La Forêt et le Bûcheron

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Fables choisies, mises en versClaude BarbinLivre xii (p. 79-81).

FABLE XVI.

La Foreſt & le Bucheron.

Un Bucheron venoit de rompre ou d’égarer
Le bois dont il avoit emmanché ſa coignée.
Cette perte ne put ſi-tôt ſe reparer
Que la Foreſt n’en fût quelque-temps épargnée.

L’Homme enfin la prie humblement
De lui laiſſer tout doucement
Emporter une unique branche
Afin de faire un autre manche.
Il iroit emploïer ailleurs ſon gagne pain :
Il laiſſeroit debout maint Chêne & maint Sapin
Dont chacun reſpectoit la vieilleſſe & les charmes.
L’innocente Foreſt lui fournit d’autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche ſon fer.
Le miſerable ne s’en ſert
Qu’à dépoüiller ſa bien-faitrice
De ſes principaux ornemens.
Elle gémit à tous momens.
Son propre don fait ſon ſupplice.


Voilà le train du Monde, & de ſes Sectateurs.

On s’y ſert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je ſuis las d’en parler : mais que de doux ombrages
Soient expoſez à ces outrages,
Qui ne ſe plaindroit là-deſſus !
Helas ? j’ai beau crier, & me rendre incommode ;
L’ingratitude & les abus
N’en ſeront pas moins à la mode.