La Fondation Gonzalez Allende de Toro

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La Fondation Gonzalez Allende de Toro
Revue pédagogique, année 192076-77 (p. 268-281).

Une Œuvre espagnole d’éducation.

La Fondation Gonzalez Allende de Toro.

Don Manuel González Allende naquit à Toro, province de Zamora (Espagne), le 15 janvier 1778, et mourut à Madrid le 27 décembre 1847. C’était un philanthrope éclairé et un esprit libéral. Entré dans la vie politique au lendemain de la révolution de 1820, comme député aux Cortes, il y déploya une activité sans éclat, mais incessante, et toujours inspirée par le souci des intérêts du peuple et des droits du pouvoir civil : quoique sincèrement catholique, il avait une conception toute laïque de l’État. Partisan de la liberté individuelle, il se fit le défenseur de la presse, qui doit être, disait-il, « indépendante de toute autorité, civile, ecclésiastique ou militaire ». Dans le même esprit, et convaincu que l’ignorance est la principale cause de la misère matérielle et morale, il se préoccupa de bonne heure de l’éducation populaire, qu’il aurait voulu voir organiser sur un plan d’ensemble comme celui de 1813 (Plan general de Instrucción pública) qui, en 1821, en était encore à attendre la discussion. À plusieurs reprises, il revint sur cette importante question, à laquelle il consacra sa suprême pensée, léguant sa fortune à sa ville natale pour la création de trois écoles primaires destinées à recevoir trois cents enfants, dans la proportion de cent filles et deux cents garçons.

Toutefois, la ville de Toro ne devait entrer en jouissance de l’héritage qu’après la mort de deux usufruitiers dont le dernier ne disparut qu’en 1880. À cette date pouvaient s’exécuter les volontés du testateur. Elles ne devaient l’être, cependant. qu’en 1914. Dans cet intervalle de trente-quatre ans se livrèrent, autour du testament, des luttes qui rappellent, toutes proportions gardées, celles que suscita chez nous la discussion des lois de 1881 et 1882.

Les éléments conservateurs, sous prétexte que G. Allende était mort en confessant la foi catholique, prétendaient remettre à l’Église la conduite des nouvelles écoles. Les éléments libéraux, excipant des idées bien connues du testateur sur la prééminence du pouvoir civil et des termes mêmes du testament qui prescrivait trois écoles, sans rien spécifier quant à la nature de l’enseignement ni à la qualité des maîtres, déclaraient que, légalement aussi bien que moralement, eux seuls étaient aptes à remplir, dans la lettre et dans l’esprit, les intentions du fondateur. Leur interprétation du testament n’avait d’ailleurs rien de subversif ni de menaçant pour la foi chrétienne. Ils adoptaient le programme d’enseignement des écoles nationales, en tête duquel figure le catéchisme romain, — le catholicisme étant, en Espagne, religion d’État. Ce qui n’empêcha pas, naturellement, leurs adversaires de les accuser de vouloir faire « des écoles de perdition… des écoles sans Dieu ».

À ces disputes d’ordre, — si l’on peut dire, — métaphysique, s’ajoutaient les difficultés nées du particularisme provincial, très marqué en Espagne, comme on sait, et plus ou moins ouvertement opposé à l’ingérence de l’État dans les affaires locales. L’État, de son côté, se souciait peu d’agir. Il attendit treize ans pour « classer » la fondation, c’est-à-dire pour déterminer son caractère de « donation particulière faite au bénéfice d’une collectivité, et aux fins spéciales d’enseignement », ce qui coupait court aux prétentions de différentes administrations, publiques ou privées, désireuses de s’adjuger les biens de la fondation Allende.

Ceux-ci, pendant ce temps, peu ou mal gérés, devenaient ce qu’ils pouvaient. Des rentes s’accumulaient sans emploi, des ventes illicites s’effectuaient, diminuant les biens-fonds sans qu’une justification suffisante fût produite de ces opérations. Il y avait bien un comité local de surveillance (Junta de patronos), mais qui semblait plutôt avoir besoin lui-même d’être surveillé. En 1911, enfin, sous la pression de l’opinion publique de Toro, et aussi par suite d’avertissements répétés de la part d’un « Comité de défense du Legs Allende » formé par quelques citoyens énergiques, le gouvernement réforma la « Junta de patronos » et nomma un « délégué spécial du Ministre de l’Instruction publique », D. Leopoldo Palacios Morini, universitaire distingué et député aux Cortes, homme de volonté décidée, d’esprit lucide, et, par-dessus tout, dévoué à la cause de l’éducation populaire. Don Palacios n’épargna ni ses pas, ni sa peine, se multipliant en enquêtes, rapports, conférences, s’adressant directement au peuple et le gagnant, pour ainsi dire, à sa propre cause, que tant d’avatars avaient fini par obscurcir aux yeux des intéressés eux-mêmes. Grâce à l’activité de D. Palacios et aux concours dévoués qu’il suscita par son ardeur communicative, l’affaire entra enfin dans la voie des réalisations. Des statuts furent rédigés et soumis à l’approbation du Ministre, organisant l’institution jusque dans ses moindres détails ; les travaux commencés furent achevés, d’autres amorcés, l’œuvre enfin inaugurée le 27 décembre 1914, soixante-sept ans, jour pour jour, après la mort de son fondateur.

« La Fondation Allende, de Toro, est une institution de culture, composée de divers établissements d’instruction primaire perfectionnée et complète pour les enfants, les adultes et le public en général » (D. Palacios, Historia, documentos y noticias de una obra de enseñanza). On voit, par cette définition, avec quelle largeur ont été interprétés les termes du testament et les intentions du testateur. Celui-ci n’avait en vue que trois écoles primaires, et le capital qu’il avait affecté à leur entretien était alors tout juste suffisant pour cet objet. Mais ce capital avait considérablement augmenté, tant à cause de la plus-value acquise par les immeubles dont il se composait à l’origine, que par l’accumulation, pendant trente-quatre ans, des intérêts inemployés. Les comptes de fin d’année de 1917 accusent pour la fondation Allende un avoir global de 2 109 656 pesetas, et un revenu annuel de 76 009 pesetas. Une œuvre qui dispose de pareils moyens a le devoir d’étendre son rayon d’action. Sans entamer son capital, la Fondation est en mesure d’assurer largement le fonctionnement de tout l’organisme : écoles primaires, cours d’adultes (enseignement professionnel et culture générale), Université populaire, œuvres complémentaires. Une partie du programme est déjà exécutée ; le reste prendra corps au fur et à mesure des épargnes réalisées sur le revenu annuel.

Un trait original de cette œuvre aux multiples organes, c’est qu’elle fonctionne, non pas dans un lieu unique, en quelque vaste bâtisse toute neuve, montagne de pierre, labyrinthe de couloirs et d’escaliers desservant des enfilades de salles, comme on se représente volontiers un édifice élevé en l’honneur de la science ou de la pédagogie. Ces mornes bâtiments absorbent des millions. Les organisateurs de la fondation Allende ont pensé sans doute, avec raison, qu’ils avaient un meilleur emploi de leur argent. En outre, une pareille construction, qui trouve dans une grande ville son cadre naturel, eût été déplacée à Toro.

Imaginez une grosse bourgade de huit à neuf mille habitants, aux rues étroites, serpentantes et caillouteuses dont la ligne médiane est indiquée par un ruisseau remplissant l’office d’égout collecteur. (Les petites villes espagnoles, et même quelquefois les grandes, ignorent certaines commodités domestiques, dont la voie publique est le succédané ordinaire.) Cependant, ces rues malodorantes sont bordées de façades richement écussonnées, derrières lesquelles s’ouvrent de belles salles de nobles proportions, avec des plafonds aux caissons peints de couleurs autrefois vives et harmonieuses. Les fenêtres sont masquées de grilles élégantes, aujourd’hui rouillés. C’étaient là des demeures seigneuriales, et Toro se vante d’un passé qui le cède à peine en gloire à Zamora, sa voisine, célèbre dans les fastes du Cid.

11 n’était pas difficile, parmi tant de vieux palais désaffectés, d’en trouver un qui, convenablement remis en état, put abriter les services de la Fondation Allende : et c’est ainsi, en effet, que l’ancienne demeure des marquis de Castrillo devint la « Casa central » de la Fondation. Là sont réunis, avec les classes d’adultes et les ateliers de travail manuel, tous les services de l’Université populaire : bibliothèque, musée, salie de conférences et de réceptions, salle de réunion des comités, secrétariat, appartement du directeur. On y a installé la lumière électrique et le chauffage central. L’architecte, homme de goût et de sens pratique à la fois, a su, tout en aménageant les salles avec tout le confort propre à faciliter le travail, respecter le caractère de l’édifice. Celui-ci est construit dans le style vieux-castillan, tout imprégné d’influences mauresques, le style « mudejar », dont l’élégance sévère s’harmonise si bien avec la nudité de la plaine castillane et l’immensité de son ciel. Pour une œuvre d’éducation populaire, de civilisation, aucun choix n’est supérieur à celui d’un édifice dont l’aspect donne un perpétuel enseignement d’harmonie et de beauté.

Par une inspiration aussi heureuse, quoique différente, ce n’est pas dans la ville même, mais sur ses confins, que l’on a choisi l’emplacement des écoles primaires. Sur un plateau dominant d’une centaine de mètres la plaine du Douro, qui coule à ses pieds, Toro est assise, comme sur un trône. Elle fut reine autrefois, en effet, capitale de la province qui portait son nom. Entre autres vestiges de sa gloire passée, elle possède une belle église romane qui occupe l’extrémité sud-est du plateau, l’extrémité opposée, sorte de promontoire relié à la ville par une charmante promenade ombragée, porte, — en attendant les autres, — trois des pavillons scolaires de la Fondation Allende. Ce sont : à l’entrée, une maison d’habitation pour un maître chargé de la surveillance et pour le concierge ; plus loin, l’école maternelle, et, à l’extrême pointe, la cantine, toutes trois en briques roses et de style « mudejar », fort élégantes, et d’une construction très soignée.

La cantine comprend deux vastes salles à manger, une cuisine, une buanderie-salle de bains, des magasins de provisions, et, sur le toit, un belvédère d’où le regard embrasse un des plus vastes panoramas qui soient au monde : la plaine de Castille, immense comme la mer, avec des ondulations puissantes qui semblent une houle pétrifiée. Blonde ou fauve, vêtue de chaume — c’est la « terre du pain », le grenier de l’Espagne, — ou de broussailles grillées par le soleil, elle s’étend, désertique, jusqu’aux plus lointains horizons. Le Douro y décrit son cours sinueux et changeant, qui, après avoir frôlé la base du plateau torésan, s’en va se perdre dans l’infini de la distance. Grâce à lui, Toro, de ce côté, s’enguirlande de champs, de jardins, de bouquets de saules et de peupliers, forme une tache de verdure, une oasis dans le désert. Ce paysage, aux lignes abstraites, revêt pourtant, selon l’heure du jour et le moment de Tannée, la beauté changeante et nuancée que lui donnent les jeux de la lumière, les mouvements des nuées et les métamorphoses des saisons.

Peu d’écoles sont aussi admirablement situées. Comme la cantine, l’école maternelle ouvre sur la plaine de grandes baies vitrées par où entrent à flots l’air et la lumière. Elle compte trois classes, autour desquelles se distribuent dortoir, vestiaire, lavabos, cabinet du docteur, salle des maîtresses, salle de réception des parents. Les murs sont peints de couleurs claires et ornés de belles photographies. Tout ici respire le bien-être et la joie. Les fonds de réserve (cent mille francs) vont permettre cette année (1920) de construire les classes primaires qui, jusqu’ici, ont fonctionné avec une installation de fortune. Ainsi va s’édifiant pièce à pièce, sur la pointe du plateau, un véritable village scolaire. Au pied du promontoire s’étend, dans la direction du fleuve, le champ d’expériences de la Fondation.

Telle est l’installation matérielle. Elle est conçue pour un cycle complet d’études, depuis l’école maternelle, où l’enfant entre à quatre ans, sous la seule condition d’être sain de corps et de développement normal quant à l’intelligence, jusqu’au cours d’adultes, où il entre à quatorze ans, et où domine l’enseignement technique. Voici, du reste, les programmes dans leur ensemble :

D’abord l’enseignement religieux, « catholique, apostolique et romain », précise l’article 4 des statuts, qui ajoute : « est interdite toute propagande de parti ou de secte. » Ensuite :

A. — Pour les enfants :

1° L’instruction primaire complète, maternelle, élémentaire et supérieure (les matières sont celles de nos programmes) ;

2° L’initiation pratique aux métiers exercés dans la région, série agricole, série commerciale, série industrielle, avec étude spéciale de la comptabilité et des langues, la pratique des travaux des champs, du laboratoire et de l’atelier ; pour les filles, l’économie domestique ;

3° Gymnastique ;

4° Dessin ;

5° Chant et musique ;

6° Jeux, récréations, divertissements, natation, canotage, excursions de plaisir ou d’étude d’art, d’histoire, de vie sociale, d’histoire naturelle ; colonies de vacances.

7° Classes de garde pour les vacances et les jours de fêtes.

8° Institutions de solidarité : mutualités, coopératives, associations diverses.

B. — Pour les adultes :

1° Classes d’instruction primaire, élémentaire et supérieure ;

2° Langues vivantes, comptabilité, travaux pratiques ; pour les filles : couture et coupe ;

3° Technique des métiers les plus usuels dans la région ;

4° Excursions et divertissements ;

5° Encouragement de l’esprit de solidarité.

C. — Pour le public en général :

1° Cours suivis sur des sujets de culture générale ;

2° Lectures individuelles et collectives d’ouvrages classiques et d’actualité ;

3° Conférences variées ;

4" Concerts et réceptions ;

5° Excursions et divertissements.

On voit ici moins un plan d’études qu’un programme d’éducation, surtout d’éducation physique, professionnelle et sociale. Les matières d’enseignement que nous appelons principales: arithmétique, grammaire, histoire, géographie, comprises dans le premier article, sont traitées par prétérition, tandis que les langues vivantes, le dessin, la gymnastique et le chant, pour nous matières « accessoires » ou « auxiliaires », figurent nommément dans l’énumération qui précède. Or, ces enseignements ont une valeur surtout pratique (langues, dessin), sociale (musique, gymnastique) ou esthétique (dessin, musique, et même gymnastique) ; plus directement que les autres, qui cultivent surtout le raisonnement, ils concourent à former l’individu social et l’homme de métier. Ils sont, en outre, particulièrement propres à l’éducation des sens ; la pédagogie de la Fondation est frœbélienne : « l’enfant n’apprend rien que par l’observation directe »,

Cet enseignement a donc un caractère concret, réaliste et pratique. L’école de la Fondation Allende est, dit D. Palacios, une école de travail, entendons orientée vers le métier, et ce, dès l’école primaire. Ainsi l’agriculture, le travail du bois, du fer, du carton, l’économie domestique pour les filles, figurent au programme du cours moyen ; la comptabilité commerciale à celui du cours supérieur ; on réserve aux cours d’adultes les travaux d’atelier et de laboratoire : reliure, menuiserie, chimie appliquée, ainsi que des études plus abstraites : législation sociale et politique agraire.

Pour le développement du sens social et la fusion des classes, la Fondation compte sur l’Université populaire et les œuvres complémentaires. Les jeux et sports, excursions, réceptions, concerts, réunissent petits et grands, bourgeois et prolétaires, dans la joie des fêtes, comme les cours, conférences, mutualités, coopératives, les assemblent pour l’étude ou la satisfaction d’intérêts collectifs. Mais de toutes ces institutions, la plus intéressante est le « Club des parents », dont le but est à la fois d’intéresser les parents à la marche de l’œuvre, et de faire leur éducation en les admettant à collaborer à celle de leurs enfants. À cette double fin, ils reçoivent un Bulletin mensuel et, depuis octobre 1919, un journal, l’Ami du peuple, paraissant trois fois par mois, qui les renseignent sur les événements de tout ordre dont se compose la vie de la Fondation : comptes rendus des séances hebdomadaires des comités dirigeants, résumés ou même reproduction in extenso de conférences, menus de la cantine, tableaux comparés de pesage et de mensuration des enfants avant et après les vacances passées au bord de la mer, rapports sur les colonies scolaires, récits d’excursions, articles de fond : médecine usuelle, pédagogie pratique, morale familière, sociologie, et même articles de polémique, car l’œuvre a toujours ses ennemis : le fanatisme ne désarme jamais. Les parents font encore leur éducation en participant à celle de leurs enfants. Le directeur les réunit, une fois par semaine, par petits groupes et les entretient de la santé, du progrès ou du recul de leurs enfants, donne des conseils appropriés, et au besoin admoneste les indifférents ou les récalcitrants.

L’administration de la Fondation Allende repose sur le principe du self-government démocratique. La Fondation relève du Ministre de l’Instruction publique en ce que celui-ci nomme le personnel et exerce, par l’intermédiaire de son délégué, un contrôle sur renseignement et sur la gestion économique de l’œuvre. Mais sous cette réserve, la Fondation jouit d’une autonomie complète. Elle se dirige elle-même, par le moyen d’une « Junta de patronos » divisée en deux commissions, dont l’une s’occupe de l’administration, l’autre de l’enseignement. Cette « Junta », se compose du directeur, de tous les professeurs en titre, et de quelques habitants notoires de la ville, amis de l’œuvre, désignés par le ministre. Chaque commission tient une séance par semaine. Deux fois par an, la « Junta » se réunit en assemblée plénière pour examiner les comptes du trésorier et préparer le budget. Des délégués des familles, ainsi que des membres de la « Société des Amis de la Fondation » prennent part, dans certains cas, aux délibérations. Comme on l’a déjà vu, les procès-verbaux des séances sont rendus publics dans le Bulletin de la Fondation Allende ou dans l’Ami du peuple.

Une telle organisation, sorte de coopérative de direction, suppose chez tous ses membres un même esprit et un zèle égal. Mais que, par l’effet des circonstances, ou simplement du temps, ce zèle s’attiédisse, peut-être faudra-t-il y suppléer par une organisation simplifiée et plus centralisée. C’est une chose assez curieuse que, à l’exception, je crois, d’un seul, — le premier —, tous les directeurs qui se sont succédé étaient intérimaires, aucun ne consentant à accepter cette charge, malgré les avantages pécuniaires qui y sont attachés.

Bien que la Fondation Allende n’ait pas encore atteint son plein développement, le travail accompli depuis cinq ans a produit des résultats positifs, principalement en ce qui regarde l’éducation physique et morale des enfants, et par eux, des familles. Ici, l’œuvre à accomplir était une véritable mission. Il s’agissait de transformer en civilisés de petits sauvages qui non seulement ignoraient l’usage de l’eau, mais qui même en avaient peur : l’un d’eux refusa, deux jours de suite, son déjeuner à la cantine et se priva de manger, plutôt que de se soumettre à l’obligation préalable de se laver les mains. Il fallut lutter contre les mères elles-mêmes, indignées de ce qu’on fît prendre des bains à leurs enfants, « puisqu’ils n’étaient pas malades ». Il fallut exiger qu’on changeât les enfants de linge ; l’un d’eux avait sur le dos une chemise de trois mois, l’unique, il est vrai, qu’il eût au monde. Mais la ténacité des maîtresses et la force persuasive des dons et secours accordés aux parents nécessiteux eurent raison des oppositions les plus obstinées, et maintenant c’est l’enfant qui exige de ses parents que ceux-ci se lavent les mains « avant de se mettre à table » même lorsqu’il n’y a pas de table !

Deux « œuvres complémentaires » jouent un rôle important dans cette rénovation physique et morale de l’enfance : la cantine, et les colonies de vacances. L’une et l’autre sont organisées avec beaucoup de soin et de sens pratique, et méritent qu’on s’y arrête un moment.

La cantine est l’endroit où l’on mange des choses saines, et où l’on apprend à les manger. Les enfants sont assis par petites tables de six ou huit au plus, ils sont assis commodément, sur des chaises ; ils apprennent à se servir de la cuiller et de la fourchette, de la serviette et du verre à boire ; on leur enseigne à se bien tenir, à s’asseoir, à se lever, à attendre et à ne pas se faire attendre : ils se civilisent ; la civilisation commence à table. Chaque repas se compose d’un plat de légumes et d’un plat de viande, d’œufs ou de poisson ; il y a quelquefois du dessert ou du fromage. Dans la première quinzaine d’octobre 1919 ont été servies 1 234 rations dont le coût total a été de 293 francs. Ceux qui le peuvent, paient une cotisation hebdomadaire de soixante centimes ; les enfants pauvres sont nourris gratuitement. La bonne nourriture, le grand air et l’exercice, les soins de propreté, ont vite fait de donner à ces enfants, dont les parents vivent de pois chiches au fond de taudis obscurs, une mine brillante et des joues rebondies. Leur développement physique est suivi de près par le médecin-inspecteur de la Fondation, qui tient lui-même à jour leur fiche sanitaire, document aussi complet qu’on peut le désirer, sorte de curriculum vitae physiologique où le rôle capital de l’ascendance n’est pas oublié.

Les colonies scolaires, de trente enfants en principe — mais ce chiffre varie avec les disponibilités budgétaires — vont chaque année passer trois semaines sur une plage asturienne, où le logement leur est offert par le Musée pédagogique de Madrid, qui y possède une propriété. Le médecin pèse et mesure les enfants au départ et au retour. Le tableau comparatif, pour 1919, des poids, taille et périmètre thoracique, accuse seulement trois chiffres stationnaires et une diminution de un centimètre dans la mesure d’un périmètre thoracique ; tous les autres marquent une augmentation de taille de 1 à 2 centimètres et de poids de 2 kilogrammes au moins.

Il y a encore l’œuvre de secours aux enfants malades et nécessiteux ; secours en nature (viande), en argent, en médicaments. Enfin, les parents reçoivent, sous forme de tracts ou d’exhortations verbales, des conseils et des instructions sur l’hygiène infantile. L’une de ces brochures : « Prescriptions de l’Inspection médico-scolaire », est un modèle de clarté, de précision et de sens pratique. On se prend à souhaiter, en le lisant, que les parents de nos élèves fussent tous pourvus de ce petit vademecum, où ils apprendraient le prix de la régularité dans les heures de repas, l’importance d’une bonne nourriture, la valeur nutritive de tels et tels mets, la nécessité de les varier, et bien d’autres choses non moins utiles et non moins généralement méconnues.

Pour ce qui est du travail professionnel, les résultats sont intéressants surtout par la qualité des produits. De l’atelier de reliure sortent des travaux excellents ; les élèves relient les livres de la Bibliothèque, des professionnels ne feraient pas mieux. Ils fabriquent des cartons de bureau, des casiers à fiches, et des jouets en carton pour les enfants de l’École maternelle. Dans l’atelier du travail du bois on exécute des modèles de machines qui servent aux leçons de sciences. Pour le travail du fer et la chimie appliquée, l’atelier et le laboratoire étaient en voie d’installation au mois de septembre dernier. La chimie agricole a son champ d’expériences dans un terrain que possède la Fondation on l’on fait des essais des différentes cultures de la région. Parmi les autres enseignements pratiques, celui des langues, et particulièrement du français, est le plus en faveur. La coupe et la confection ont également beaucoup de succès parmi les jeunes filles de toutes les classes de la société ; les jeunes bourgeoises assistent aux cours de l’après-midi ; les ouvrières, occupées dans la journée, suivent les cours du soir.

D’une manière générale, cependant, la fréquentation des cours d’adultes est moins satisfaisante, quant au nombre, et même en tenant compte du chiffre peu élevé de la population, que celle des écoles primaires. Tandis, en effet, que pour celles-ci le nombre des demandes d’inscriptions dépasse toujours celui des places vacantes, l’Ami du peuple (numéro du 17 septembre 1919), se plaint du peu d’empressement des jeunes gens à se faire inscrire aux cours d’adultes. Faut-il croire qu’en Espagne, comme ailleurs, l’attrait du savoir, ou même de l’utilité pratique ne suffît pas à inspirer un zèle régulier et durable, et que l’obligation est une nécessité ?

Quant à l’Université populaire, il est difficile de juger des résultats obtenus. On peut constater que l’affluence est toujours grande aux conférences, mais celles-ci sont rares, à cause des difficultés de communications entre Toro et la capitale, où résident la plupart des conférenciers. Parmi les sujets traités, on relève : Nécessité de l’instruction comme base unique de régénération du peuple. — L’art préhistorique. — Science et art. Les articles de fond publiés dans le Bulletin et dans le journal de la Fondation sont en général très substantiels et très clairs. La plupart traitent de médecine, d’hygiène, de sociologie et de pédagogie : Évolution générale de l’organisme en relation avec les sécrétions internes. — La nocivité des boucles d’oreilles (sujet hardi pour l’Espagne féminine, très éprise de cet ornement) ; — Les déviations de la colonne vertébrale ; — Pourquoi meurent les travailleurs ; — La charité ; — l’Action féminine ; — l’Enseignement didactique, etc.

L’Université populaire est ouverte à tous ; le peuple s’y rend volontiers ; mais est-il en état d’en profiter ? Ce genre d’institution que nous avons vu chez nous naître, fleurir et mourir en un temps si bref, réalise-t-il vraiment l’idéal de l’éducation populaire des adultes ? On est frappé, en visitant cette « Casa central », sa riche bibliothèque, parfaitement aménagée, ses salles, décorées de beaux moulages d’après l’antique et d’excellentes photographies de monuments d’art, du contraste que présente cet ensemble de haute civilisation avec la saleté des rues de la ville et la misère qui croupit dans les taudis, et qui en sort, çà et là, sous l’aspect d’un misérable petit guenilleux dévorant une croûte de pain souillé que lui disputent les mouches : le mendiant, représentatif de toute une classe sociale en marge de la société. Une génération doit passer avant que la Fondation Allende puisse escompter, dans le public des adolescents et des adultes, des résultats tangibles. Peut-être aussi l’œuvre ne prendra-l-elle toute sa valeur que lorsque l’activité économique du pays sera plus efficacement encouragée qu’elle ne l’a été jusqu’ici. La culture intellectuelle, individuelle ou collective, n’est pas indépendante de l’ambiance ; la tour d’ivoire est un mythe ; rien ne tient qui ne s’appuie sur la réalité. C’est un lieu commun que de dire que l’Espagne est un pays richement doué par la nature, mais en majeure partie inexploité. On s’en doute un peu, même en ce territoire de Zamora, terre à blé pourtant, où le chaume est si clairsemé, les cultures si rares, alors que le Douro roule en un nonchalant loisir des eaux qui, distribuées à travers la plaine, en feraient une huerta fertile comme celles de Valence et de Murcie. « L’Espagnol, dit le comte de Bugallal, ministre des Finances, n’aspire, en général, qu’à une vie tranquille et sans préoccupation. Il est sobre et paresseux. Il n’économise pas. Il n’éprouve pas au même degré que le Français, l’Anglais, l’Allemand, l’ambition d’améliorer sa situation ou sa condition personnelle… » Et le même écrivain relève, parmi les causes de l’infériorité économique de son pays, « l’absence de préparation technique et l’imperfection de l’outillage ; beaucoup de nos industries, dit-il, pâtissent d’un empirisme absurde qui les ruine parce qu’il les empêche de rivaliser avec les entreprises organisées scientifiquement, mieux administrées, sachant utiliser les résidus et présentant infiniment mieux leurs articles ».

La Fondation Allende, par son enseignement dont nous avons noté le caractère pratique, par l’action morale et sociale qu’elle s’efforce d’exercer sur le public, par ses ressources pécuniaires enfin, peut travailler efficacement à cette préparation technique qui manque en Espagne, et, parallèlement, à une transformation nécessaire de la mentalité populaire. Et sans doute ces deux faces de l’œuvre s’esquissent déjà en traits épars, mais ici, comme toujours en matière d’éducation, c’est sur l’enfant surtout qu’on peut agir et sur lui qu’il faut compter pour la rénovation de la race : « l’enfant est le père de l’homme ».

R. Albert,
Directrice de l’École normale des Hautes-Pyrénées.