La Formation du parlement en Angleterre

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Revue des Deux Mondes tome 68, 1885
E. Boutmy

La formation du parlement en Angleterre


LA
FORMATION DU PARLEMENT
EN ANGLETERRE

Stubbs, Constitutional History of England, 3 vol. — Stubbs, Select Charters, 1 vol. — Freeman, Norman Conquest, 3 vol. — Freeman, the Growlh of the English constitution, 1 vol. — Green, History of the English people, 4 vol. — Gneist, Englische Verfassunggeschichte. — Glasson, Histoire du droit et des institutions de l'Angleterre, 6 vol.

Plusieurs publications ont jeté récemment un jour nouveau sur les origines et le premier développement des institutions politiques en Angleterre. La lumière faite par M. Guizot sur une partie du sujet n’a point pâli ; on n’a pas vu plus juste que le grand historien, on a vu plus loin et plus profondément ; on a eu une perspective plus large de l’ensemble et une maîtrise plus complète des détails. Je voudrais marquer pour le public français les principales inductions que les recherches contemporaines ont dégagées avec plus de relief ou confirmées par de nouveaux documens.

L’Angleterre politique moderne s’est constituée dans ses élémens essentiels du XIe au XIVe siècle. Le caractère et les rapports mutuels de ces élémens ont achevé de se fixer à l’époque des Tudors. Il y a eu là comme la croissance parfaitement continue d’un corps vigoureux jusqu’à la consolidation anatomique qui est le signe de l’âge adulte. Les phases de cette première évolution, comparées à l’évolution correspondante en France, offrent plus d’une leçon utile à recueillir.

Les auteurs cités en tête de cette étude ont eu la vue directe des documens de première main, le contact et la sensation d’une infinité de testes originaux. Cela ne se remplace pas. Le penseur politique, qui puise plus bas dans le courant formé paries sources mêmes qu’ils ont captées, doit être très circonspect dans ses dissentimens et très réservé dans ses objections. Toutefois les érudits ont comme les autres leurs passions et leurs préjugés, politiques ou nationaux, sans compter un penchant spécial à délaisser la solide et large chaussée historique de leurs devanciers pour le sentier plus étroit qu’ils ont ouvert de leurs mains et où ils ont commencé par marcher seuls ou en petit nombre. Les observateurs qui n’ont pas les mêmes raisons personnelles de préférence, ne trouvent pas toujours dans les raisons générales de quoi justifier ce changement de voie. Freeman, par exemple, se plaît à faire remonter le plus haut possible dans le passé les origines de la monarchie quasi-républicaine qui est son idéal politique[1]. Gneist rapporte volontiers à une source germanique tout ce qui se présente avec un caractère d’excellence. Augustin Thierry avait exagéré la profondeur et la durée de la séparation entre les conquérans et les vaincus ; il avait surfait en conséquence l’influence normande. Freeman et Gneist ne s’écartent pas moins de la ligne moyenne dans le sens opposé. Tous deux font entendre que la nation anglaise moderne n’est que la nation anglo-saxonne qui a retrouvé ses titres ; ils estiment que le gouvernement libre dont nous pouvons suivre l’évolution dans une période plus pleinement historique a non-seulement sa vague origine, mais son type plus ou moins arrêté dans la période antérieure à la conquête normande et que ce type se montrait déjà en traits grossiers et rares, mais fermes et distincts, au sein des vieilles communautés germaniques.

L’imagination se plaît à ces perspectives qui creusent et reculent l’horizon devant elle. Je n’ai garde de les dédaigner. L’état de la : société, à une époque très ancienne, peut être d’un grand enseignement politique quand on y cherche seulement des traits généraux de mœurs et de caractère, et, pour ainsi dire, les premiers plis nettement marqués du naturel national. Ces sortes d’investigations prêtent, au contraire, aux plus fâcheuses méprises quand on essaie de retrouver si loin de soi le détail d’institutions définies, d’en saisir l’opération régulière, et de faire voir comment les institutions postérieures en sont issues par voie d’élimination, d’addition ou de perfectionnement. Stubbs montre très bien que les peuplades germaniques dépeintes par César et Tacite à cent cinquante ans de distance étaient dans une sorte d’état inorganique et qu’il n’y a rien à conclure des formes politiques encore indécises que ces excellons observateurs n’ont pu que saisir en un point de leur incessante mobilité[2]. Ce sont des nuées flottantes, qui, de loin et par le contour, peuvent ressembler à des montagnes. Il ne faut pas les prendre pour des montagnes. Stubbs confesse que les résultats fournis par l’érudition sont très « indistincts, » que même les témoignages du IXe siècle sur les Saxons, dans leur pays d’origine, sont vagues et obscurs, que, des Angles, Danois ou Normands, au moment de l’invasion, « on ne sait rien. » Ses aveux d’ignorance ou d’incertitude sont moins formels en ce qui concerne l’établissement anglo-saxon ; il reconnaît cependant « qu’il n’y a pas de sujet sur lequel on ait moins d’information » que l’administration du revenu public avant la conquête. Quant aux institutions sur lesquelles il se flatte d’être plus éclairé, ce qu’il dit lui-même des institutions similaires qui existaient à la même époque dans d’autres pays ôte aux premières le caractère et la valeur d’une invention originale et locale[3]. Ce sont, pour la plupart, des commencemens d’organisation qui répondent à un certain degré de civilisation et à un certain état social ; les mêmes influences de milieu les ont appelés au jour presque en même temps dans presque tous les pays de l’Europe. Les différences capitales qui se sont accusées postérieurement dans la constitution politique des états restent donc à expliquer par des causes plus récentes.

Freeman a dû singulièrement aventurer ses inductions et forcer les analogies pour établir non pas seulement le lien d’une tradition, mais une sorte d’identité entre le witenagemot anglo-saxon, et la chambre des lords actuelle[4] ; et Stubbs lui-même paraît s’être trop complu à considérer la cour de comté, institution d’avant la conquête, comme l’œuf vivant d’où est sortie spontanément la représentation parlementaire. Witenagemot et cour de comté languissaient et se mouraient au XIe siècle, et les institutions correspondantes qui paraissent après 1066 diffèrent par tant de points de leurs prétendus originaux qu’on peut les considérer comme des créations nouvelles. Elles doivent évidemment beaucoup plus au grand événement qui vient de s’accomplir qu’à l’édifice ruiné dont elles ont utilisé plus ou moins la distribution et les matériaux.

En résumé, et pour en finir avec cette question de méthode, les causes d’une constitution politique ont leur siège, ou très loin de nous, ou beaucoup plus près qu’il n’a paru aux auteurs dont je critique la thèse. Ce qu’il faut aller étudier dans un passé très reculé, ce sont les dispositions originelles et profondes et, en quelque sorte, les premières pentes du caractère national ; elles s’y laissent d’autant mieux voir que les accidens historiques n’ont pas encore labouré et bouleversé le terrain ; elles expliquent la direction générale et mesurent la force du courant qui met en mouvement les mécanismes politiques. Quant aux mécanismes eux-mêmes, leur genèse et leurs transformations procèdent presque toujours de causes plus spéciales et plus pratiques, plus prochaines et plus contingentes. Je crois, pour mon compte, que l’organisation constitutionnelle et parlementaire, dont nos voisins ont donné au monde le premier et mémorable exemplaire, a des sources historiques plutôt que proprement ethniques ; elle est sortie des nécessités créées par les circonstances, et principalement par un grand événement fortuit, plutôt qu’elle n’est le legs transmis et accru régulièrement d’une génération à l’autre depuis l’époque de la conquête saxonne. On veut trop voir, à mon sens, dans la nation anglaise moderne une race qui, après la crise passagère de 1066, s’est ressaisie en quelque sorte, a repris possession d’elle-même et de son génie, et a retrouvé la voie d’où une violente secousse l’avait fait sortir. On la jugerait mieux en la considérant simplement comme une société politique qui, tombée au XIe siècle dans un état de désorganisation où s’éteignaient toutes ses forces vives, a rencontré à propos l’épreuve d’une grande révolution militaire, économique et administrative, et a reçu moins encore de l’événement lui-même que de la pression lentement appesantie de ses conséquences, moins encore des génies propres à chacune des races composantes que des conditions physiques et morales où le corps entier de la nation s’est trouvé placé, la consistance et la forme qu’elle a gardées substantiellement jusqu’à nos jours.


I

C’est en 1066 que se dessine et s’accuse la pente sur laquelle s’est déroulée toute l’histoire des institutions politiques anglaises. A la suite et par l’effet de l’invasion, la royauté et la féodalité se trouvent dans des conditions tout autres en Angleterre qu’en France ou en Allemagne. Les forces que déploient les deux pouvoirs, leur ordre et, pour ainsi dire, leur front de bataille pour l’attaque et pour la défense, les alliances qu’ils recherchent, les prétentions qu’ils élèvent et les droits qu’ils font prévaloir diffèrent sensiblement d’un côté à l’autre de la Manche. De cette situation exceptionnelle sont sorties des conséquences exceptionnelles. Les institutions du moyen âge, profondément modifiées par le fait de la conquête, ont en quelque sorte engendré d’elles-mêmes l’unité nationale, la notion de l’état, l’égalité devant l’impôt et la loi, le self government, la liberté politique et ses organes, à une date où aucun des autres peuples européens n’avait même le pressentiment de ces grandes choses.

Etudions de près et comparons l’Angleterre et la France du XIe siècle. Sur le continent, la féodalité procède en partie du défaut de proportion entre l’immensité de la monarchie carolingienne et les faibles moyens d’action administrative de la royauté sur une société encore barbare. Elle s’est produite par une désagrégation progressive de l’empire, puis des royaumes encore trop grands de France et d’Allemagne. De leurs débris sont sortis un grand nombre de petits états entre lesquels s’est formée une fédération d’un lien assez lâche, sous la présidence nominale de l’un d’eux. Au XIe siècle, la royauté française, pauvre en domaines et continuant à se dépouiller elle-même, disparaît presque au milieu de la féodalité, qui va montant et se consolidant autour d’elle. Sa souveraineté, qu’elle exerce encore quelquefois avec une énergie circonspecte, se dissout rapidement en suzeraineté. La dynastie qui a usurpé le trône à la faveur de l’indifférence des grands vassaux, n’est plus, en fait, que prima inter pares. Elle garde et laisse voir par momens la hauteur de ses prétentions ; mais elle n’engagera nettement la lutte que deux siècles après la révolution de 987 ; elle attend d’avoir la force avec le droit. Jusque-là, elle évitera de s’exposer à des contestations où elle n’aurait sûrement pas l’avantage et d’amoindrir par ces échecs le titre supérieur qu’elle tient en réserve pour l’avenir.

Rien de pareil ne se rencontre dans l’Angleterre de 1066. Du fait de la conquête, la conception germanique du chef d’armée au milieu de ses compagnons d’armes, et même quelque chose de comparable à la conception romaine du prince en face de ses sujets, ont reparu plus ou moins à côté de la conception du suzerain et de ses barons territoriaux. L’aire du pays soumis aux Normands est bien à la mesure des capacités administratives d’un gouvernement du XIe siècle. Quatre fois et demi moins grand que la France actuelle, — car il ne comprend pas le pays de Galles, et ne s’étendra qu’assez tard sur les trois comtés du Nord, — le territoire du royaume ne dépasse pas dans sa plus grande longueur (de Londres à Newcastle) la distance de Paris à La Rochelle. La féodalité qui se développe dans cet espace est le résultat, non d’une lente et naturelle décomposition de l’état ou d’une suite de dépossessions subies par un souverain trop faible, mais d’un partage accompli par la volonté et sous le contrôle d’un prince victorieux, qui est et entend rester le plus fort. La manière dont s’opère la distribution des fiefs entre les compagnons du conquérant est significative. En France, les grands fiefs, issus des gouvernemens auxquels les ducs, les comtes, les margraves avaient été préposés par les premiers Carolingiens, étaient des provinces d’un seul tenant. En Angleterre, le roi, plus avisé, gratifie ses principaux vassaux de domaines disséminés dans toutes les parties du territoire. Le mieux partagé avait sept cent quatre-vingt-treize manoirs, répartis dans vingt comtés. Quarante autres, la tête du baronnage, avaient des manoirs dans six, douze, dix-sept et jusqu’à vingt et un comtés. Il paraît constant qu’aucune des juridictions seigneuriales, sauf celles des comtes palatins, ne s’étendait sur tout un comté, et que le plus grand nombre ne dépassait pas les limites d’une centurie (hundred), en moyenne un canton français d’à présent[5].

Voilà qui donne bien l’image de cette féodalité parcellaire. La plupart des grands vassaux ne pouvaient donc réunir une troupe un peu importante sans adresser des appels difficilement entendus dans toutes les régions de l’Angleterre, et les forces dont ils disposaient dans chaque comté étaient très inférieures à celles de l’officier royal, vicomte ou shérif, sous les ordres duquel se rassemblaient tous les petits vassaux de la couronne. Ajoutez que de ces possessions dispersées, plusieurs ne pouvaient manquer d’être à la portée et comme sous la main du roi ; il avait le moyen d’atteindre par là les barons d’humeur turbulente. Le grand nombre de leurs fiefs ne faisait que les rendre plus largement et plus aisément vulnérables.

On se tromperait donc gravement sur la condition de droit et de fait des grands vassaux normands en Angleterre, si l’on en jugeait d’après la condition des grands feudataires français à la même époque. De tous les membres du haut baronnage anglo-normand, les plus élevés en dignité étaient alors les comtes. Or il serait tout à fait inexact de les concevoir soit comme les gouverneurs pour le roi, soit comme les seigneurs dominans de tout le territoire d’un comté. D’abord, il y avait beaucoup de comtés anglais sans comte[6], puis tous les comtes ne portaient pas nécessairement le nom d’un comté ; ils portaient fréquemment le nom d’une ville, ou simplement leur nom de famille[7] : la différence n’est pas sans signification. Le gros de leurs domaines était ordinairement situé dans la région d’où ils tiraient leur titre, mais il y a de très bonne heure des exemples du contraire[8] ; dans cette région, d’ailleurs, ils n’exerçaient a aucun degré les pouvoirs de gouvernement[9]. Il n’y a guère d’exception[10] que pour les comtes palatins de Chester et de Durham, qui, chargés de la défense du nouvel établissement politique contre les Gallois et contre les Écossais, possédaient sur le territoire de leurs comtés les droits régaliens les plus étendus. Quant aux autres, leur titre était seulement une marque d’honneur et une occasion de profit. Ordinairement, ils portaient l’épée du comté et avaient droit au tiers des revenus judiciaires perçus par le shérif ou vicomte ; c’était le plus clair de leurs rapports avec une circonscription administrative déterminée. Encore cet avantage n’était-il pas accordé à tous ni même toujours héréditaire[11]. En somme, les grands vassaux anglais ressemblaient à des seigneurs fonciers, non à des barons territoriaux. Ils étaient souvent de fort puissans personnages ; ils n’étaient à aucun degré des souverains. La base de la souveraineté, le petit état d’un seul tenant, leur manquait ; le titre de la souveraineté ; une délégation originaire, réelle ou fictive, des principaux attributs de l’autorité royale, leur manquait également. Le simple fait qu’il ait été possible au roi Étienne de créer des comtes sans terres, pensionnés sur le trésor royal et pourvus d’espèces de sénatoreries pécuniaires, marque l’énorme différence qui existait au commencement du XIIe siècle entre le haut baronnage anglais et nos grands feudataires. Le premier continuait à tenir de très près à ce qu’on a appelé le comitatus, c’est-à-dire le groupe de fidèles que le roi récompensait par des libéralités mobilières et immobilières, viagères ou perpétuelles. Le lien personnel y dominait encore[12] à une époque où la féodalité française se présentait sous la forme entièrement dégagée et développée d’une hiérarchie territoriale composée de dynastes locaux, maîtres et presque rois dans leurs fiefs. En face de ce baronnage, si inférieur en prestige et en ressources à celui de France et d’Allemagne, se trouvait une royauté singulièrement plus puissante et mieux armée que celles du continent. La disproportion des forces était énorme d’un comte de Warenne ou d’Hereford au roi d’Angleterre, duc de Normandie, et, moins d’un siècle après, comte d’Anjou, du Maine, de la Touraine, suzerain de la Bretagne, maître de l’Aquitaine. L’écart était presque nul d’un comte de Flandre ou de Toulouse à Louis VI, possesseur sans cesse inquiété d’un mince territoire, que Suger louait fort de s’être fait craindre jusqu’au fond du Berry. Dans l’Angleterre proprement dite, la couronne avait une position dont la force paraît par plus d’un indice. On sait que Guillaume Ier avait dans son domaine toutes les grandes villes du royaume, sauf celles des comtés palatins[13]. Il avait pu faire exécuter sans obstacle, sur tout le territoire, le cadastre des propriétés foncières, et asseoir l’impôt sur une base certaine. Il avait exigé non-seulement de ses vassaux, mais des vassaux de ses vassaux, un serment direct de fidélité à sa personne. Par là il avait renoué à travers la hiérarchie féodale le lien immédiat d’obéissance du sujet envers la couronne. Les droits de garde et de mariage qu’il exerçait sur les fiefs de ses barons étaient plus rigoureux que dans tous les autres pays de régime féodal. Il avait multiplié les forêts jusqu’à l’abus[14] et s’était réservé la juridiction sur tous les lieux de chasse situés ou non sur ses domaines. Sa fiscalité était vexatoire ; celle de ses premiers successeurs fut intolérable. Leurs barons se révoltaient, se faisaient battre ; leurs biens, confisqués, passaient à d’autres. Aucun de ces actes extrêmes d’autorité ne s’était vu en France depuis les premiers Carolingiens et n’aurait pu y être tenté par les rois, même beaucoup plus tard. Au milieu du XIIIe siècle, on y trouve en pleine vigueur la distinction des pays d’obéissance le roi et de non-obéissance le roi : ceux-ci, où le roi était sans pouvoir effectif, comprenant tous les domaines des grands feudataires, presque les deux tiers de la France actuelle.

Cette royauté anglaise si puissante avait eu de bonne heure à sa disposition un appareil administratif très perfectionné, dont il n’existait ailleurs que des rudimens. Au centre, la cour du roi, divisée en deux branches, l’une fiscale, l’autre judiciaire[15] qui avaient le même personnel, imprimait une direction régulière à tous les services. Dans les comtés, la couronne était représentée par le vicomte. Ce personnage n’était nullement subordonné au comte, comme son nom parait le donner à entendre. Il dépendait directement du gouvernement central. Ses rapports avec les comtes, les prélats et les barons de son comté étaient ceux d’un fonctionnaire avec des particuliers puissans et suspects qu’il surveille avec déférence jusqu’au jour où il est appelé à les combattre. Il leur transmettait les ordonnances royales. L’expression « la force et la justice du roi et du vicomte[16] » indique bien qu’il n’y avait pas d’intermédiaire entre le roi et son représentant local. Les grands vassaux avaient essayé de s’approprier cet office important, à la fois militaire, judiciaire et fiscal. Dans certains comtés, ils étaient parvenus à se le faire concéder à titre héréditaire. Mais ces usurpations restèrent des cas très rares. Presque partout les vicomtes ou shérifs continuèrent à être des fonctionnaires royaux, nommés annuellement et tenus de très court par le gouvernement central. A partir de 1170, il devient de règle de ne plus prendre les shérifs parmi les barons, mais parmi les officiers de justice[17]. A plusieurs reprises, les shérifats sont suspendus et l’intérim est fait par des juges détachés de la cour du roi, lesquels, à deux, gèrent jusqu’à onze comtés. A tout propos, je vois que le roi gourmande ses vicomtes, les déplace, les destitue en masse ou en détail. Au siècle suivant, leur autorité est déjà sensiblement restreinte, mais leur activité est encore incessante et multiple. Plus tard lu royauté, autrement pourvue, diminuera systématiquement leurs attributions. Au cours du XIIIe siècle, leur position correspond assez exactement à celle des baillis ou sénéchaux qui administraient en France le domaine royal. Mois ils n’administraient pas seulement comme en France une section limitée du sol national ; on les rencontrait d’une extrémité à l’autre de l’Angleterre ; ils rendaient la couronne présente dans les parties les plus reculées du territoire. Ils exerçaient en son nom les nombreuses attributions qui leur étaient confiées et leurs disgrâces même faisaient partout sentir sa force et reconnaître son autorité.

L’organisation administrative de la monarchie anglaise se compléta de bonne heure par la création des juges ambulans ; ces officiers servaient de lien entre le gouvernement central et le gouvernement local. On les voit paraître sous Henri Ier, moins d’un siècle après la conquête. Ils font généralement partie de la cour du roi, où ils reviennent siéger après leurs tournées. C’étaient les missi dominici carolingiens que la monarchie anglaise reprenait ; les dimensions du royaume s’y prêtaient mieux que celles de l’empire. En France, ils avaient depuis longtemps disparu. Au XIIIe siècle, les enquêteurs royaux de saint Louis ne sont qu’une institution éphémère qui ne survivra guère à ce prince. (Plus tard, ni les voyages des commissaires royaux, envoyés dans les provinces et dans les villes pour négocier l’impôt, ni, plus tard encore, les chevauchées des maîtres des requêtes n’eurent les caractères d’un établissement régulier ; c’étaient des missions de circonstance. Il n’en était pas autrement des Grands Jours, c’est-à-dire des sessions judiciaires tenues dans les provinces qui se trouvaient trop éloignées du parlement de Paris pour y porter commodément leurs appels. On pourrait dire, en empruntant une expression juridique, que l’instance supérieure de la justice royale était portable en Angleterre et quérable en France. Là, elle allait au-devant des justiciables ; ici, il fallait la venir chercher, et cela diminuait naturellement l’action et le crédit qu’elle pouvait avoir. La position des juges itinérans d’Angleterre était considérable. Quand ils tenaient leurs assises dans un comté, aucune immunité, aucune franchise baronniale ne dispensait de se rendre à leur cour. Personne, au moins à l’origine, n’échappait à leur juridiction. Ils jugeaient sur place, selon l’esprit du haut tribunal dont ils étaient membres, les appels des cours locales. On mesure sans peine le degré extraordinaire d’autorité et de prestige d’une royauté représentée dans toutes les parties du royaume par cette haute délégation, qui revenait périodiquement au centre prendre le mot d’ordre et se pénétrer de l’esprit du gouvernement[18].

Une royauté puissante et bien servie, un baronnage relativement faible, voilà deux traits importans qui opposent nettement l’Angleterre aux autres états européens. Un sentiment vivace et précoce de l’unité nationale n’est pas une particularité moins notable et moins distinctive. On sait que les premiers envahisseurs germains de la Grande-Bretagne, Jutes, Angles, Saxons, et jusqu’aux Danois, sortent du même fond bas-allemand, qu’ils se sont établis dans l’une des moins profondément latinisées des provinces romaines, que la lenteur de leur conquête et l’énergie de la résistance ont abouti à l’extermination ou au cantonnement rigoureux des peuplades celtiques et à la destruction de tous les monumens de la civilisation antérieure, en sorte que nulle part ne s’est rencontrée une race moins mélangée et qui ait conservé plus entier son type originel. De ce caractère particulier de l’invasion saxonne, je ne veux d’autre preuve que deux faits : d’abord que ces païens mis en contact depuis 449 avec une population chrétienne plus civilisée qu’eux-mêmes, soient restés païens jusqu’au milieu du VIIe siècle (597-681), en moyenne, et qu’ils aient dû leur conversion tardive, non pas aux vaincus, mais à des missions venues de Borne ou d’Irlande ; — ensuite, que leur langue n’ait reçu alors, et jusqu’à l’invasion normande, aucune infusion latine appréciable et que la trame germanique de l’idiome soit si fortement constituée, qu’aujourd’hui même il est impossible de faire toute une phrase anglaise avec des élémens purement latins.

Les Normands, à leur tour, étaient issus de la même souche que les précédons envahisseurs, et, si Français qu’ils fussent devenus par les coutumes et par la langue, quelque chose devait subsister en eux du tréfonds germanique, où les semences anglo-saxonnes ont pu reprendre très vite et avec une vigueur singulière, comme dans le sol natal. Ici, d’ailleurs, intervient une cause plus générale. Le sentiment d’une solidarité séparée est naturellement plus prompt à naître et à prendre consistance dans un état insulaire que dans un état continental. Des frontières marquées par un fleuve ou par une montagne peuvent se déplacer et se déplacent en effet. Les nationalités que divise cette mince et mobile barrière sont donc lentes à se dégager et à s’opposer. Une conscience distincte peut se condenser et se fixer à la fin, mais seulement du fait de l’histoire et par le souvenir d’une vie commune prolongée ; la géographie indécise la laisse d’abord et longtemps flotter, s’essayer, douter, se reprendre. Au contraire, une limite aussi nettement écrite sur la carte et aussi permanente que la mer à traverser invite incessamment l’esprit à regarder comme isolées à jamais les populations qu’elle sépare et à concevoir comme une unité naturelle le groupe particulier qu’elle enferme à l’écart des autres. Les barons normands montrent, moins d’un siècle après la conquête, une tendance à se considérer comme un seul peuple avec les vaincus. Les personnages que les rois angevins amènent du continent à leur suite : Tourangeaux, Poitevins, ou même Normands fraîchement sortis de Normandie ne sont pas seulement odieux et suspects aux premiers occupons comme de nouvelles parties prenantes ; ceux-ci les considèrent d’instinct comme des étrangers, quoique ce soient leurs compatriotes de la veille et que les uns et les autres parlent la même langue ignorée des Saxons. La haine pour les gens d’outre-Manche est sensible dans toute la longue suite de plaintes et remontrances adressées aux rois ; et, d’autre part, un document que j’ai déjà cité, le Dialogue de l’échiquier, témoigne que, dès le XIIe siècle, la fusion des vainqueurs et des vaincus est accomplie, « à ce point, » dit le texte, qu’il est à peu près impossible de discerner, parmi les hommes libres, qui est Anglais, qui est Normand d’origine[19]. »

Le même document signale la fréquence des mariages mixtes entre les deux races, et le fait est d’autant plus remarquable qu’à la même époque, les mariages avec étrangers paraissent une sorte de disgrâce. La clause 6 de la pétition des barons en 1258 stipule qu’on ne doit pas marier les héritières nobles en les « faisant déroger, » en les « mésalliant » (ce sont les deux traductions les plus approximatives du mot disparagentaer) et l’explication que le contexte donne de ce mot est caractéristique[20] : « en les unissant, est-il dit, à des hommes qui ne sont pas de la nationalité de ce royaume d’Angleterre. » On sait que les nobles anglais ont conservé la tradition et ne se marient guère qu’entre eux. Les noblesses cosmopolites et les clergés ultramontains ont été le fléau de plus d’un état du continent. Ici, la noblesse et le clergé ont pu être, comme ailleurs, égoïstes, turbulens, avides, oppresseurs ; mais dès l’origine et par une sorte de fatalité géographique, ils se sont trouvés pénétrés d’un sentiment national profond, étroit, défiant, qui a eu l’avantage de limiter l’horizon et d’arrêter le développement de l’esprit de caste et qui n’a pas cessé de miner sourdement, — je l’expliquerai mieux un peu plus loin, — les fondations de l’établissement catholique en Angleterre.

Une circonstance a particulièrement aidé au développement rapide de cette conscience nationale ; c’est l’homogénéité très ancienne des différentes parties du territoire. Considérez un instant la division administrative de la France depuis ses origines jusqu’à la fin de l’ancien régime. Vous y trouvez de grandes provinces qui ont l’étendue de moyens royaumes ; la Bretagne, par exemple, égale en superficie à plus du quart de l’Angleterre proprement dite ; plusieurs correspondent à des sous-nationalités ; une race particulière y fait le fond de la population ; plusieurs ont été de véritables états et gardent le souvenir d’un temps où leurs chefs étaient en possession d’une souveraineté distincte. Leur réunion à la couronne est graduelle ; elle se fait quelquefois par conquête, souvent par mariage, par héritage, par contrat, presque toujours sous des conditions qui leur garantissent d’anciennes franchises[21]. Le roi, substitué à l’ancien seigneur, négocie directement et séparément avec chacune soit pour l’octroi, soit pour le mode de perception de l’impôt. Dans les assemblées de la nation, qui auront lieu à partir du XIVe siècle, cette séparation se maintiendra ; les députés se diviseront d’abord par ordre, mais aussitôt après, au sein de chaque ordre, ils se diviseront par provinces ou groupes de provinces[22], et, plus d’une fois, tel de ces groupes, préoccupé avant tout de ses intérêts, stipulera pour lui-même, se retirera ou s’abstiendra quand il aura obtenu satisfaction et fera manquer les résolutions communes. En somme, sous les apparences d’unité qu’un pouvoir arbitraire et une royauté de grand prestige donnaient au pays, la nation était à faire au XVIIe siècle. Elle n’était plus une fédération et n’était pas encore un seul peuple. On sait qu’à l’époque des guerres de religion, La Noue avait entrevu sérieusement l’éventualité d’un démembrement de la monarchie. L’Angleterre, par une bonne fortune unique en Europe, a été homogène dès le XIIe siècle[23]. Elle a dû en partie cet avantage au caractère tout particulier de sa division administrative, héritée des Anglo-Saxons. Sa circonscription la plus étendue, le comté, était à peine égale en moyenne à la moitié d’un département français d’à présent et au dixième d’une province comme la Bretagne. Eût-il élevé des prétentions, la force lui aurait manqué pour les soutenir. Plusieurs comtés correspondaient plus ou moins exactement, non pas à une race, mais à une certaine tribu des envahisseurs ; ils représentaient quelquefois un royaume éphémère, rarement une nationalité effectivement distincte. Très peu se rappelaient avoir joui d’une existence politique séparée. Les incessantes révolutions, conquêtes et fusions de la période anglo-saxonne avaient brouillé tous ces souvenirs. Conquis en bloc par les rois normands, les comtés n’avaient pas eu l’occasion de stipuler chacun à part des autres le maintien ou l’octroi de franchises particulières. Dans ces conditions, ils n’étaient guère que de simples divisions administratives et fiscales, sans caractère ni intérêts individuels. Ils n’avaient aucune analogie avec nos provinces de l’ancien régime. L’analogie était plutôt, moins le caractère violent et artificiel, avec ces circonscriptions départementales dont la constituante de 1789 se servit pour briser les antiques cadres du provincialisme. Il n’y a pas trace de provincialisme en Angleterre après 1100. Par une conjonction singulière de circonstances, l’unification du territoire et de l’esprit national, que nous devions attendre sept siècles encore et n’accomplir que par une révolution si violente qu’elle a emporté en même temps ce qui restait de nos libertés locales, était un fait acquis au moment où l’Angleterre entre, sous la dynastie des Plantagenets, dans la grande histoire européenne.

Une dernière remarque : sur ce territoire homogène, chez ce peuple affranchi des prétentions et de l’égoïsme de l’esprit provincial, règnent de bonne heure une seule loi, une même coutume. Vers la fin du règne de Henri II, toutes les différences locales importantes ont disparu. De ce côté aussi, l’unité nationale est acquise. Les juges itinérans l’affermissent définitivement en moins d’un siècle. Délégués d’une même cour siégeant à Londres, membres dès l’origine du grand conseil qui fut le noyau du parlement, coauteurs et exécuteurs des grandes ordonnances royales ; plus tard interprètes officiels de la législature et rédacteurs des statuts qui traduisent ses vœux, ils apportent dans les localités une hauteur, une généralité et une constance de doctrine qui ont rapidement raison des usages particuliers. Les justices seigneuriales et locales sont trop faibles pour servir longtemps de refuge à ces usages ; elles disparaissent de bonne heure et sont remplacées par une organisation nouvelle, celle des « juges de paix, » collège administratif et judiciaire commissionné par la couronne pour tout le comté et plus ouvert à l’esprit de la juridiction supérieure. Dans la société en travail et en progrès que les juges ambulans parcourent en tous sens, après le siècle de désordre qui a suivi la conquête, les races, les classes, les individus ont intérêt à faire fixer leurs droits respectifs. La jurisprudence que ces hauts personnages développent en leurs circuits périodiques et la législation qu’ils inspirent à leur retour auprès du roi sont très abondantes ; elles embrassent bientôt tout l’ensemble des relations sociales, elles y introduisent sans effort l’uniformité. Après Etienne, les trois lois wessexienne, mercienne, danoise, qui se partageaient le royaume, cessent d’être mentionnées[24] ; à partir de Henri II, l’Angleterre n’a plus, sauf quelques exceptions étroitement locales, qu’une seule loi coutumière, la common law, la même pour tout le territoire.

En France, c’est sous Henri III, au Vie siècle, que s’achève la rédaction des coutumes ; on en trouve deux cent quatre vingt-cinq, dont soixante principales, sans compter la grande division en pays de droit coutumier et pays de droit romain. Au XVe et au XVIe siècle, quand les rois annexent de grandes provinces, le mieux qu’ils imaginent et le plus qu’ils puissent faire est de créer un certain nombre de ressorts judiciaires indépendans, avec des parlemens à leur tête. Le morcellement et la confusion étaient tels, et chaque région était si attachée à ses usages que ce stage intermédiaire paraissait indispensable ; une concentration plus hâtive eût tout compromis. L’unité en cela, comme en toute autre chose, a été chez nous très tardive. Longtemps contenue par les restes vivaces d’une féodalité qui avait laissé fortement son empreinte dans les habitudes et dans les instincts des hommes, il a fallu qu’elle prît un caractère rationnel, une forme impérative et statutaire, qu’elle s’établit par le commandement et par la violence. En Angleterre, l’unité législative n’a pas été imposée, parce qu’elle n’a pas rencontré de résistance sérieuse ; elle s’est insinuée, infiltrée sans bruit sous la forme discrète des précédens judiciaires. Son développement s’est confondu avec celui des besoins et des mœurs. La législation ne cessera pas de s’enrichir après le XIIe siècle, mais l’unité du droit national peut être considérée comme fondée en 1200, trente ans après la constitution définitive de la haute justice ambulante.

Un roi fort, un baronnage faible, un royaume homogène, je reprends les trois points établis par cette longue analyse. Il faut les avoir devant les yeux pour comprendre comment la liberté politique est née de si bonne heure en Angleterre et y a revêtu sa forme la plus parfaite : un parlement national, alors que les autres pays élaboraient péniblement le mécanisme grossier et compliqué des états-généraux et des états provinciaux. Considérez, en effet, cette royauté telle que nous l’avons décrite. On peut prédire qu’elle abusera de son immense pouvoir et que ses excès provoqueront de vives résistances. Ailleurs, lorsque la royauté devient absolue, c’est à une époque où l’art de voiler l’arbitraire, de le corriger par des formes, de le justifier par la bonne gestion de nombreux services d’état, s’est perfectionné dans les mains des gouvernans, tandis que les occupations paisibles, devenues plus générales, ont adouci les mœurs et que des intérêts plus stables conseillent la patience. Aucun de ces tempéramens n’existe dans la société anglaise sous les rois normands et angevins. La guerre est alors l’unique service d’état. La justice et l’appareil administratif sont avant tout l’instrument d’une insatiable fiscalité. Il n’y a ni excuse, ni compensation à l’atroce oppression exercée par la couronne, et cependant les hommes qu’elle atteint ont les caractères entiers et les passions sans frein d’une époque primitive. Il n’a pas moins fallu pour susciter l’énergique résistance qui a fondé les institutions politiques de l’Angleterre. Freeman estime que, si Jean sans Terre avait eu les vertus d’un saint Louis, c’en était fait de la liberté anglaise. Il eût été plus juste de dire : « S’il n’avait eu que le pouvoir de saint Louis. ». Quel est le prince qui résiste aux tentations et à l’action dépravante d’une autorité illimitée ? Le détestable gouvernement des premiers rois normands et angevins n’a pas d’autre cause. C’est cet abus d’un trop grand pouvoir, combiné avec l’extrême violence des mœurs du temps, qui a déterminé au XIIIe siècle la crise d’où est sortie la grande charte.

Le haut baronnage que la royauté anglaise menace avec des forces si supérieures ne vaut pas mieux par nature que la noblesse du continent. Dans le siècle qui suit l’invasion, ce n’est qu’une bande d’aventuriers avides, de soldats turbulens, de petits tyrans effrénés qu’il faut incessamment contenir et châtier. On les voit tels qu’ils sont sous le roi Etienne ; l’épouvantable anarchie de cette période peut se chiffrer, pour ainsi dire, par le nombre des « châteaux adultérins » qu’ils construisent, et d’où ils oppriment le plat pays, en défiant toute autorité. A la fin de la période, il n’en reste pas moins de 375 à détruire sur cet étroit territoire. Nous sommes encore loin d’une action politique commune, et rien ne parait de la sagesse et de la générosité qui se feront admirer un siècle plus tard. L’étonnant esprit politique des rebelles de 1215 ne procède nullement d’un don naturel, d’une aptitude de race[25] ; c’est le fruit lentement mûri de la nécessité. Considérez, en effet, ces hauts barons disséminés sur leurs domaines en face de la royauté qui les opprime. Les grands feudataires français peuvent se retrancher dans leurs états et chacun y défier isolément le suzerain dont la puissance dépasse à peine la leur. Les grands vassaux anglais n’ont pas, à proprement parler, d’états ; ils n’ont que des domaines ; leur suzerain est l’un des plus puissans princes de la chrétienté. Ils ne se sentent pas protégés contre lui par l’éloignement ; quelques journées de marche amènent l’armée royale au pied de leurs châteaux. Un petit nombre seulement, les grands barons du Nord et ceux du comté de Kent, peuvent s’appuyer sur une sorte d’esprit régional. Rien de pareil à cet esprit n’existe dans les autres comtés. Le but que les feudataires anglais se proposent, les moyens qu’ils emploient reçoivent leur caractère de ces circonstances exceptionnelles. Le but n’est pas de se rendre indépendans, — la prétention serait vraiment trop chimérique, — c’est de contrôler, de partager même le pouvoir, dont il paraît inévitable qu’on dépende[26]. Les moyens ne seront pas la résistance individuelle, locale, ni : même une résistance de classe. Pour se mesurer avec moins de désavantage contre un adversaire si supérieur en forces, les barons n’ont qu’une ressource, c’est non-seulement de se réunir, de s’entendre, de s’organiser, mais de rallier, d’un bout du royaume à l’autre, ceux que la tyrannie du souverain peut atteindre ; et le mot de ralliement ne sera entendu et écouté que s’il comprend les griefs de tous. Ainsi la résistance, pour que la victoire ne soit pas stérile, devra être politique ; pour aboutir à la victoire, elle devra être collective, nationale et même populaire. Tout cela s’est vu en 1215. La féodalité n’a pas manqué de se montrer partout ailleurs ce qu’elle est par essence, un agent de division, de décomposition et d’oppression ; on voit comment elle est devenue ici, par circonstance, un agent d’union, de concert politique, de protection plus ou moins intéressée pour les faibles : la menace permanente d’une royauté trop puissante a, suivant la belle expression de Hallam, neutralisé la force centrifuge du système féodal.

Voilà ce qui fait la grandeur et l’originalité du grand drame dont le premier acte se clôt par la grande charte, et dont le dernier se dénoue par la constitution du parlement vers 1340. Une nation est née alors, ou plutôt s’est manifestée, une nation serrée et ordonnée autour de ses chefs naturels. Le parlement est le moyen d’action que s’est donné cette force nouvelle, l’organe permanent dans lequel la résistance ; de 1215 s’est pacifiée, régularisée et perpétuée sous la forme de l’opposition politique et du contrôle. Ainsi s’expliquent les caractères particuliers qui en ont fait, dès le commencement, une institution originale et unique en Europe ; L’absence de souvenirs, de privilèges et d’intérêts provinciaux distincts est cause qu’il n’y a eu place que pour une seule assemblée, une assemblée centrale. Le cadre et l’objet manquaient pour des états provinciaux ; ce moyen de localiser la résistance et de diviser pour régner a été refusé à la royauté anglaise[27]. Comparez, d’un autre côté, ce parlement aux états généraux de France. Quoique ceux-ci comprennent nominalement toutes les classes de la nation ; moins les serfs, leur réunion n’a pas été accomplie dans le même esprit, et n’a pas produit les mêmes effets qu’en Angleterre. Là, ces classes arrivent séparément à l’appel du souverain sans s’être jamais concertées, elles n’ont pas de traditions communes. Elles sortent pour la première fois[28] de leur isolement lorsque Philippe le Bel les convoque en 1302. Elles ne se connaissent pas, ne se comprennent pas ; elles ne se comprendront jamais. Ici, au contraire, toutes les classes se connaissent et se retrouvent lorsque le parlement se constitue à la fin du XIIIe siècle. Dans la lutte provoquée par la royauté, elles se sont plusieurs fois rapprochées depuis cent ans. Elles ont senti plusieurs fois leurs intérêts menacés se confondre, leurs droits se prêter un appui mutuel ; les efforts qu’elles ont faits en commun ont été couronnés par une victoire mémorable et consacrés dans un acte où les grands ont stipulé en faveur des humbles et des petits. De tels souvenirs ne s’effacent pas et ne se laissent pas renier. Les articles de la grande charte ont peu d’importance comme dispositions impératives et pratiques ; ils en ont beaucoup comme signes et emblèmes d’une action collective et nationale, comme gage donné par chaque classe du peuple à toutes les autres ; leur grande force procède d’un effet d’imagination. Le pays s’inquiétait peu de savoir si telles ou telles clauses, par exemple celles qui assuraient à ses chefs quelque contrôle sur la marche du gouvernement, étaient maintenues ou non dans les confirmations de la charte. Le point capital était que la charte fût confirmée et, avec elle, le souvenir d’un jour où tous les Anglais s’étaient trouvés unis contre l’oppression. Trente-deux ratifications[29] se succédèrent sans rencontrer l’indifférence et la satiété dans le public. La légende n’est pas une vérité, mais elle est une réalité, souvent la plus vivante et la plus féconde des réalités. Les forces sentimentales sont après tout les garanties des garanties, les seules cautions sérieuses et solvables des assurances autrement bien vaines que l’on inscrit sur les parchemins. Un jour de générosité a suffi pour créer autour des barons anglais une foi, une attente publiques, et en quelque sorte une conscience extérieure qui s’est imposée à leur volonté, a dominé leur égoïsme et a pris même à leurs yeux l’apparence d’une conviction interne et personnelle. Les tendances oligarchiques de la féodalité britannique au XIIIe et au XIVe siècle sont incontestables ; elles n’ont jamais réussi à la séparer du reste du peuple. Voilà comment la division officielle en lords et en communes n’a pas empêché le parlement de rester pendant des siècles une assemblée profondément homogène et profondément nationale, où les oppositions de classes étaient aussi rares que les conflits entre les prétentions locales, tandis que nos états généraux n’étaient qu’un lieu de rencontre et de juxtaposition pour des ordres indifférens ou hostiles les uns aux autres, et pour des délégations provinciales qui ne s’élevaient pas sans effort au-dessus des intérêts particuliers de leurs commettans.


II

Il convient maintenant d’étudier de plus près les élémens qui entrent dans la composition du parlement et d’observer comment ils s’y rejoignent, dans quel ordre ils s’y distribuent, quelle relation il y a entre la place qu’ils occupent dans la nation et leur rôle parlementaire, et réciproquement quelle influence ce rôle a pu exercer sur leurs rapports mutuels et sur leur inégal développement au sein du corps politique. Dans toutes ces questions, la lumière ne peut être faite qu’à la condition de pénétrer un peu profondément dans la vie locale du moyen âge. Là, non moins que dans la région des grands pouvoirs, l’Angleterre diffère notablement des autres pays de l’Europe. Ce qu’on y rencontre de plus particulier, c’est une classe moyenne rurale, force sociale inconnue dans les états du continent, qui se forme peu à peu par le dédoublement de la classe supérieure, s’abaisse pour un temps, s’enfonce pour ainsi dire dans la nation, se mélange avec les classes placées au-dessous d’elle, et après leur avoir apporté l’égalité devant la loi et devant l’impôt, remonte en les entraînant à sa suite vers de plus hautes destinées, déploie une activité croissante à l’appel de l’autorité royale, constitue du XIIe au XIVe siècle le self-government local aux dépens de l’ancienne administration des comtés, puis, devenue trop considérable pour être tenue à l’écart, prend place dans le parlement, y sert de lien, grâce à sa nature mixte et à ses doubles affinités, entre la haute noblesse et la représentation des villes ; enfin, lorsqu’au XVIe siècle la disparition de l’ancien baronnage laisse une grande place inoccupée dans la plus haute des deux branches parlementaires, se trouve prête à remplir le vide et formé la souche de l’aristocratie anglaise moderne. Le développement de cette classe est un fait capital dans l’histoire politique de l’Angleterre. Il importe de s’y arrêter un instant.

Presque immédiatement après la conquête, le baronnage normand établi en Angleterre apparaît divisé en deux portions et pour ainsi dire en deux étages : les hauts barons, barones majores, et les petits vassaux immédiats de la couronne, tenentes in capite, qu’on appelle aussi quelquefois barones minores. Ceux-ci forment une classe nombreuse, indépendante ; et fière. Remarquez bien, qu’ils sont en dehors de la mouvance et de la juridiction du haut baronnage. S’ils ne sont pas les égaux des barons, ils ne sont pas leurs subordonnés, ils ne leur doivent aucun service, ils ne relèvent comme eux que du roi. Les seules différences qui se marquent d’assez bonne heure entre les deux catégories sont que les barones majores ont des domaines notablement plus étendus (la tenure baronniale doit contenir 13 1/3 fiefs de chevalier), et qu’ils sont convoqués individuellement à l’armée et au conseil du roi, au lieu que les petits tenans sont cités en masse par l’intermédiaire du shérif. Ce sont des différences de degré, non de genre[30]. Ces deux moitiés du baronnage ne tarderont pas à se modifier ; l’intervalle s’élargira sensiblement entre elles. Toutefois, même après que la première sera seule depuis plus d’un siècle en possession de conseiller le souverain, tandis que la seconde, confondue d’abord avec les vassaux des barons dans la classe des chevaliers, sera en voie de se mélanger avec toute la masse des propriétaires libres, — l’unité originelle de la classe baronniale ne s’effacera pas complètement. Quand les chevaliers seront appelés au parlement, leur premier mouvement sera de se joindre, aux barons ; le premier mouvement des barons sera de les accueillir ; et lorsqu’un peu plus tard les deux groupes se sépareront et que les chevaliers s’en iront siéger avec les représentans des villes, ils apporteront à leurs nouveaux collègues, avec la fierté, la hardiesse, la fermeté d’une ancienne classe militaire qui a de longues traditions de commandement et de discipline[31], l’avantage d’une communication naturelle et d’une facile entente avec le haut baronnage, dont ils se sont écartés plutôt que détachés. Barons et chevaliers resteront longtemps encore comme la branche aînée et la branche cadette d’une même famille. Nous retrouverons dans un instant ce fait capital.

De bonne heure toutefois, comme je l’ai fait pressentir, une divergence tend à se produire entre les habitudes et les goûts des deux baronnages. Les petits vassaux sont naturellement moins assidus, que les grands barons aux assemblées publiques, moins empressés à suivre le roi dans ses expéditions. L’exploitation de leurs terres leur demande des soins plus personnels. Leur absence, en ces temps de violence et de spoliation, expose leurs droits de possession à des périls qui ne menacent pas les personnages puissans. Aussi font-ils tous leurs efforts pour se dérober. Ils n’échappent qu’à prix d’argent, on le verra plus loin, à leurs obligations en temps de guerre. Comme il est naturel, le roi est moins attentif à exiger la présence de cette multitude à ses conseils. La convocation des petits vassaux directs tombe donc rapidement en désuétude. Pendant plus d’un siècle après la conquête, l’avis et l’acquiescement de cette classe ne sont jamais mentionnés en tête des ordonnances royales[32]. Les grands vassaux, les évêques et les juges y figurent seuls ; ils y figurent avec une constance qui atteste leur assiduité. Sous les rois normands et angevins, on aperçoit d’abord autour du trône un corps formé des grands officiers du palais, chefs de l’administration générale, et d’un certain nombre de prélats et de barons que le roi estime particulièrement capables et de bon jugement, c’est le conseil du roi. À ce groupe permanent s’adjoignent dans les circonstances importantes, — guerre à déclarer, subsides extraordinaires à fournir, édits à promulguer, — le reste des grands vassaux laïques et ecclésiastiques. Ils forment alors le magnum concilium, le grand conseil. Le roi tient la main à ce qu’ils y assistent ; car leur consentement, — qu’ils ne peuvent refuser à une volonté si puissante[33], — décourage toute résistance locale à l’exécution des mesures, et eux-mêmes sentent qu’ils ont intérêt à être présens pour discuter et faire réduire les charges dont ils sont menacés.

Ce simple fait a eu des conséquences immenses. Le baronnage se divise ; deux groupes distincts s’y forment par un lent dédoublement : — une haute classe provinciale sédentaire qui comprend tous les petits vassaux directs du prince avec les barons les moins considérables, — et une aristocratie politique qui comprend, avec tous les grands barons, les conseillers appelés par la couronne. Et on voit le point précis où la division s’opère : c’est la présence et la séance habituelles au conseil du roi qui distinguent et caractérisent cette aristocratie ; c’est le fait de la convocation individuelle et nominative qui tend à devenir le signe extérieur et officiel de sa dignité. Circonstance capitale ; car la qualité de noble et les privilèges, dévolus alors en tout pays à la classe la plus haute, vont s’arrêter à cette ligne de partage. Attachés de bonne heure à l’activité supérieure du conseiller public et de l’homme d’état, ils ne franchiront pas l’enceinte d’une assemblée de dignitaires, ils ne descendront pas au reste du baronnage et celui-ci, rejeté par comparaison vers la classe immédiatement inférieure, ne tardera pas à se confondre et à se niveler avec la masse des hommes libres[34].

On a dit avec raison que l’égalité devant le juge et devant le percepteur a existé en Angleterre, dès le XIIIe siècle, entre tous les laïques, moins un petit nombre de pairs et quelques serfs. Cette « isonomie, » comme l’appelle Hallam, a une cause facile à découvrir. C’est précisément cette pairie très peu nombreuse qui, constituée de bonne heure en corps politique, a fait pour ainsi dire écluse, a retenu les inégalités à son niveau et les a empêchées de se répandre sur toute une caste disséminée dans la nation. En France, la féodalité était, dès le principe, trop diffuse et trop divergente pour que ses chefs eussent le pouvoir ou même la pensée de former auprès de la royauté un groupe supérieur associé au gouvernement ; la qualité de noble et ses avantages, ne pouvant pas se fixer sur cette haute prérogative politique, n’ont trouvé où se poser que sur la condition banale de la naissance et de l’extraction. N’ayant pas été appropriés dans les hautes régions, ils se sont communiqués indistinctement à tout le baronnage. Ils l’ont séparé et isolé tout entier de la masse nationale. C’est faute d’une aristocratie politique concentrée qu’il y a eu chez nous une noblesse de sang dont les privilèges, attachés au nom patrimonial et passant à tous les enfans, se sont multipliés avec les branches puînées et ont pesé d’un poids sans cesse accru sur tout le peuple. L’idée très particulière que les Anglais se sont formée de la qualité de noble les a préservés d’une pareille calamité. Or, cette idée n’aurait pas été dégagée et mise en relief, si leur haute féodalité ne s’était pas incorporée, très anciennement, en un conseil politique. Là est la cause essentielle qui, en resserrant pendant deux siècles la base sur laquelle la classe supérieure pouvait faire reposer son titre, a fondé l’égalité des droits pour tout le reste du peuple[35].

III

Essayons maintenant de rejoindre, dans leurs comtés, les petits vassaux directs de la couronne et recherchons ce qu’ils y deviennent. Les premières tendances qui s’accusent et le premier mouvement qui se dessine sont d’un caractère tout féodal. Les fiefs de chevaliers, inconnus au lendemain de la conquête, s’établissent rapidement et sont déjà très nombreux vers 1100[36]. Ce sont des domaines déterminés auxquels la charge du service militaire est spécialement attachée, au lieu de peser indistinctement sur les terres du manoir. De là, comme sur le continent, une distinction très nette entre deux natures de propriété : propriété noble et propriété ordinaire ; la première, tenue à condition du service des armes, et soumise, tant à la règle stricte de la primogéniture qu’à des droits d’aide, de garde et de mariage très onéreux pour les détenteurs[37] ; la seconde, tenue en « libre socage, » — c’est le terme juridique, — et affranchie des plus lourdes des obligations féodales. La tenure militaire a pour conséquence une première fusion entre les vassaux directs de la couronne et les vassaux des seigneurs ou arrière-vassaux qui occupent la terre à ce même titre[38]. Mais elle semble de nature à séparer profondément les uns et les autres de la masse des propriétaires fonciers ordinaires et à constituer les chevaliers en une classe à part, en une sorte d’ordre équestre hautain et fermé.

D’autres causes plus puissantes que l’esprit féodal ont écarté le péril. Premièrement, l’Angleterre du XIIe siècle était l’un des pays de l’Europe où il y avait le plus d’hommes libres, c’est-à-dire de propriétaires libres, — les deux choses sont alors identiques, — à côté et en dehors de la chevalerie féodale[39]. C’étaient, soit des Normands de condition inférieure qui avaient suivi ou rejoint leurs seigneurs, soit d’anciens propriétaires saxons, — il y en avait beaucoup avant la conquête, surtout dans les comtés de l’Est, — qui, rentrés en grâce, après un temps, auprès des nouveaux maîtres du sol, avaient recouvré la liberté et une partie de leurs terres. Plusieurs documens du XIIe siècle nous montrent ces Saxons en excellens rapports avec les hommes libres et les barons normands, unis à eux par des mariages, et de bonne heure s’élevant eux-mêmes au rang baronnial[40]. La classe des propriétaires libres non nobles avait donc ce qui lui manquait en France : le nombre, la masse, la consistance. Un des signes de son importance est que c’est elle qui a fourni, dès l’origine, le principe de la classification des personnes. Bracton, légiste anglais du XIIIe siècle, ne distingue que deux conditions personnelles : la liberté et le vilenage. Les autres distinctions ne sont pour lui que des subdivisions sans importance juridique. A peu près à la même époque, le légiste français Beaumanoir[41] partage le peuple en trois classes : nobles, hommes libres, serfs. Les hommes libres, ici, n’étaient guère que des bourgeois. Ceux qui vivaient dans les campagnes avaient grand’peine à ne pas déchoir de leur condition ; ils n’échappaient à un changement d’état qu’en allant demeurer dans les villes.

La classe des propriétaires libres non nobles formait donc un corps puissant, capable d’attirer à lui la classe immédiatement supérieure, celle des chevaliers, et de l’absorber ou de s’y absorber, si les circonstances diminuaient l’écart de l’une à l’autre.

Co rapprochement ne se fit pas attendre ; les fiefs des chevaliers, qui étaient d’abord d’une étendue assez considérable, se morcèlent fréquemment dès le XIIe siècle. On les partagé principalement pour l’établissement des filles et des puînés. Cela devient d’un usage si fréquent que le législateur est forcé d’intervenir. La grande charte (édition de 1217) défend d’aliéner les fiefs dans une mesure telle que ce qui reste ne suffise plus pour répondre des charges attachées à la tenure militaire. Un peu plus tard, on rencontre des propriétaires de fractions de fief, qui demandent qu’on n’impose pas à chacun des possesseurs partiaires les charges de la totalité. C’est encore un symptôme de la division croissante de la propriété. En 1290, le législateur abolit les sous-inféodations, et, à cette occasion, consacré, pour tout homme libre qui n’est pas vassal immédiat du roi, le droit de vendre tout ou partie de sa propriété, même sans le consentement de son seigneur[42]. Dans l’un et l’autre cas, l’acquéreur devient le vassal du même seigneur que le vendeur. Ces mesures contribuent à multiplier les petits tenans directs de la couronne. D’autre part, les domaines des chevaliers changeant de mains et diminuant d’importance, la condition sociale des détenteurs tendait à se rapprocher de celle des propriétaires libres ordinaires, naguère très au-dessous d’eux, aujourd’hui leurs égaux par la fortune. Il n’y avait pas abaissement par la raison que, pendant la même période, la richesse générale et, partant, le produit des terres avaient sensiblement augmenté, en sorte que le revenu d’une moitié ou d’un tiers ne devait pas être inférieur au revenu entier d’autrefois. Mais il y avait nivellement entre les deux classes. Plus d’un baron dont le fief s’était dispersé en dots ou eu autres libéralités fut entraîné dans le mouvement. La diminution du nombre des baronnies après le règne de Henri III est un fait incontestable[43].

Il se trouvait d’ailleurs que, pendant le même temps, le genre de vie et les habitudes des deux classes avaient cessé d’être très différens. Les chevaliers, par les mêmes raisons qui les décourageaient de se rendre au conseil du roi, manifestèrent de bonne heure une très vive répugnance pour la guerre. Les possessions les plus menacées de la couronne étaient en France. Il fallait presque toujours quitter le sol anglais, traverser la mer, s’en aller au loin sur le continent. De bonne heure, les chevaliers se montrent préoccupés d’échapper à cette obligation. Lorsque le roi Henri II leur offre de les exempter moyennant une taxe d’exonération, ils acceptent avec empressement. C’est l’impôt qu’on a appelé scutagium (escuage). À ce prix, les chevaliers restaient dans leurs foyers. Mais cette taxe de rachat laissait subsister toutes les autres charges de la tenure militaire, notamment ces lourds et scandaleux droits de mariage et de garde qui n’existaient sous cette forme et avec cette rigueur qu’en Angleterre et en Normandie[44]. Aussi essaie-t-on de se dérober à la chevalerie elle-même, cause ou occasion de tant de maux ; on néglige ou on évite de se faire armer chevalier. Les ordonnances qui enjoignent de recevoir cet honneur reviennent incessamment au cours du XIIIe siècle ; cela prouve clairement qu’on ne s’y prêtait que de mauvaise grâce. La recrudescence de l’esprit chevaleresque sous Édouard III ne fut qu’un accident et une mode éphémère. Dès 1278, le roi commande aux shérifs de contraindre à recevoir l’accolade, non pas seulement les personnes appartenant à la classe des chevaliers, mais tous les hommes dont le revenu foncier égale 20 livres sterling, de quelque seigneur et à quelque titre qu’ils tiennent leurs terres. Cette prescription fut répétée depuis à plusieurs reprises ; elle montre à quel point le cours des temps et la force des choses avaient mélangé les deux classes, soit en faisant monter dans la première les propriétaires libres opulens, soit en faisant descendre dans la seconde les chevaliers qui avaient laissé se diviser leurs domaines[45]. En somme, dès le XIIe siècle, les chevaliers paraissent avoir pris en grande majorité les goûts et les mœurs d’une classe agricole[46]. L’organisation militaire qui prévaut à la fin du XIVe siècle marque le terme de cette évolution. Le service obligatoire et gratuit imposé aux terres de chevalier a disparu[47] ; l’impôt qui le représente cesse d’être perçu. Le noyau de l’armée royale, celle qui fait les expéditions au dehors, se compose de barons remuans et belliqueux qui réunissent autour d’eux des gens de pareille humeur. Ils vendent au roi, à deniers comptans, le secours de leurs régimens d’aventuriers. Le gros des anciens chevaliers se tient de plus en plus à l’écart de ces bandes de condottieri. Beaucoup ne portent même plus le titre de chevaliers, ce sont des esquires, des gentlemen « capables d’être faits chevaliers », dit une ordonnance de 1446, qui prescrit de choisir parmi eux, faute évidemment de chevaliers en titre, les candidats aux places de shérif. Ils portent cependant les armes, mais c’est avec toutes les autres classes de la nation et pour le maintien de la paix dans leur comté. Une ordonnance enjoint à tout homme libre de s’armer selon sa fortune, les uns avec la cuirasse, le bouclier et la lance, les autres avec la simple cotte de maille ou le pourpoint. Ils forment une sorte de gendarmerie intérieure[48], de garde nationale qui ne repose plus sur l’ancienne base féodale et dont les fonctions sont toutes civiles et de police. C’est surtout la persistance de l’esprit et de la vocation militaires qui a conservé à la noblesse française jusqu’en 1780 une position à part au milieu des autres classes de la nation. Ici, l’esprit militaire a disparu, si ce n’est chez quelques grands seigneurs d’aventure destinés à s’entre-détruire et à disparaître avant le XVIe siècle. À partir du XVe siècle, on peut dire que la masse de l’ancienne chevalerie anglaise n’est plus qu’une haute classe rurale dans laquelle figurent, avec des droits égaux, tous les propriétaires libres importans du comté. Le Pogge[49] les dépeint à cette même époque adonnés à l’agriculture, vendant la laine et le croit de leurs troupeaux, estimant sans, honte de s’enrichir par cette voie et jugeant de la noblesse d’après la fortune.

On voit combien il est vrai de dire que le régime féodal, dans le sens précis de ce mot, n’a pas existé en Angleterre. Premièrement, les grandes satrapies provinciales n’ont pas eu ici occasion de se produire. Des deux autres élémens politiques de la féodalité, l’un, la justice domaniale, n’a eu qu’un développement restreint, sans vigueur et sans durée ; elle n’a que bien rarement dépassé en étendue les limites d’une juridiction manoriale et ne s’est jamais élevée en compétence à la dignité de la haute justice[50] ; de très bonne heure, elle a plié et s’est effacée devant les tribunaux royaux, et le XIVe siècle ne la connaît pour ainsi dire plus. L’autre élément, le fief militaire, s’est, dans le siècle même qui l’avait vu se produire, affranchi de l’obligation du service des armes moyennant une redevance spéciale qui n’a pas tarde à perdre son nom et à se confondre dans l’ensemble de la taxation civile[51]. Aucun escuage n’a été levé, selon Coke, après la huitième ; année d’Edouard II. Le reste des charges, celles-ci purement fiscales, qui pesaient sur les tenures en chevalerie, paraissaient déjà surannées sous Jacques Ier. Elles sont définitivement abolies par commutation financière sous Charles II, et toutes les tenures sans exception sont ramenées au type de la propriété libre ordinaire, dite en socage. Il n’y a plus de terre féodale en Angleterre à partir de 1660.

Les élémens civils du régime foncier n’ont pas été plus lents à s’affranchir et à prendre un caractère moderne. La fin du XIVe siècle voit naître et gagner rapidement la pratique du fermage ; or, cette forme de tenure apparaît, dès le principe, comme absolument purgée de tout caractère féodal ; elle repose sur des rapports purement économiques et c’est le principe de la liberté des contrats qui en fournit toutes les formules. Certains droits excessifs, réservés au propriétaires, ne remontent nullement au moyen âge ; les plus rigoureux sont une invention tardive de l’aristocratie foncière ; ils datent du XVIIIe siècle. Quelques auteurs citent volontiers, comme le signé d’un profond et persistant esprit féodal, une autre forme de tenure : les copyholds. Ils se laissent tromper par l’apparence. Les copyholds sont, d’après la théorie courante, des concessions révocables en principe, faites par le seigneur à des serfs et grevées de charges d’une diversité extrême, où l’on retrouve presque tous les types de nos droits féodaux. Ces concessions, acquirent très vite un titre régulier et la perpétuité. Elles embrassaient, à la fin du XVIe siècle, le tiers du sol anglais ; il s’en est maintenu un grand nombre jusque vers le milieu du XIXe siècle, sans que le législateur s’inquiétât de remanier cette tenure imparfaite. Mais si l’on considère que ces copyholds étaient souvent dans les mêmes mains que les freeholds, c’est-à-dire que les tenures libres[52], que quelques-uns appartenaient à de très grands seigneurs, que, depuis longtemps, leurs possesseurs ne formaient, à aucun degré, une classe spéciale, que les charges des terres soumises à ce genre de tenure s’étaient à ce point allégées que le système a pu coexister avec une agriculture progressive, et qu’il a été seulement un objet de paisible critique, jamais un sujet de plaintes et de griefs, on reconnaîtra que le régime féodal ne s’est survécu, même ici, que par des « technicalités » juridiques et nullement par des réalités ayant une valeur politique et sociale.

Quant aux élémens mixtes, à la fois civils et politiques, de la féodalité, j’entends le droit d’aînesse et les substitutions, ils n’ont pas rencontré meilleure fortune. Le système de grande propriété aristocratique qu’on observe aujourd’hui n’est nullement un legs du moyen-âge, c’est une création du dernier siècle. Il y a plus de trois cent cinquante ans que la liberté testamentaire était devenue la règle (sous une restriction destinée à disparaître en 1660) et avait refoulé le droit d’aînesse dans les successions ab intestat. Il y a près de cinq cents ans que la subtilité des légistes avait fourni le moyen d’affranchir la terre par des procédures collusoires, et procuré en fait aux possesseurs des domaines une faculté de disposition très étendue. L’Angleterre a été, avant tous les autres pays, un pays de propriété libre, de moyenne et de petite tenure. Le régime actuel de latifundia, et de majorats n’a commencé à fleurir, qu’après la restauration ; il est fondé non sur la loi, mais sur les mœurs, et procède d’une politique délibérée des classes supérieures. Encore les tribunaux se sont-ils hâtés de restreindre l’effet utile des substitutions à la vie d’une personne née, plus une période de vingt et un ans. C’est moins que ne permettaient, en France, les institutions d’ancien régime. Les substitutions modernes se sont développées sur l’espace étroitement mesuré par le législateur et les juges ; ceux-ci ont tenu la main à ce que chaque génération fût mise à même de reconsidérer l’arrangement et de régénérer, s’il lui plaît, la propriété complète ; si le système se perpétue en fait, c’est uniquement, par la volonté et le choix des héritiers successifs. De notre temps, une série de statuts ont dispensé l’héritier d’observer les clauses antiéconomiques de ces covenans et lui ont restitué, éventuellement, les principaux droits que sa condition de quasi-usufruitier le rendait incapable d’exercer. Toute cette évolution des deux derniers siècles, qu’on ne s’y trompe pas, n’a rien à voir avec le système féodal antérieur ; elle est l’effet d’une grande entreprise aristocratique, laquelle a fini par provoquer une réaction démocratique, toutes deux entièrement modernes dans leurs causes et nouvelles dans leur esprit.

Il nous reste, pour connaître tous les élémens du parlement futur, à regarder du côté des villes. J’indique rapidement les caractères exceptionnels que le développement des centres urbains a présentés en Angleterre. Premièrement, ce développement paraît avoir été beaucoup plus lent qu’en France. Cela tient sans doute à ce que la liberté, un certain bien-être, les chances de s’enrichir ne manquaient pas dans les districts ruraux. Le séjour dans les villes n’était pas la seule voie ouverte aux classes inférieures pour améliorer leur condition[53]. La vie urbaine exerçait donc une moindre attraction. Aussi, au temps de Charles II, n’y avait-il pas, en dehors de Londres, plus de quatre villes dépassant le chiffre de dix mille habitans. On sait d’ailleurs que, jusqu’au XVIIe siècle, l’Angleterre n’était aucunement un pays industriel, c’était un pays agricole, et surtout pastoral, qui vivait de la vente de ses laines. La grande majorité des villes avait le caractère de bourgs ruraux ; leur population était identique, pour les occupations et les mœurs, à celle du reste du comté. Les grandes villes, dépendant presque toutes directement du roi, avaient été exemptes de ces luttes entre le comte, l’évêque et les bourgeois, qui remplissent l’histoire de nos communes. Elies avaient reçu sans opposition leurs chartes de la royauté. Aucun grief ne les indisposait ou ne les prévenait contre les barons et les chevaliers de leur voisinage ; elles se confiaient à eux sans inquiétude et sans répugnance. Enfin, les réunions avec la noblesse du district étaient devenues familières aux bourgeois ; les règles administratives générales soumettaient, en effet, les villes aux autorités du comté pour les inspections de la garde nationale, pour les élections, et les obligeaient à se faire représenter en cour de comté, lorsque les assises étaient tenues par les juges ambulans. Il est remarquable qu’en 1360 les juges de paix établis pour tout le comté reçurent pareillement juridiction sur tous les centres urbains qui n’étaient pas munis d’une exemption spéciale. La conclusion est évidente. Il n’y a rien ici qui rappelle notre tiers état purement bourgeois, classe isolée, fermée sur elle-même, étrangère à la population rurale, dont elle ne fait que recueillir les fugitifs, à la fois haineuse et humble vis à vis de la noblesse provinciale qui l’entoure. Tout au contraire, les habitans de la plupart des villes anglaises se trouvaient unis et mêlés en mille occasions à toutes les autres classes d’habitans de leur comté ; une longue période de vie commune les avait préparés à s’entendre et à se confondre avec les chevaliers et les propriétaires libres leurs voisins.


IV

Nous voilà bien loin du parlement, mais nous allons y revenir par une voie détournée. Tandis que la classe des chevaliers paraissait déchoir en perdant son caractère militaire et ses titres féodaux, et se mélangeait avec la classe immédiatement inférieure, les deux classes se relevaient ensemble et acquéraient des titres plus durables par une activité utile, par des services rendus à l’état. C’est la justice ambulante, organe de la royauté, qui a provoqué ce mouvement ascendant et cette rentrée en scène. C’est cet instrument apparent de centralisation, aux mains d’un pouvoir encore pauvre en moyens et en expérience, qui a suscité ce qu’on appelle le self-government local et a préparé la classe moyenne rurale au rôle politique qu’elle a commencé à jouer un siècle plus tard. Déjà les premiers rois normands avaient remis en mouvement une vieille institution anglo-saxonne, la cour de comté. Cette cour, où étaient tenus de se réunir les prélats, comtes, barons, propriétaires libres et en outre le maire et quatre habitans de chaque village, avait cette physionomie démocratique que présentent beaucoup d’institutions du moyen âge. Ses attributions étaient nombreuses et variées ; elle était à la fois cour de justice criminelle, cour de justice civile, cour d’enregistrement du transfert des domaines, lieu de publicité pour les ordonnances royales, bureau de recettes pour l’impôt. Ce système très puissant en apparence et très concentré ne tarda pas à montrer ses insuffisances. D’abord, les grands barons qui avaient des juridictions propres étaient exemptés de paraître aux réunions ordinaires. Les chevaliers obtinrent de bonne heure de nombreuses dispenses ; Les villes ne manquèrent pas de faire inscrire la même immunité dans leurs chartes. Privée de ses meilleurs élémens, la cour de comté était en outre dépeuplée par les abstentions. L’institution des juges ambulans, régularisée en 1176, lui communique une vie nouvelle. Ces grands personnages, familiers de la cour du roi, arrivaient dans les comtés avec les pouvoirs les plus étendus. Leurs commissions portaient qu’ils ne devaient se laisser arrêter, ni par les immunités des barons, ni par les franchises des villes. Quand ils siégeaient, celles-ci déléguaient douze bourgeois pour figurer à côté des autres élémens de la cour du Comté, et les plus grands seigneurs comparaissaient au moins par mandataire. Toute la population locale, noble et roturière, rurale et urbaine, se trouvait ainsi réunie. Sous cette puissante impulsion, la cour de comté et les cours de hundreds furent à leur apogée au XIIIe siècle, et nul doute qu’elles n’aient contribué singulièrement à précipiter la fusion des races et des classes. Toutefois, cette grande affluence ne faisait que les rendre moins propres aux services multipliés d’une administration progressive. On n’administre point par une assemblée, on ne gouverne pas au moyen d’un club. Aussi les grands juges, en laissant subsister nominalement la cour de comté, ne tardèrent pas à la considérer comme un simple lieu d’élection pour les commissions de toute nature qui furent réellement chargées des affaires. De quels élémens étaient formées ces commissions, on peut le pressentir. Les grands juges ne voulaient généralement pas de bien aux barons, ils se défiaient du shérif, dont l’autorité était, en un certain sens, rivale de la leur. Étrangers au comté, ils avaient besoin d’une assistance locale et n’étaient pas en mesure d’organiser une bureaucratie sédentaire. Force était donc de faire appel à la chevalerie du lieu, seule classe assez indépendante, assez éclairée pour leur prêter un utile concours. On les voit, en effet, prendre de plus en plus les chevaliers pour auxiliaires, et partager avec eux les pouvoirs qu’ils enlèvent au shérif ou à la cour de comté. Je ne puis entrer dans l’infini détail de ce transfert d’attributions. Successivement l’assiette et la perception de l’impôt, le contrôle de l’armement de la gendarmerie nationale, le soin de recevoir le serment de paix, l’instruction locale des crimes et délits, le choix du grand jury d’accusation, la participation aux jugemens par l’organe du jury restreint, sont confiés à des commissions de chevaliers qui opèrent le plus souvent sous la direction des juges ambulans. La plus grande partie de ces attributions appartenait auparavant à la cour de comté et au shérif ; celui-ci perd en outre en 1215 ses fonctions de juge royal criminel, transférées aux grands juges ; à la fin du même siècle, il n’est plus guère qu’un agent d’exécution et de transmission aux mains de la justice, ambulante.

On voit sans peine reflet de cette révolution. L’activité de la chevalerie n’est plus concentrée dans la cour de comté. Cette classe n’est plus comme par le passé soumise au shérif, elle ne voit plus en lui le représentant le plus direct d’une royauté puissante. D’autres fonctionnaires plus élevés, mandataires plus immédiats du souverain, sont survenus ; ils se sont adressés directement à elle, ont dépossédé pour elle les anciens pouvoirs, ont réclamé son assistance, appliqué sa bonne volonté à mille objets et suscité, un immense mouvement de progrès, dont eux et elle demeurent à la fin les seuls organes. En Angleterre, c’est la centralisation qui a donné l’éveil à la décentralisation, au self-government. En 1360, l’évolution s’achève par l’institution des juges de paix, nommés par la couronne et choisis dans cette même classe locale de la chevalerie. Appelés d’abord à remplacer le shérif dans certaines de ses attributions de police, ils reçoivent incessamment des pouvoirs nouveaux, s’élèvent de la juridiction correctionnelle inférieure à une juridiction beaucoup plus étendue, dépossèdent définitivement la cour de comté par les sessions qu’ils tiennent quatre fois par an, attirent à eux toute l’administration locale, routes, ponts, prisons, police administrative du travail, tutelle des paroisses, assistance des pauvres, perception, de l’impôt, confection et contentieux des listes électorales. Remarquez d’ailleurs que, pour tous ces services administratifs et judiciaires nouveaux où la royauté fait appel à des chevaliers, elle a soin de requérir, à leur défaut, les autres propriétaires de terre, et les services de ce genre se multiplient si vite, pendant que le nombre des chevaliers va diminuant, que les suppléances deviennent pour ainsi dire la règle. C’est donc toute la masse des propriétaires libres, squires, gentlemen autant que chevaliers, qui se trouve associée à l’administration, et les siècles suivans verront de plus en plus cette classe active, officieuse, appliquée, faire gratuitement à elle seule tout le travail d’une immense bureaucratie. L’assimilation est si bien consommée au XVe siècle, elle s’étend si loin parmi les propriétaires libres, que les rois sont forcés de protéger contre l’invasion du menu peuple les fonctions importantes dévolues à l’ancienne chevalerie. Des cens pécuniaires sont établis, surtout sous les trois Henri, à l’entrée de toutes ces fonctions ; il y en a pour le jury, pour les grades dans la gendarmerie nationale, pour le mandat, de juge, de paix, pour l’électorat et l’éligibilité parlementaires. Lorsque le cens parait, c’est que les distinctions fondées sur la naissance et l’extraction ne subsistent plus et qu’il est devenu nécessaire d’en chercher d’autres dans la richesse. Ici, c’est la fortune foncière, principe de sélection excellent, qui constitue le titre à des privilèges dont le premier, singulièrement onéreux, consiste dans la gestion gratuite de tous les services locaux. Le second, justifié par le premier, le suivra de près : c’est la participation au pouvoir politique par l’entrée au parlement.

Nous voilà en mesure de comprendre comment s’est formé le parlement anglais. Le noyau de cette assemblée, le premier cristal auquel les autres sont venus s’agréger, est ce magnum concilium où figuraient dès l’origine les grands vassaux ecclésiastiques et laïques. Je ne me mêle pas de déterminer à quel titre les premiers y siégeaient. Était-ce à raison d’un fief, d’une baronnie ou de leur caractère spirituel ? Le fait, bien plus décisif ici que le droit, est qu’ils appartenaient en grand nombre aux familles des grands vassaux, qu’ils avaient tous des domaines d’importance et de nature baronniale, soumis aux mêmes services et aux mêmes impôts que ceux de leurs collègues laïques[54] et qu’on les traitait volontiers de « barons comme les autres » (sicut barones cœteri)[55]. Ces deux ordres de magnats, rapprochés par tant de conditions communes, ont formé à eux seuls le grand conseil du souverain jusqu’au milieu du XIIIe siècle. La tradition de cette activité conjointe et prolongée a conjuré le péril d’une séparation tranchée entre les deux ordres de la noblesse et du clergé, cette même séparation qui paraît en France avec les états-généraux et qui s’est perpétuée jusqu’en 1789. Là encore, la constitution précoce d’une aristocratie politique a eu des résultats d’un prix inestimable.

C’est environ trente ans après l’institution régulière de la justice ambulante que la classe des chevaliers, relevée par l’importance des devoirs qu’elle accepte et des services qu’elle rend à l’état dans l’administration locale, secondée et suppléée par toute la haute classe des propriétaires libres, commence à se rapprocher du parlement. Ce n’est pas elle qui en demande l’entrée. La force des choses se charge de l’introduire. Devenue à ce point nombreuse, compacte, active, elle est une puissance que ni le roi ni les barons ne peuvent négliger de concilier à leur cause. Ce sont eux qui vont la chercher, l’inviter, la presser. En 1213, au cours de la lutte qui aboutit à la grande charte, le roi commence. Pour la première fois, quatre chevaliers, choisis dans chaque comté, sont cités à cette fin expresse de s’entretenir avec le prince des affaires de l’état. En 1215, la grande charte paraît laisser de côté le principe de l’élection et de la représentation. Après le roi Jean, il y a une période d’apaisement. On revient donc à l’ancienne procédure, et le grand conseil reste relativement aristocratique jusqu’en 1254, époque où la lutte s’aigrit de nouveau entre la royauté et le baronnage. Chacun des deux partis commence à sentir le besoin de trouver des alliés dans le reste de la nation. À cette date, deux chevaliers par comté sont convoqués ; ils se rencontrent avec les procureurs du clergé paroissial, appelé de son côté pour la première fois à se faire représenter au parlement. Jusque-là, les abbayes, les prieurés et les églises cathédrales étaient seuls appelés avec les prélats. Le rôle de tous ces nouveau-venus est encore bien humble ; ils sont là pour écouter, pour apprendre et rapporter dans les comtés et dans les paroisses les résolutions prises par le grand conseil. Il ne paraît pas qu’ils délibèrent ; on les congédie au cours de la session, et l’assemblée des magnats continue à débattre sans eux les grandes affaires, dont ils n’ont pas à connaître.

Quoi qu’il en soit, nous retrouvons les uns et les autres en nombre variable, irrégulièrement et à de longs intervalles, dans plusieurs des parlemens subséquens, en 1261, 1264, 1270, 1273. En 1295, la convocation, à raison de deux par comté, est passée en coutume et, à la même date, une pénalité spéciale sanctionne la convocation des représentans du clergé paroissial. Désormais aucun parlement ne sera régulier sans cette double citation. Pendant le même temps, un autre élément a obtenu l’entrée de l’enceinte parlementaire. Les villes principales, surtout celles qui sont pourvues de chartes, ont été convoquées en 1265 par Simon de Montfort. Trente ans après, en 1295, une ordonnance royale les invite à se faire représenter par deux de leurs habitans, — citoyens ou bourgeois, — et, à partir de cette date, une citation régulière leur est adressée pour chaque parlement : 1295 est donc une date capitale. Le commencement du XIVe siècle trouve le parlement constitué avec tous les caractères d’une assemblée véritablement nationale, où figurent, plus complètement même qu’à l’heure présente (car il y a eu depuis des exclusions et des déchéances), tous les élémens qui composent le peuple anglais.

Que nous voilà loin de la France, où ni les campagnes, ni le clergé paroissial n’ont été réellement représentés pendant la plus grande partie du moyen âge ! Mais plus considérable encore paraîtra la différence si nous examinons de quelle manière les élémens signalés plus haut se répartissent, s’agrègent et se classent au sein du parlement. Au commencement, on voit que les bourgeois siègent isolément ; au contraire, les chevaliers des comtés se, réunissent aux barons, cela est naturel, puisqu’ils représentent comme eux l’intérêt féodal et rural. Le clergé vote alors séparément son subside. Cette répartition en trois est celle qu’on observe en 1295. Elle se reproduit en 1296, en 1305, en 1308. Elle est identique à celle des états de France à la même époque. Mais un autre arrangement ne tarde pas à prévaloir. Les affinités les plus puissantes sont, en effet, d’une part, entre les barons et les prélats, accoutumés depuis deux siècles à délibérer en commun ; d’autre part, entre les chevaliers et les bourgeois, les uns et les autres électifs et concurremment élus pu proclamés dans la cour du comté, où ils se sont plusieurs fois rencontrés sous la présidence des juges ambulans. Une distribution conforme à ces tendances prévaut de plus en plus. À partir de 1341, les chefs du clergé (sauf en quelques circonstances rares), restent unis aux seigneurs laïques et forment avec eux la chambre des lords. À partir de la même date, la fusion correspondante est accomplie entre les deux autres classes. Chevaliers et bourgeois forment ensemble la chambre des communes et ne se séparent plus que dans un petit nombre de cas exceptionnels, dont il n’y a plus d’exemple après le XIVe siècle. Quant au dernier élément, le bas clergé, le clergé paroissial, il fait également partie de la chambre des communes, mais il ne tarde pas à devenir moins assidu et à s’écarter. Sa pauvreté, les devoirs de son ministère le retiennent au loin. Il se sent d’ailleurs plus à l’aise dans les propres assemblées du clergé, les convocations de Canterbury et d’York, auxquelles il est cité par les deux primats et où il forme comme une sorte de chambre basse. La coutume s’établit que la part de l’église dans les subsides soit votée là et non plus au parlement. Dès le milieu du XIVe siècle, le bas clergé a donc déserté la chambre des communes, où demeurent seuls et maîtres les élémens séculiers de la représentation rurale et urbaine. Les chefs du clergé, encore très puissans à la chambre des lords, où les abbés et les prieurs doublent et triplent le nombre des évêques, voient avec indifférence ces humbles curés de paroisse disparaître de cette chambre des communes, dont ils ne soupçonnent pas encore les destinées et la future prépondérance. C’est ainsi que le parlement anglais, constitué dans ses élémens en 1295, nous apparaît cinquante ans après organisé et distribué selon trois principes qui le distinguent profondément de nos états-généraux de France : 1o la division en deux chambres, qui croise et brouille la division des classes, accentuée au contraire en France par la distinction des trois ordres. Aucun ordre n’est seul dans une même chambre ; ils sont mêlés deux par deux. Il leur est impossible de s’isoler dans un esprit de classe étroit et exclusif ; 2° la réunion dans la chambre basse de l’élément urbain avec un élément rural très ancien, très puissant, très actif et originairement rattaché au baronnage. Pareille fusion est ce qui a le plus manqué à notre tiers-état purement citadin, composé d’hommes nouveaux, tous personnages civils, magistrats des villes ou légistes, étrangers à la propriété de la terre et à la profession des armes. Faute d’une classe moyenne agricole, il n’a jamais pu combler le fossé qui le séparait de la noblesse ; il est demeuré dans son isolement et n’a pas cessé de traverser ces alternatives de timidité et de violence, qui sont l’infirmité commune de toutes les classes nouvelles, sans alliances et sans traditions ; 3°enfin le caractère laïque prédominant de la haute assemblée, dont une branche ne contient aucune représentation ecclésiastique, tandis que cette représentation est mélangée dans l’autre à l’élément séculier, ne siège qu’en vertu d’un titre séculier, le fief baronnial attaché aux évêchés et à certaines abbayes et se pénètre ainsi à un très haut degré du sentiment national et de l’esprit de la société civile.


V

Dès le milieu du XVIe siècle, le parlement existe donc dans la forme qui lui est restée ; L’époque des Tudors voit s’accomplir deux faits qui ont achevé de fixer le caractère de la société politique et qui ont poussé leurs conséquences, à travers deux révolutions, jusqu’à l’immense transformation industrielle et rurale de l’Angleterre au XVIIIe siècle : ces deux faits sont l’extinction de la noblesse féodale et la chute de l’église romaine.

Nulle part le baronnage n’a plus souvent changé de nature et de consistance qu’en Angleterre. On a vu la bande de soldats pillards qui avaient accompagné ou suivi de près Guillaume Ier, décimée par la guerre et par les confiscations, se recruter d’hommes nouveaux, issus en général de ministres et officiers d’état des rois normands et angevins. Cette noblesse de justice et d’administration avait des traditions d’ordre et de gouvernement ; c’est elle qui a donné le ton aux grands vassaux du XIIIe siècle, qui a organisé la résistance légale et armée ; c’est sous son inspiration que le baronnage s’est groupé, est devenu sensible à des intérêts plus éloignés et plus généraux, a rallié, la nation tout entière et s’est constitué en une aristocratie politique. Voilà une première transformation. Un siècle et demi après, fond et dehors, tout est différent. La féodalité s’est assise en apparence ; elle se fonde sur la primogéniture, devenue la coutume générale, et sur des statuts qui tendent à garantir, tant les droits de réversion des seigneurs dominans sur la terre, que le service militaire ou pécuniaire attaché aux tenures. On a pu voir que toute cette organisation a finalement manqué son but. La chevalerie jette un voile brillant sur une société où l’égoïsme, la cupidité et la cruauté ne sont pas moindres que dans l’âge précédent et où ces fruits de corruption ne sont plus rachetés par les jets d’une sève héroïque. À cette société préside une haute noblesse extrêmement réduite en nombre. Les anciennes baronnies se sont, ou divisées en petits domaines, on accumulées en apanages entre les mains de quelques familles, celles-ci issues ou alliées de la maison royale. La dissolution répétée des tenures baronniales brouille et annule les titres territoriaux de la pairie et, par un effet connexe, l’élément purement formel de cette dignité, le fait de la convocation ou de l’institution royale, prend la valeur d’un titre complet et se combine avec le principe de l’hérédité, alors en crédit et en progrès. La chambre des lords reçoit à cette époque l’organisation qu’elle a conservée jusqu’à nos jours. D’autre part, ce baronnage d’apanagistes, du sang de la maison royale, ne tarde pas à se diviser en deux factions rivales, groupées autour de prétendans au pouvoir ou à la couronne ; aucun sentiment sérieux des droits ou de la légitimité de leur chef, aucun attachement sincère à sa personne ne jettent l’une contre l’autre ces deux moitiés de la noblesse ; l’intérêt, considéré brutalement, un immense appétit de spoliation, un besoin de haine qui cherche un prétexte pour s’exercer, sont les motifs peu déguisés de toutes leurs démarches. Pendant toute la longue période qui va de Richard II à Henri VII, ils jouent aussi au jeu cruel de la guerre et du hasard, conspirant, se trahissant entre eux, se massacrant les uns les autres sur les champs de bataille, décapitant le lendemain ceux que les chances du combat ont épargnés. La chambre des lords n’est qu’un lieu de station provisoire pour la faction qui a réussi à proscrire l’autre, et à côté d’elle, un roi de fait (King de facto), consacré peut-être par une révolution d’hôtel de ville, invoque pour la forme un droit auquel personne ne croit plus. En face de ces pouvoirs factieux et instables, la chambre des communes, seul pouvoir permanent et largement national, reçoit des circonstances une sorte de rôle arbitral[56]. Ces porteurs de titres litigieux ne peuvent demander qu’à elle un crédit précaire. Encore timide, incertaine, étonnée de ce qui lui échoit ainsi sans qu’elle l’ait cherché, elle exerce, pendant plus d’un siècle, une autorité prépondérante. Ses archives se remplissent de précédens ; ses fastes s’illustrent de revendications ; son règlement s’enrichit de pratiques libérales : pures formes sans doute et qui ne gardent pas à elles seules la substance de la liberté politique (on l’a bien vu au siècle suivant sous les Tudors), mais qui en perpétuent pour ainsi dire l’appareil, en sorte que le jour où les circonstances redeviennent favorables, on le retrouve tout monté et prêt à la main. Le droit de fixer les termes mêmes de la loi au lieu d’en indiquer seulement le sujet par des doléances et des vœux, le privilège de voter toutes les natures de taxes, celui de contrôler l’emploi des fonds publics, la priorité des communes en matière d’impôt, le contrôle sur la nomination des officiers d’état, en un mot, toute l’immense prérogative future de la chambre basse paraît au cours de cette période, se fixe en partie, annonce ou prépare par quelques exemples mémorables ce qui ne peut pas se fixer encore.

Cependant, les luttes inexpiables des grands nobles ont eu le résultat qu’il était facile de prévoir. La guerre des Deux Roses, qui remplit la seconde moitié du XVe siècle, leur fournit une carrière où se déploient plus à l’aise que jamais leurs habitudes de violence ; ce sont eux qui la prolongent à plaisir sous le prétexte d’un intérêt dynastique à la fin épuisé. Peu semblables aux condottieri italiens, les barons anglais ne se ménagent pas. Ils s’entre-détruisent et s’exterminent à plaisir, tandis qu’ils ont soin d’épargner les gens des communes. Des familles entières s’éteignent ou sombrent dans la masse anonyme de la nation ; leurs domaines, confisqués ou en déshérence, viennent grossir le domaine royal. Après qu’Henri VII a étouffé les derniers mouvemens de la rébellion et fait châtier par la chambre étoilée les seigneurs encore suspects d’entretenir des bandes armées, le baronnage est tellement réduit que le roi ne trouve pas plus de vingt-sept pairs laïques à convoquer pour son premier parlement. La vieille noblesse normande et féodale n’est plus ; les barons héroïques de la grande charte se survivent à peine dans quelques héritiers contestables ; leurs grands domaines sont divisés ou sont retournés au fisc. Une nouvelle classe se présente alors pour remplir les vides, cette classe moyenne rurale qu’on a vue se former par la fusion des chevaliers avec les propriétaires libres. C’est dans ses rangs qu’Henri VII choisit presque tous les nouveaux pairs. Une pairie presque entièrement renouvelée dans sa substance, étrangère aux habitudes et aux traditions de la noblesse antérieure, instituée par fournées assez considérables, étroitement dépendante de la royauté qui la crée de rien ou de peu et qui l’enrichit de ses dons, voilà le spectacle que nous présente la fin du XVe siècle. Je ne vois rien qui soit politiquement plus comparable à la chambre des lords du temps d’Henri VIII que le sénat de Napoléon Ier, composé en majorité d’hommes nouveaux, créatures du souverain. Ces « champignons de pairs, » dont le despote parlait si dédaigneusement, l’Angleterre les avait connus à l’époque des Tudors. La chambre des lords ; pendant, toute cette période, en est peuplée. Mais Napoléon ne voyait que le présent. L’oligarchie superbe qui devait, deux siècles plus tard, mettre la royauté en tutelle et faire de la liberté politique un instrument à son profit, est issue de ces humbles parasites. Tant est grande la vertu du temps et de l’hérédité !

Une altération non moins profonde se produit dans la situation du haut clergé. Au lendemain de la conquête, Guillaume le Conquérant avait organisé la juridiction ecclésiastique à part de la juridiction commune. Le clergé devient le juge des crimes et des délits de ses propres membres, et cette immunité le constitue en société autonome et distincte à côté de la société civile. Dans les convocations de Canterbury et d’York, tous les clercs se réunissent à l’appel de leurs archevêques, élaborent des statuts pour leur ordre et bientôt votent séparément les taxes pesant sur les spiritualités (dîmes et oblations). L’église n’est pas seulement indépendante, elle a pied sur le domaine des laïques ; ses chefs sont membres du magnum concilium. Le droit canon s’est développé avec une ampleur savante ; toutes les causés où un élément religieux est impliqué : les testamens, les mariages, et finalement tous les contrats, tombent de bonne heure sous la compétence des tribunaux spirituels. Naturellement, la richesse rejoint la puissance. C’est un calcul accepté au moyen âge[57] que le clergé possède le tiers des terres du royaume. Les congrégations, particulièrement les cisterciens, ont des revenus comparables à ceux d’un état. Les libéralités dont l’église bénéficie sont sans mesure, et c’est son génie subtil comme son exemple qui dirigent d’abord la main des légistes appliqués à introduire le coin dans le régime foncier féodal. La papauté est naturellement tentée de mettre la main sur cette forte organisation et sur ces immenses ressources. Il semble que nulle part les prétentions de Rome n’ont été plus exorbitantes, son avidité plus insatiable, ses actes d’ingérence plus imprudens. Les circonstances lui avaient par deux fois, sous Guillaume Ier et sous Jean[58], donné un titre apparent pour traiter l’Angleterre en fief du saint-siège. On la voit lever directement des tributs sur le clergé, parfois même sur les laïques, multiplier avec art les appels à la curie, s’emparer de la nomination à un nombre immense de bénéfices, les conférer à ses créatures italiennes.

La situation de l’église dans les autres pays n’était pas très différente de celle que je viens de décrire. Ce qui est à remarquer en Angleterre, c’est la résistance particulièrement résolue et efficace de l’esprit laïque. Or cet esprit, il ne faut pas s’y tromper, n’est pas ici pour son propre compte ; il fournit une issue à ce sentiment national dont j’ai montré les causes profondes et la singulière vivacité et qui, mêlé à tout ou tirant tout à lui, prêtant à tout sa forme, ou sa substance, ne pouvait pas manquer d’unir et de confondre sa propre querelle contre l’ingérence étrangère avec la querelle du pouvoir civil contre la papauté, du siècle contre l’église[59]. Plusieurs circonstances ajoutent à sa force et le servent dans la lutte. Les hauts dignitaires ecclésiastiques, on l’a vu, sont de la même classe et parfois du même sang que les grands vassaux laïques ; ils ont combattu avec eux et au premier rang, à l’époque de la charte des libertés. Ils subissent comme eux la pression de cette sorte de conscience extérieure qui tient tous les Anglais unis dans une même haine de l’oppression, dans une même suspicion contre l’étranger. Ils se comportent presque tous en hommes d’état plus qu’en chefs d’une corporation distincte, en Anglais plus qu’en princes de l’établissement, romain. La chambre des lords, où ils sont de beaucoup en majorité sur les pairs laïques, a pu se montrer moins complaisante que la chambre basse aux attaques dirigées contre l’église. Elle n’en a pas moins voté toutes les lois de défense de la société civile. Une sorte de préanglicanisme pénètre tout ce haut clergé. Une autre circonstance non moins propice est, que le bas clergé ne siège pas aux communes ; il s’en est retiré volontairement ou par l’ordre de ses chefs, et délibère à part dans les convocations, assemblées de nature et de forme purement ecclésiastiques. Trompés par la force de leur position dans la chambre dirigeante et dans le conseil, les prélats estimèrent qu’ils suffisaient à tout et qu’ils feraient sagement de ne pas laisser leur clergé figurer, dans l’autre assemblée politique où, moins nombreux que les laïques, il pourrait subir à l’occasion la loi des majorités. Ils déclinèrent obstinément toute représentation dans la chambre des communes ; ils firent prévaloir l’usage de traiter dans les convocations toutes les affaires concernant l’église. Ils se sentaient là plus maîtres de leur milice, plus libres de faire leurs conditions au roi dans l’intérêt du corps entier dont ils étaient les chefs. On ne peut pas surestimer, si grandes qu’on les imagine, les conséquences d’une telle faute. Le nom de l’église, son autorité, l’influence de ses lumières, les ressources de son génie inventif, aucune de ces forces ne se trouva présente et active dans l’assemblée dont les circonstances allaient faire de plus en plus l’organe de l’esprit national. Les prélats laissèrent cet esprit se développer, s’enhardir, combattre, vaincre, et, en chacun de ces progrès, sentir le clergé comme étranger aux vœux du pays, indifférent à ses efforts. L’église finit par ne plus compter dans les espérances et les plans politiques d’un peuple qui était resté, d’ailleurs, profondément religieux ; ou plutôt on ne vit plus d’elle que les abus dont elle profitait, les avantages immenses qu’il était si naturel de lui envier, sa connivence ou au moins sa solidarité apparente avec Rome. Ainsi s’explique le mouvement parfaitement continu et progressif de résistance et d’offensive qui se dessine de bonne heure dans le parlement contre l’église et qui se poursuit jusqu’au XVIe siècle. La grande révolution d’alors n’est que l’écroulement final d’un édifice depuis longtemps battu par le bélier et miné par la sape[60]. Cette fin avait été annoncée et préparée par d’innombrables ordonnances et statuts contre la mainmorte, contre les empiétemens des tribunaux spirituels, contre les appels en cour de Rome, contre l’ingérence du pape dans la nomination des évêques. Wicleff[61] et les lollards avaient, au XIVe et XVe siècle, soulevé contre le haut clergé un mouvement d’opinion populaire qui rencontra d’abord les encouragemens du pouvoir et que la persécution qui suivit comprima sans l’étouffer. La dynastie des Lancastre est favorable à l’église. La cour romaine ressaisit alors l’exercice nominal de mainte prérogative que les lois antérieures avaient fait profession de lui retirer. Mais elle n’en use guère que pour la forme et selon le bon plaisir de la couronne. Tout le XVe siècle nous montre ainsi le pouvoir spirituel en retraite et en déclin. La chute de l’ancien baronnage laisse l’église seule en face du roi tout-puissant, absente de la chambre basse qui se défie d’elle, noyée dans la chambre haute parmi les créatures de la royauté. Qui s’étonnerait qu’elle n’ait pu que fléchir, lorsque la main d’Henri VIII s’appesantit sur elle ?

La décade 1530-1540 voit s’accomplir cette révolution capitale. Le roi, mécontent du pape, sépare l’Angleterre du siège de Rome. Il se déclare chef suprême de l’église, gardien et défenseur de la vérité religieuse. Les assemblées du clergé ne peuvent se ternir qu’avec son aveu ; les canons ne prennent autorité que par sa sanction. C’est lui qui est, en son conseil, la juridiction suprême pour les matières spirituelles. L’hérésie même n’échappe pas à sa compétence. Cranmer estime que la couronne peut à elle seule faire un prêtre sans qu’aucune ordination soit nécessaire. Même après que cette opinion extrême a été abandonnée, il reste admis que les évêques reçoivent du prince seul l’investiture et ne gardent leur dignité qu’à son plaisir ; une nouvelle commission leur est délivrée à chaque règne qui commence. Leurs revenus sont réduits. Ils ne font plus figure de grands seigneurs, et rien ne rappelle en eux l’ancien titre baronnial. A côté d’eux, les couvens et les abbayes ont vu confisquer leurs propriétés ; la couronne partage leurs dépouilles entre les nouveaux nobles, ses créatures. Toute la haute classe laïque se trouve plus ou moins intéressée au maintien du nouvel ordre de choses, qui lui a procuré ces riches dotations. Un fait analogue s’est produit en 1789 dans la masse des paysans français après le partage des biens nationaux. La crainte de voir la dynastie restaurée revenir sur cette mesure révolutionnaire a servi de recommandation et d’apologie à des gouvernemens détestables et a fait entrer dans les instincts héréditaires du peuple une sorte de parti-pris contre tout ce qui rappelle l’ancien régime. L’inconsciente poussée de l’égoïsme et de l’avarice sert pareillement de soutien et de contrefort à la nouvelle église d’Henri VIII. Un intérêt personnel et de famille contribue à retrancher et à fortifier la foi protestante contre tout retour des doctrines romaines. A partir du XVIe siècle, les hauts dignitaires ecclésiastiques, naguère en majorité dans la chambre haute, n’y sont plus qu’une minorité qui voit croître rapidement à ses côtés la pairie laïque. L’église dont ils sont les chefs, après le roi et par la volonté royale, n’est plus proprement l’ancienne église apostolique qui puise son autorité dans sa tradition et qui n’est que limitée par la loi. Elle est comme fondée à nouveau par un acte du pouvoir séculier ; elle reçoit de la loi son titre à l’obéissance des sujets anglais. Quoique le clergé conserve des dotations foncières et perçoive la dîme, il prend dès cette époque la physionomie et les caractères d’un clergé de fonctionnaires. Il ne rappelle plus à aucun degré l’église des Anselme, des Becket, des Langton ou même des Arundel et des Beaufort, il se rapproche plutôt du clergé français tel que l’a fait la Révolution, c’est-à-dire du clergé rétribué soumis à l’état et à la loi et contrôlé de très près par le pouvoir civil. Il tombera même bien plus bas, beaucoup trop bas, parce qu’il ne peut pas se réclamer comme l’église française du siège de Rome et qu’il ne se sent pas associé à la grandeur et à la majesté de l’établissement catholique. Il faut lire dans Macaulay[62] l’histoire des humiliations du clergé anglais au XVIIe siècle, particulièrement de ces ecclésiastiques inférieurs qui vivent de privations, cachent leurs misères et que les servantes seules daignent épouser. Quoi qu’il en soit, les abus et les dangers dont la société laïque se sent menacée, lorsque l’église réunit un grand prestige spirituel, un crédit politique considérable et l’influence attachée à d’immenses propriétés foncières, peuvent être considérés comme écartés définitivement à l’avènement d’Elisabeth. L’œuvre violente que la révolution de 1789 a entreprise en France contre le pouvoir ecclésiastique, n’a pas été épargnée à l’Angleterre ; mais elle était accomplie dès le milieu du XVIe siècle. La royauté s’en était chargée, de la même main dont elle avait achevé, trois siècles avant nous, une autre œuvre de 1789, commencée par la guerre civile : la ruine de la vieille noblesse féodale et l’élévation d’une classe moyenne politiquement et socialement comparable à la bourgeoisie moderne.

On démêle maintenant pourquoi les Anglais, s’ils n’ont pas évité une période de pouvoir arbitraire, n’ont pas eu besoin, pour s’en délivrer, d’une révolution politique, économique et sociale analogue à la nôtre. Dès le XVIe siècle, l’Angleterre était en possession de toutes les réformes essentielles que nous attendions encore en 1789, qu’il nous a fallu payer très cher et que nous avons même manquées en partie, pour avoir dépassé le but dans l’élan qui succédait à une souffrance trop longtemps endurée. Trois paradoxes apparens résument toute cette histoire. L’intensité extrême du pouvoir royal dans un siècle encore barbare a donné à l’Angleterre un parlement, représentant d’un pays homogène, organe du gouvernement libre. La concentration précoce de la haute féodalité en un corps d’aristocratie politique lui a donné l’égalité devant la loi et l’impôt, et l’a préservée des privilèges abusifs d’une noblesse de sang. Le développement hâtif de la centralisation, personnifiée dans les juges ambulans, à une époque où un établissement bureaucratique sédentaire était impossible, lui a donné l’administration du pays par lui-même, a suscité, exercé, consolidé le self-government local. Un peu plus tard, les traditions anarchiques de l’ancienne féodalité avaient disparu avec ses derniers représentans à la suite de la guerre des Deux Roses, l’église avait pris une place subordonnée dans l’état au-dessous de l’autorité civile, et la chambre des communes, par l’effacement des deux grands pouvoirs qui forment le contrepoids naturel de la royauté, avait, pendant un siècle au moins, exercé un rôle arbitral et prépondérant.

Qu’une société si avancée politiquement n’ait pas échappé au despotisme, cela montre bien ce que peuvent au juste les institutions prises en elles-mêmes, c’est-à-dire séparément des hommes qui les mettent en œuvre, et ce qu’il est autrement chimérique d’en attendre. Les institutions, l’Angleterre les avait au complet pour ainsi dire ; les rapports constitutionnels des grands facteurs politiques étaient pleinement établis ; c’étaient les hommes qui manquaient aux choses. Parmi les lords spirituels, aux prélats noblement apparentés[63], hommes d’état, conseillers publics, diplomates, avaient succédé d’obscurs théologiens, hommes de doctrine, heureux de jouir en paix de leurs prébendes[64]. Parmi les lords temporels, des courtisans, des parvenus, des enrichis, avides de titres et d’argent, enchaînés par des libéralités récentes, avaient remplacé les grands nobles jaloux d’exercer le pouvoir. Naturellement, les plus considérables parmi les nobles nouveaux étaient de ceux qui eussent figuré à la chambre des communes ; celle-ci perdait ainsi son élite et ses- guides. L’ancien personnel de chaque estate étant épuisé, l’établissement politique se trouvait dans la condition d’une usine où la maîtrise et les compagnons exercés à diriger chaque grand appareil auraient disparu dans un accident. Des équipes de rencontre avaient été embauchées, elles restaient interdites devant ces rouages, y portaient la main gauchement et trouvaient enfin plus court et plus sûr d’obéir aveuglément au maître. Cela dura cent cinquante ans. Mais la machine n’en subsistait pas moins avec tous ses organes, elle invitait la main, elle se prêtait à des essais, elle contribuait à exercer, à enhardir, à discipliner par degrés un personnel nouveau ; voilà pourquoi la liberté politique fut si prompte à renaître.

Dès que les estates eurent ainsi reconstitué leurs cadres, le despotisme ne put pas subsister. Il tomba en 1648, se releva, tomba encore et définitivement en 1688. Le propre de ces deux révolutions, c’est que, pour asseoir le gouvernement libre qui suivit, elles n’eurent aucun ressort politique à créer, aucune relation nouvelle à établir entre les pouvoirs, aucun changement à introduire dans la hiérarchie sociale, aucun privilège reconnu à détruire. Tout le nécessaire existait déjà ; il n’y manquait que des volontés capables de le faire mouvoir, des mains habiles à le mettre en œuvre. On ne distingue, dans ces deux grandes crises, ni une opposition et une guerre de classes, ni les haines inexpiables qu’engendrent des abus trop longtemps supportés, ni les grands enthousiasmes théoriques que suscite un trop long jeûne de réformes. Elles laissèrent après elles, non pas des progrès positifs, — de ceux que le juriste se plaît à enregistrer, — mais plutôt une vie nouvelle, empruntée aux élémens dès lors consistans et solides dont s’était reformée la substance des grands pouvoirs. La vraie révolution commence sans bruit au moment où la révolution violente s’achève. Le XVIIIe siècle tout entier et le premier tiers du XIXe siècle sont occupés par une profonde transformation économique et sociale qui retentit dans la région des pouvoirs publics. C’est une seule et même oscillation en deux temps. Par sa première impulsion ; elle développe pendant un siècle la plus tyrannique des oligarchies, humilie la royauté, énerve à la fin les libertés publiques. Puis, par une sorte de répercussion et de retour, qui devient surtout sensible à partir de 1832, elle entame la domination aristocratique avec les forces immenses, lentement ralliées, de la société industrielle, et développe une démocratie qui parait destinée à imprimer de plus en plus son caractère à toutes les institutions.

Il n’entre pas dans notre dessein d’aborder ce sujet, qui veut être traité à part. Ce que nous avons voulu rappeler, et ce qu’il valait peut-être la peine de prouver plus abondamment qu’on ne l’avait fait, c’est que l’Angleterre avait, avant les autres peuples, achevé sa croissance de corps politique, qu’elle s’était, la première, dégagée substantiellement de la féodalité, dont elle a gardé en partie les formes, et que, dès l’époque des Tudors, elle se présente avec les caractères d’une société adulte et moderne, en possession des notions de l’état et de la loi, de tous les organes du gouvernement représentatif et parlementaire et du principe de k suprématie du pouvoir civil.


E. BOUTMY.


  1. Freeman, Développement de la constitution anglaise (ch. III).
  2. Stubbs, I, ch. II ; ibid., ch. III ; ibid., I, 143.
  3. C’est ainsi que Stubbs rapporte à des modèles carolingiens plusieurs des établissemens administratifs de Henri II, le scutage, l’assize of arms, l’inquest of sheriffs, etc. (Stubbs, I, 7-9.)
  4. « La chambre des lords, dit-il, représente ou plutôt est bien l’ancien witenagemot lui-même. » (The Growth of the English constitution, ch. II.)
  5. Gneist, I, 112.
  6. Le conquérant parait n’avoir créé que trois comtes anglais ; un texte d’Henri Ier n’en mentionne pas plus de cinq. (Stubbs, I, 362.)
  7. Gneist, I, 171.
  8. Trois siècles plus tard, au XVe siècle, le comte d’Oxford avait la majorité de ses possessions en Essex, le comte de Kent en Yorkshire, le comte de Norfolk en Surrey. (Stubbs, III.)
  9. Stubbs, III, 436.
  10. Les comtés quasi-palatins de Salop et de Kent ne tardèrent pas à être repris par la couronne.
  11. Premier Dialogue de l’échiquier, I, 17.
  12. Comites sibi creat, dit encore le Dialogue de l’échiquier. Ibid.
  13. Il est remarquable que, sur quinze cents chartes de villes qui nous ont été conservées, il n’y en ait que quarante-neuf émanant des barons. (Gneist, I, 153.)
  14. Stubbs, I, ch. XI.
  15. Hallam, Middle Ages, III, 86.
  16. Ordonnance de Guillaume Ier, séparant les juridictions spirituelles et temporelles. (Stubbs, Sel. Charters.)
  17. Stubbs. I. 474.
  18. Stubbs, I, 605 et suiv.
  19. Stubbs, Select Charters.
  20. Ibid., p. 383.
  21. Sous Philippe le Long, la langue d’Oc ne veut pas d’une seule monnaie pour tout le royaume. Elle tient à ses étalons et à ses mesures et repousse ceux de Paris.
  22. Voir notamment les états de 1576, de 1588 ; la division se fait par « gouvernemens. » Le même esprit s’était manifesté en 1483 aux états de Tours. En 1346, Hervieu signale un vote par états provinciaux ou par nations. De même, en 1349, pour la langue d’oil. La réunion séparée d’états pour la langue d’oil et la langue d’oc est longtemps d’usage courant.
  23. Il est probable que la condition de l’Angleterre à cet égard eût été à pou près celle de la France, si elle avait été plus prompte à conquérir le pays de Galles, l’Ecosse et l’Irlande et si elle avait dû compter de bonne heure, dans ses assemblées politiques, avec les représentans de ces provinces annexes si différentes d’elle-même.
  24. Stubbs, I, ch. XIII.
  25. En 1310, les ordonnances sont rédigées tout au profit des barons et dans un intérêt de classe très exclusif. (Stubbs, II, 321.)
  26. Il faut lire les pétitions des barons en 1215 et en 1258. On est surpris de voir, d’un côté, ce qu’ils sont préparés à subir de la part du pouvoir central, d’un autre côté, la hardiesse du système oligarchique au moyen duquel ils prétendent contrôler et presque absorber ce pouvoir.
  27. En France, il parait certain que les états provinciaux sont, comme les états généraux, une création de la royauté. Ils ne tombent en désuétude qu’après Charles VII, Louis XI leur soumet encore le traité d’Arras. (Voyez la Revue historique. Juillet à octobre 1870.)
  28. Je n’ignore pas que des états ont pu être tenus auparavant. Mais je ne m’arrête pas à ce fait, ne voulant retenir que ce qui a une valeur et des effets politiques. (Voyez Hervieu, États généraux.)
  29. D’après sir Ed. Coke.
  30. Voyez Gneist, I, 171, d’après Nevill et Littleton.
  31. On sait que, pendant le XIVe siècle, ce sont les chevaliers des comtés qui mènent la chambre des communes. Les députés des villes, deux ou trois fois plus nombreux, ne font que suivre.
  32. Voyez Stubbs, Select Charters. Remarquer, même plus tard, celle de 1237, où les magnats seuls paraissent avoir été présens, quoique la concession de subside soit réputée faite aussi par les chevaliers et les hommes libres. Ceux-ci représentent leurs « vilains. » En 1232, les vilains sont nommés avec les autres comme ayant octroyé le subside. Évidemment, chevaliers, hommes libres, aussi bien que vilains, n’étaient pas là en personne, les magnats stipulaient pour eux.
  33. Il n’y a pas d’exemple d’un refus de subsides sous les rois normands. (Stubbs, Select Charters. Préface, p. 18.)
  34. On sait qu’en Angleterre la noblesse est limitée à quelques centaines de personnes siégeant dans une chambre ; l’hérédité nobiliaire étant fondée, non sur la transmission du sang, mais sur la transmission de l’office public, l’aîné seul hérite de la noblesse, tête pour tête. Les autres fils, sauf quelques droits de préséance, n’ont rien qui les distingue des autres citoyens.
  35. On sait qu’en 1789 le projet de constituer une chambre de hauts dignitaires provoqua les plus vives résistances dans le corps entier de la noblesse française et surtout chez les hobereaux. Ils sentaient d’instinct qu’ils seraient comme déclassés dans leur caste par cette distraction d’une aristocratie politique et qu’ils ne tarderaient pas à retomber au même rang que les roturiers. Plus tard, en 1814, M. de Villèle se faisait l’organe du même sentiment lorsque, critiquant l’institution d’une chambre des pairs héréditaire, il demandait où étaient en France ces doux cents existences assez supérieures aux autres pour qu’on pût les placer à cette hauteur. Ce serait, ajoutait-il, supprimer la noblesse, au profit des deux cents familles qui seraient choisies. Ce qu’il redoutait comme une calamité est précisément ce qui s’est fait dès le moyen âge, de l’autre côté de la Manche, et ce qui a fondé chez nos voisins l’égalité civile et politique.
  36. Stubbs, I, 261.
  37. Hallam, III, 54.
  38. Gneist, I, 171.
  39. Turner, liv. III, ch. IX.
  40. Dialogue de l’échiquier.
  41. Hallam, l’Europe au moyen âge, III, p. 101.
  42. En 1327, le droit d’aliéner est étendu même aux vassaux immédiats da roi. (Stubbs, II, 370.)
  43. Des quatre-vingt-dix-huit baronnies, dont les représentans avaient été convoqués en 1300, quatorze étaient éteintes à l’avènement d’Henri IV et trente-trois avaient perdu l’importance et la dignité de pairies héréditaires. (Stubbs, III, 17.)
  44. Hallam, III, 54.
  45. Stubbs, III, 545.
  46. Déjà, en 1074, dans l’espèce de manifeste répandu par les barons normands contre le roi Guillaume Ier, il est parlé sur un ton d’envie des Anglais qui cultivent en paix leur terre, boivent ou tiennent table, tandis que leurs vainqueurs sont obligés de faire la guerre sur le continent. (Stubbs, I, 291.) — Nolens vexare agrarios milites. (Charte de Henri II.)
  47. Stubbs, III, 540.
  48. Aux termes d’un acte 25, Éd. III, ch. VIII, il n’est pas permis de faire sortir cette milice de son comté, sauf dans un cas de pressante nécessité constaté par le parlement, ni du royaume, en quelque cas que ce puisse être. (Gneist, I, 209.)
  49. Le Pogge, de Nobilitate.
  50. Gneist, I, 111 et Stubbs, I, 399.
  51. Stubbs, II, 522.
  52. Les lois sur le cens d’éligibilité au parlement, sur le cens des magistrates des comtés, ne font pas de différence entre les freeholds et les copyholds ; le revenu foncier qu’elles exigent peut reposer sur l’une ou sur l’autre forme de tenure, indistinctement.
  53. Voir dans Taine (Littérature anglaise, I), les portraits du paysan anglais et du paysan français d’après Fortescue.
  54. Les taxes sur les fiefs tenus par le clergé sont votées avec les taxes sur les fiefs tenus par des laïques. Les taxes sur les spiritualités sont votées ou octroyées à part.
  55. Il est remarquable que « la position du clergé comme élément du commun conseil n’est pas définie par la grande charte séparément de celle des autres tenans in capite. » (Stubbs.)
  56. Stubbs, II, 307.
  57. Notamment en 1380.
  58. Stubbs, I, ch. XIX. Le tribut imposé à Jean fut payé effectivement jusqu’en 1333.
  59. La prohibition des dons de terres aux maisons religieuses parait dès 1217 dans la grande charte. Mais ce n’est encore ici qu’une précaution destinée à protéger l’assiette de l’organisation militaire féodale. La séquestration de la papauté par Philippe le Bel parait marquer le point de départ d’une recrudescence dans les sentimens d’hostilité des Anglais pour le siège de Saint-Pierre. L’orgueil national, en éveil et en arrêt, avive évidemment les soupçons et la défiance contre un pouvoir qui est devenu l’instrument d’un étranger voisin et puissant. (Green, I, ch. IV.)
  60. Voir dans Stubbs les règnes d’Edouard II, d’Edouard III et de Richard II. Tout le XIVe siècle abonde en plaintes et en mesures de défense contre l’influence de la cour romaine et du clergé. En 1371, les sceaux sont pour la première fois confiés à un laïque. En 1371, le parlement réclame des ministres laïques.
  61. Le De Dominio divino date au plus tard de 1368 (Green, I, 447).
  62. History of England, I, 323.
  63. Macaulay, History of England, I, p. 373.
  64. Il est remarquable qu’après la réforme, aucun prélat anglais n’ait plus joué un rôle politique considérable, alors qu’en France les plus illustres de nos premiers ministres ont été des hommes d’église.