leurs divagations réciproques selon leurs fausses croyances et leurs superstitions.

— Tu es trop dur pour les hommes de la Bible ; les mœurs des patriarches valaient mieux que les nôtres.

— Si tu veux dire qu’ils étaient franchement immoraux, je serai de ton avis. Séduire une jeune fille[31], la jeter ensuite à la porte avec son enfant[32], et mettre ces horreurs sur le compte de Dieu[33], sont, en effet, actes de patriarches. Il n’est pas étonnant que les cafards nous les offrent comme modèles. Cependant, en fait de cafardise, c’est le petit-fils d’Abraham qui mérite la palme. Aussi nous est-il présenté comme l’enfant chéri de Dieu, le père de tout le peuple d’Israël.

Écoute un peu l’histoire du préféré de l’Éternel.

À l’âge où les plus dépravés conservent encore quelques-uns des sentiments tendres de l’enfance, Jacob offrait déjà le type du plus parfait égoïste, de l’hypocrite le plus accompli. Encore tout jeune, il sut, avec une infernale habileté, extorquer le droit d’aînesse de son frère[34]. Mais ce n’était là qu’une ébauche ; bientôt il passa maître dans l’art de l’escroquerie. Souple et insinuant, il réussit, par des cajoleries et des flatteries, à s’accaparer l’affection de sa mère[35] et à se tenir ainsi au courant des pensées de son père[36], qui aimait mieux son fils aîné Ésaü[37]. Celui-ci, fort, robuste, la peau velue, avait horreur de l’oisiveté[38], et, à l’encontre de son frère, qui ne faisait que dresser des autels à l’Éternel[39], il était continuellement à la chasse[40] et faisait vivre ainsi toute sa famille ; son père, vieux et aveugle[41], ne pouvant plus travailler.

Un jour Isaac dit à Ésaü : « Va me chercher quelque gibier, apprête-le-moi comme je l’aime, et mon âme te bénira avant que je ne meure »[42].

Rebecca, sa femme, ayant entendu ces paroles[43], courut se concerter avec son favori sur les meilleurs moyens à prendre pour frustrer Ésaü de la bénédiction paternelle[44]. C’est bien un vol que l’on propose à Jacob, mais puisque l’idée lui en est suggérée, c’est certainement par la volonté de Dieu N’est-il pas son serviteur le plus fidèle ?… Si cette action devait lui déplaire, l’Éternel ne l’en aurait-il pas averti en songe, selon sa coutume ?…[45] Il n’y a donc qu’à obéir… Le devoir envers Dieu ne prime-t-il pas toute autre considération ?…

Pas un remords, pas un regret pour ce frère bon, généreux[46], exposant journellement sa vie pour les faire vivre, lui et ses parents. Ni la reconnaissance, ni la voix du sang n’arrêtent chez lui le désir de spolier… D’ailleurs, pour qui aime et qui craint l’Éternel, peut-il y avoir d’autre affection ?… S’il hésite un instant, c’est par crainte que son père, en s’apercevant de la supercherie, ne le maudisse[47]. Mais le dévouement de sa mère, qui promet de prendre pour elle la malédiction[48], lui enlève toute hésitation, et il va bravement, ou plutôt lâchement, à la conquête, sans danger pour lui, du bien de son frère et bienfaiteur.

Lorsque le père, surpris de la rapidité avec laquelle son désir a été exaucé, lui demande : « Qui es-tu[49] ? » — « Je suis, dit le petit saint, Ésaü, ton fils aîné ; j’ai fait ce que tu m’avais commandé[50]… » — « Comment as-tu pu trouver sitôt du gibier[51] ? » — « L’Éternel, ton Dieu, m’en a fait rencontrer[52]. » Ainsi, après la mystification et la fourberie, le mensonge et l’hypocrisie, car Dieu ne lui a rien fait rencontrer, puisqu’il a pris à la bergerie les brebis qu’il a apprêtées pour son père[53] et il n’était point le fils aîné.

— Pour ce qui est du droit d’aînesse, Ésaü le lui avait bien vendu.

— Oui, pour un plat de lentilles[54] ! N’empêche qu’il n’était pas le fils aîné et qu’il ne s’appelait pas Ésaü. Mais, profiter de la fatigue de son frère pour lui extorquer le droit d’aînesse à bon marché, le frustrer, par le mensonge et la fourberie, de la bénédiction paternelle, aller exercer ensuite ses petits talents chez son beau-père Laban, et, après l’avoir dépouillé de son troupeau[55], lui voler ses dieux[56] — sans doute parce qu’ils étaient en argent, — mêler à tous ces méfaits, à toutes ces escobarderies, Dieu, l’Éternel, étaient pour ce saint homme des actes d’autant plus méritoires — je dirais volontiers lucratifs — que, sans grande fatigue, rien qu’en louant le Seigneur, ils lui avaient procuré richesse et considération. Ne crois-tu pas que Jacob a bien mérité d’être le patron des Jésuites ? Tu souris !… Tu penses peut-être que tout cela n’est qu’une fable ?… Je le veux bien. Mais comment trouves-tu ceux qui présentent l’homme droit, franc, généreux, sous les traits d’un être grossier et méchant, et nous recommandent, au contraire, comme modèle de sainteté et de vertu, le fourbe, l’hypocrite et l’égoïste !

Laissons là les patriarches et même les prophètes. Pour ce qui est de la divinité de Jésus-Christ, nous n’avons pas besoin de leurs témoignages ; ceux des apôtres nous suffisent. Leurs évangiles s’accordent trop bien pour que nous ayons besoin d’autres preuves.

— Leurs évangiles ne s’accordent pas précisément aussi bien que tu sembles le croire. Ainsi, la généalogie de Jésus donnée par Saint-Matthieu[57] n’est pas du tout la même que celle donnée par Saint-Luc[58]. De plus, tandis que ce dernier indique cinquante-six générations entre Abraham et Jésus[59], le premier n’en trouve que quarante-deux[60].

D’après Saint-Matthieu, Joseph, averti par un ange, quitta Bethléem, se retira en Égypte avec l’enfant Jésus et sa mère[61], et ne s’établit à Nazareth qu’à son retour[62].

Saint-Matthieu est seul à parler de ce voyage, et, même, selon saint Luc, Jésus n’aurait jamais été emmené en Égypte. D’après son évangile, en effet, Marie, après avoir accouché à Bethléem, porta l’enfant à Jérusalem pour y accomplir tout ce qui est ordonné par la loi de Moïse, et de là revint directement chez elle à Nazareth[63].

D’après saint Jean[64], Marie était présente au supplice de son fils ; les autres évangélistes, au contraire, ne la citent nullement parmi les femmes[65] qui osèrent assister au supplice horrible de celui qui les aimait tant pendant sa vie. De même pour la résurrection de Lazare ; seul, saint Jean en fait le récit[66]. Cependant, de tous les miracles de Jésus, c’était le plus important à faire connaître.

Tous les évangélistes s’accordent à dire que Jean-Baptiste, après avoir baptisé Jésus, vit l’esprit de Dieu descendre sur lui sous la forme d’une colombe[67], et qu’il entendit une voix des cieux qui disait : « C’est ici mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection »[68]. Dès ce moment, Jean-Baptiste savait donc qui était Jésus, puisqu’il en rend témoignage[69]. Comment se fait-il alors que plus tard, étant en prison, il envoie ses disciples vers Jésus pour lui demander : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? »[70].

Selon saint Matthieu et saint Luc, Jésus appelait Jean-Baptiste « le plus grand des prophètes »[71]. Or, d’après saint Matthieu lui-même, il paraîtrait que Jésus avait une très mauvaise opinion de Jean-Baptiste, puisque, parlant des faux prophètes à ses disciples, et les mettant en garde contre ceux qui viennent vêtus de peaux de bêtes[72], il semble faire allusion à Jean-Baptiste, qui portait un habit en poil de chameau[73].

Toujours d’après saint Matthieu, Jésus présentait Jean-Baptiste à ses disciples comme étant Élie[74]. Or, d’après saint Jean, Jean-Baptiste, interrogé par des sacrificateurs et des lévites, venus lui demander : « qui es-tu ? » déclara n’être ni Christ, ni Élie, ni prophète[75].

Tantôt Jésus ordonne à ceux qu’il a guéri de raconter partout ses miracles[76] ; tantôt, au contraire, il leur défend d’en rien dire à personne[77].

Saint Matthieu, enfin, prétend que Jésus recommanda à ses disciples de baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit[78] ; et cependant les apôtres n’ont jamais baptisé qu’au nom de Jésus seulement[79]. Vraiment, si l’on voulait se donner la peine de chercher, on multiplierait à l’infini le nombre des contradictions, des absurdités et des fables contenues dans ces livres réputés sacrés.

— Il est possible que les livres sacrés se contredisent quelquefois, mais je ne crois pas qu’ils renferment des absurdités et des fables.

— On n’y trouve pas seulement des absurdités et des fables ; les ignominies y abondent ! Ici, c’est Lot qui couche avec ses propres filles[80], tandis que son frère Abraham épouse sa propre sœur[81] ; ailleurs, c’est David qui envoie Urie à la tête des combattants afin que la première flèche lui soit destinée[82], et que, pendant qu’il verse son sang pour son souverain, celui-ci couche avec sa femme[83]. Un des fils de ce même David couche avec sa sœur[84] ; un autre, par vengeance, tue son frère[85]. Salomon, par simple jalousie, fait assassiner son frère aîné[86] ; Élie, pour avoir fait égorger quatre cent cinquante prêtres[87], parce qu’ils invoquaient Dieu sous le nom de Baal, monte vivant au ciel dans un chariot de feu[88]. Là, Dieu dit à Ézéchiel de manger du pain avec de la fiente de bœuf[89] ; ailleurs, il ordonne au prophète Osée de faire des enfants à une femme prostituée[90]. Élisée, pour avoir été appelé « tête chauve » par des gamins, en fait dévorer quarante par des ours[91] ; et, parce que Ananias et sa femme ont retenu à leur profit une partie du prix de la vente de leurs biens, saint Pierre les fait mourir à ses pieds[92].

— Allons, puisque tu es lancé, cite encore ce que tu appelles des fables.

— Je n’en citerai qu’une, mais la plus forte : je veux parler de la sortie des Juifs de l’Égypte.

— Mais c’est un fait historique !

— La Bible seule en fait le récit. Cet événement aurait dû cependant avoir autant d’importance pour les Égyptiens que pour les Hébreux, puisque non seulement ce départ diminuait la population de l’Égypte de plusieurs millions d’âmes, mais…

— Eh ! mon Dieu ! qui t’a si bien renseigné sur le chiffre de la population juive à sa sortie de l’Égypte ?

— La Bible elle-même. Il y est dit que, lors de cette sortie, les Hébreux avaient six cent mille hommes de pied, sans compter les petits enfants et un grand amas de toutes sortes de gens[93]. Or, les petits enfants n’étaient autres que les mâles au-dessous de vingt ans, et le grand amas de toutes sortes de gens, que les vieillards, les femmes et les vagabonds de tout âge. Ceci résulte du dénombrement fait par Moïse deux ans après la sortie d’Égypte[94]. Or, il est facile, connaissant le nombre d’hommes de pied, de calculer, approximativement, le chiffre total de la population. La France, pour une population de 39 millions d’habitants, pourrait, en temps de guerre, mettre sur pied deux millions de soldats, environ le vingtième ; les six cent mille hommes de pied des Hébreux devaient donc provenir d’une population de douze millions d’habitants ou à peu près. Or, comment admettre que les Égyptiens, ayant perdu une part si considérable de leur population avec une grande quantité d’animaux domestiques, et toute leur armée ayant péri dans la mer Rouge, n’aient conservé aucun souvenir historique de cet évènement si extraordinaire et si unique dans les annales des peuples ?

Le chiffre de six cent mille hommes de pied est d’autant plus ridicule que, quarante ans plus tard[95], au moment de passer le Jourdain[96], le dénombrement fait à Sittime[97] donnait un total inférieur[98] à celui du premier recensement[99] fait par Moïse à Horeb, au désert de Sinaï[100]. Or, à cette époque déjà, les Hébreux étaient beaucoup plus nombreux qu’au moment de leur sortie de l’Égypte, puisque Moïse, ne pouvant plus suffire à lui seul[101] pour les juger, tellement ils avaient multiplié[102], se vit dans l’obligation d’instituer soixante-dix juges suppléants pour l’aider[103]. Si donc à Horeb ils avaient été six cent mille, à Sittime ils auraient dû être beaucoup plus. Ou bien, si le chiffre de ce dernier recensement est exact, en quittant l’Égypte il n’y avait pas six cent mille hommes de pied, mais un nombre bien inférieur.

Mais la logique et le bon sens n’étaient pas les qualités dominantes des rédacteurs du Pentateuque. Ils n’eurent qu’un but : faire aimer, mais surtout faire craindre leur Dieu, un Dieu jaloux[104], terrible[105] et vengeur[106], et, pour arriver à leurs fins, ils entassèrent absurdités sur absurdités, sans même chercher à donner à leurs élucubrations une apparence de vérité.

L’auteur du livre de Josué, guidé par le même esprit, mais habitué, dans la description des batailles, à indiquer les forces des belligérants, eut un peu plus le souci du nombre. D’après lui, au siège de Jéricho, par conséquent tout de suite après le dernier dénombrement fait par Moïse, les trois tribus Ruben, Gad et Manassé réunies fournissaient à peine quarante mille guerriers[107], pas même le tiers du chiffre indiqué dans les Nombres[108]. Toutefois, pas plus que le rédacteur des Nombres, celui du livre de Josué ne doit être pris au sérieux. L’un et l’autre ne recherchent dans leur narration que le côté miraculeux des événements. Dans la sortie des Juifs de l’Égypte, c’est principalement le chiffre élevé de la population qui constitue le prodige, tandis que pour la prise de Jéricho, place très forte de Canaan, c’est surtout dans le petit nombre des assaillants que réside le fait miraculeux.

— Alors tu crois qu’il n’y a rien de vrai dans ce récit.

— Il n’y a pas, dit-on, de fumée sans feu. Peut-être cette fable a-t-elle pour point de départ l’expulsion violente de quelques tribus nomades de l’Égypte auxquelles les Hébreux firent remonter leurs origines. Seulement, grossie et défigurée avec le temps, elle prit, peu à peu, les proportions d’un événement extraordinaire et surnaturel.

Voyant dans chaque phénomène l’intervention divine, dans chacun de leurs actes une volonté occulte et toute puissante, les anciens furent incapables d’expliquer des faits, même très simples, par un enchaînement naturel des circonstances ; l’absurdité et l’extravagance s’harmonisaient mieux avec leurs croyances. Voici comment je comprendrais volontiers l’histoire des premiers Hébreux.

Un jeune homme d’une tribu nomade s’étant égaré — fuyant peut-être les siens par suite de mauvais traitements — fut recueilli par des Égyptiens et emmené avec eux dans leur pays. Sachant, comme tous ceux de sa tribu, lire dans l’avenir et prédire le sort de chacun, il finit par acquérir la réputation d’un grand devin, chose aisée parmi les Égyptiens, crédules et superstitieux. De même que certains rois eurent leurs fous pour les distraire, de même les Pharaons d’alors s’entouraient de mages pour leur dévoiler l’avenir et interpréter leurs songes. La réputation du jeune Joseph arriva jusqu’à Pharaon. Il le fit venir à sa cour, et l’attacha à sa personne en qualité de devin et d’interpréteur de songes. La tribu de Joseph, ayant appris qu’un des siens avait acquis une haute situation, se rendit en Égypte, espérant obtenir, par son intermédiaire, l’autorisation de s’établir dans le pays. Pharaon, en effet, sur la demande de son favori, accorda la permission. Mais le genre de vie de ces étrangers, la promiscuité qui régnait dans leur milieu, la dépravation de leurs mœurs, les rendirent méprisables aux Égyptiens qui les reléguèrent dans un endroit particulier nommé Gessen. Avec le temps, quelques-uns d’entre eux, au contact des Égyptiens, finirent cependant par s’émanciper. Un certain Moïse, entre autres, doué d’une intelligence supérieure, ayant eu l’occasion d’étudier chez les prêtres égyptiens et de surprendre le secret de leur science et de leur puissance, se distingua particulièrement et sut acquérir une grande influence. Mais le reste de sa tribu continua, par la dissolution de ses mœurs, à être un objet de haine et de mépris pour les Égyptiens.

La prévention de ces derniers contre les Hébreux alla jusqu’à leur imputer des méfaits qu’ils n’avaient pas pu commettre. C’est ainsi qu’ils furent accusés d’avoir empoisonné des fontaines[109], d’avoir communiqué à certains Égyptiens des maladies parasitaires[110] ou des plaies de mauvaise nature[111]. Une épidémie, ayant fait de nombreuses victimes[112] et dont ils furent également rendus responsables[113], jointe à des vols fréquents dont ils étaient peut-être bien les auteurs[114], exaspérèrent enfin tellement les Égyptiens, que ceux-ci réclamèrent à grands cris leur expulsion. Pharaon se vit obligé de satisfaire l’indignation générale, et il chassa les Hébreux de l’Égypte[115], en même temps que beaucoup d’autres vagabonds[116], qui excitaient, comme eux, la colère de ses sujets.

Forcés de reprendre la vie errante, les Hébreux choisirent Moïse pour chef. C’est alors que germa dans la tête de cet homme extraordinaire l’idée grandiose de régénérer ces hordes indisciplinées, malpropres, adonnées au vol et au pillage. Disciple des prêtres d’Égypte, versé dans toutes leurs sciences et possesseur du secret de leur puissance occulte, il chercha à utiliser ces avantages au profit de son projet. Avec des hommes aussi intraitables, la tâche était bien difficile[117], et il risqua, en effet, de devenir leur victime[118]. Mais c’est le propre des grands hommes : vaincre ou mourir. Avec quelques tours de magie et l’exploitation de certains phénomènes physiques, qu’il attribua à son pouvoir surnaturel, il leur persuada qu’il était un envoyé de Dieu et en continuelles relations avec lui ; puis, par quelques actes de vigueur contre certaines résistances plus clairvoyantes[119], il réussit à les dominer complètement.

Il proclama alors ce qui était le plus urgent : les dix commandements ; établit des lois ; améliora la manière de vivre par des prescriptions hygiéniques rigoureuses ; développa, dans l’âme de ces vagabonds, le sentiment de patrie ; et finit par faire, d’une horde barbare, ignorante et esclave, des hommes libres et indépendants, conscients de leur force et de leur droit. Dans ces conditions, la vie nomade ne pouvait plus leur convenir, et ils aspirèrent à s’établir quelque part. Les luttes qu’ils eurent souvent à soutenir pour combattre des ennemis ou pour vaincre des obstacles, les fatigues et les longues marches auxquelles ils étaient constamment exposés, développèrent peu à peu leurs forces physiques et les rendirent propres à la guerre. Ils conquirent rapidement plusieurs villes de la Palestine, se les partagèrent, soumirent les indigènes, et commencèrent enfin l’ère de leur propre nationalité.





III.


— Je ne puis maintenant vérifier l’exactitude de toutes tes citations, ni contrôler la petite histoire que tu as composée. Seulement, il est très étonnant que les fables, les absurdités et les contradictions, sur lesquelles tu es si heureux d’appuyer, nous viennent de ces mêmes hommes qui nous ont laissé de si belles maximes de morale ; car, à moins d’être tout à fait partial, tu ne peux nier que les lois de Moïse et surtout la morale chrétienne ne soient ce qu’il y a de plus parfait.

— D’abord, qu’entends-tu par morale chrétienne ?

— La morale du Christ. Y vois-tu quelque différence ?

— Certainement. Déjà le lendemain de la mort de Jésus, sa morale a été modifiée. Jésus répétait après Moïse : « aime ton prochain comme toi-même, » sans se préoccuper…

— Permets, Jésus seul a prêché d’aimer même son ennemi. Moïse, s’il a commandé d’aimer son prochain, a ajouté : « tu haïras ton ennemi. » Il ne faut donc pas dire que Jésus a répété les paroles de Moïse. Je tenais à cette rectification, car je suis sûr que ton insinuation n’avait d’autre but que de placer Jésus au-dessous de Moïse.

— J’avais d’autant moins cette intention, qu’il n’y a aucune comparaison à faire entre ces deux hommes. Le premier était moraliste et donnait au monde le spectacle de la perfection humaine, le second fut chef et régénérateur d’un peuple ; l’un fut fondateur d’une religion, l’autre fondateur d’une nation. Jésus, en un mot, était un prédicateur, Moïse, un législateur. Mais, ceci constaté, je ne puis m’empêcher de remarquer que, avec une volonté ferme, tout le monde peut arriver à imiter Jésus, tandis qu’il n’est pas donné à tous d’avoir le génie de Moïse.

— Quand il s’agit de protester contre un récit de la Bible, tu invoques son côté fabuleux ou légendaire ; quand, au contraire, ce récit est nécessaire à ta cause, tu l’adoptes tel quel. C’est ainsi que la sortie des Juifs de l’Égypte n’est pour toi qu’une fable, mais tu acceptes son acteur principal, Moïse, tel que la Bible le présente, en dépouillant seulement son auréole du caractère divin. Tu diffères en cela de tes pareils qui sont, au moins, plus conséquents avec leur incrédulité, et qui, rejetant la fable, rejettent aussi son héros.

— Si je ne suis pas de ceux qui croient tout, je ne suis pas non plus de ceux qui nient tout. Quand je vois un tableau, je suis sûr qu’il a été peint par quelqu’un. Que ce soit par Raphaël au XVIe siècle, ou par un autre à une époque plus reculée, peu importe ; l’existence du tableau affirme l’existence du peintre. Que les commandements et les lois renfermés dans l’Ancien Testament aient été rédigés par le Moïse des Hébreux ou par le Manou des Hindous, c’est l’affaire du savant. Pour nous, ces lois attestent l’existence du législateur. Qu’il ait vécu deux mille ou quatre mille ans avant Jésus-Christ, que son nom soit Manou, Manès, Minos ou Moïse, cela ne détruit pas sa personnalité.

— N’empêche que c’est Jésus qui a perfectionné ces lois.

— Jésus n’a rien perfectionné du tout. D’après lui-même, il est venu seulement pour accomplir la loi[120]. L’auteur du premier évangile fait dire à Jésus que les anciens avaient ordonné de haïr son ennemi[121] ; mais dans aucun passage des livres de Moïse on ne trouve pareille maxime. En maint endroit, au contraire, il y est recommandé de bien traiter et d’aimer comme soi-même l’étranger[122], גר (gair) en hébreu, expression désignant aussi bien quelqu’un d’une autre nationalité[123] que celui qui n’a pas la même croyance[124]. Mais ce qui donne surtout un démenti à saint Matthieu, c’est que les anciens ont expressément recommandé de faire du bien à son ennemi. « Si celui que tu hais, est-il dit dans les Proverbes, a faim, donne lui à manger du pain, et s’il a soif, donne lui à boire de l’eau »[125]. Pour justifier les paroles prêtées à Jésus, l’évangéliste s’appuie sur quelques passages des Psaumes et du Deutéronome. Mais les plaintes d’un vieux roi[126] trahi par ses serviteurs et ses amis, et ses prières pour obtenir la victoire sur ses ennemis, n’ont rien de commun avec les lois de Moïse ni avec ses préceptes de morale. Quant à cette phrase du Deutéronome, à propos des Ammonites et des Moabites : « tu ne chercheras jamais, tant que tu vivras, ni leur paix, ni leur bien »[127], ce n’est pas Moïse le moraliste, ni Moïse le législateur, mais Moïse l’homme d’État, qui fait cette recommandation aux Hébreux comme nécessité politique.

— Et n’est-ce pas Moïse qui a dit : « dent pour dent, œil pour œil » ?

— Si fait ; seulement Jésus, ou plutôt celui qui, dans saint Matthieu, parle en son nom, a montré qu’il ne comprenait pas le sens de cette maxime et qu’il ne savait pas distinguer le législateur du moraliste. La prescription « dent pour dent, œil pour œil », ne s’adressait pas au peuple ; ce n’était pas un principe de morale, mais un article de loi recommandant aux juges de punir proportionnellement aux délits. Jésus, au contraire, ne s’adressait qu’à ses disciples ; il ne faisait pas de lois, mais enseignait la morale. Il lui était donc permis, et c’était même son devoir, de prêcher le pardon des injures, de défendre le divorcé, de pratiquer la charité… Eh ! mon Dieu ! quel est donc le prêtre, ou même le marabout, qui ait jamais osé prêcher le contraire ?

— Avec tout cela, tu ne m’as pas encore appris quelle différence tu vois entre la morale chrétienne et la morale du Christ.

— J’ai commencé par dire que Jésus répétait après Moïse : « Aime ton prochain comme toi-même », sans se préoccuper si ce prochain était un Juif ou un Gentil, un fidèle ou un infidèle, un ami ou un ennemi. Mais à peine le maître fut-il mort, que les apôtres, s’écartant de cette doctrine, défendirent d’avoir rien de commun avec ceux d’une communion différente[128], et saint Jean, accentuant cette défense, ajoute qu’il ne faut ni les recevoir, ni même les saluer[129]. Mais celui qui s’écarte surtout de la doctrine du Christ, c’est le vrai fondateur de l’Église : j’ai nommé saint Paul. Juif fanatique[130], pharisien orgueilleux[131], ce zélateur[132], les mains pleines encore du sang d’Étienne[133], apporte, parmi ceux que Jésus avait façonnés à l’amour, à l’indulgence et au pardon, toute la fougue, toute l’intolérance et toute l’âpreté du prêtre. « Va, frappe, détruis tout, fais mourir hommes, femmes, enfants qui tettent, n’épargne rien…[134] », crie le prêtre Samuel au roi Saül. « Anathème à ceux qui ne prêchent pas comme moi[135] ». « Anathème à ceux qui n’aiment point Jésus-Christ[136] », clame son émule saint Paul. Et le principe « Hors de l’Église point de salut » est posé ; les bûchers et l’inquisition d’avance glorifiés.

— Tout cela n’est que rhétorique et ne détruit en rien la beauté morale des livres sacrés. Or, je reviens à cette question : comment admettre que les hommes supérieurs, dont nous admirons les maximes, aient pu, en même temps, nous léguer ce que tu appelles les fables ?

— D’abord ils n’étaient pas tous, et les Apôtres en particulier, des hommes supérieurs. Tout au plus avaient-ils des sentiments élevés. On peut être, du reste, un grand moraliste, un grand législateur et avoir des croyances absurdes. Parce qu’on est supérieur sur un point, il ne s’en suit pas qu’on doive l’être en même temps sur tous les autres. Le cerveau est un organe complexe, et si la partie qui préside aux facultés psychiques parait être homogène au point de vue de ses éléments anatomiques, elle ne l’est pas au point de vue de ses fonctions. Celles-ci dépendent de la structure, de la constitution physique, chimique et biologique des cellules cérébrales. Certaines de ces cellules peuvent être plus développées ou plus parfaites que d’autres, et les perceptions de ces dernières ne pas avoir la même puissance que celles des premières. La puissance de perception dépend, en outre, de l’exercice et de la culture des cellules cérébrales. De même qu’une terre plus ou moins bien cultivée donne des produits plus ou moins bons, de même les cellules cérébrales donnent des conceptions plus ou moins élevées, plus ou moins scientifiques, selon la nature et le degré de culture de chacune d’elles. Ainsi on peut avoir des idées justes et un raisonnement faux ; une mémoire considérable et des conceptions médiocres. Par la même raison, on peut être, en même temps, savant et crédule, et, comme je l’ai dit, être un grand législateur et avoir des croyances absurdes. Nos ancêtres nous offrent surtout de ces exemples. Les sciences positives leur étant complètement étrangères, la plupart des phénomènes naturels échappaient à leurs investigations. Mais, comme il est dans la nature de l’homme de vouloir tout expliquer, ils recoururent à des hypothèses pour interpréter ces phénomènes. L’homme positif leur chercha des explications naturelles ; l’homme religieux, rapportant tout à une volonté arbitraire et absolue, n’y vit, au contraire, que le caprice d’une puissance surnaturelle, et selon ses sentiments, ses désirs ou ses besoins, les attribua tantôt à un châtiment, tantôt à une promesse ou un avertissement, mais toujours à une manifestation de la Puissance envers la Créature. Comme ces manifestations étaient souvent nuisibles (les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les déluges, etc., se produisaient alors bien plus fréquemment qu’aujourd’hui), il faisait de cette puissance un Dieu terrible et vengeur, et il cherchait à apaiser sa colère par des sacrifices d’abord, et, avec les progrès de la civilisation, par une amélioration constante de sa conduite. Sous l’influence de ces efforts continuels, déterminés encore par des nécessités sociales, les mœurs ne pouvaient que s’adoucir, et c’est ce qui nous explique pourquoi, à une époque où toutes les sciences étaient encore dans l’enfance, la science de la morale seule atteignit un si haut degré de perfection.

— Mais, d’après ton raisonnement, il semblerait que les premiers hommes étaient dépourvus de tout sens moral.

— La morale n’est que relative. Elle change avec le degré de civilisation. Elle est grossière chez les races inférieures ; elle était brutale chez les premiers hommes. Nos ancêtres, n’ayant à lutter que pour leur conservation, ne connurent d’abord que la force pour toute morale. Mais devenant de plus en plus nombreux, et forcés de s’unir pour lutter contre les difficultés de la vie, augmentées par suite de leurs besoins toujours croissants, ils furent obligés d’établir des conventions et des lois, et la force céda ainsi, peu à peu, le pas au droit et au devoir. Avec le temps, ce qui n’était, au début, qu’une convention, une nécessité sociale, devint, par suite de l’éducation et de l’habitude, un sentiment naturel, et l’homme sut, dès lors, distinguer le bien du mal.

— Mais alors, si l’homme continue toujours à se perfectionner, il adviendra que, de brute qu’il a été dans le passé, il s’élèvera au rang même de Dieu dans l’avenir !

— Il ne sera pas un Dieu, puisque sous ce nom on comprend un créateur de l’univers ; mais il pourra exister entre cet homme et nous autant de différence qu’il en existe actuellement entre nous et un Hottentot, par exemple. En effet, de même que les conventions sociales premières devinrent, peu à peu, des sentiments affectifs naturels à l’homme, de même les conventions actuelles, d’articles de loi qu’elles sont aujourd’hui, deviendront, avec le temps, des maximes de morale. « Aime ton prochain comme toi-même, » simple commandement sous Moïse, devenu principe de morale avec Jésus, deviendra non seulement un sentiment naturel, comme l’est devenue l’amitié, qui probablement n’existait pas primitivement, mais un principe insuffisant, et sera certainement remplacé par cette autre maxime, plus sublime et plus divine : « Aime ton prochain plus que toi-même. »

— Décidément, vous autres savants, vous n’êtes pas modestes ! Malgré toi, tu viens d’élever l’homme au-dessus de lui-même. Sa supériorité actuelle ne vous suffit plus ; déjà vous entrevoyez pour lui un avenir presque divin. Vous ne l’élevez pas encore au rang de Dieu parce que vous ne croyez pas en Dieu, mais vous l’en approchez de bien près, et, forcément, dans votre orgueil cérébral et vos idées de progrès continuel, vous finirez par franchir le dernier échelon et par mettre l’homme à la place de Dieu lui-même.

— Mon cher, tu confonds le savant avec le prêtre. En posant le principe de la perfectibilité infinie, le premier recule, à l’infini aussi, les limites de la perfection, ou plutôt il ne reconnaît à celle-ci aucune limite. Le savant refuse donc à l’homme la possibilité d’atteindre jamais la perfection, et, par conséquent, on ne peut pas l’accuser d’aspirer à la divinité.

Il n’en est pas de même du prêtre. Depuis longtemps déjà il s’est déclaré le nec plus ultra de la création. Encore à l’état de brute, il créa Dieu à son image. Et, non content de cette ressemblance, il chercha bientôt à le remplacer tout à fait. Après l’avoir relégué d’abord dans le ciel, il l’en a violemment arraché, l’a descendu sur terre, et, le clouant sur une croix, s’est déclaré son successeur et l’exécuteur de ses dernières volontés.

Le savant ne va pas si loin. Il avoue humblement que, dans une période géologique lointaine — la transformation et l’évolution continuant toujours — l’homme sera tellement supérieur à l’homme actuel, qu’il y aura lieu de se demander s’ils devront être compris tous les deux dans la même famille naturelle.

Parce que tu ne conçois pas d’êtres plus parfaits que l’homme, tu le considères comme la dernière émanation du progrès ! Mais les poissons aussi n’ont pas pressenti les reptiles, de même que ceux-ci n’ont pas deviné les mammifères. Auraient-ils eu raison, s’ils avaient pu penser, de croire que la création s’était arrêtée à eux ? Transformation, évolution, progrès, sont des lois inhérentes à tous les êtres. Arrête leur action et tu arrêtes la vie, tout retombe dans le néant.

— Et c’est, sans doute, pour être conséquent avec tes principes de transformation que tu accuses les prêtres d’avoir crucifié Jésus, alors que ce sont les Juifs qui en sont coupables.

— Il ne faut pas plus accuser les Juifs de la mort de Jésus, qu’il ne faut accuser les Français de celle d’Étienne Dolet, par exemple. Ceux qui ont tué ne sont que les bourreaux. La responsabilité des crimes retombe tout entière sur ceux qui ont préparé ces iniquités. C’est l’Église qui est l’auteur de la mort de Dolet, comme c’est la synagogue qui est la cause de la condamnation de Jésus. Mais cette dernière n’a voulu tuer qu’un homme, tandis que l’Église, en affirmant que cet homme était d’essence divine, a réellement cloué son Dieu sur la croix.

— Avec toutes ces digressions, nous sommes loin du sujet principal de notre discussion.

— Reprenons-la donc où nous l’avons laissée. Les hommes supérieurs, ai-je dit, peuvent être en même temps crédules et superstitieux. Il est à présumer aussi que les auteurs des lois et de la morale n’ont pas toujours été ceux des fables et des contes de la Bible. Aujourd’hui, avec le développement de nos connaissances, nous sommes obligés, pour la clarté de nos études, de partager la science en plusieurs groupes et de décrire chacun d’eux séparément et sous des titres différents. Mais dans les temps anciens, les données scientifiques se réduisaient à peu de chose, et ces divisions n’étaient pas nécessaires. Toutes les connaissances étaient réunies dans un seul livre et sous un même titre : « Bible » chez les Hébreux. Mais si un seul livre suffisait pour traiter de toutes les sciences, plusieurs auteurs durent participer à sa rédaction. Comme aujourd’hui, les lois ont dû être rédigées par des hommes de loi, la médecine par des médecins, l’histoire par des historiens, etc… Quoi donc d’étonnant si l’on trouve, à côté de maximes et de principes parfois sublimes d’un grand moraliste, des fables absurdes d’un médiocre historien ou d’un prêtre fanatique et ignorant ? Au surplus, l’histoire des peuples n’a-t-elle pas toujours eu une origine légendaire ? Comme celle de toutes les autres nations, l’histoire primitive des Juifs n’est que le résultat des légendes populaires, transformées, augmentées et finalement faussées par la tradition.

— Mais l’histoire de Jésus-Christ n’appartient pas à l’histoire primitive des Juifs. Elle n’est pas due non plus à la tradition, puisqu’elle a été décrite par les propres contemporains de Jésus.

— Je vois que tu ferais volontiers bon marché de l’Ancien Testament, pourvu que l’on ne touche point à Jésus. Eh bien ! quoique, à mon avis, il ne fut pas plus Christ que toi ou moi, il mérite, tout de même, une étude particulière.





IV.


Dans ton désir de sauvegarder les évangiles, tu m’as fait un semblant de concession en abandonnant la défense de l’Ancien Testament. C’est une faute, car tu ôtes forcément ainsi au Nouveau son caractère sacré. Celui-ci, en effet, ne peut subsister, si le premier, sur lequel il s’appuie, n’est qu’un recueil de légendes et de contes populaires rendus merveilleux par la tradition et l’imagination des Orientaux. Mais je passe outre et je réponds à ton dernier argument.

Aucun historien contemporain de Jésus n’a écrit sa biographie. En dehors d’un petit nombre de prosélytes, Jésus, quoi qu’en dise saint Luc[137], était absolument inconnu, et, dans les hautes sphères, personne ne se doutait ni de son existence, ni de son genre de mort. Ceci résulte des Actes mêmes des Apôtres. Pendant que saint Paul était prisonnier à Césarée, Festus, le gouverneur, parlant de lui au roi Agrippa, dit que les accusateurs n’allèguent contre lui aucun crime, « ils avaient seulement, avec lui, quelques disputes touchant leurs superstitions, et touchant un certain Jésus mort, que Paul assurait être vivant[138] ». Il est évident que, si Jésus avait accompli tout ce que racontent les évangiles, il aurait été assez connu pour que, parlant de lui, on ne dise pas un certain Jésus, expression plutôt employée au sujet de quelqu’un de tout à fait inconnu. Aussi faut-il admettre, avec plusieurs érudits, que le peu de mots consacrés au fondateur du christianisme, dans les « Antiquités » de Josèphe, ont été intercalés dans le texte longtemps après la mort du grand historien. D’ailleurs, celui-ci ne parle ni de la naissance, ni de la résurrection de Jésus.

— Mais ceux qui ont écrit les évangiles méritent plus de confiance, puisqu’ils étaient les propres disciples du Christ.

— D’abord, quoique disciples de Jésus, ils n’ont pas assisté à la conception de sa mère, et, partant, ne peuvent affirmer si c’est par l’opération du Saint-Esprit qu’elle a conçu. Ensuite, les évangiles n’ont pas été écrits par les disciples mêmes de Jésus. Le Saint-Esprit, qui eut le don de leur faire parler plusieurs langues, n’eut jamais celui de leur apprendre à écrire dans aucune ; les Apôtres étaient des illettrés[139].

Du reste, pour avoir une idée de la valeur historique des évangiles, il faut se reporter au temps où vivaient Jésus et ses disciples.

Les Juifs étaient alors le plus inquiet, le plus turbulent des peuples soumis à la domination romaine. Les autorités avaient constamment à sévir contre les fauteurs de troubles, de révoltes ou de soulèvements. Mais, ce qui paraîtra paradoxal, c’est que les plus exaltés ne se trouvaient pas précisément parmi les plus batailleurs, mais parmi ceux qui dédaignent généralement de recourir aux armes, c’est-à-dire parmi les prédicateurs. Pour comprendre cette anomalie, il faut remonter plus haut dans l’histoire des Juifs, presque à leur origine. Toutefois, il est inutile de recourir au Pentateuque qui ne mérite aucune créance. C’est un ramassis de fables, de légendes populaires unies à des lois religieuses, morales et hygiéniques empruntées aux Égyptiens et adaptées aux mœurs des Juifs soumis à la Chaldée, mais dont les anciens Hébreux n’avaient aucune connaissance.

Ce n’est qu’à partir de Josué que l’histoire des Hébreux commence à se préciser un peu. Mais, déjà, on les trouve bardés de fer, se précipitant comme un torrent dans le pays de Chanaan, renversant et détruisant tout sur leur passage, inondant le pays, soumettant les indigènes et faisant trembler les nations voisines. Ils n’ont pas de roi. Le plus vaillant d’entre eux est choisi pour chef et n’a d’autorité que pendant la durée de la guerre. Celle-ci terminée, tous se partagent le butin, et le chef, comme le dernier des guerriers, redevient simple citoyen. Ils n’ont pas de religion nationale. Des quantités de divinités sont en honneur dans le pays, mais sans rivalité ni jalousie. La tolérance religieuse est absolue. Il n’y a ni temple, ni synagogue, par conséquent pas de culte, pas de prêtre. Un simple sacrificateur est chargé d’offrir les holocaustes et de traduire aux hommes les volontés des dieux. C’est un être insignifiant dont le rôle subalterne n’est pas toujours sans danger. Il risque, si le dieu, qu’il a mission d’interroger, répond contrairement aux désirs du demandeur, à recevoir, surtout de la part d’un chef brutal, plutôt des horions que des présents. Ce qui paraît surtout dominer chez les Hébreux de cette époque, c’est l’équité et la justice. Aussi les adorateurs de Jéhovah, observateurs rigoureux des dix commandements, faisant droit à l’orphelin, à la veuve et à l’étranger, augmentent-ils constamment de nombre et acquièrent petit à petit une influence prépondérante. Plusieurs siècles s’écoulent ainsi pour les Hébreux avec ce régime essentiellement républicain. C’est le temps des Juges.

Mais tout a une fin. Jéhovah, en grandissant et en se fortifiant, éclipse peu à peu les autres divinités. Ou lui bâtit un temple, on lui consacre un culte, et, naturellement, ses serviteurs prennent une importance en rapport avec celle du dieu qu’ils représentent. Le prêtre, avec sa tiare, son éphod, son pectoral, couvert d’or, d’hyacinthe et de cramoisi, accompagné de ses lévites revêtus du lin le plus fin, remplace l’humble sacrificateur. Sa parole se transforme comme ses ornements. Il ne dit plus « j’écoute ! » mais « écoutez ! » ; il ne reçoit plus de horions, il en donne. Il domine dans les assemblées, et pèse de toute son autorité dans l’élection des juges. D’ailleurs, le clinquant a toujours eu une grande influence sur les esprits. En le voyant si beau, si majestueux, le peuple arrive à le considérer comme supérieur aux autres hommes et par l’élire chef suprême. Il joint ainsi la puissance au prestige.

À partir de ce moment, une ère nouvelle commence pour les Hébreux. Jusqu’alors, comme toutes les autres divinités, protégeant ceux qui l’adoraient et répondant invariablement lorsqu’on voulait bien l’interroger, Jéhovah était un dieu débonnaire. Avec le prêtre au pouvoir, il devient l’Éternel des armées, invisible et inabordable. Enfermé dans une caisse, arche du Seigneur, il ne tolère plus d’être interrogé ; mais, par la bouche du prêtre qui seul a droit de l’approcher, il donne des ordres précis et nets que tout homme doit exécuter sous peine de mort. Le peuple, devenu le troupeau du Seigneur, ne choisit plus son chef, mais le prêtre, au nom de Jéhovah, lui impose pour conducteur, non le plus habile et le plus vaillant des guerriers, mais le préféré de l’Éternel des armées. Aussi les défaites se multiplient, la misère augmente et le peuple, fatigué d’un régime qu’il accuse de ses maux, réclame l’établissement d’une monarchie.

Sous les premiers rois, une recrudescence d’éclat se manifeste dans l’histoire des Hébreux. De nouveau ils se font craindre et respecter de leurs voisins. Ils reconquièrent les pays perdus, ils étendent même leurs frontières. Mais, avec la royauté, les castes sont apparues, et non seulement le bénéfice de ces conquêtes revient aux seuls privilégiés, mais le peuple, obligé de supporter toutes les charges de l’État, est obéré d’impôts.

Une révolte, conduite d’ailleurs par des ambitieux, éclate bientôt. Mais au lieu de changer la forme du gouvernement, seule cause de leurs misères, les Hébreux, qui en veulent surtout à la dynastie, se contentent de remplacer leurs chaînes rouillées par des chaînes neuves. Une petite portion seulement, la Judée, reste fidèle à la maison de David ; la majeure partie de l’empire, sous le nom d’Israël, devient, sous la conduite d’un nouveau roi, la principale ennemie de ses anciens compatriotes.

À cette première cause d’affaiblissement, s’en ajoute bientôt une autre beaucoup plus grave. L’aristocratie, mise en goût des richesses et des honneurs, finit par trouver pénible de les partager avec le clergé par trop exigeant. Pour se soustraire à cette obligation, elle abandonne le temple et rétablit les hauts-lieux. Alors commence cette lutte âpre, ardente et implacable du clergé contre l’aristocratie, lutte dont les prophètes ne nous donnent qu’une très faible idée et qui aboutit à la dispersion complète tant des Juifs que des Israélites. Aveuglé par la haine et par la colère, le clergé donne libre cours à sa rancune et perd toute notion de patrie, tout sentiment de nationalité. Son commandement suprême, c’est aimer Jéhovah de tout son cœur, de toute son âme. Patrie, famille, amitié, tout s’efface devant ce Dieu terrible, et quiconque sacrifie ailleurs que dans son temple est considéré comme un ennemi de Jéhovah et voué à la mort. Le véritable ennemi ce n’est plus le Syrien ni le Chaldéen, mais le Baalite, cette race de vipères pleine d’iniquité et de malice. Le Syrien, le Chaldéen, ce sont les instruments dont Dieu se sert pour frapper les Israélites coupables de l’avoir abandonné… On ne doit donc pas leur résister… Et, pour décourager les plus vaillants, les prêtres exagèrent les forces ennemies et préparent d’avance la défaite.

Israël est la première victime. Il est emporté par un tourbillon pour ne plus reparaître. Juda résiste quelque temps, mais son tour arrive, et, sans disparaître complètement, il devient sujet des Chaldéens. Le clergé, cependant, n’est pas encore satisfait. Des audacieux, au lieu d’implorer, de l’Éternel, un sauveur, ont osé se fier à leurs propres forces et inciter le peuple à la révolte armée. Ces impies de la race perverse, ces descendants des hommes au cou roide ont eu l’audace de vouloir entraîner leurs compatriotes à la rébellion contre les volontés de Dieu ! Il faut annihiler ces velléités de résistance, et, pour que le peuple ne se confie plus qu’à Dieu seul, il faut enfin lui faire connaître ce Dieu, le Dieu de ses pères… Il doit apprendre que si l’Éternel des armées sait combattre pour ceux qui observent ses lois, il sait encore mieux châtier ceux qui s’en écartent.

C’est de cette époque que date l’établissement des synagogues (temples et écoles), où l’on pratiquait le culte et où l’on enseignait la religion. Avec des lois attribuées à Moïse, avec des fables et des croyances populaires, on inculquait des principes démontrant que toute initiative vient de Dieu ; que l’action de celui-ci se manifeste différemment selon que l’on marche ou non dans sa voie ; que l’homme n’est rien par lui-même ; que le Juif, en particulier, doit observer la loi, témoignage de l’alliance contractée par ses pères avec leur créateur, et enfin qu’il ne doit pas chercher à reconquérir sa liberté avant le temps marqué, mais attendre que Dieu se souvienne de lui, comme il se souvint de ses ancêtres, et lui envoie, comme à eux, un prophète pour lui rendre à jamais son indépendance.

Toutes ces leçons orales furent réunies en un livre appelé « livre de Moïse » qui devint le code du judaïsme.

La double attribution de la synagogue eut pour effet de créer, à côté du prêtre qui célèbre le culte, un personnel enseignant. C’étaient des sortes de moines, auxiliaires du clergé, qui, sous le nom de rabbis (maîtres), acquirent bientôt une importance supérieure à celle des prêtres proprement dits. Ils s’entouraient de disciples, formaient des écoles, et non seulement enseignaient dans les synagogues, mais prêchaient aussi dans les rues, dans les carrefours, près des cours d’eau, partout enfin où ils espéraient recruter des prosélytes. Mais, à force d’expliquer et de commenter les écritures, ils finirent par les dénaturer complètement. Ce sont eux les auteurs des commentaires de la bible, connus sous le nom Talmud : recueil baroque et inintelligible où l’intolérance religieuse est poussée jusqu’à la frénésie. C’est là surtout que le Dieu d’Israël devient ce Dieu terrible et vindicatif, qui punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la quatrième génération.

On retrouve dans les épitres de saint Paul, principalement dans l’épitre aux Hébreux, cette façon rabbinique de commenter. L’évangéliste n’a pu effacer, chez lui, le talmudiste, et le Dieu d’amour de Jésus est toujours resté pour lui le Dieu implacable du prêtre Juif[140].

Les rabbis firent presque un dogme de la croyance à la venue d’un messie libérateur, et les Juifs l’attendirent avec d’autant plus d’impatience que l’intolérance religieuse commençait à leur peser tout autant que le joug de leurs vainqueurs.

Sous la domination romaine cette intolérance fut telle que, même parmi les rabbis, s’élevèrent des protestations. Timides d’abord, elles devinrent de plus en plus hardies, et, bientôt, à côté des prédicateurs farouches, apparurent des figures plus douces ; aux discours véhéments, pleins d’anathèmes, succédèrent des paroles de paix et de miséricorde ; Jésus était au milieu de ces prédicateurs…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Abandonnons maintenant tous ces rabbis, et le clergé et le peuple juif. Aussi bien, par suite de leur abêtissement provoqué par les prêtres, les Juifs approchent-ils de leur fin, et bientôt ils ne seront que trop à plaindre. Laissons donc ceux qui s’en vont, et occupons-nous de celui qui arrive, et qui, grâce à ce même abêtissement — les mêmes causes produisent souvent des effets opposés — va devenir le sauveur du genre humain.

Avec Jésus, la résistance aux doctrines des talmudistes, partagées par tout le clergé d’ailleurs, prit un aspect plus dogmatique. Il ne se contenta pas de prêcher une morale différente de la leur, il alla droit à leur idole, et hardiment il remplaça leur Jéhovah de jalousie et de vengeance par un père de charité et de miséricorde.

Aimer son prochain, observer les dix commandements constitue pour lui toute la loi et les prophètes… Les commentaires de la Bible (Talmud) sont une complication inutile et nuisible, contraire aux enseignements de Moïse… Les synagogues sont de trop ; Dieu ne demande pas de prières en commun… Il n’est pas besoin, pour obtenir le pardon des péchés, de faire des offrandes au prêtre ; il suffit de s’en repentir sincèrement. Croire, aimer, pardonner, voilà toute la doctrine de Jésus.

Hélas ! il y a encore là un principe de trop, du moins tel que le comprenait Jésus. Bien que combattant le clergé et sa doctrine, Jésus ne cesse pas, pour cela, d’être Juif. Il croit au Père éternel, au royaume du ciel, aux prophètes ; et, à ses disciples qui sont des illettrés, il explique les écritures. Comme tous ses compatriotes, il attend le messie. C’est même grâce à ses sincères convictions et à sa réelle piété qu’il attire à lui les âmes tendres. Mais aux qualités qui lui gagnent les âmes, il joint celles qui lui attachent les cœurs. Doux et compatissant, il est le consolateur des faibles. Bon et indulgent, il devient l’idole des malheureux. Naturellement ses propres disciples sont ses plus ardents admirateurs, et, devançant les autres, commencent à voir en leur maître le libérateur si ardemment souhaité.

Cette popularité et ces exagérations éveillèrent la jalousie et la colère des prêtres pour lesquels Jésus était déjà un sujet d’inquiétude.

Toutefois, il aurait probablement pu continuer pendant longtemps son ministère s’il ne s’était pas aliéné les Pharisiens.

Les Juifs étaient alors divisés en un grand nombre de sectes religieuses, et parmi les trois principales : Saducéens, Pharisiens et Esséniens, la secte pharisienne avait acquis, par son orthodoxie et son intolérance, une puissance considérable.

Jésus, à part quelques modifications personnelles, qu’en sa qualité de rabbi il avait le droit et même le devoir de faire, prêchait surtout les doctrines des Esséniens, lesquelles, au point de vue religieux, s’écartaient peu de celles des Pharisiens. Comme eux, Jésus attribuait tout au destin, croyait aux anges et aux démons, à l’existence de l’Esprit, à la résurrection des morts. Ces doctrines différaient surtout de celles des Saducéens qui ne partageaient pas toutes ces croyances. Cependant, ces derniers n’auraient rien pu contre Jésus, s’il avait eu, comme saint Paul plus tard, l’appui des Pharisiens, dont, en somme, il propageait les doctrines. Mais, d’accord au point de vue religieux, Jésus et les Pharisiens cessaient de l’être sur le terrain social. L’un prêchait l’égalité des hommes, principe qui froissait l’orgueil des autres autant qu’il nuisait à leur intérêt. D’ailleurs, ce qui, surtout, excitait la haine des Pharisiens et qu’ils ne pouvaient pardonner à Jésus, c’est que celui-ci attaquait leurs personnalités mêmes, en démasquant leur hypocrisie et en tournant en ridicule leurs charités ostensibles. Ils s’allièrent donc aux Saducéens, le poursuivirent et réussirent à le faire condamner.

Mais ils avaient compté sans l’amour ! Ce que leur haine a détruit, l’affection des apôtres va le faire revivre. Jésus va devenir « Christ » et portera éternellement témoignage contre eux.

Nous voilà arrivés aux fondateurs inconscients du christianisme, aux inspirateurs des évangiles : ils sont tous Juifs ; nous les connaissons maintenant. Et si à leurs croyances, à l’ardente affection qu’ils ont vouée à Jésus, nous ajoutons leur étonnante simplicité d’esprit, nous pourrons apprécier plus exactement la valeur de leurs témoignages.

J’ai dit que c’est l’amour qui a ressuscité Jésus. Toutefois entre sa mort et cette résurrection il y eut, chez les Apôtres, un moment d’angoisse. Ils avaient une telle conviction que leur maître était le prophète promis par Moïse, que cette mort prématurée et ignominieuse trouble leurs idées, soulève leurs consciences et les plonge dans une profonde consternation. Ils sont tristes, abattus, n’osent plus se montrer. Ils doutent presque de Jésus. Déjà ils le renient.

Excepté Jean, pas un n’assiste à son exécution. Pas un ne suit sa dépouille jusqu’au sépulcre. Ils ont peur de comprendre pourquoi Jésus, sur leurs instances de rétablir le royaume d’Israël, répondait toujours que le moment n’était pas encore venu. Quelle déception ! Et cependant cet écroulement de leurs espérances ne parvient pas à éteindre, dans leurs cœurs, l’affection qu’ils ont pour leur maître.

Ce n’est pas seulement, comme le dit Renan, parce que Jésus savait gagner tous les cœurs que les apôtres continuent à l’aimer, mais bien plutôt parce que, cœurs simples et volontiers, dirais-je vierges, ces hommes savaient réellement aimer ; et il ne leur fallait qu’un songe, un souffle, un rien, le moindre incident, pour raviver cet amour, l’exalter et le porter jusqu’à l’adoration. Cet incident se produit : Magdelaine a revu le Maître !…

Alors l’esprit des Apôtres s’ouvre… Jésus est ressuscité !… Ce n’est pas un libérateur d’Israël comme au temps des Juges, comme l’était Moïse, que les prophètes ont annoncé ; c’est un sauveur du genre humain !… Ils comprennent tout maintenant : et la mort de Jésus, et la trahison de Judas, et leurs propres doutes !… Jésus c’est le bouc-émissaire qui se charge du péché d’Adam. Ils se le disent entre eux, le racontent à tout le monde, s’enivrent de leurs paroles, et, à force de s’exalter, ils finissent par avoir des songes, des hallucinations et par confondre les effets de leur imagination en travail avec des révélations d’en haut. Que fallait-il donc de plus, des esprits ainsi préparés et dupes de leur propre imagination, pour trouver, dans une foule de citations bibliques équivoques des prophéties et des promesses concernant ce sauveur de l’humanité ? Et une fois trouvées, les appliquer à Jésus, comme d’autres l’ont fait pour Dosithée et Simon le Magicien, interpréter sa naissance, sa mort et sa mission sur la terre selon toutes ces divagations prophétiques et paraboliques, n’était-ce pas une conséquence logique et même forcée de toutes leurs croyances chimériques ?





V.


— Tout cela n’est pas mal imaginé, et, aux yeux d’un théoricien tel que toi, pourrait avoir quelque apparence de vérité. Malheureusement pour tes théories, Jésus-Christ lui-même s’est déclaré fils de Dieu.

— L’eût-il dit réellement, que cela ne prouverait absolument rien. Mais, par bonheur pour sa mémoire, Jésus n’a jamais affirmé pareille chose. Non seulement il dit qu’il n’est qu’un homme[141] ou un fils de l’homme[142], mais il défend même expressément à ses disciples de l’appeler Christ[143]. Peut-être, à force d’adulations, a-t-il fini par être persuadé de la divinité de sa mission, et par se croire l’élu de Dieu, mais jamais il ne s’est dit fils de Dieu. Les apôtres et les premiers chrétiens qui le connurent ne le désignaient que sous le nom de prophète[144]. Matthieu et Luc ne prêtent-ils pas à Jésus ces paroles : « Et quiconque aura parlé contre le fils de l’homme, il lui sera pardonné ; mais à celui qui aura blasphémé contre le Saint-Esprit il ne lui sera point pardonné[145] ? » Il ne se mettait donc pas même au rang du Saint-Esprit. On ne l’appela « fils de Dieu » qu’après sa mort. C’était l’effet de l’exaltation et de la vénération croissante de ses partisans. Mais ces derniers n’attachaient pas à cette expression le sens qu’on lui donna plus tard. Ils considéraient Jésus comme le préféré de Dieu parmi sa nation, de même que celle-ci se croit, encore aujourd’hui, la préférée parmi les peuples. Ils appelaient Jésus : fils de Dieu comme ils se nommaient eux-mêmes : enfants de Dieu. La divinisation réelle de Jésus ne commença qu’avec la conversion des Gentils, et lorsque tous ceux qui l’avaient connu furent morts. Ce sont ces nouveaux arrivés — l’imagination encore pleine de leur mythologie — qui, ne pouvant concevoir Dieu qu’en le matérialisant à leur image et à leur ressemblance, interprétèrent le sens apparent du mot selon leurs idées étroites, et prêtèrent à leur nouvelle idole, après sa mort, ce que Jésus vivant ne s’était jamais attribué.

— Les Pharisiens, pour le faire condamner, n’allèguent cependant pas d’autre grief contre lui.

— Il fallait bien qu’ils eussent d’autres raisons, car les autorités romaines ne se mêlaient pas ordinairement de disputes religieuses[146]. C’est comme chef d’insurrection qu’ils ont fait condamner Jésus, car si quelques-uns de ses partisans voyaient en lui un prophète, un homme de Dieu, d’autres, plus patriotes que religieux, le considéraient déjà comme un nouveau Macchabée.

Il est certain que, pour les Pharisiens, cette accusation n’était qu’un prétexte afin de se débarrasser d’un homme qui leur portait ombrage et diminuait leur prestige, en dénonçant leurs pratiques et leurs inconséquences en matière de religion. Mais la multitude, et les disciples eux-mêmes, ne voyaient en Jésus qu’un chef d’insurrection, un futur libérateur du pays[147]. En effet, lors de la comparution de Jésus devant Pilate, ses accusateurs lui reprochèrent surtout d’avoir voulu soulever le peuple[148] et d’avoir défendu de payer l’impôt à César[149]. Et lorsque Pilate, ne le trouvant coupable d’aucun crime, voulut le délivrer, les ennemis de Jésus menacèrent le procurateur en disant : « Si tu délivres cet homme, tu n’es pas ami de César[150] », menace dénotant bien qu’ils considéraient Jésus comme un rebelle. Quant aux apôtres, nous avons déjà vu quelle était leur opinion sur Jésus. On lit, en effet, dans saint Luc, que, quelques jours après la mort de leur maître, les disciples, racontant son jugement et son supplice, ajoutèrent avec désappointement : « Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël ; et voici trois jours que ces choses sont arrivées[151]. »

— Cependant les miracles, dont ils furent témoins, auraient dû leur faire comprendre que Jésus était autre chose qu’un vulgaire insurgé.

— Les miracles dont parlent les évangiles ne sont que l’effet de la crédulité et de l’ignorance des esprits simples. Convaincu que, depuis Adam, le Créateur, ayant achevé son œuvre, ne s’occupait plus que de l’homme, le Juif voyait partout le doigt de Dieu, et dans tout fait insolite, une action miraculeuse et divine. Mais attribuer à Jéhovah seul le mérite de cette action surnaturelle, ne pouvait pas longtemps suffire à des esprits qui, ayant déjà rapetissé leur dieu à leur niveau, devaient bientôt faire de l’homme lui-même un dieu.

La faculté d’accomplir des miracles devint la caractéristique de tout prophète, et, au temps de Jésus, presque tous les rabbis passaient pour des thaumaturges. Ils exerçaient leur pouvoir principalement en médecine, art dans lequel il est très difficile de se rendre compte des causes et des effets, et où, jusqu’à présent encore, des hommes très intelligents, très instruits, les médecins eux-mêmes sont maintes fois dupes des apparences. Une guérison obtenue par ces rabbis et grâce à des moyens différents de ceux employés ordinairement par les médecins, était considérée comme miraculeuse. Chez les Juifs, ces cures merveilleuses furent d’autant plus fréquentes qu’on s’adressait rarement, en cas de maladie, à l’homme de l’art. C’était même un péché que d’avoir recours au médecin[152] ; la maladie étant considérée comme la punition d’une faute[153], il fallait, pour en guérir, implorer le pardon, et, pour cela, s’adresser, non pas au médecin, mais au représentant de Dieu[154]. Aussi la simple rémission du péché était-elle regardée comme la guérison même de la maladie[155].

Jésus devait nécessairement avoir, dans ces sortes de cures, plus de succès qu’aucun de ses pareils. Premièrement, parce que plus doux et plus compatissant que les autres rabbis, il absolvait plus facilement[156] ; secondement, parce que, tout en prêchant, Jésus, comme presque tous ceux de sa secte, les Esséniens, pratiquait la médecine. Il soulageait ainsi réellement quelques malades, et, dans les cas simples, obtenait souvent des guérisons. Seulement, comme il ne se disait pas médecin, on trouvait ses cures plus extraordinaires, et, comme cela arrive presque toujours, on exagéra ses succès.

Aujourd’hui encore ne voyons-nous pas des hommes, n’ayant aucune notion de médecine, passer, néanmoins, aux yeux de la multitude, pour d’habiles guérisseurs ? On cite par centaines les malades qu’ils ont soulagés, et, au besoin, on affirme avoir été témoin de certaines cures vraiment miraculeuses. Tel qui avait un simple rhume, passe pour avoir été poitrinaire ; tel autre eut un rhumatisme, on dit qu’il était paralysé et abandonné de tous les médecins. Le premier fut guéri en avalant quelques gouttes d’un liquide rouge, le second par quelques passes de la main sur le corps. Si l’homme, qui est censé avoir opéré toutes ces guérisons, est un individu vulgaire, il passe pour sorcier ; si, au contraire, c’est un homme d’une certaine valeur, s’il est prêtre surtout, et si, en outre, il est homme de bien, une foule de fables, plus absurdes les unes que les autres, circulent sur son compte, et, après sa mort, on en fait un saint. On lui compose alors une biographie plus ou moins fantaisiste ; des circonstances extraordinaires y accompagnent sa naissance ou sa mort ; les guérisons qu’il a obtenues pendant sa vie deviennent autant de miracles ; et on voit apparaître des brochures relatant la vie et les actes de ce personnage extraordinaire tels que la populace ignorante et idolâtre les a créés.

Or, si de tels contes s’accréditent aujourd’hui, au vingtième siècle, combien plus de pareilles absurdités durent-elles avoir de succès à une époque bien plus éloignée de nous, et dans un moment où la crédulité et la superstition étaient arrivées à leur apogée !

Les Juifs, comme nous l’avons déjà dit, se trouvaient alors sous la domination romaine, et, depuis longtemps, dans leur espoir et leur ardent désir de reconquérir leur indépendance, ils attendaient un sauveur. La fable de Moïse sauvant leurs ancêtres de l’Égypte, et leur croyance d’être seuls les élus de Dieu, leur inspiraient cette conviction qu’un libérateur au moins égal, et même supérieur au premier, ne tarderait pas à surgir de leur milieu. Plusieurs prédicateurs (rabbis, prophètes) se présentèrent pour tels. Les uns, comme Theudas et Judas, ne furent que des imposteurs. D’autres, comme Dosithée et Simon le Magicien, furent des illuminés et des visionnaires qui prirent au sérieux le rôle que le fanatisme, l’ignorance et aussi, disons-la à l’honneur des Juifs, le patriotisme avaient seuls engendré.

Tous y perdirent la vie, mais chacun laissa des adeptes qui propagèrent ses doctrines, et qui, de même que les apôtres de l’évangile, prouvèrent, en s’appuyant également sur des passages incohérents et incompréhensibles de la Bible, que leur maître était le vrai Messie. Plusieurs de ces sectes subsistèrent pendant longtemps, les Dosithéens, entre autres, en Égypte, encore au sixième siècle.

Ainsi, la croyance à un sauveur — et à un sauveur à miracles comme Moïse[157] — était généralement répandue parmi le peuple et entretenue non seulement par des prédications continuelles, mais encore par une sorte de pressentiment d’une lutte prochaine et décisive. On interrogeait, pour ainsi dire, chaque visage ; et comme le sauveur attendu devait être en même temps un prophète, c’est surtout parmi les rabbis qu’on cherchait à le reconnaître.

Jésus devait d’autant plus attirer sur lui l’attention de la multitude, que, pour la première fois, celle-ci voyait un rabbi prêchant l’égalité des hommes et promettant le royaume du ciel même au réprouvé. Mais ce qui le rendait surtout populaire, c’était son abaissement volontaire au niveau des humbles et des petits avec lesquels il ne dédaignait pas de fraterniser, son indulgence pour les fauteurs, sa charité à l’égard des souffrants, sa patience et sa douceur. Toutes ces qualités, d’autant plus éclatantes qu’elles contrastaient avec l’arrogance et la dureté du commun des prêtres, lui gagnaient les cœurs et le firent considérer — effet inévitable de l’amour des sincères — comme un homme extraordinaire. Il devint prophète, libérateur du pays, et, après sa prétendue résurrection, le messie attendu. Alors les guérisons qu’il avait obtenues pendant sa vie se trouvèrent centuplées. Ce ne fut plus seulement par l’application de certaines pommades, faites de poussière et de crachats[158], qu’il parvint à guérir des aveugles[159] et des sourds[160], mais rien qu’en les touchant[161] ; et — la vénération de ses disciples augmentant — il lui suffit de dire au mal : « Va-t-en ![162] » ou « Je le veux ![163] » pour que le miracle s’accomplisse. On crut se rappeler qu’il avait chassé des mauvais esprits[164], que les démons l’apostrophaient en l’appelant fils de Dieu[165], qu’ils se précipitaient à sa voix dans un troupeau de pourceaux[166], et tant d’autres niaiseries témoignant plutôt de la faiblesse et de la simplicité d’esprit des apôtres que de la divinité de leur maître.

On peut, du reste, se rendre compte de ce qu’étaient les disciples des rabbis d’alors par ce qu’ils sont encore aujourd’hui chez les Juifs orthodoxes.

Jusqu’à présent, dans les pays où les Juifs ne sont pas encore émancipés, et où, considérés comme des étrangers, ils sont obligés de continuer à vivre avec leurs souvenirs et leurs traditions, ils ont, en dehors des rabbins (prêtres), des rabbis (maîtres, voyants). Les premiers ne sont pour eux que des sortes de Saducéens, des hérétiques, bons pour ceux de leurs coreligionnaires qui ont adopté les coutumes et les mœurs des Gentils ; les seconds, au contraire, sont seuls considérés comme hommes de Dieu. Toutefois, pour être digne de son titre, le rabbi doit non seulement être un savant (un savant est celui qui connaît à fond sa religion et passe sa vie à interpréter les écritures), mais encore, formant école, s’entourer de disciples qui adoptent et propagent son enseignement. Tous ces hommes, très versés dans la bible et ses commentaires (talmud), dont ils exécutent scrupuleusement les commandements et les prescriptions, sont d’une ignorance absolue pour tout ce qui n’a pas, à leurs yeux, un caractère sacré.

Les disciples ont pour leur maître une vénération sans bornes allant jusqu’à l’idolâtrie. Ils racontent à son sujet une foule de fables ; s’extasient sur sa façon de prier ; lui trouvent de la ressemblance avec Moïse, Élie ou David, et, lorsqu’il ouvre la bouche pour parler, ils boivent ses paroles et répètent, avec toute l’exagération du fanatisme et de l’ignorance, ce qu’il a dit et même ce qu’il n’a pas dit, croyant avoir deviné de nouveaux enseignements sous certaines expressions allégoriques. Car parler en paraboles est une habitude, presque une nécessité, un don exclusif du rabbi. Le fanatisme va même jusqu’à lui attribuer des miracles. S’il pleut après une longue sécheresse, c’est aux prières du rabbi qu’on le doit. Il guérit les malades rien qu’en les touchant, et parfois sa seule présence suffit. Il chasse enfin les mauvais esprits. J’ai été témoin d’un de ces miracles.

Dans un petit village russe, un rabbi et ses disciples, revenant d’une noce, où le premier avait peut-être renouvelé le miracle de Cana[167], s’arrêtèrent dans une auberge pour y passer la nuit. Ils couchèrent tous dans une immense chambre dont, sans doute par oubli, la porte, donnant sur le corridor, avait été laissée entr’ouverte… Tout à coup, des murmures confus se font entendre… Le bruit augmente… On arrive : les disciples, assis ou debout sur leurs lits, gesticulent et s’embrassent… De quoi s’agit-il ?… C’est leur rabbi qui vient de chasser un mauvais esprit !… « Il était tout petit, à quatre pattes, avait une queue qui remuait constamment de droite à gauche et de gauche à droite et des yeux tellement brillants qu’ils semblaient des charbons ardents ! »… Ce mauvais esprit était, tout bonnement, un gros chat, qui, passant par la fenêtre, s’était sauvé sur le geste impératif du rabbi : « Je t’ordonne de sortir ! » (Textuel.)

Après la mort de leur rabbi, et pendant longtemps, les disciples ont presque toujours des visions où leur maître joue le principal rôle. Il leur apparaît en songe, leur parle de ce qui se passe au ciel, de la place qu’il y occupe à côté d’un prophète ou d’un autre rabbi. Leur vénération pour le maître augmente encore, et une foule de faits extraordinaires, qui leur avaient échappé pendant sa vie, leur reviennent à la mémoire.

Or, si l’ignorance, la superstition, la vénération pour les rabbis sont, encore aujourd’hui, si grandes chez les Juifs orthodoxes, combien plus grandes n’étaient-elles pas, il y a dix-neuf siècles, à cette époque de troubles, d’espérances et d’effervescence religieuse poussée jusqu’au paroxysme du délire ! Qu’y a-t-il donc d’étonnant que des hommes si inquiets et si stupidement crédules ; nourris de fables absurdes ; admettant l’existence des sorciers, des esprits, des revenants ; voyant dans chaque phénomène inexplicable pour eux un miracle ou je ne sais quelle réalisation extravagante de quelque prophétie ; se croyant tour à tour en rapport soit avec Dieu et ses anges, soit avec le diable et ses démons ; voyant des prophètes et des démoniaques où il n’y eut que des hallucinés[168] et des épileptiques[169] ; qu’y a-t-il, dis-je, d’étonnant, en présence des fables absurdes débitées sur le compte de Jésus, s’ils le considérèrent comme au-dessus de l’humanité, et firent de lui, comme ils avaient fait de tant d’autres, un être divin ? Et, une fois sur cette pente, était-il donc difficile pour des rêveurs, des visionnaires, n’ayant pour toute science que la Bible et ses commentaires, d’y trouver une quantité de citations concordant avec la vie, les actes et la fin de cet homme ? L’idée de lui attribuer une naissance en dehors des lois de la nature et un pouvoir surnaturel, une mission en rapport avec leur croyance et leur ardent désir, s’imposa naturellement à leur esprit avec d’autant plus de force, que ces attributs s’harmonisaient avec leur manière d’expliquer certaines allégories et allusions sans portée de l’Ancien Testament.

— Ainsi, d’après toi, Jésus n’était qu’un simple prédicateur, à l’égal de ces rabbis dont tu viens de parler ?

— On ne peut pas dire qu’il ressemblait tout à fait à ceux d’aujourd’hui, vu la différence des deux époques. Le rabbi d’aujourd’hui est un être inoffensif, sans grande autorité, n’ayant de prestige que dans un milieu très restreint. Il croit au Messie, mais c’est une croyance toute platonique, plutôt un désir qu’une conviction. Après dix-neuf siècles de persécutions, il est devenu indifférent, apathique, n’ayant ni colère, ni rancune contre l’oppresseur, et attendant patiemment qu’il plaise à Dieu de le délivrer. Il prêche pour prêcher, mais ne cherche pas à convertir personne. Tout autre était le rabbi d’autrefois. Quoique sous la domination romaine, les Juifs avaient gardé toute leur autonomie. Les rois, bien qu’étrangers à la Judée et imposés par Rome, suivaient la religion juive, et gouvernaient d’après les lois du pays. Le grand-prêtre avait une autorité presque égale à celle du roi, et cette autorité rejaillissait naturellement sur le clergé tout entier. Mais cette puissance, toute grande qu’elle fût, ne lui suffisait pas. Avec la liberté de conscience introduite par les Romains, beaucoup se dérobaient à son intolérance, et, malgré sa toute puissance, des défections nombreuses eurent lieu. Les sectes se multiplièrent, et aux troubles politiques s’ajoutèrent les luttes religieuses. C’était alors véritablement le règne et le succès des prédicateurs. Les uns en profitaient pour fomenter des troubles, les autres pour gagner des prosélytes. Les premiers, comme perturbateurs de l’ordre public, furent généralement exécutés par les autorités romaines ; les seconds, surtout ceux qui s’écartaient des doctrines des prêtres, furent, comme sectaires, poursuivis par le clergé. Jésus s’était d’autant plus attiré la haine de ce dernier, qu’il ne se contentait pas de prêcher des doctrines différentes des siennes, mais qu’il dévoilait en même temps son arrogance et sa tyrannie vis-à-vis du peuple[170]. Il n’en fallait certes pas davantage pour le perdre. Mais plus Jésus était haï par le prêtre, et plus il devenait l’idole du peuple. Autant, en effet, il montrait de mépris pour le premier, autant il avait d’affection pour le second. Il vivait et mangeait avec les plus humbles[171], les soignait, les consolait et les relevait, par des discours d’égalité[172], de l’abaissement moral dans lequel les tenait le prêtre. Aussi ses premiers partisans sont-ils exclusivement des enfants du peuple, et ses premiers disciples ne sont que des péagers et des pêcheurs. La mort seule pouvait assouvir la haine du clergé contre un tel homme, et il le poursuivit jusqu’à ce que la croix l’eut vengé de Jésus, comme le poison avait vengé le prêtre grec de Socrate, comme plus tard le bûcher vengera Rome de Jean Huss. Mais les maximes de Jésus étaient trop du goût du peuple pour ne pas survivre à leur auteur. Les disciples continuèrent l’œuvre de leur maître ; et bientôt les synagogues furent désertées, le prestige du clergé perdu, sa puissance anéantie. Le christianisme, ainsi que l’avait fait son fondateur, chassait les marchands des temples. Mais Satan veillait ! et si Jésus sut résister aux tentations, son église succomba peu à peu à l’attrait des richesses et de la puissance entrevues. Les maximes de Jésus furent remplacées par des fables créées sur son compte, et bientôt le paganisme fut surpassé. Les temples se rouvrirent, la caste sacerdotale, et avec elle le prêtre, le même que Jésus avait tant stigmatisé, reparut dans le monde. Les puissants ne firent alors aucune difficulté pour accepter une religion qui, tout d’abord, les avait effrayés. Avec le prêtre et ses fables, ils eurent tout ce qu’il leur fallait pour maintenir les masses dans l’ignorance, les dominer, et s’en faire, de nouveau, un instrument aveugle et docile de leur ambition.





VI.


— Dans tes précédentes argumentations, tu as cherché à prouver, avec quelque apparence de vérité, je l’avoue, que la foi et l’illusion ont eu une grande influence sur l’esprit des apôtres, et que les miracles de Jésus ne furent, en somme, qu’un effet de leur imagination et de leur ignorance.

Il est vrai que, sur des esprits simples et naïfs, mais à fortes passions, l’imagination a souvent une influence prépondérante et, constamment préoccupée d’un même objet, elle peut aller jusqu’à faire prendre pour réalités les rêves et les visions qu’elle provoque.

Pourtant, de ce que l’imagination confond l’illusion avec la réalité, il ne s’ensuit pas qu’on doive l’invoquer partout où elle peut se manifester. Que les apôtres aient pris pour un miracle la cure ordinaire d’une maladie, ou le souffle du vent pour le saint-esprit ; qu’ils aient pris une ombre pour une apparition, et un songe pour une vision, c’est admissible. Mais traiter d’illusions ce qu’ils ont vu en plein jour, à plusieurs reprises et dans des lieux différents ; considérer, en un mot, les apparitions de Jésus comme un effet de leur imagination, alors que leur esprit n’en était nullement préoccupé, puisqu’ils se refusèrent à croire à la résurrection de leur maître, jusqu’à ce que celui-ci les eût touchés de ses mains, qu’il eût mangé avec eux et qu’il leur eût parlé, c’est vouloir nier l’évidence et faire jouer à l’illusion un rôle trop considérable.

Et puis si l’illusion est une erreur des sens ou une fausse appréciation, elle a toujours un point de départ : il y a confusion, mais il y a quelque chose. Le rabbi a confondu un chat avec un démon, mais il y a eu un chat ; les disciples ont confondu leurs rêves avec des visions, mais il y a eu rêve. Mais ne pas voir ce qui aurait dû être visible, trouver le vide à la place où était un corps, entrer dans le caveau, toucher les linceuls qui enveloppaient ce corps, chercher partout et ne rien découvrir, est-ce aussi une illusion ?

— Je partage complètement ta manière de voir. Il est impossible de mettre sur le compte de l’imagination les constatations des apôtres. Le corps de Jésus a réellement disparu du tombeau, les disciples ont réellement vu leur maître, en chair et en os, après sa prétendue mort sur la croix…

— Après sa prétendue mort !… Que tu n’admettes pas la résurrection de Jésus, je le comprends, autrement tu serais un croyant comme moi, mais que tu contestes aussi sa mort, voilà ce que j’entends pour la première fois.

— Je ne conteste pas la mort de Jésus, je conteste sa mort sur la croix. Cela paraît t’étonner, et cependant les évangiles eux-mêmes nous font comprendre ce qu’il faut entendre par la mort de Jésus. Il n’est pas besoin de grands efforts d’imagination pour démêler la vérité. La tragédie du Golgotha fut trop brutale pour ne pas avoir été assez exactement décrite dans ses grandes lignes. On n’a qu’à laisser de côté tout le fatras des phénomènes surnaturels constatés par des hommes ignorants et naïfs dont les esprits, troublés par la douleur, cherchaient une consolation.

Pour reconstituer le drame qui s’est accompli et suivre les événements qui se sont succédé, on n’a qu’à se reporter aux faits et aux circonstances qui ont accompagné l’exécution de Jésus, et aux apparitions successives de celui-ci à ses disciples. Ce sont autant de témoignages qui viendront à l’appui de la thèse que je viens d’émettre.

Et d’abord, un fait hors de doute, c’est la disparition du corps de Jésus du tombeau. Impossible de faire jouer, ici, un rôle quelconque à l’imagination. Comme tu l’as dit, l’illusion est une fausse appréciation, une erreur des sens ; elle nous fait voir ce qui n’est pas, mais elle ne nous cache pas ce qui se voit. Certes, si de la disparition du corps de Jésus nous n’avions que le témoignage de Marie-Magdelaine, on pourrait douter de sa véracité. Elle n’est pas entrée dans le tombeau, elle n’a fait qu’y jeter un coup d’œil et elle pouvait voir trouble ; les larmes l’empêchant de bien distinguer[173]. Mais cette disparition a été constatée par deux disciples[174] et par le soldat de garde[175]. Comme tu le disais : ils ont pénétré dans le caveau, touché les linceuls, cherché partout[176]. Du reste, les adversaires mêmes de Jésus étaient convaincus de ce fait, puisqu’ils avaient répandu le bruit que le cadavre avait été dérobé, pendant la nuit, par les disciples[177]. Le corps de Jésus a donc été enlevé. Mais par qui, et pourquoi ?…

Aujourd’hui une pareille constatation donnerait lieu à une déclaration et à une enquête judiciaires. Mais, à l’époque, tout fait insolite trouvait son explication surnaturelle. L’idée d’un délit ou d’un évènement dramatique ne pouvait même pas venir à l’esprit des apôtres, qui voyaient partout le doigt de Dieu. Comme je l’ai dit déjà, la mort de Jésus les avait plongés tout d’abord dans un profond découragement. Pendant quelques moments, ils doutèrent presque de lui. La froide raison glaça un instant leurs sentiments. Mais leurs cœurs étaient plus grands que leurs esprits, et l’amour sortit vainqueur de cette lutte courte mais terrible. Déjà, avant d’avoir revu Jésus vivant, ils l’avaient presque ressuscité dans leurs cœurs… Quoi ! Le corps de leur maître a disparu !… Mais alors, miracle !… Jésus est monté au ciel[178] !… Élie n’y est-il pas monté vivant !… Jésus n’était-il pas aussi grand prophète que lui ?… Pourquoi Dieu aurait-il laissé pourrir son corps dans le sépulcre[179] ?… Certainement, les anges l’ont enlevé[180]

Les Pharisiens, plus instruits et moins crédules, ne s’arrêtent même pas à ces naïves consolations des esprits simples. Ils accusent catégoriquement les disciples d’avoir dérobé le corps[181]. Cette accusation serait-elle fondée ? Mais tout ce que nous savons des apôtres proteste contre elle. Ils étaient trop honnêtes et avaient des sentiments trop élevés, pour recourir à une supercherie aussi grossière. Ils furent, du reste, les premiers à douter de la disparition du corps de Jésus[182], et ne se rendirent à l’évidence qu’après avoir constaté le fait[183]. De même pour la résurrection, ils ne l’admirent qu’après avoir revu leur maître en chair et en os[184], et surtout après que Jésus leur eut expliqué certains passages des écritures concernant la résurrection du Christ[185].

À quelle cause devons-nous donc attribuer la disparition du corps ? Essayons de la trouver.

Comme nous l’avons vu, l’accusation portée par les Pharisiens était erronée, mais ne reposait-elle sur aucun indice les autorisant, en quelque sorte, à concevoir un pareil soupçon ; ou bien était-elle faite de mauvaise foi, comme le prétend Saint-Matthieu[186] ? On peut affirmer que cette accusation, si elle était erronée, n’était pourtant pas due à la mauvaise foi. Les Pharisiens devaient avoir certaines raisons pour accuser les disciples d’un pareil sacrilège, et ce qui le prouve, c’est qu’ils avaient soupçonné l’enlèvement du corps, bien avant qu’il n’ait été constaté[187]. Or, ce soupçon, comment leur serait-il venu, s’ils n’avaient pas eu connaissance de quelque complot ayant pour but de dérober le cadavre de leur ennemi ?…

La version de saint Matthieu, d’après laquelle les Pharisiens portèrent cette accusation parce qu’ils avaient entendu Jésus dire à ses disciples qu’il ressusciterait trois jours après sa mort[188], est inadmissible. Les évangélistes n’avouent-ils pas que les disciples ne voulurent pas croire à la disparition du corps de Jésus du tombeau[189], et que Jésus eut une peine infinie à les convaincre de sa résurrection[190] ? Si vraiment Jésus les avaient prévenus de cette résurrection prochaine, comme le prétendent les évangiles[191], ils n’auraient, certes, eu aucun doute sur la réalité de ces choses, et surtout la mort de leur maître ne les eut pas plongés dans un si profond découragement[192]. Les paroles prêtées à Jésus sont donc fausses, inventées par les évangélistes. Et par conséquent le soupçon des Pharisiens devait provenir d’une autre cause : de la connaissance de quelque complot. Mais ce dont ils ne se doutaient pas, c’est qu’il y avait complot, non pas pour dérober un cadavre, mais pour sauver un vivant ; ce qu’ils ignoraient, comme tout le monde, du reste, c’est que Jésus avait été descendu de la croix, non pas mort, mais endormi par quelque breuvage narcotique, mis dans le tombeau, rappelé à la vie par des amis dévoués, et réellement vu en pleine santé, quelques jours après, par ses disciples.

Je viens de dire que personne ne se doutait que Jésus ne fut pas mort sur la croix. Il est possible, cependant, que Pilate conçut quelque soupçon de la vérité. En effet, lorsqu’un des partisans de Jésus vint lui réclamer le corps de son maître, il ne voulut pas croire que celui-ci fut déjà mort, et il appela un centenier pour l’interroger à ce sujet[193]. C’est qu’il y avait de quoi s’étonner ; à peine quelques heures s’étaient-elles écoulées depuis l’exposition de Jésus sur la croix[194] qu’il expirait brusquement[195]. Or, ce n’est pas ainsi que les choses se passaient habituellement avec les crucifiés. La mort ne survenait qu’après plusieurs jours d’exposition, de privation de nourriture, et même était-on souvent obligé de briser les membres aux suppliciés pour hâter leur mort.

À quoi attribuer cette fin brusque de Jésus, qui étonna si fortement Pilate ? Si celui-ci avait continué à interroger le centenier, son étonnement aurait certainement fait place à une conviction, son soupçon à une certitude. Il aurait appris que Jésus était censé avoir rendu l’esprit tout de suite après avoir bu quelques gouttes de vinaigre[196]. Coïncidence vraiment bien étrange, et que les évangélistes ont omis — on ne pense pas à tout — d’expliquer par quelque citation des prophètes.

Mais, écoutons saint Jean, il va nous donner, peut-être, le mot de l’énigme, et peut-être aussi un nouveau sujet d’étonnement, qui, joint au précédent, pourra, tout en l’expliquant, nous éclairer sur cette mort extraordinaire.

C’est le vendredi que Jésus fut crucifié entre deux malfaiteurs. Le sabbat allait bientôt commencer, et il ne fallait pas que les corps fussent exposés sur la croix pendant ce jour solennel. On demande à Pilate de faire rompre les membres aux suppliciés pour qu’on puisse les enterrer avant la nuit. Les soldats rompent les jambes aux deux malfaiteurs, mais ils épargnent Jésus[197]. Pourquoi ?… Parce que, dit saint Jean, il était déjà mort[198], et pour que les paroles de l’Écriture soient accomplies : « aucun de ses os ne sera rompu[199]. » Il est évident que si l’on avait rompu les jambes de Jésus, saint Jean aurait trouvé d’autres paroles de l’Écriture où il est dit tout l’opposé.

Mais écoutons-le encore. L’un des soldats perce le flanc de Jésus[200]. « À peine, dit Jean, le flanc de Jésus fut-il percé, que le sang sortit aussitôt[201]. » Mais alors, si le sang est sorti par la blessure, Jésus n’était pas encore mort, le sang ne coule pas de la plaie d’un cadavre. Donc, Jésus était vivant, et c’est pour ne pas l’achever, comme les deux autres crucifiés, qu’on ne lui a pas rompu les membres. La blessure faite à son flanc était une simple piqûre qui ne pouvait pas le tuer, mais qui sauvait ainsi les apparences.

Ce qui vient à l’appui de ce que je viens de dire, et qui confirme l’hypothèse d’un complot, c’est ce fait vraiment singulier que, malgré tous les bruits, toutes les versions circulant autour du tombeau vide, alors que les apôtres, les femmes, les gardes, les pharisiens, tous, amis comme ennemis, étaient instruits de la disparition inexplicable du cadavre, on ne voit pas figurer parmi eux Joseph d’Arimathie, celui qui, au risque de se compromettre, avait réclamé à Pilate le corps de Jésus[202] pour l’enterrer dans son jardin, et qui aurait dû être le premier à s’inquiéter de cette disparition.

Que penser, en effet, d’un homme qui, mettant le corps de Jésus dans son propre tombeau[203] et s’en constituant par cela même le gardien responsable, ne s’émeut nullement et ne paraît même pas lorsque ce tombeau est trouvé vide ? En l’absence de ce témoin, n’est-on pas en droit d’admettre que, sachant à quoi s’en tenir sur la disparition du corps, il se dérobait, et, comme on dit vulgairement, faisait le mort ?

Mais chose plus étrange encore, pas un des frères de Jésus n’est présent à cette scène, et non seulement aucun de ses frères, mais aussi sa propre mère ! Marie n’est même pas avec les femmes qui vont au sépulcre porter les parfums ! Marie déserte le tombeau de son fils !

Cette absence de la mère de Jésus est d’autant plus a considérer que son amour maternel aurait dû la conduire la première au sépulcre de son enfant, lorsque la disparition du corps fut connue, pour protester contre ce sacrilège ou se réjouir du miracle.

N’est-ce pas une preuve que, comme Joseph d’Arimathie, la mère de Jésus connaissait la vraie cause de l’enlèvement du corps de son fils ?

Ainsi, et pour nous résumer : la méfiance manifestée par les Pharisiens devant Pilate, au sujet de l’enlèvement du corps de Jésus, bien avant qu’il n’ait été constaté ; le peu de temps écoulé entre son exposition sur la croix et sa prétendue mort ; cette mort brusque, immédiatement après avoir bu quelques gouttes de vinaigre, renfermant, sans doute, quelque substance narcotique ; la conduite différente des soldats vis-à-vis de Jésus et des deux autres suppliciés ; le sang sorti de la piqûre faite à son flanc ; la disparition du corps du tombeau ; le silence absolu du propriétaire de ce tombeau sur cette disparition (silence étrange et qui ne peut guère s’expliquer par un oubli des apôtres d’invoquer son témoignage dans ce fait capital de l’apothéose de Jésus, alors qu’ils sont si fiers de le compter, lui, riche et puissant[204], parmi les disciples du maître et de lui faire jouer un rôle important dans le dernier acte du terrible drame) ; enfin, et surtout, l’indifférence de la mère de Jésus au sujet de l’enlèvement du corps de son fils, tout atteste, jusqu’à l’évidence, que Jésus n’est pas mort sur la croix. Sa résurrection ne fut donc qu’un réveil, après quelques heures de sommeil déterminé par un breuvage hypnotique.

— Et qu’est-il devenu ?

— Je viens de démontrer, par les faits qui ont accompagné et par ceux qui ont suivi immédiatement l’exécution de Jésus, ce qu’il faut entendre par sa mort et sa résurrection. Il me reste à parler de ses apparitions à ses disciples : ce sera la réponse à ta question, en même temps que de nouvelles démonstrations des faits énoncés.

Et d’abord, si Jésus était un être divin, le Christ des Juifs, une fois mort et ressuscité, il avait rempli sa mission, tout ce qu’avaient prédit les prophètes était accompli ; il n’avait donc plus de raison de craindre ses ennemis ; pourquoi, alors, se cache-t-il ?… Tout puissant, il a le pouvoir de se rendre invisible ; pourquoi a-t-il recours à des déguisements ?… Pouvant se montrer à ses disciples à toute heure du jour et dans n’importe quel lieu, pourquoi ne les va-t-il voir que vers le soir, et pourquoi n’ont-ils de visions qu’autant qu’ils sont dans la même ville que lui ?… Pourquoi, enfin, à partir du moment où les apôtres quittent la Galilée, n’ont-ils plus de visions ?…

Mais procédons par ordre.

La première personne que rencontre Jésus est Marie-Magdelaine. Courbée devant le sépulcre[205], où, tout en larmes, elle cherche le corps de son maître, elle tourne le dos à Jésus, qui ne peut la reconnaître. « Femme, pourquoi pleures-tu, et qui cherches-tu[206] ? » demande-t-il. Elle se relève, mais prenant Jésus pour le jardinier[207] : « dis-moi, supplie-t-elle, où tu as mis le corps de mon maître et j’irai le prendre[208]. » Mais lui, tout-à-coup saisi d’émotion en la reconnaissant dans cette femme éplorée, ne peut retenir cette exclamation : « Marie[209] ! » qui le trahit. C’est la voix de celui qu’elle cherche ! « Mon maître[210] ! » s’écrie-t-elle. Et Jésus, troublé de s’être laissé découvrir : « ne me touche pas, dit-il, car je ne suis pas encore monté au ciel[211]. » Il est certain que, dans l’agitation de son esprit, Jésus ne savait plus ce qu’il disait, puisque, quelques jours plus tard, bien avant l’époque où les évangiles le font monter au ciel, se trouvant au milieu des apôtres épouvantés de sa présence, il leur dit : « touchez-moi et regardez-moi, car un esprit n’a chair ni os[212]. » Remarque que dans cette rencontre si émouvante, il n’y a rien de préparé, rien de volontaire, que Jésus ne se doutait seulement pas de la présence de Marie. S’il avait voulu se présenter à elle au tombeau, sachant sûrement qu’elle y viendrait, il se serait fait reconnaître immédiatement. Au lieu qu’il avait changé son costume habituel, autrement, comment admettre que Marie-Magdelaine l’eût confondu avec un autre ! Et d’ailleurs, il n’aurait eu, lui-même, aucune hésitation pour la reconnaître aussi. C’était donc là une rencontre toute fortuite ; et cela explique le trouble de Jésus. Car il la connaît bien, cette femme nerveuse, ne vivant que de sentiments !… Dans un moment, tous les disciples sauront qu’il est vivant !… Inutile de lui recommander le silence, elle parlera malgré elle !… Que faire ?… Prendre les devants ?… Mais s’il connaît Marie, les apôtres aussi la connaissent. Ils savent son exaltation depuis la mort du maître, son ardent espoir de le retrouver un jour, et ils pourront bien admettre que, dans l’impatience de l’attente, son esprit, allant au devant de ses désirs, lui fit voir celui dont son imagination était pleine… Certainement ils ne la croiront pas[213]… Donc, il n’ira pas les trouver, mais, sous un déguisement, il quittera la ville.

Cette fois, il prend bien ses précautions, car, rencontré en route par deux de ses disciples, il n’est point reconnu[214]. Il marche d’abord avec eux pendant quelques moments, puis, près d’un bourg, il feint d’aller plus loin et veut les laisser[215]. Sur leurs instances, il reste, et ils entrent ensemble dans le village[216]. Là, pendant qu’ils sont à table, les disciples le reconnaissent, mais Jésus, ne sachant que leur dire, les quitte brusquement et s’enfuit[217].

Voilà encore une rencontre inattendue ; rencontre si peu prévue par Jésus, qu’il voulait abandonner ses disciples avant que ceux-ci ne l’eussent reconnu, et qu’il se sauve aussitôt découvert. Est-ce là la conduite d’un ressuscité qui désire se faire reconnaître ? Et ces procédés vulgaires sont-ils ceux d’un Dieu, auquel il aurait dû être si facile de modifier ses traits ou de se rendre invisible ?

Mais continuons. Jusqu’à présent, Jésus se cache, se déguise et fuit les siens. Deux fois il a été rencontré, mais chaque fois fortuitement. Non seulement il n’a pas recherché ces rencontres, mais il a tout fait pour les éviter. Maintenant, il va changer d’attitude ; il ira, de lui-même, retrouver ses amis. Pourquoi ce changement ?… Il résulte de la situation faite à Jésus par sa seconde rencontre. Cette situation était, en effet, très embarrassante ; car, si les racontars de Marie-Magdelaine pouvaient être pris pour des divagations, le témoignage des deux disciples, au contraire, pouvait modifier les dispositions des apôtres et leur donner l’éveil. Que faire ?… Allez leur dire la vérité ?… Certes, s’il ne s’agissait que de lui, Jésus, il le ferait sans hésiter. Mais ne serait-ce pas trahir ceux qui ont exposé leur vie pour sauver la sienne ?…

Jésus n’était pas, du reste, sans connaître l’opinion des apôtres au sujet de la disparition de son corps du tombeau : des anges l’ont enlevé[218]. Mais après les révélations de Marie-Magdelaine et surtout des deux disciples, qu’en penseront-ils ?… Qu’il est ressuscité ?… Mais ils n’ont, dans les écritures, aucun exemple de ce genre, et, sans une voix autorisée pour leur en donner l’idée, ils seront trop timides pour la concevoir[219]… Mais si lui, Jésus, allait lui-même annoncer sa résurrection ?… N’est-il pas, en somme, un ressuscité !… N’a-t-il pas été condamné à mort !… Ne l’a-t-on pas crucifié et enseveli !… Et, puisqu’il vit, n’est-ce pas une résurrection !… N’est-ce pas Dieu qui a dirigé tous ces événements !… Pourquoi parler de ceux qui l’ont sauvé ?… N’étaient-ils pas, comme ses bourreaux, les instruments de la volonté divine ?

Ici, il est nécessaire d’ouvrir une parenthèse. Le Juif orthodoxe ne connaît pas les lois de la nature ; il attribue tout à la volonté exclusive de Dieu[220]. La terre tourne, les étoiles se lèvent et se couchent parce que Dieu le veut ainsi. Il vit, il pense, il agit par ordre de Dieu. Si Dieu le voulait, les pierres penseraient et agiraient de même[221]. C’est Dieu qui le fait naître, et c’est Dieu qui le fait mourir[222]. Il aime son père et sa mère parce que c’est un commandement de Dieu, mais il aime surtout l’Éternel, son vrai père. Du temps des prophètes, ceux-ci servaient d’intermédiaires entre Dieu et les hommes, et, pour qu’ils fussent écoutés, Dieu leur léguait le pouvoir de faire des miracles. Ils arrêtaient le soleil[223] ; montaient au ciel[224] ; faisaient jaillir l’eau des rochers[225] ; changeaient des bâtons en serpents[226] ; l’eau en vin[227] ; sortaient sains et saufs des fournaises[228]. C’étaient eux qui avaient pour mission de prédire les événements et les catastrophes de nos temps. Actuellement, ce n’est plus que par signes que Dieu se manifeste. L’arc-en-ciel est un avertissement, l’inondation un châtiment, etc., etc… Ainsi, tout événement, toute catastrophe est un acte arbitraire de Dieu. Les forces agissantes de la nature sont méconnues, les lois immuables détruites, le libre-arbitre annulé. C’est Dieu qui dirige tout, qui modifie les lois selon son caprice ; qui trace à chacun, ici-bas, la voie qu’il doit suivre, lui mesure le temps qu’il doit vivre et lui marque le genre de mort qui doit le réunir à ses pères.

Aussi, Jésus, crédule et superstitieux comme tous ses coreligionnaires — et peut-être même plus, car c’est le propre des rabbis d’être plus croyants que tout le monde, — nourri et convaincu de ces absurdités, finit-il par ne plus songer au dévouement de ceux qui l’ont sauvé. C’est Dieu qui a voulu sa souffrance, c’est lui seul qui l’a rappelé à la vie, qui l’a ressuscité.

Du reste, Jésus pouvait parfaitement ignorer lui-même la façon dont il avait été sauvé ; ses puissants protecteurs — Arimathie et Nicodème — n’ayant peut-être pas jugé nécessaire de l’instruire à ce sujet. Et il était trop juif, c’est-à-dire, trop crédule et trop superstitieux, pour concevoir son retour à la vie autrement que par une intervention divine. Sa foi en la résurrection pouvait donc être sincère.

Quoi qu’il en soit, la disparition de son corps du tombeau, sa rencontre avec Marie, puis avec les deux disciples, ayant déjà à demi-préparé les apôtres à l’idée d’une résurrection, il va se présenter à eux pour leur annoncer cet événement. Toutefois cette décision n’exclut pas chez lui la prudence, et c’est vers la nuit[229] qu’il va les trouver. Quoique portés aux croyances les plus extravagantes, et malgré leur foi en leur maître et leur vénération pour lui, les apôtres restent, à sa vue, épouvantés et hésitants[230]. Mais Jésus, reprenant ce ton de maître qui eut tant de pouvoir sur eux, leur reproche durement leur incrédulité[231], leur prouve qu’il n’est point un revenant[232] ; et voyant qu’ils doutent encore[233], il leur parle des Écritures[234], où il est dit que le Christ souffrira et qu’il ressuscitera le troisième jour[235]. Ce dernier argument a raison de toutes les hésitations ; les apôtres croient ! Alors grande joie, enthousiasme indescriptible[236]. Les disciples ne se quittent plus[237], sont constamment en prières[238], glorifient Dieu[239] et s’entretiennent de leur maître et de sa résurrection[240]. Ces manifestations bruyantes, en réveillant chez Jésus l’esprit de conservation, commencent à l’inquiéter. Il se décide à quitter définitivement Jérusalem, et, pour que ses disciples ne le suivent pas, il leur recommande de rester dans la ville[241]. Les disciples obéissent, et, pendant ce temps, Jésus s’en va en Galilée[242]. Eux, cependant, mis au courant par les femmes du lieu de sa retraite[243], l’y rejoignent[244]. Mais Jésus, afin de les tenir éloignés pour toujours, les renvoie en leur ordonnant d’aller prêcher partout ce qu’il leur avait enseigné[245]. Les apôtres partent, et, dès ce moment, les apparitions cessent ; ils n’ont plus de visions. Quant à Jésus, qu’il ait vécu plus ou moins de temps, il est certain que, obligé de se cacher, sa carrière était terminée. Celle des apôtres allait commencer.

Ainsi, les raisons qui ont déterminé Jésus à se présenter à ses disciples ; l’exécution de ce projet pendant la nuit ; l’épouvante des apôtres à sa vue, et la peine qu’il prend pour les convaincre ; la recommandation qu’il leur fait de rester à Jérusalem, alors que lui s’en va en Galilée ; leur renvoi définitif après qu’ils l’ont rejoint, et la cessation de toute apparition à partir de ce moment-là ; tous ces faits, joints à ceux qui ont accompagné ou suivi sa prétendue mort sur la croix, ainsi qu’aux déguisements et incidents qui ont marqué les deux premières rencontres, dispensent de plus amples commentaires sur le vrai caractère de la résurrection et des visions.





VII.


— Eh bien ! j’en ai assez de toutes tes citations bibliques et évangéliques ! Comme je l’ai déjà observé, tu as une façon toute particulière d’interpréter les Écritures, et ce n’est pas à moi, catholique, auquel il est interdit de lire les livres sacrés, de réfuter tes arguments. Suis-je sûr, d’ailleurs, de l’exactitude de tes citations ? Laissons donc là la Bible et ses commentaires, et explique-moi comment il se fait que des hommes incontestablement supérieurs, surtout ceux du dix-septième et du dix-huitième siècle, dont l’intelligence et le génie égalaient, s’ils ne surpassaient ceux des plus forts esprits de notre époque, ont non seulement admis tous les récits des Écritures comme parfaitement véridiques, mais même les ont défendus contre toute critique pouvant porter atteinte à leur caractère sacré ? Comment se fait-il, en outre, qu’une religion aussi peu sérieuse que le christianisme, tel que tu le conçois, ait pu avoir, cependant, une influence aussi considérable sur la civilisation actuelle ? Enfin (et ceci est d’un ordre purement philosophique), si tout ce qu’enseigne la religion n’est qu’un tas d’absurdités et de fables, par quoi pourra-t-on la remplacer, puisque, de tous les sentiments qui distinguent l’homme des animaux, le sentiment religieux est, sans contredit, le plus constant ?

— Tu me poses là des questions auxquelles, pour répondre convenablement, plusieurs volumes ne suffiraient pas. Elles sortent d’ailleurs du cadre de notre discussion. Toutefois, comme elles sont le résultat même de cette discussion, et que tu as l’air de les invoquer comme dernier argument en faveur de tes opinions, je vais y répondre brièvement.

Pour ce qui est de ta première question, j’ai déjà démontré qu’on peut être à la fois un homme supérieur en même temps que crédule, avoir des principes très moraux et des croyances absurdes. Il ne faut pas oublier, en effet, que les superstitions d’un peuple, surtout celles qui, dogmatisées et acceptées par les religions, acquièrent par cela même une grande autorité, « se propagent successivement parmi les divers étages de la société, jusqu’à ce qu’elles viennent exercer une influence puissante sur l’esprit des philosophes. » (Condorcet.)

Les hommes de génie des derniers siècles ont eu, d’ailleurs, une autre raison pour défendre les prétendues vérités du christianisme. Les idées scientifiques prenaient alors un essor prodigieux. Des travaux nombreux venaient journellement saper les affirmations des livres sacrés. Les philosophes prirent peur, non pour la religion, mais pour la morale chrétienne. Je m’explique. Le christianisme a donné au monde deux grands principes : une morale, enseignée et pratiquée par son fondateur Jésus, c’est le judaïsme modifié, ou le christianisme proprement dit ; et une religion, inventée par l’imagination naïve des apôtres, ce sont les fables et les soi-disant révélations. L’Église a si bien confondu les deux principes, qu’il était devenu impossible de les séparer l’un de l’autre ; et même, en proclamant, après saint Paul[246], et contrairement aux enseignements de Jésus[247] et de l’apôtre Jacques[248], que la foi seule peut sauver, elle plaça la croyance au-dessus des œuvres, la religion au-dessus de la morale. Les attaques dirigées contre ces fables donnèrent donc l’alarme aux philosophes ; ils craignirent que ces attaques ne rejaillissent, en même temps, sur la morale. Mais ne pouvant, par suite de l’union étroite établie par l’Église, défendre l’un des principes sans l’autre, ils prêtèrent, dans un but de conciliation, leur concours à la religion, et reportèrent sur celle-ci toute l’admiration qu’ils avaient pour sa morale.

C’est là toute l’explication des efforts de quelques hommes supérieurs des derniers siècles, pour maintenir l’éclat du christianisme tel que l’avait créé l’Église.

Quant à l’opinion qu’à ce même christianisme nous devons la civilisation actuelle, elle est tout simplement erronée. C’est le cas de dire que chacun prêche pour sa paroisse. Des écrivains partiaux ont seuls découvert cette influence, a laquelle, jusqu’à présent, l’Église donne un formel démenti.

La civilisation n’est pas plus un effet exclusif du christianisme que d’aucune autre religion. Elle est principalement due à l’industrie, au commerce, à l’agriculture ; mais elle est surtout en rapport direct avec le degré de culture intellectuelle. Partout où cette culture est limitée par des dogmes, la civilisation reste stationnaire ; là, au contraire, où elle est conforme aux vérités scientifiques, la civilisation croît avec le progrès même de la science. Parmi les peuples de l’Asie — peuples essentiellement religieux et de ce fait stationnaires, — les Juifs surtout se distinguaient par leur attachement à la Loi. Quiconque s’écartait de ses prescriptions était voué à la mort[249] ; l’intolérance religieuse était obligatoire ; elle faisait partie même de la Loi[250].

En adoptant le judaïsme, en acceptant ses révélations, le christianisme a introduit dans le monde occidental, en même temps que cette religion, son esprit d’intolérance, négation de tout progrès.

À l’apparition du christianisme, les Grecs et les Romains avaient atteint un très haut degré de civilisation, et les sciences, chez eux, étaient très avancées. Grâce à leur tolérance en matière de religion (tolérance due à la multiplicité des croyances, et à laquelle le christianisme doit également sa fortune), toutes les opinions, tant scientifiques que religieuses, pouvaient se développer librement. Avec le triomphe du christianisme, ces pays retombent dans l’ignorance. La culture des sciences est arrêtée. Les Aristote, les Strabon sont remplacés par des saint Chrysostome et des saint Augustin ; les hommes de génie par des ergoteurs ; les vérités scientifiques par des propositions oiseuses. Des idées stupides, sous le nom de révélations, sont seules enseignées ou plutôt imposées. Faut-il rappeler Galilée cité devant un tribunal, et forcé d’abjurer publiquement et à genoux l’hérésie du mouvement de la terre ? Faut-il rappeler aussi, à une époque plus rapprochée de nous, Buffon, à qui la faculté de théologie de Paris enjoignit d’avoir à rétracter, comme répréhensibles et contraires aux récits des Saintes-Écritures, les propositions qu’il avait émises dans son histoire naturelle ?

En vérité, le christianisme — et je parle de sa religion et non de sa morale, — s’il a eu une influence quelconque sur la marche de l’esprit humain, ce fut une influence néfaste, qui n’a produit qu’une action rétrograde. C’est à la loi fatale du progrès que nous devons les modifications de nos mœurs et de nos idées. Sous l’influence de cette loi, toutes les facultés de l’homme se développent. Dans leur évolution, il y a quelquefois des périodes de retard ou de recul ; mais comme compensation, il y a aussi des périodes de propulsion. Le christianisme, en proclamant ses dogmes comme vérités divines, et par conséquent comme dernière expression du progrès, a produit, sur les mœurs et sur les idées, la première de ces influences. Le réveil scientifique, auquel ont présidé les grands hommes des derniers siècles, a eu, au contraire, pour résultat le mouvement opposé, le mouvement compensateur en avant.

Ainsi, ce n’est pas à une religion quelconque, mais à la loi du progrès que nous devons d’être ce que nous sommes. Ce n’est pas au christianisme, mais aux grands penseurs que la civilisation actuelle doit sa marche ascendante.

Et maintenant, je vais répondre à ta dernière question, que tu appelles philosophique, « par quoi remplacera-t-on la religion ? »

C’est là l’éternelle question des pratiquants incrédules. Et d’abord, il n’est pas du tout exact, comme tu viens de l’avancer, que le sentiment religieux soit une des facultés les plus constantes qui distinguent l’homme des animaux. La religion n’est pas innée chez l’homme. Jusqu’à présent, encore, il existe des peuplades dépourvues de tout sentiment religieux, comme il en existe d’autres qui ont des religions pour ainsi dire rudimentaires. Plus on s’éloigne de ces peuplades, qui nous représentent l’homme à son état primitif, et plus les religions, ainsi du reste que les langages, les mœurs, etc…, deviennent compliqués.

Le christianisme, quoique moins barbare et plus raffiné que les autres religions, est loin d’être la dernière expression du progrès. Tout le monde sent que l’avenir religieux appartient à la science, et que c’est à elle de donner le dernier mot sur l’éternel inconnu.

Ce qui, en effet, a provoqué l’idée religieuse, c’est cet inconnu, de même que sa crainte a engendré le culte. C’est en cherchant à expliquer les phénomènes physiques que l’homme a fini par se créer une religion. De la diversité des explications est venue la multiplicité des croyances. Plus ces explications sont naturelles et conformes aux vérités scientifiques, moins les religions sont grossières. C’est ainsi que le tonnerre est la voix de Dieu pour les uns, et un phénomène physique pour les autres ; il engendre des prières et des sacrifices chez les premiers, des paratonnerres chez les seconds. Ce sont autant de manifestations pour conjurer une calamité ; mais là elles sont grossières et absurdes, ici raisonnées et scientifiques.

Ainsi, démontrer l’absurdité d’une croyance ; expliquer des faits, en apparence extraordinaires, par les lois immuables qui régissent la matière ; remplacer les dogmes par les vérités scientifiques ; le culte et la prière par le travail, ne sont donc pas des moyens de destruction, mais bien, plutôt, d’amélioration et de progrès.

Ah ! je comprends que cette manière d’envisager la religion ne peut pas satisfaire tout le monde. Convaincus que l’homme est porté vers le merveilleux et l’extraordinaire ; que moins il comprend et plus son imagination est en éveil ; que le lointain, l’inconnu, l’incompréhensible l’attirent et le fascinent ; qu’il se plaît, en un mot, dans le miraculeux, certains esprits sont persuadés que des croyances assorties à ces penchants, qu’ils considèrent comme naturels à l’homme, sont plus capables d’agir sur ses sentiments et de le rendre meilleur. Mais c’est là confondre l’effet avec la cause. Si l’homme est plus porté vers le merveilleux que vers le naturel, c’est que, depuis l’enfance, son imagination est pervertie par des récits absurdes, et son cerveau pétri de façon à ne pouvoir, souvent, s’approprier d’autres idées. Le penchant vers le merveilleux n’est donc, en somme, que le résultat d’une éducation particulière. Modifions cette éducation ; laissons à l’intelligence son libre développement ; cultivons-la par des enseignements sains, et ce penchant fera vite place à l’esprit positif, au désir de s’instruire, à l’horreur de l’ignorance.

— On dirait, par cette péroraison, que tu viens de donner un tour de clef à la discussion. Je ne demande pas mieux que de la finir, mais tu avances une proposition que je ne puis laisser passer sans protester. Le sentiment religieux, dis-tu, n’est pas inné chez l’homme, et, comme preuve, tu cites des peuplades dépourvues de ce sentiment. Il est vrai que bon nombre d’explorateurs ont signalé ce fait, se basant sur ce que le langage de ces peuplades n’a pas de mot pour exprimer « Dieu ». Mais, comme le font remarquer des philosophes éminents, ce n’est pas l’idée religieuse qui leur fait défaut, c’est le moyen de l’énoncer, et l’absence du mot ne prouve pas l’absence du sentiment.

— Pardon, quand on a la notion de quelque chose on trouve toujours le moyen de l’exprimer, et il est plus logique d’admettre que le manque d’expression provient du défaut d’idée.

Mais, je ne veux pas insister sur ce point, et je vais essayer de te prouver par d’autres arguments que le sentiment religieux n’est pas un sentiment inné.





VIII.


Avant d’aborder le sujet de notre discussion, il est indispensable que nous nous mettions d’accord sur ce que l’on doit entendre par sentiment religieux et par sentiment inné.

Je ne citerai pas, à propos du sentiment religieux, les définitions des philosophes ; elles sont trop compliquées et souvent difficiles à comprendre.

Pour le vulgaire, et par conséquent pour la majorité des hommes, sentiment religieux veut dire avoir une religion ; et, avoir une religion, c’est croire en quelque chose de divin, de tout puissant. Que ce quelque chose se nomme Jéhovah ou Brahma, qu’on lui donne la forme d’un homme ou d’un sanglier, du moment qu’on croit à son existence et à sa toute puissance, on a une religion.

Quiconque s’écarte de cette façon de croire est réputé athée, dépourvu de tout sentiment religieux.

Les philosophes et les rhétoriciens ont beau compliquer leurs définitions, ils n’en aboutissent pas moins à la même conclusion, savoir : le sentiment religieux, c’est la conception de la divinité, c’est-à-dire la croyance en quelque chose de divin.

Donc, religion, sentiment religieux et croyance en Dieu sont synonymes.

Cela admis, voyons maintenant ce qu’est un sentiment inné.

On entend par sentiment inné tout sentiment qui naît spontanément dans le cerveau, c’est-à-dire, celui qui, pour se manifester, n’a pas besoin du concours de l’éducation, de l’observation ou du raisonnement. Mais toute manifestation cérébrale, ainsi éclose spontanément dans le cerveau, n’étant autre chose qu’un des modes d’action d’une faculté cérébrale, tout sentiment inné doit, nécessairement, subir les effets des lois qui régissent cette faculté, et, suivant l’évolution de cette dernière, être plus ou moins fort, plus ou moins développé. Si donc le sentiment religieux était un sentiment inné, il devrait : 1° exister sans l’intervention du raisonnement ou de l’éducation ; 2° suivre les lois propres aux facultés cérébrales.

Or, si je réussis à prouver que ce sentiment n’est dû qu’à l’éducation ou au raisonnement, et si, en même temps, je prouve qu’il ne suit pas les lois inhérentes aux facultés cérébrales, j’aurai suffisamment démontré que le sentiment religieux n’est point inné chez l’homme.

Le propre de toute faculté cérébrale, dans l’état d’intégrité du cerveau, est de se développer progressivement, puis de diminuer de même. Elle suit l’évolution même du cerveau. Jamais une faculté cérébrale ne diminue lorsque cet organe croît ; jamais, sauf dans les cas de maladie ou de vieillesse, elle ne disparaît complètement, et, à moins d’infirmité congénitale, elle ne fait jamais totalement défaut. La mémoire, par exemple, peut être plus ou moins forte, selon l’âge et l’organisation cérébrale, mais, excepté dans les cas cités, jamais elle ne disparaît pour reparaître et disparaître de nouveau. En un mot, la présence constante, la croissance et la décroissance progressives sont des attributs de toute faculté cérébrale.

Un autre caractère qui découle de ce que je viens de dire et qui leur est également propre, c’est leur état de faiblesse aux époques extrêmes de la vie, et leur grande activité à l’âge moyen.

En est-il de même pour la croyance ? Poser la question, c’est déjà la résoudre.

Contrairement à toutes les facultés cérébrales, elle ne suit aucune loi. Sa marche est irrégulière, flottante. Elle diminue ou disparaît pour augmenter et reparaître. Non seulement elle ne suit pas l’évolution des organes cérébraux, mais elle est diamétralement opposée à cette évolution. C’est aux deux extrêmes de la vie que les croyances sont les plus fortes, et c’est dans la force de l’âge, alors que toutes les facultés ont acquis leur maximum de développement et de vigueur, que ces croyances sont communément très faibles ou complètement nulles. Ceci nous explique — et je te demande pardon de la remarque — pourquoi les hommes simples, et se rapprochant par cela même des enfants, sont souvent les plus forts croyants.

Ainsi, l’absence souvent complète de croyance alors que le cerveau est parfaitement sain et que toutes les facultés cérébrales présentent leur maximum de vigueur, et son activité aux deux époques de la vie où ces facultés sont moins développées ; le défaut de convictions religieuses chez un grand nombre d’hommes supérieurs, et la fermeté de ces convictions, au contraire, chez des simples ; toutes ces constatations, absolument opposées aux caractères propres aux facultés cérébrales, peuvent…

— Pardonne, si je t’interromps. Tu viens de parler en matérialiste. Tu oublies que je crois à un principe supérieur à la matière. Le cerveau conçoit, je le veux bien, mais il conçoit parce que l’âme le fait concevoir. De même que l’intelligence, la volonté et la mémoire, la croyance est un attribut de l’âme. Peu importe le cerveau, sans l’âme, il est inerte. Tes facultés cérébrales ne sont donc, en réalité, que des facultés de l’âme, et celle-ci, étant d’essence divine, n’est pas assujettie à des lois.

— D’après ton hypothèse, la différence de mode de fonctionnement des facultés ne tiendrait donc pas à la différence de structure des cellules cérébrales, mais au bon plaisir de l’âme, laquelle serait absolument indépendante de la matière et manifesterait ses actions sans le secours du cerveau, ou, du moins, indépendamment de la constitution physique et biologique des éléments de cet organe. C’est exactement comme si tu disais que l’électricité, étant le moteur principal d’une machine, peut se passer de cette dernière.

Pas plus que le fluide électrique, la vie n’est indépendante de la matière. Ce ne sont tous deux que les effets des réactions chimiques et des actions mécaniques (choc ou frottement), c’est-à-dire : de la matière en mouvement. Selon la nature de la matière, les effets du mouvement sont différents : effets de chaleur ou d’électricité pour les corps bruts, effets de vie pour les corps organisés.

Dire que ces effets ne sont pas le résultat, mais la cause du mouvement, est une hypothèse arbitraire qui n’est fondée ni sur l’observation, ni sur un raisonnement plausible. Elle l’est d’autant plus que nous pouvons très bien concevoir la matière sans électricité et sans vie, tandis qu’il nous est impossible de concevoir le contraire.

Dans tous les cas, comme je viens de le dire, la vie, pas plus que l’électricité, n’est isolée dans la nature.

Les partisans de l’âme les plus autorisés, eux-mêmes, ne vont pas jusqu’à prétendre que ce principe puisse se passer des organes composant le mécanisme humain et destinés aux diverses fonctions sensorielles, intellectuelles et motrices. Non seulement il faut à l’âme un organe, ou pour parler plus scientifiquement un siège particulier dans le cerveau, mais il faut aussi que ce siège, formé de une ou de l’agglomération de plusieurs cellules de matière cérébrale, soit dans un état d’intégrité parfaite pour manifester convenablement ses facultés. Qu’une cause quelconque, morbide ou autre, vienne à modifier une de ces cellules, soit dans son état physique, soit de toute autre façon qui porte atteinte à sa constitution biologique, et, malgré l’âme, l’action à laquelle préside cette cellule sera, selon la modification produite, diminuée, pervertie ou complètement abolie. Que les lobes antérieurs du cerveau, par exemple, viennent à faire défaut, et la mémoire disparaît. En un mot : pas d’organe, pas de fonction. Donc, même en admettant l’existence d’un principe de vie étranger à la matière, ce principe ne peut manifester ses facultés qu’à l’aide d’organes constitués d’une manière déterminée et ayant leur siège dans le cerveau. Contrairement à ton opinion, ce n’est donc pas de l’âme, mais bien de la structure des cellules cérébrales que dépendent les caractères des facultés.

J’ai déjà parlé de ces caractères et, d’après ce que nous venons de dire, nous pouvons les compléter par les propositions suivantes :

Toute faculté cérébrale a un siège particulier où s’élabore cette faculté.

Cette élaboration est constante.

Elle est inhérente aux cellules qui composent l’appareil, c’est-à-dire que la faculté productrice des cellules est d’élaborer. Cette élaboration est donc spontanée.

De par la solidarité existant entre tous les organes, les diverses facultés cérébrales influent les unes sur les autres, mais leur influence n’est que directrice. Elles s’aident et se soutiennent mutuellement, tout en restant indépendantes les unes des autres quant à la nature de leur élaboration.

Elles sont innées chez l’homme, puisque les appareils qui les produisent font partie constituante du cerveau.

De toutes ces constatations, nous pouvons, après l’axiome « pas d’organe, pas de fonction, » tirer les trois principes suivants :

1° Toute faculté cérébrale a un appareil cellulaire particulier dans le cerveau ;

2° La façon de manifester ses facultés dépend uniquement de l’état biologique plus ou moins parfait de l’appareil ;

3° Toutes les facultés cérébrales sont soumises à des lois constantes et invariables.

Ces principes admis, il en résulte logiquement un quatrième : toute manifestation irrégulière et contraire aux lois qui régissent les facultés cérébrales n’a pas d’appareil spécial dans le cerveau et, par conséquent, n’est pas innée chez l’homme.

En appliquant ces données au sujet de notre discussion, nous pouvons donc dire que le sentiment religieux, ne suivant pas les lois inhérentes aux facultés cérébrales, n’a pas, d’après le dernier principe, d’organe particulier ; et, n’ayant pas de siège dans le cerveau, il ne saurait, d’après l’axiome sans appareil point de manifestation, être inné chez l’homme.

— Cependant, du moment que le sentiment religieux existe, tu ne peux nier qu’il ne soit l’effet d’un travail cérébral. Il faut donc, d’après tes propres principes, qu’il y ait, dans le cerveau, un organe pour le concevoir.

— Pour l’analyser ou pour se l’approprier, tu veux dire. Toutes nos connaissances mettent le cerveau en activité, mais toutes ne sont pas, pour cela, des conceptions du cerveau. De ce que tout travail cérébral suppose un appareil où ce travail s’opère, il ne s’ensuit pas, nécessairement, que l’objet élaboré y soit éclos spontanément. De même que l’estomac ne donne pas naissance aux aliments qu’il digère, de même le cerveau n’engendre pas les idées qu’il analyse ou qu’il s’assimile ; et s’il faut un organe spécial pour toute conception spontanée, comme il en faut un pour toute sécrétion particulière, il n’en est pas de même pour chaque travail cérébral, notamment pour celui occasionné par une idée venue du dehors. Il suffit d’un seul appareil digestif pour digérer tous les aliments, et il suffit d’un seul appareil d’assimilation ou de raisonnement pour s’approprier toutes les idées et connaissances. Ainsi considérées, ces dernières ont bien, dans le cerveau, un appareil pour les recevoir ou pour les analyser, mais non pour les concevoir.

Le sentiment religieux, n’ayant pas d’appareil spécial, rentre donc dans la catégorie des connaissances acquises ou assimilées, et, par conséquent, comme toute idée scientifique, philosophique ou autre, est dû à l’éducation ou à une déduction du jugement déterminée par les diverses perceptions cérébrales. Dans le premier cas, le sentiment religieux est l’effet d’une faculté d’assimilation, et dans le second, d’une faculté de raisonnement. Mais si l’une comme l’autre de ces facultés est innée, le sentiment, que la première a acquis par implantation et la seconde par analyse, ne l’est pas.

Cette façon de voir nous explique pourquoi les croyances religieuses sont faibles à l’âge moyen et fortes aux époques extrêmes de la vie. Les convictions dues au raisonnement sont l’apanage de l’homme mûr. Mais par cela même qu’elles sont l’effet de cette faculté, ces convictions, surtout celles dont la démonstration immédiate est impossible, ne sont pas définitives. Un raisonnement les a fait naître, un autre raisonnement les modifie. Il n’en est pas ainsi pour les croyances dues à l’éducation. Ces croyances sont le résultat de l’adaptation forcée des cellules d’assimilation à une action déterminée. Contrairement aux cellules de raisonnement, qui modifient et transforment les idées soumises à leur analyse, les cellules d’assimilation ne leur font subir aucun changement. Elles les reçoivent et se les assimilent telles quelles, et avec d’autant plus de facilité que ces idées ont été ensemencées à une époque plus rapprochée de celle où les cellules étaient encore vierges, et où — le raisonnement n’étant pas suffisant — elles ne pouvaient se montrer réfractaires à l’assimilation.

Les idées ainsi assimilées laissent des traces ineffaçables dans le cerveau, tout comme sont ineffaçables les impressions du phonographe ; et si, dans la force de l’âge, le raisonnement discute ces idées et paraît même les modifier, au déclin de la vie, avec l’affaiblissement de la raison — l’impression première persistant toujours, — les anciennes croyances redeviennent souvent prépondérantes…



FIN

  1. Matth. I, 22.
  2. Isaïe VII, 14.
  3. Matth. I, 23.
  4. Gen. XXIV, 16 ; Ex. XXII, 15, 16 ; Lév. XXI, 3, 13, 14 ; Deut. XXII, 14, 15, 17, 19, 20, 23, 28 ; XXXII, 25 ; Juges XI, 37, 38 ; XIX, 24 ; Esth. II, 2, 3, 17, 19 ; Isaïe XXXVII, 22 ; XLVII, 1 ; LXII, 5 ; Jérémie II, 32 ; XIV, 17 ; XXXI, 4, 13, 21 ; XLVI, 11 ; LI, 22 ; Ézéch. IX, 6 ; XXIII, 3, 8 ; XLIV, 22 ; Am. V, 2 ; Zach. IX, 17.
  5. Gen. XXIV, 43.
  6. Ex. II, 8.
  7. Gen. XXIV, 14, 16, 28 ; XXXIV, 3 ; Nom. XXXI, 18 ; Deut. XXII, 15-29 ; Juges XXI, 12 ; I Rois I, 2 ; Ruth II, 5 ; Esth. II, 2-13.
  8. Juges XIX, 3-8 ; Ruth II, 6.
  9. Ex. II, 8.
  10. Gen. XXIV, 55-57 ; Juges XXI, 12 ; Am. II, 7.
  11. Gen. XXXIV, 12.
  12. Gen. XXXIV, 2.
  13. Juges XIX, 3-8.
  14. Prov. XXX, 19 ; Cant. VI, 8.
  15. Cant. I, 3.
  16. Isaïe XXXVII, 22 ; XLVII, 1 ; LXII, 5.
  17. Matt. I, 23.
  18. Jonas I, 17 (ou II, 1).
  19. Matt. XII, 40 ; XVI, 4 ; Luc XI, 30.
  20. Matt. XXVII, 62 ; Marc XV, 42 ; Luc XXIII, 54 ; Jean XIX, 31.
  21. Matt. XXVIII, 1 ; Marc XVI, 1-2 ; Luc XXIV, 1-3 ; Jean XX, 1.
  22. Gen. XLIX, 10.
  23. Matt. II, 23 ; Jean I, 45.
  24. Nomb. VI, 2 et suiv. ; Juges XIII, 5 ; XVI, 17 ; I Sam. I, 11.
  25. Matth. II, 23 ; Jean I, 45.
  26. Juges XIII, 5.
  27. II Sam. VII, 11-13 ; Psaum. CXXXII, 11-17 ; Isaïe IX, 6-7 ; XVI, 5 ; Jér. XXIII, 5 ; Dan. II, 44 ; VII, 14-27 ; Abd. I, 21 ; Mich. IV, 7 ; V, 2.
  28. Luc I, 33.
  29. Matt. XXII, 42 ; Marc XII, 35 ; Luc I, 32-69 ; XX, 41 ; Jean VII, 42 ; Act. II, 29-30 ; XIII, 22-23 ; Rom. I, 3 ; II Tim. II, 8.
  30. Gen. XXVII, 4 ; XLIX, 1-33 ; Deut. XXXIII, 1 ; Josué XXIV, 1-29.
  31. Gen. XVI, 2-4.
  32. Id. XXI, 14.
  33. Id. XXI, 12.
  34. Gen. XXV, 30-34.
  35. Id. XXV, 27-28.
  36. Id. XXVII, 5, 6, 7.
  37. Id. XXV, 28.
  38. Id. XXV, 27.
  39. Id. XXVIII, 18 ; XXXI, 45, 54 ; XXXIII, 20 ; XXXV, 7, 14.
  40. Id. XXV, 27.
  41. Gen. XXVII, 1.
  42. Id. XXVII, 1-4.
  43. Id. XXVII, 5, 6, 7.
  44. Id. XXVII, 6-12.
  45. Gen. XV, 1, 12, 13 ; XX, 3, 6 ; XXVI, 24 ; XXVIII, 12-13 ; XXXI, 11-24 ; XLVI, 2 ; Nom. XII 6 ; I Rois III, 5 ; II Chron. VII, 12 ; voir aussi les Prophètes.
  46. Gen. XXXIII, 1-15.
  47. Id. XXVII, 12.
  48. Id. XXVII, 13.
  49. Gen. XXVII, 18.
  50. Id. XXVII, 19.
  51. Id. XXVII, 20.
  52. Id. XXVII, 20.
  53. Id. XXVII, 9-14.
  54. Id. XXV, 34.
  55. Gen. XXX, 33-43.
  56. Id. XXXI, 19.
  57. Matth. I, 1 et suivants.
  58. Luc III, 23 et suiv.
  59. Id. III, 23 et suiv.
  60. Matth. I, 17.
  61. Id. II, 14.
  62. Id. II, 21-33.
  63. Luc II, 22 et 39.
  64. Jean XIX, 25.
  65. Matth. XXVII, 56 ; Marc XV, 40 ; Luc, XXIII, 49.
  66. Jean XI, 1-44.
  67. Matth. III, 16 ; Marc I, 10 ; Luc III, 22 ; Jean I, 32.
  68. Matth. III, 17 ; Marc I, 11 ; Luc III, 22 ; IX, 35 ; II Pierre I, 17.
  69. Jean I, 29-34.
  70. Matth. XI, 2-3 ; Luc VII, 19-20.
  71. Matth. XI, 7-11 ; Luc VII, 24-28.
  72. Matth. VII, 15.
  73. Matth. III, 4 ; Marc I, 6.
  74. Matth. XI, 14.
  75. Jean I, 19-21.
  76. Luc VIII, 39.
  77. Matth. VIII, 3, 4 ; IX, 30 ; Marc I, 42, 43 ; Luc VIII, 56.
  78. Matth. XXVIII, 19.
  79. Act. II, 38 ; VIII, 16 ; X, 48 ; XIX, 5.
  80. Gen. XIX, 31-36.
  81. Id. XX, 11-12.
  82. II Sam. XI, 15.
  83. II Sam. XI, 3, 4.
  84. II Sam. XIII, 10-14.
  85. II Sam. XIII, 28-29.
  86. I Rois II, 22-25
  87. I Rois XVIII, 22, 40.
  88. II Rois II, 11.
  89. Ézéch IV, 12-15.
  90. Osée I, 2.
  91. II Rois II, 23-24.
  92. Actes V, 3-10.
  93. Ex. XII, 37-38.
  94. Nomb. I, 45-46.
  95. Deut. II, 7.
  96. Nomb. XXXIII, 48-51 ; XXXV, 1.
  97. Id. XXII, 1 ; XXV, 1 ; XXVI, 63 ; XXXIII, 49.
  98. Id. XXVI, 51.
  99. Id. I, 46.
  100. Id. I, 1, 2, 19 ; Deut. I, 6.
  101. Id. XI, 14, 17 ; Deut. I, 9.
  102. Deut. I, 10.
  103. Nomb. XI, 16, 17, 24 ; Deut. I, 15.
  104. Ex. XX, 5 ; XXXIV, 14 ; Deut. IV, 24 ; VI, 15 ; Jos. XXIV, 19 ; Nahum I, 2.
  105. Deut. VII, 21 ; X, 17 ; Néhémie I, 5 ; IV, 14 ; IX, 32.
  106. Deut. XXXII, 35 ; Ps. XCIV, 1 ; Nahum I, 2 ; Rom. XII, 19 ; II Cor. XI, 2.
  107. Jos. IV, 12, 13.
  108. Nomb. XXVI, 7, 18, 34.
  109. Ex. VII, 20-21.
  110. Id. VIII, 17.
  111. Id. IX, 10.
  112. Id. XII, 29, 30, 33.
  113. Id. XII, 33.
  114. Id. III, 22 ; XII, 35-36.
  115. Id. XII, 31-39.
  116. Ex. XII, 38.
  117. Ex. XIV, 11, 12 ; XV, 24 ; XVI, 2, 3 ; XVII, 2, 3 ; XXXII, 9, 22 ; XXXIII, 5 ; Nomb. XI, 10-15 ; XIV, 2, 4, 27 ; XVI, 1-15 ; XX, 2-5 ; XXI, 5.
  118. Ex. XVII, 4 ; Nomb. XIV, 10 ; XVI, 42.
  119. Nomb. XVI, 1-33.
  120. Matth. V, 17.
  121. Matth. V, 43.
  122. Ex. XII, 49 ; XXII, 21 ; XXIII, 9 ; Lévit. XIX, 33, 34 ; XXIV, 22 ; Deut. X, 19 ; XXIV, 14 ; XXIII, 7.
  123. Gen. XXIII, 4 ; XXXVII, 1 ; Ex. XII, 49 ; XXII, 21 ; XXIII, 9 ; Lév. XXIV, 22 ; Nomb. IX, 14 ; XV, 29 ; Deut. X, 19 ; XV, 15 ; XXIV, 14 ; I Rois VIII, 41, 43.
  124. Lév. XXII, 18 ; Deut. XXIII, 7.
  125. Prov. XXV, 21.
  126. Psaum. XLI, 10, 11.
  127. Deut. XXIII, 6.
  128. I Tim. VI, 3-5 ; II Tim. III, 5 ; II Thessal. III, 14.
  129. II Jean, 10.
  130. Act. XXIV, 14 ; XXVI, 10.
  131. Act. XXIII, 6 ; XXVI, 5 ; Phillip. III, 5 ; I Corinth. III, 9 ; VII, 7 ; XI, 1 ; XV, 10 ; II Corinth. XI, 5, 22, 23 ; XII, 1-5, 11 ; Galat. I, 14, 15 ; II, 11.
  132. Galates I, 13, 14.
  133. Act. VII, 58 ; VIII, 1-3 ; IX, 1-2.
  134. I Sam. XV, 3.
  135. I Corinth. XVI, 22.
  136. Galates I, 8, 9.
  137. Luc, XXIII, 8.
  138. Actes XXV, 19.
  139. Actes IV, 13.
  140. Rom. II, 5, 8, 12 ; V, 9 ; XII, 19 ; XIII, 4 ; II Cor. XI, 2 ; II Thess. I, 8, 9 ; Hébr. V ; VI ; VII ; X, 29, 30, 31.
  141. Jean VIII, 40.
  142. C’est-à-dire prophète. (Voyez Ézéchiel presque à chaque chapitre.) Expression très fréquemment employée dans les quatre évangiles.
  143. Matth. XVI, 20 ; Luc IV, 41 ; IX, 20, 21.
  144. Matth. XXI, 11, 46 ; Luc VII, 16 ; XXIV, 19 ; Jean IV, 19 ; VI, 14 ; VII, 40 ; Act. III, 22.
  145. Matth. XII, 32 ; Luc XII, 10.
  146. Act. XVIII, 15 ; XXV, 18, 19, 20.
  147. Act. I, 6.
  148. Luc XXIII, 5, 14.
  149. Id. XXIII, 2.
  150. Jean XIX, 12.
  151. Luc XXIV, 21.
  152. II Chron. XVI, 12.
  153. Lévit. XIV, 12, 13, 14, 17, 18, 19, 20 ; XV, 15, 30 ; Jean, IX, 2.
  154. Lévit. XIII, 2 et suiv. ; XIV, 2 ; Jacques V, 14, 15.
  155. Matth. IX, 2-7 ; Marc II, 5, 10, 11 ; Luc, V, 20, 24 ; Jean V, 14.
  156. Matth. IX, 2, 3 ; Marc II, 5 ; Luc V, 20 ; VII, 47, 48 ; Jean VIII, 11.
  157. Deut. XVIII, 15, 18 ; Jean I, 45 ; Act. III, 22 ; VII, 37.
  158. Marc VII, 33 ; VIII, 23 ; Jean IX, 6.
  159. Marc VIII, 22, 23.
  160. Id. VII, 32, 33.
  161. Matth. VIII, 3 ; IX, 29, 30 ; XX, 34 ; Marc I, 31 ; Luc IV, 40 ; XIII, 13.
  162. Matth. VIII, 32 ; Marc I, 25, 26 ; X, 52, 53 ; Luc IV, 35.
  163. Matth. VIII, 3-15 ; Marc I, 41, 42 ; IX, 25, 26 ; Luc XVIII, 42, 43 ; Jean V, 8.
  164. Matth. VIII, 31, 32 ; XII, 22 ; Marc I, 25, 26 ; V, 8 ; VII, 29, 30 ; IX, 25, 26 ; Luc IV, 35 ; VIII, 29 ; XI, 14.
  165. Matth. VIII, 29 ; Marc I, 24 ; III, 11 ; Luc IV, 34, 41 ; VIII, 28.
  166. Matth. VIII, 32 ; Luc VIII, 33.
  167. Je prie le lecteur de ne pas voir un persiflage dans ce que je dis. Les rabbis sont invités aux noces, non seulement pour bénir les nouveaux mariés, mais aussi pour faire acte de rabbi, c’est-à-dire pour accomplir quelque miracle. Le plus souvent cette occasion leur est offerte par des chrétiens eux-mêmes. Si, par exemple, des pierres lancées par ces derniers (chose qui arrive habituellement aux noces juives dans les villages de Russie) n’atteignent personne, c’est le rabbi qui, par sa présence, a protégé les enfants de Dieu ; s’il y a un ou deux blessés, c’est encore à lui que l’on doit de n’en avoir pas un plus grand nombre ; et si c’est le rabbi lui-même qui est estropié, alors satisfaction générale, car le maître, ayant souffert pour tout le monde, montera certainement au ciel.
  168. Voir l’Apocalypse.
  169. Matth. XVII, 15 ; Marc IX, 17, 18 ; Luc IX, 38, 39.
  170. Matth. XXIII, 2-7, 13-15 ; Marc XII, 38-40 ; Luc XI, 39-52 ; XX, 46-47.
  171. Matth. IX, 10, 11 ; Marc II, 15, 16 ; Luc V, 29, 30, 31.
  172. Matth. XXIII, 12 ; Luc XIV, 11 ; XVIII, 14.
  173. Jean XX, 11.
  174. Luc XXIV, 12 ; Jean XX, 3-8.
  175. Matth. XXVIII, 11.
  176. Luc XXIV, 12 ; Jean XX, 2-7.
  177. Matth. XXVIII, 13.
  178. Marc XVI, 19 ; Luc XXIV, 51 ; Actes II, 24.
  179. Act. II, 27, 31 ; XIII, 35, 37.
  180. Matth. XXVIII, 2 ; Luc XXIV, 4 ; Jean XX, 12.
  181. Matth. XXVIII, 13.
  182. Luc XXIV, 10-11.
  183. Luc XXIV, 12 ; Jean XX, 3-8.
  184. Luc XXIV, 39 ; Jean XX, 20, 27.
  185. Luc XXIV, 46.
  186. Matth. XXVIII, 13.
  187. Matth. XXVII, 64.
  188. Matth. XXVII, 63.
  189. Marc XVI, 11 ; Luc XXIV, 10, 11.
  190. Luc XXIV, 39-41 ; Jean XX, 24-27.
  191. Matth. XVI, 21 ; XVII, 23 ; XX, 19 ; Marc VIII, 31 ; X, 34 ; Luc IX, 22 ; XVIII, 33 ; XXIV, 6, 7 ; Jean II, 19-21.
  192. Luc XXIV, 17-21.
  193. Marc XV, 44.
  194. Matt. XXVII, 45-50 ; Marc XV, 25, 34-37 ; Luc XXIII, 44-46.
  195. Matt. XXVII, 50 ; Marc XV, 37 ; Luc XXIII, 46 ; Jean XIX, 30.
  196. Matth. XXVII, 48-50 ; Marc XV, 36-37 ; Luc XXIII, 36 ; Jean XIX, 28-30.
  197. Jean XIX, 33.
  198. Id., id., id.
  199. Id., id., 36.
  200. Id., id., 34.
  201. Id., id., id.
  202. Matth. XXVIII, 57-58 ; Marc XV, 43 ; Luc XXIII, 50-52 ; Jean XIX, 38.
  203. Matth. XXVII, 60.
  204. Matth. XXVII, 57 ; Marc XVI, 43 ; Luc XXIII, 50.
  205. Jean XX, 11.
  206. Id., id., 15.
  207. Id., id., id.
  208. Jean XX, 15.
  209. Id., id., 16.
  210. Id., id., id.
  211. Id., id., 17.
  212. Luc XXIV, 39 ; Jean XX, 20, 27.
  213. Marc XVI, 11 ; Luc XXIV, 9-11.
  214. Luc XXIV, 13-16.
  215. Id., id., 28.
  216. Id., id., 29.
  217. Id., id., 30-31.
  218. Matth. XXVIII, 2 ; Luc XXIV, 4 ; Jean XX, 12.
  219. Jean XX, 9.
  220. Exode IV, 11 ; XXXI, 3-6 ; XXXV, 31, 35 ; XXXVI, 1, 2 ; Deut. XXXII, 39 ; I Sam. II, 6, 7, 8, 9 ; Prov. XVI, 9 ; XX, 24 ; XXI, 31.
  221. Matth. III, 9.
  222. Deut. XXXII, 39 ; I Sam. II, 6.
  223. Josué X, 12, 13.
  224. II Rois II, 11 ; Marc XVI, 19 ; Luc XXIV, 51 ; Act. I, 2 ; Héb. XI, 5.
  225. Ex. XVII, 6.
  226. Id. VII, 10.
  227. Jean II, 9.
  228. Dan. III, 20-27.
  229. Jean XX, 19.
  230. Luc XXIV, 36, 37.
  231. Marc XVI, 14 ; Luc XXIV, 38.
  232. Luc XXIV, 39 ; Jean XX, 20-27.
  233. Luc XXIV, 41.
  234. Id., id., 45.
  235. Luc XXIV, 46 ; Act. XVII, 3.
  236. Luc XXIV, 41, 52.
  237. Id., id., 53.
  238. Act. I, 14.
  239. Luc XXIV, 53.
  240. Act. II, 22, 23, 24, 25.
  241. Luc XXIV, 49 ; Act. I, 4.
  242. Matth. XXVIII, 10.
  243. Matth. XXVIII, 5-10 ; Marc XVI, 7.
  244. Matth. XXVIII, 16.
  245. Matth. XXVIII, 19 ; Marc XVI, 15.
  246. Rom. I, 17 ; III, 27 ; Gal. II, 16 ; III, 11 ; Éph. II, 8, 9 ; Héb. X, 38.
  247. Matth. XIX, 16, 17 ; Marc X, 17-19 ; Luc XVIII, 18-20.
  248. Jacques II, 14, 17, 24, 26.
  249. Lévit. XXIV, 14, 23 ; Nomb. XV, 30-36 ; XXV, 2, 7, 8 ; I Rois, XXI, 13 ; Act. VII, 57, 58.
  250. Lévit. XX, 2 ; XXIII, 29, 30 ; XXIV, 15, 16 ; Nomb. IX, 13 ; Deut. XIII, 6-15 ; XVII, 2, 5, 7, 12 ; XXII, 19-24.