La Forme du gouvernement dans la république des Provinces-Unies

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La Forme du gouvernement dans la république des Provinces-Unies
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 865-891).
LA FORME DU GOUVERNEMENT
DANS LA
RÉPUBLIQUE DES PROVINCES UNIES

I. L.-R. Beynen, Kort Oversicht van de Staats-regeling van ons vaderland van het jaar 1428 . tot op onzen tyd (Aperçu des institutions de notre pays de l’année 1428 jusqu’à nos jours), 1873. — II. M. de La Bassecour-Caan, Schets van de regerings-vorm van Neederland van 1515 tot heden (Essai sur la forme de gouvernement des Pays-Bas depuis 1515 jusqu’à notre époque), 1873.

Dans un temps où divers pays s’efforcent d’établir des institutions républicaines, il peut être utile d’étudier les formes de gouvernement de la république des Provinces-Unies, qui ont donné à un petit peuple plus de richesse, plus de gloire, plus de puissance que n’en possédaient les grands états de l’Europe. La Suisse aussi a vécu et prospéré sous le régime de la république fédérale ; mais, protégée par ses montagnes, et d’ailleurs peu convoitée par ses voisins depuis qu’elle avait repoussé les invasions de l’Autriche et de la Bourgogne, elle n’a point été entraînée dans les grandes luttes du XVIIe et du XVIIIe siècle. La Hollande au contraire, après avoir lutté pendant quatre-vingts ans pour s’affranchir de la domination du puissant empire espagnol, s’est trouvée engagée dans une série de guerres qu’elle a dû soutenir contre les plus grands états. De 1652 à 1713, elle a combattu pendant trente-sept ans, tantôt contre la France et tantôt contre l’Angleterre, et même contre ces deux puissans ennemis, qui, alliés cette fois, avaient juré de l’anéantir. Non-seulement elle sortit victorieuse de ces épreuves, mais elle devint en même temps la première nation commerciale, l’état maritime prépondérant, le centre de toutes les grandes négociations diplomatiques, le foyer de toutes les coalitions européennes. Ses villes et même ses villages donnèrent leur nom aux traités de paix qui réglaient les destinées des deux mondes. Ainsi les institutions fédérales des Provinces-Unies, tout en assurant aux Néerlandais deux siècles d’ordre, de liberté et de prospérité sans exemple, leur ont permis, chose plus rare encore, de traverser heureusement, eux, une poignée d’hommes resserrés sur une étroite langue de terre arrachée à l’océan, les plus redoutables complications de la politique extérieure et de défendre leur indépendance et leurs riches colonies contre les convoitises de leurs voisins, infiniment plus forts qu’eux. Ces institutions étaient loin d’être parfaites, et on ne peut songer aujourd’hui à les imiter; mais les principes qui leur servaient de base, et plus encore l’esprit dans lequel elles ont été pratiquées, peuvent toujours nous offrir d’excellentes leçons. C’est du reste un sujet très peu connu en dehors de la Néerlande. Même les historiens qui récemment ont raconté avec tant d’éloquence ce magnifique épisode qui plus que tout autre fait honneur à l’espèce humaine, l’émancipation des Pays-Bas, ne font pas connaître en détail l’organisation des pouvoirs politiques de la république dont ils nous disent la naissance et les victoires. Naguère encore l’étude de cette matière exigeait de longues recherches dont il fallait puiser les élémens épars dans un grand nombre de livres et de documens; aujourd’hui elle est singulièrement facilitée par la publication en néerlandais de deux écrits très bien conçus et très clairs. L’un, destiné à l’enseignement, est dû au docteur L.-R. Beynen; l’autre, plus développé et plus approfondi, à M. de La Bassecour-Caan. Tous deux font parfaitement connaître l’origine, le développement et les attributions des différens pouvoirs. Nous pouvons suivre les rouages infiniment compliqués de ce régime politique si extraordinaire, comme si nous les voyions fonctionner sous nos yeux.


I.

La république des Provinces-Unies était une fédération d’états plutôt qu’un état fédératif. Le lien qui rattachait les différentes parties du pays était plus serré que celui qui existait entre les cantons suisses, mais moins étroit que celui qui unit aujourd’hui les états de l’Amérique du Nord. En Suisse, le pouvoir central n’existait pour ainsi dire pas, tandis que dans les Pays-Bas il exerçait des attributions importantes pour la défense nationale et pour la représentation vis-à-vis de l’étranger. Le cercle des attributions des autorités fédérales aux États-Unis n’est pas beaucoup plus étendu qu’il ne l’était en Néerlande ; mais dans la sphère de leur compétence elles peuvent agir librement et souverainement. Dans les Provinces-Unies au contraire, elles étaient presque toutes tenues d’obéir aux volontés des pouvoirs locaux dont elles émanaient. Aux États-Unis, le président est élu par le pays tout entier, dont il représente essentiellement l’unité; dans les Pays-Bas, le stathouder était nommé séparément par les provinces. Plusieurs d’entre elles eurent même un stathouder particulier, d’autres refusèrent d’en choisir un, et plus d’une fois pendant une suite d’années on n’en désigna aucun. Ainsi le président est une autorité fédérale, tandis que le stathouder n’était qu’un fonctionnaire provincial. En Amérique, le congrès règle comme il le juge bon les matières qui sont de sa compétence; aux Pays-Bas, les états-généraux devaient en référer aux états provinciaux, et ceux-ci aux villes et aux ordres qu’ils représentaient, de sorte qu’en réalité la souveraineté était exercée directement par les cinquante-six « bonnes villes » et par les différens corps de la noblesse des sept provinces. Aux États-Unis, on a compris que, pour certains intérêts vitaux dont dépend le salut de l’état, il faut absolument fortifier l’action du pouvoir central. En Suisse, à plusieurs reprises déjà, notamment après 1815, après 1830 et après 1848, c’est-à-dire après chaque grande commotion européenne, on a réformé dans ce sens le pacte fédéral, et en ce moment même, à la suite des graves événemens de 1870, un nouveau projet de révision de la constitution vient d’être ratifié par le vote plébiscitaire du peuple suisse. Dans les Provinces-Unies au contraire, l’esprit provincial est allé en se fortifiant, et il tendait à réduire le pouvoir déjà trop limité et surtout trop entravé des autorités centrales.

Les sept provinces qui formaient la république néerlandaise étaient, on le sait, la partie septentrionale du puissant état des ducs de Bourgogne, lequel comprenait les dix-sept provinces des Pays-Bas. Seules elles parvinrent, grâce à l’héroïsme que leur inspirait la foi réformée, à défendre leurs libertés et à conquérir leur indépendance sur l’Espagne, tandis que la partie méridionale de ce magnifique domaine retombait aux mains de l’étranger pour s’affaisser sous l’influence de Rome et servir d’enjeu et de champ de bataille aux luttes séculaires entre la France et l’Allemagne. Au xie siècle, c’est-à-dire au moment où commence l’histoire moderne pour cette région écartée, on distingue quatre états complètement indépendans, le comté de Hollande, auquel s’adjoignit enfin la Zélande, longtemps revendiquée par la Flandre, l’évêché d’Utrecht, auquel furent réunies l’Overyssel et la Drenthe[1], le comté de Gueldre, élevé au rang de duché par l’empereur Louis IV, et enfin le pays libre des Frisons, comprenant aussi la Groningue. Plus tard se constituèrent huit provinces séparées, ayant chacune des institutions spéciales, ses états, ses coutumes, son stathouder ou gouverneur nommé par le prince. C’étaient la Hollande, la Zélande, Utrecht, la Gueldre, l’Overyssel, la Drenthe, la Frise et la Groningue. La Hollande comprenait la West-Frise, c’est-à-dire la presqu’île au-delà de l’Y, qui devait être séparée du reste de la contrée des Frisons lors de la formation du Zuiderzée. Les dix-sept provinces réunies sous l’autorité des ducs de Bourgogne ne formaient pas un état unitaire, il n’y avait entre elles qu’une union personnelle comme celle qui réunissait d’abord les pays de la couronne d’Autriche, de France ou d’Espagne. Seule l’Angleterre a été de bonne heure unifiée par la conquête, et c’est une des causes qui l’ont fait arriver avant les autres pays à la liberté constitutionnelle. Obéissant aux inspirations des juristes, qui avaient pour idéal l’unité de l’empire romain, les maîtres de la Bourgogne, et principalement Charles-Quint, s’efforcèrent de fusionner, par des institutions et des lois communes, les différentes parties des Pays-Bas, sans cependant supprimer l’autonomie provinciale. La création du grand-conseil de Malines, du conseil d’état, la publication d’édits ou placards ayant force de loi partout, et surtout la réunion fréquente des états-généraux, conduisaient à ce but.

Les états-généraux furent convoqués pour la première fois en 1465 par Philippe le Bon, pour obtenir des subsides que la guerre avec la France rendait indispensables. Sous Marie de Bourgogne et sous Maximilien surtout, les états se réunissent souvent. Ils ne se contentent pas d’accorder l’argent qu’on leur demande, ils défendent les privilèges du pays; ils concourent avec le prince à faire les lois et les règlemens, et à décider les grandes questions d’intérêt public. Ils arrachent même à Marie, en 1477, une sorte de statut constitutionnel, une magna charta comme celle d’Angleterre, appelée het groot privilegie. Tous les droits et les libertés des villes sont confirmés ou rétablis, aucun emploi ne peut être confié à un étranger, aucun impôt ne peut être levé ni aucune guerre déclarée sans le consentement des états, qui ont le droit de se réunir quand et où ils le veulent. Sous Charles-Quint et même sous Philippe II, les états-généraux siègent presque chaque année. Le souverain, pour obtenir les subsides qu’exigeait la guerre, préférait s’adresser à un corps qui représentait le pays tout entier plutôt qu’à chaque province en particulier. De 1465 à 1634, ils furent convoqués environ quatre-vingts fois. Un véritable régime constitutionnel s’implantait ainsi dans les Pays-Bas, et si Philippe II avait respecté les privilèges du pays, ou si pour dompter de légitimes résistances il n’avait pas disposé des forces de l’Espagne et d’une partie de l’Italie, ce magnifique état aurait été plus tôt libre et plus puissant que l’Angleterre.

Quand les provinces du nord, affranchies du joug espagnol, se fédérèrent dans l’union d’Utrecht, elles ne songèrent pas à se donner des institutions nouvelles. Elles maintinrent seulement leurs anciennes libertés. Les Néerlandais, comme les Anglais dans toutes leurs révolutions, invoquaient non le droit naturel, mais le droit historique; ce n’est pas à la raison, c’est à l’histoire qu’ils demandaient les titres de leur indépendance. Les états-généraux, dans un document solennel adressé au délégué de la reine Elisabeth, le comte de Leicester, affirment que leurs libertés remontent à Charlemagne, et que depuis huit cents ans les princes du pays n’avaient exercé qu’un pouvoir émané de la nation, laquelle était le vrai souverain. Quoi qu’en dise Motley, qui se moque de ces prétentions excessives, les états avaient raison. Dès l’origine, les Bataves étaient un peuple libre, et ce n’est que par des usurpations successives que les comtes avaient étendu leur autorité[2], C’est une force énorme pour un pays de n’avoir pas à rompre brusquement avec le passé et de retrouver les droits d’un peuple libre dans des précédens connus de tous. Telle a été la bonne fortune de l’Angleterre et de la Néerlande. Les Anglais et les Hollandais n’ont eu qu’à défendre contre les usurpations tyranniques de leurs rois leurs privilèges héréditaires, et puis à les modifier insensiblement suivant les besoins du temps. En France au contraire, la royauté avait tellement anéanti toutes les traces de la liberté primitive que, quand les Français ont voulu arriver à se gouverner eux-mêmes, ils n’ont rien pu emprunter au passé, qu’ils détestaient comme un temps de servitude et d’abaissement, et ils ont cherché dans la conception abstraite des droits de l’homme les bases et les formes de leurs institutions nouvelles : périlleuse entreprise, et qui semble au-dessus des forces humaines. Elle pouvait réussir, et encore pour un temps limité, dans ces républiques grecques qui n’étaient que des cités, et où il ne s’agissait de régler que les rapports d’un petit nombre de familles vivant aux dépens de leurs esclaves; mais trouver et construire pour ainsi dire à neuf les institutions politiques qui conviennent à un grand pays dont la vie économique repose sur le travail libre, voilà ce que n’ont su faire ni les plus éminens esprits comme Locke ou Rousseau, ni les assemblées les mieux composées comme celles qui se succèdent en France depuis près d’un siècle. L’école philosophique a raison quand elle soutient qu’un peuple peut changer sa constitution et ses lois; mais l’école historique n’a pas tort quand elle met les nations en garde contre les difficultés et les dangers d’une pareille tentative. La situation géographique, le climat, les productions du sol, les mœurs, les souvenirs, le culte surtout, donnent à chaque peuple un caractère propre qui exige dans l’organisation politique des formes particulières que l’esprit le plus pénétrant ne découvrira pas, mais qui naissent spontanément des besoins successifs, quand la tradition n’est pas violemment interrompue. Si la France en 1789 avait, comme les Pays-Bas deux siècles auparavant, conservé et généralisé les états provinciaux pour en faire sortir une assemblée nationale représentant le pays tout entier, elle aurait probablement fondé des institutions libres sans passer par les dures épreuves qu’elle traverse depuis quatre-vingts ans, et dont on n’entrevoit pas encore le terme. Lors de la pacification de Gand en 1576 et de l’union de Bruxelles en 1577, les dix-sept provinces des Pays-Bas voulaient rester unies et défendre leurs privilèges, même les armes à la main, mais sans se soustraire à l’autorité légitime du souverain. C’est seulement après la prise d’Anvers et quand les provinces méridionales furent reconquises par les armes espagnoles que les provinces du nord constituèrent en 1585 une fédération indépendante sur la base de l’union d’Utrecht.

L’acte d’union établissait une alliance perpétuelle entre les provinces, qui devaient s’assister l’une l’autre dans tous les cas, et contribuer toutes également aux dépenses communes. Tous les habitans étaient tenus de porter les armes; ni la paix, ni la guerre, ni les impôts, ne pouvaient être votés que de commun accord. Nulle province ne pouvait faire d’alliance particulière, sage prescription que les Suisses avaient omise jadis, et toutes étaient tenues de se faire représenter aux états-généraux. Cette dernière clause n’était pas inutile. Précédemment plusieurs provinces, le Luxembourg, Groningue et la Frise surtout, refusaient de paraître aux états en vertu du privilège de non evocando. Comme aujourd’hui la Bohême et la Hongrie en Autriche, elles voulaient conserver leur autonomie complète et ainsi elles refusaient de se soumettre en rien aux décisions d’une assemblée centrale.

De 1585 à 1593, les états-généraux se réunirent fréquemment afin de pourvoir aux besoins de la guerre. Les affaires devenant de plus en plus nombreuses et surtout urgentes, à partir de cette année ils siégèrent en permanence et fixèrent le lieu de leur réunion à La Haye. Chaque province n’avait qu’une voix, mais elle pouvait se faire représenter par autant de députés qu’elle le jugeait bon, à la condition de les rétribuer[3]. Généralement la Gueldre envoyait 18 députés, la Hollande 5 ou 6, la Zélande à ou 5, Utrecht 3, Overyssel 12, Groningue 6. Les députés s’asseyaient autour d’une grande table suivant le rang de leur province, mais chaque province ne pouvait disposer que de six chaises. Les députés qui excédaient ce nombre devaient se tenir debout. Sauf quelques membres nommés à vie, les autres l’étaient pour trois ou six ans. Le conseiller pensionnaire de Hollande assistait tous les jours à la réunion. Comme il prenait la parole au nom de la Hollande, qui était l’état prépondérant, il exerçait dans la plupart des affaires une influence décisive. Olden Barneveld, Jan de Witt et Heinsius exercèrent le pouvoir d’un ministre dirigeant, sans en avoir ni le titre ni les attributions. Voici un fait qui donnera une idée de l’importance de ce personnage. En 1609, Olden Barneveld étant malade, l’envoyé anglais écrit à la cour : « Les états cessent de se réunir, et toutes les affaires sont arrêtées[4]. »

Par une mesure en date de 1624 dont, on ne peut assez louer la sagesse et la prévoyance, tous les militaires étaient exclus de l’assemblée des états. Le capitaine-général lui-même, qui commandait toutes les forces de terre de la république, n’était pas excepté. Il pouvait seulement faire des propositions au sein de l’assemblée, mais il devait se retirer dès que commençait la délibération. Les Anglais et les Hollandais ont compris de bonne heure que la liberté est toujours exposée à périr de la main de celui qui dispose de la force armée, et il n’est pas de précautions qu’ils n’aient prises pour parer à ce péril. Ainsi dans les Pays-Bas le commandant en chef ne pouvait déplacer les troupes sans l’assentiment des états-généraux. Il ne pouvait ni les faire entrer dans une province ni les en faire sortir contrairement à la volonté des états provinciaux. En temps de guerre, les états-généraux déléguaient toujours deux ou trois de leurs membres avec mission d’accompagner le capitaine-général pour le surveiller, contrôler ses mouvemens et donner leur avis sur toutes les opérations importantes. C’est exactement ce que fit plus tard la convention. Ni le Taciturne, ni Maurice, ni Frédéric-Guillaume, tous les trois généraux de premier ordre, ne se sont plaints de ce contrôle, et il ne semble pas qu’il ait gêné leurs mouvemens.

Voici à quels objets s’étendait la compétence des états-généraux: premièrement tout ce qui concernait la défense de l’état et ses relations avec les puissances étrangères, par suite nomination des envoyés, négociations diplomatiques et traités d’alliance ou de paix, levée des troupes, conduite supérieure des forces de terre et de mer; secondement vote de certains impôts à répartir entre les diverses provinces en proportion de leur richesse relative et disposition des revenus de la confédération, dont la gestion était cependant confiée à des collèges spéciaux; troisièmement promulgation de certains « placards » (plakkaten) ou ordonnances ayant partout force de loi; quatrièmement exercice de la souveraineté sur les colonies et sur les pays de la « généralité, » c’est-à-dire sur les districts qui avaient été enlevés aux Espagnols et qui n’étaient point incorporés dans l’une ou l’autre province, tels que le Brabant septentrional, Maestricht et son territoire, Staats-Vanderen ou la partie de la Flandre qui, bordant l’Escaut, avait pu être défendue par les inondations. La situation de ces districts était semblable à celle qui est faite aujourd’hui à l’Alsace gouvernée comme pays de l’empire, sauf que, malgré leurs incessantes réclamations, les pays de la généralité n’avaient jamais obtenu de se faire représenter aux états-généraux. Cette assemblée nommait aussi à un certain nombre de places dont Janiçon[5] donne l’énumération exacte. Enfin elle réglait le titre des monnaies que les provinces continuaient de battre de façon qu’elles eussent même valeur et pussent ainsi circuler partout. L’article 13 de l’union d’Utrecht portait que « nul ne pouvait être poursuivi pour cause de religion, » et la liberté de conscience se trouvait ainsi consacrée; mais l’assemblée centrale n’avait aucun pouvoir pour faire respecter ce principe dans les provinces qui avaient conservé complètement le règlement des affaires de religion. Au sein des états, les points secondaires se décidaient à la simple majorité, mais pour les matières importantes, comme la guerre, la paix, les impôts, il fallait l’unanimité. On comprend à peine comment on pouvait arriver à une résolution, car les députés des provinces devaient demander des instructions aux états provinciaux, et dans ceux-ci les nobles et les villes formaient deux corps indépendans ayant chacun sa voix. Une petite minorité, mue par des vues intéressées ou mal inspirées, pouvait donc tout entraver. Ainsi en 1609, lors de la trêve à conclure avec l’Espagne sous les auspices de la France, la Zélande s’y opposa avec la dernière opiniâtreté, et ne céda que lorsqu’elle vil qu’elle aurait seule à continuer la guerre. La Zélande et Utrecht refusèrent également d’adhérer au traité de Munster, parce que, disaient leurs députés, l’Espagne s’efforcerait de reconquérir ses anciennes provinces dès que l’armée serait mise sur le pied de paix. La Gueldre et la Zélande s’opposèrent à la conclusion du traité de paix avec le Portugal en 1661, parce qu’on lui restituait le Brésil. Dans ces cas extrêmes, on passait outre, et le fait accompli l’emportait. Parfois, quand il fallait prendre une résolution d’urgence, les députés agissaient sous leur propre responsabilité, et, comme le remarque le chevalier Temple, en exposant leur tête[6]. C’est ainsi que fut conclue la paix avec Cromwell en 1654 et l’alliance avec l’Angleterre en 1668. L’expédition de Guillaume III en Angleterre en l’année 1688 fut décidée de la même façon. Quand une province faisait de l’opposition, on s’efforçait de la vaincre en lui communiquant des représentations par écrit ou en lui envoyant des députations spéciales ; en un mot, on mettait en œuvre tous les moyens d’influence imaginables. En 1650, les états de Hollande avaient décidé de réduire la force de leurs milices. Les états-généraux leur envoyèrent une députation à la tête de laquelle se plaça le prince d’Orange Guillaume II. Il s’agissait de faire revenir de leur résolution non les états provinciaux seulement, mais les villes dont les états suivaient les instructions. Le stathouder fut reçu très froidement, et même Amsterdam refusa de lui ouvrir ses portes. Un historien, Rendorp, compte qu’il fallait obtenir l’adhésion de douze cents personnes pour qu’une résolution fût valablement prise.

Larochefoucauld, dans son Voyage en Hollande, caractérise parfaitement l’esprit d’indépendance locale qui animait alors les Néerlandais. « Chaque ville, dit-il, consulte ses intérêts particuliers plutôt que ceux de la totalité, élève dans ce sentiment les citoyens et leur donne dès leur enfance un caractère de politique étudié qu’ils emploient ensuite dans leurs négociations avec les ministres étrangers. » Cette remarque est profonde : elle fait bien comprendre l’influence des institutions démocratiques. Sans doute l’administration des Pays-Bas était extrêmement imparfaite : multipliant les entraves, rendant impossible toute décision prompte, elle aurait exposé la république à périr sans le bon sens extraordinaire, la prudence, la sagacité et l’esprit de conciliation des hommes de ce temps. Or ces qualités, qui sont celles de l’homme d’état, étaient très répandues et, comme le dit Larochefoucauld, inculquées dès l’enfance, précisément parce qu’un nombre considérable de citoyens étaient appelés à délibérer à fond sur les affaires de l’état.

Le régime despotique crée une élite qui gouverne, mais il abaisse la masse de la nation, à qui l’on ne demande qu’une seule vertu politique, l’obéissance. Dans le régime représentatif, la nation s’occupe de ses intérêts de temps à autre, quand il s’agit de nommer des députés; le reste du temps, elle est gouvernée comme sous le régime absolu. Dans les Pays-Bas au contraire, les citoyens, ceux du moins qui jouissaient des droits politiques, gouvernaient eux-mêmes et s’occupaient constamment des affaires publiques autant que des leurs propres ; de là cette prudence et cette sagacité qu’admiraient les étrangers. Un bourgeois d’une petite ville connaissait à fond la situation de l’Europe et les idées des différens cabinets : questions d’impôts, de paix, de guerre, d’alliance, de religion, gouvernement et administration, il devait tout discuter et tout décider par lui-même. Ainsi ces institutions fédérales, qu’on a toujours critiquées parce qu’en effet elles ne donnent pas assez de force au pouvoir central, avaient cependant le grand mérite de faire des hommes. Or c’est à cela principalement qu’il faut mesurer l’excellence des constitutions : développer chez le citoyen la vertu, l’intelligence, le patriotisme, voilà l’essentiel.

Pour l’examen des affaires, les états-généraux nommaient dans leur sein des commissions ordinairement composées de neuf membres, — un pour chaque province, ce qui faisait sept, auxquels s’adjoignaient toujours le pensionnaire de Hollande et le greffier des états. La commission qui s’occupait des affaires étrangères s’appelait het secreet hesoigne (la besogne secrète). Elle fut établie d’une façon permanente à l’époque où la guerre contre l’Angleterre exigeait une action diplomatique rapide et cachée. Elle recevait les dépêches, les ouvrait et préparait les réponses. Les membres faisaient serment de garder le secret. Quand il fallait obtenir l’assentiment des villes, les collèges municipaux nommaient aussi quelques délégués qui à leur tour recevaient communication de l’affaire après avoir aussi juré le secret. Il faut dire, à l’honneur de ces députés, que les indiscrétions étaient plus rares que dans les cours[7], et que les grandes négociations diplomatiques conduites sous les auspices de la Hollande l’ont été d’une façon supérieure.

Les états-généraux adoptèrent à partir de 1639 le titre de « leurs hautes puissances (hoog mogende). » Ils prenaient rang en Europe après les royaumes et la république de Venise. Quoique l’Espagne eût reconnu l’indépendance des Provinces-Unies au traité de Munster, elle ne voulut jamais, jusqu’en 1729, employer que la désignation de « messieurs les états-généraux. » Les états-généraux recevaient les ministres dans leur salle d’audience et y entendaient leurs communications officielles. L’entrée des ambassadeurs à La Haye se faisait en grande cérémonie et avec une étiquette très rigoureuse.

La présidence des états-généraux appartenait à tour de rôle à chaque province pour une semaine, et c’était celui qui tenait le premier rang dans la députation de la province qui occupait le fauteuil. Le président recevait les ministres et les requêtes, mettait les affaires en délibération, recueillait les voix et prononçait les conclusions. Le greffier des états, nommé à vie, remplissait les fonctions de secrétaire. Comme il était le gardien des traditions, son influence était grande. Il lisait la prière à l’ouverture de toutes les séances, un laïque remplissait l’office d’un chapelain; voilà un trait qui marque bien le caractère particulier du calvinisme hollandais, où l’élément civil était mis au niveau de l’élément ecclésiastique.

Les Néerlandais ont été les premiers qui ont fait de la publicité un moyen de gouvernement : ils ont précédé de beaucoup les Anglais en ce point. Les résolutions des états et les autres pièces importantes étaient imprimées et envoyées à toutes les provinces. Il y avait « un imprimeur de leurs hautes puissances » dont tous les employés et ouvriers juraient de garder le secret. C’était la charge la plus lucrative de la république, elle rapportait 25,000 ou 30,000 florins par an. Les affaires étant connues par la distribution des pièces, l’opinion publique se formait, et on parvenait à réunir l’unanimité nécessaire. C’était donc au moyen de la presse et de la publicité qu’on arrivait à parer au principal défaut de la constitution fédérale.

Il n’y avait pas dans les Pays-Bas de chambre haute. Ce n’est qu’en Angleterre que cette institution s’est développée régulièrement; elle ne faisait point partie de l’organisation politique primitive des peuples germaniques. Cependant il existait dans les Provinces-Unies un corps qui aurait pu remplir le rôle du sénat américain, si les circonstances avaient contribué à étendre ses attributions au lieu de les restreindre : ce corps était le conseil d’état, raad van state. Les souverains de la maison de Bourgogne et puis ceux d’Espagne avaient un conseil d’état composé des gouverneurs des provinces, stathouders, et de quelques juristes de grande autorité. Pendant la guerre de l’indépendance, les états de Hollande, de Zélande et d’Utrecht avaient nommé un conseil composé de 12 membres dont la mission était d’aider et de contrôler le prince d’Orange dans la haute administration des affaires. Quand, pour obtenir le secours de l’Angleterre, on eut appelé Leicester à la tête des affaires, il fallut accorder à deux Anglais le droit de siéger dans le conseil; mais on s’efforça de réduire le pouvoir de ce corps par hostilité contre l’influence de l’étranger. Les états-généraux, siégeant en permanence depuis 1693, travaillèrent aussi à réduire les attributions du conseil, qui aurait pu leur faire obstacle. C’est ainsi que le conseil d’état, au lieu de s’élever au rôle d’une chambre haute exerçant une part du pouvoir législatif, devint simplement un pouvoir consultatif, chargé cependant particulièrement de l’administration des affaires de la guerre et des finances.

La principale raison qui justifie l’existence d’une chambre haute, c’est-à-dire la nécessité de limiter l’omnipotence de la chambre basse, n’existait pas ici, car le pouvoir des états-généraux n’était que trop borné par la nécessité d’obtenir le consentement des états provinciaux pour toutes les affaires importantes. Le conseil d’état se composait de 12 membres délégués par les différentes provinces, généralement pour trois ans, sauf un député de la Hollande et les deux députés de la Zélande, qui étaient nommés à vie. On votait non par province, comme aux états-généraux, mais par tête, comme dans nos assemblées. Le conseil d’état avait donc le caractère d’un corps représentatif où l’unité de la nation trouvait son expression, tandis que les états-généraux n’étaient en quelque sorte que la réunion des représentans d’états indépendans et autonomes. Les stathouders siégeaient de droit dans le conseil d’état, ainsi que le trésorier-général et le greffier des états-généraux.

D’après l’instruction organique de 1588, le conseil d’état devait donner son avis sur toutes les négociations avec les puissances étrangères, mais peu à peu le comité de secreet besoigne s’empara de cette branche si importante des affaires, et même à partir de 1672 l’avis du conseil ne fut plus demandé. Le conseil d’état remplissait les fonctions de ce que nous appellerions maintenant le ministère de la guerre et le ministère des finances. En ce qui concernait l’armée, il était chargé de l’exécution de toutes les résolutions de l’assemblée des états, et tous les officiers lui devaient obéissance. Il levait les troupes après le consentement des états provinciaux, nommait tous les officiers supérieurs, sauf le capitaine-général ou commandant en chef, qui était désigné par les états-généraux; il ordonnait les déplacemens des troupes, il veillait à l’entretien des places fortes, et enfin exerçait la haute justice militaire. En matière de finances, il dressait tous les ans au mois de décembre le budget anticipatif, generale petitie, pour l’année suivante, et le soumettait aux états-généraux et aux états provinciaux, qui devaient également voter les impôts. Il faisait opérer la rentrée des subsides consentis par les provinces, négociait pour en obtenir le paiement exact; en cas de non-paiement, il avait le droit de recourir à des voies d’exécution, c’est-à-dire de saisir des otages et de mettre des troupes en quartier dans les districts récalcitrans.

On n’eut jamais recours à ces rigueurs. Comme le conseil le déclara en 1662, certaines provinces étaient tellement en retard pour le paiement des subsides, qu’on les aurait complètement ruinées, si on avait exigé rigoureusement les arriérés. Enfin, fonction très digne d’attention, le conseil d’état était chargé de régler ou d’aplanir tous les différends qui pouvaient s’élever entre les provinces. En ce point, il faisait l’office de la cour suprême des États-Unis, dont Tocqueville a si bien fait ressortir l’importance. Les membres du conseil n’étaient point tenus, comme ceux des états-généraux, de suivre les instructions des provinces qui les déléguaient, au contraire ils faisaient serment de ne jamais sacrifier l’intérêt de la généralité à l’intérêt provincial. — MM. de La Bassecour-Caan et Van-Slingelandt nous apprennent qu’en cette qualité de haut-tribunal d’arbitrage le conseil d’état a rendu fréquemment de grands services.

Les affaires, au lieu d’être administrées comme maintenant par des ministres responsables, l’étaient alors par des collèges. La responsabilité était moindre, mais l’esprit de secte et de tradition était plus grand. Aujourd’hui encore en Angleterre ce qui concerne la marine royale est géré par le conseil de l’amirauté. En France, le régent avait fait l’essai de ce système en nommant des conseils qui correspondaient aux différens ministères. C’est ce que l’abbé de Saint-Pierre appelle la polysynodie dans l’écrit résumé par Jean-Jacques Rousseau. — En Hollande, chose plus extraordinaire, il y avait cinq collèges de l’amirauté, admiraliteits collegien, jusqu’à un certain point indépendans les uns des autres. Ils siégeaient à Amsterdam, Rotterdam, Hoorn, Middelbourg et Dokkum. Chaque collège était composé de 7 membres nommés par les états-généraux. Ces collèges, d’abord soumis à l’autorité du conseil d’état, en avaient été soustraits pour échapper à l’ingérence des conseillers anglais. En 1589, on institua un collège supérieur pour introduire plus d’unité dans l’administration de la marine ; mais l’opposition des autres provinces contre la suprématie de la Hollande obligea de le supprimer déjà en 1593. Le seul lien qui existait donc entre ces cinq collèges indépendans était l’autorité de l’amiral-général. Les princes d’Orange, qui joignaient cette haute fonction à celle de stathouder et de capitaine-général, parvenaient, par suite de leur influence prépondérante, à imprimer une certaine unité aux efforts des différentes provinces; seulement, quand cette autorité cessait de se faire sentir, le service de la marine en souffrait.

Les collèges de l’amirauté étaient subordonnés aux états-généraux, à qui ils prêtaient serment, et ils devaient leur soumettre régulièrement un état de leurs recettes et de leurs dépenses. Ces collèges disposaient des revenus spéciaux provenant du convoyage des navires marchands, des licences des prises en temps de guerre, des subsides des provinces en temps de paix. Ils ordonnaient et surveillaient la construction des navires, ainsi que l’approvisionnement, dont se chargeait chaque capitaine. Il résultait de cette organisation que chaque circonscription avait sa flotte. Dans les batailles navales, on voit combattre côte à côte et lutter de courage les vaisseaux de la Zélande, de la Hollande et de la Frise. L’émulation du patriotisme poussait chaque province à faire le plus qu’elle pouvait. Cette noble concurrence donnait aux grandes époques de l’héroïsme national de meilleurs résultats que la volonté suprême d’un despotisme militaire. On admet assez généralement que l’organisation territoriale de l’armée allemande en corps provinciaux éveille une heureuse rivalité à bien faire, que l’on a vue reparaître également en France en 1870 entre les différens corps de volontaires.

De temps à autre avait lieu à La Haye une réunion de délégués des cinq collèges de l’amirauté; elle déterminait le nombre des vaisseaux à armer par chaque collège et l’emploi qui devait en être fait. Après loi 8, cette réunion eut lieu tous les ans sous le nom de Haagsche besoignes. Ces assemblées introduisirent plus d’unité dans l’administration de la marine, et en même temps elles rendirent bien plus fréquente et plus décisive l’intervention des états-généraux.

Les finances de la république étaient administrées par deux hauts fonctionnaires, le trésorier-général, qui était responsable du paiement exact des subsides, des impôts, et le receveur-général, qui en opérait la rentrée; mais à côté d’eux siégeaient aussi deux collèges : la cour des comptes (Reken-kamer) et la chambre des finances (Finantie-kamer). Le premier de ces collèges, composé de deux délégués de chaque province, contrôlait tout le service financier, la rentrée et la sortie des fonds et la comptabilité du trésorier-général. C’est le modèle des institutions du même genre introduites aujourd’hui à peu près partout. On ne connaît pas assez les progrès en tout genre que nous devons à l’esprit pratique et juste des Néerlandais, et qui leur ont été empruntés par leurs voisins.

Le revenu de l’union se formait du produit de sa loterie, du timbre, de ce que rapportaient les pays de la généralité et surtout des aides (beden, petitien), payés par les provinces comme subside ordinaire ou extraordinaire. L’article 6 de l’union d’Utrecht décidait que certains impôts indirects seraient votés par les états-généraux et perçus directement par ses employés, mais la susceptibilité de l’esprit provincial y mit toujours obstacle. Le revenu, et par suite l’existence de l’union, dépendait donc de la bonne volonté de chacune des sept provinces, — l’opposition de l’une d’elles dans des circonstances graves pouvait mettre l’état tout entier en danger de périr.

La force de cohésion des États-Unis provient au contraire de ce que le pouvoir fédéral a un revenu suffisant voté par le congrès et perçu par ses agens. Le bon sens des Néerlandais empêcha le vice des institutions d’amener des catastrophes, mais les provinces les moins zélées parvenaient par des retards à faire payer leur part aux autres, et il en résultait des discussions très aigres et des tiraillemens sans fin. Voici quelle était la quote-part de chaque province : sur 100 florins, la Hollande en payait 58, la Gueldre 6, la Zélande 10, Utrecht 5, la Frise 12, Overyssel 3, Groningue 5, et Drenthe 1. Pour lever les sommes relativement considérables qu’exigeaient les besoins de l’état et de la province, on avait mis des impôts sur tout : sur le pain, la viande, le sel, le savon, le bétail, les terres cultivées, les procès, les ventes au poids (waag geld) et à la mesure (op de ronde mat), sur la laine, les draps, le poisson, les fruits, les denrées coloniales, les domestiques, les servantes et les voitures, sur les enterremens et les mariages. Le génie de la fiscalité n’avait rien épargné, et les financiers de tous les pays pouvaient trouver des précédens dans cet arsenal; — comme le dit Temple dans ses Remarques, chapitre VII, » avant que l’on puisse servir un plat de poisson avec sa sauce ordinaire, il faut qu’il ait payé trente droits différens. »

La Néerlande jouait alors en Europe un rôle fort au-dessus de sa taille. Pour qu’un si petit pays pût lutter seul successivement contre des colosses comme l’Espagne, la France et l’Angleterre, il lui fallait faire des sacrifices énormes; mais il s’y résigna, parce qu’il savait pourquoi il payait et qu’il s’imposait lui-même. L’envoyé français Buzenval écrivait : « Il s’est rarement vu moins de murmures dans de si grandes charges comme celles qu’ils portent. » C’est sans doute en pensant à la Hollande que Montesquieu disait : « Règle générale, on peut lever des tributs plus forts à proportion de la liberté des sujets. » D’après Temple, le revenu ordinaire de la république s’élevait à 21 millions de florins ou plus de 44 millions de francs. En temps de guerre, les dépenses étaient bien plus considérables, et on y faisait face au moyen d’emprunts. D’après Basnage, à l’époque de la paix de Munster, la dette de la seule province de Hollande montait à 140 millions de florins, somme énorme pour le temps, et qui dépassait les ressources de plus d’un grand royaume. A la fin du XVIIIe siècle, la dette de la république s’élevait à 800 millions de florins, elle était donc plus considérable que celle des autres états, et plus grande que celle qui semblait trop lourde pour la France. « À cette époque, en Hollande, dit Temple, les intérêts de la dette sont payés avec tant de régularité que ceux qui sont remboursés en pleurent de regret. » Les villes levaient aussi des taxes locales, directes et indirectes, qui n’étaient pas inférieures au tiers des impôts généraux. Aujourd’hui en Amérique les impôts, surtout ceux perçus par les communes, sont plus élevés que partout ailleurs. Il ne faut donc pas s’imaginer que la république soit nécessairement un gouvernement à bon marché; seulement l’argent est employé pour les besoins de la nation et conformément à la volonté du peuple, qui ainsi le paie sans se plaindre. La liberté avait d’ailleurs apporté aux Pays-Bas une si prodigieuse prospérité qu’ils supportaient des charges qui eussent accablé alors tout autre pays.


II.

Parmi les institutions des Provinces-Unies, il en est une dont le rôle a été bien plus grand que les prérogatives, c’est le stathoudérat. Le stathouder n’était qu’un fonctionnaire provincial; mais en fait le mérite extraordinaire et héréditaire des princes qui ont été investis de cette fonction leur avait donné l’autorité d’un président de république et parfois presque celle d’un souverain. Le stathouder était simplement le gouverneur d’une province, le représentant du souverain. Le Taciturne avait été nommé stathouder de Hollande et de Zélande par le roi d’Espagne, et quand Maurice, sur la proposition d’Olden Barneveld, reçut le même titre des états de ces provinces en 1585, « l’instruction » qui régla ses fonctions ne fit que reproduire les dispositions anciennes. Il devait veiller au maintien des privilèges et à la sécurité de la province, défendre les intérêts de la religion réformée ; ayant été dans l’origine président des cours de justice provinciales, le stathouder avait conservé le droit d’y siéger, et il devait faire exécuter leurs arrêts; il nommait et les magistrats des villes, mais ceux-ci sur une liste de présentation, et certains fonctionnaires provinciaux, il exerçait enfin le droit de grâce sur l’avis des magistrats locaux, excepté pour la peine capitale. Ces prérogatives étaient, on le voit, très restreintes; cependant il était aussi capitaine-général et amiral de la province, et, comme en outre les princes d’Orange ont été tous successivement, sauf Maurice, nommés par les états-généraux capitaine-général et amiral de l’union, ces princes, d’accord avec le conseil et sous l’autorité supérieure des états, avaient eu le commandement des forces de terre et de mer.

La Frise et parfois Drenthe, Groningue et même Utrecht, eurent leurs stathouders spéciaux. Ce ne fut que Guillaume IV qui fut enfin stathouder des sept provinces. L’article de l’union d’Utrecht portait qu’en cas de désaccord entre les provinces sur un point qui exigeait l’unanimité « l’affaire serait remise, par provision, au jugement de MM. les stathouders des susdites provinces, qui décideront de ce différend, et si les stathouders ne peuvent point s’accorder, ils choisiront des assesseurs et adjoints, et les parties seront tenues de se soumettre à la décision intervenue. » Ce rôle de conciliateur et de haut arbitre aurait pu devenir très important; les circonstances y mirent obstacle, et on ne parvint pas à réglementer cette intervention du stathoudérat.

En 1609, on proposa de déférer les jugemens des différends entre les provinces au conseil d’état, présidé par le prince Maurice, mais l’opposition d’Olden Barneveld fit échouer la proposition. Dans la réunion extraordinaire des délégués provinciaux de 1651, qui était presque une assemblée constituante, on reprit le même projet sans qu’on arrivât encore à s’entendre. En 1663, la proposition, reprise par la Hollande, fut repoussée par les autres provinces. Ainsi, au lieu de fortifier l’autorité fédérale, on continua de l’affaiblir; néanmoins l’influence personnelle des stathouders contribua beaucoup à vider les différends et à prévenir les chocs des jalousies provinciales.

Ils semblaient aussi représenter la république vis-à-vis de l’étranger, quoiqu’ils n’eussent à cet égard aucun pouvoir essentiel. Dans le traité de paix de 1654 avec l’Angleterre, cette puissance exigea que ce traité fût confirmé par le serment du stathouder, parce qu’on pensait que cet engagement personnel pouvait seul donner une base solide à un contrat international. Les stathouders recevaient en cette qualité un traitement de 24,000 florins, 120,000 florins comme capitaine-général de l’armée, et comme amiral le dixième de toutes les prises maritimes faites sur l’ennemi.

Le stathoudérat fut occupé, on le sait, par une suite de princes éminens. C’est d’abord le Taciturne, grand caractère et puissant esprit, à qui l’humanité doit l’indépendance des Pays-Bas, et par suite probablement le triomphe de la liberté dans le monde moderne, puis Maurice, son fils, de 1583 à 1625, le premier capitaine de son temps suivant Henri IV ; il était le véritable chef de la république sans même avoir été nommé capitaine-général des armées. Frédéric-Henri, frère de Maurice, fut stathouder de cinq provinces de 1625 à 1647. Le premier, il reçut le titre de « son altesse, » zyne hoogheid. Son fils, Guillaume II, fut revêtu de toutes ses charges à l’âge de vingt et un ans. « Ce jeune homme, dit Raynal dans sa piquante, mais superficielle Histoire du stathoudérat, réunissait tout ce qu’il fallait pour perpétuer la gloire de sa maison, des traits agréables et majestueux, un corps robuste, adroit et infatigable, des manières aisées, séduisantes et populaires, des connaissances qui s’étendaient aux langues, à la poésie, à l’histoire, aux mathématiques, une expérience que le génie et la réflexion avaient plus étendue que les années. » Guillaume II mourut jeune après avoir tenté en vain de s’opposer à la réduction de l’armée. A sa mort, survenue en 1650, les provinces occidentales ne renommèrent point de stathouder jusqu’en 1672, quand le peuple, voyant Louis XIV aux portes d’Amsterdam, acclama Guillaume III après avoir massacré les frères de Witt. La fonction fut même déclarée héréditaire, mais, Guillaume III étant mort sans enfant sur le trône d’Angleterre, la place demeura de nouveau vacante jusqu’en 1747. Le péril de l’état souleva le peuple comme en 1672, et ce fut lui qui imposa la nomination de Guillaume IV, élu successivement stathouder dans les sept provinces. La charge fut de nouveau déclarée héréditaire, et cette fois même dans la ligne féminine. Son fils, Guillaume V, fut le premier stathouder-né et le dernier prince qui porta ce titre.

Le stathouder n’avait aucune des prérogatives qui appartiennent même aux souverains constitutionnels dont les pouvoirs sont les plus limités; il n’exerçait aucune part du pouvoir législatif et presque aucune du pouvoir exécutif; si les princes d’Orange ont commandé l’armée et la flotte, et encore sous de nombreuses réserves, c’est seulement à titre de général et d’amiral. Les services rendus par ces princes éminens ont fait toute leur puissance. La fonction qu’ils occupaient n’était pas un rouage essentiel de l’organisation politique, car, pendant qu’elle n’a pas été remplie, l’administration marchait à l’ordinaire. L’institution du stathoudérat s’explique par l’histoire des Pays-Bas, où elle a pris naissance; pour la transplanter ailleurs, il faudrait une famille illustre aimée par tous et qui en même temps se contentât de pouvoirs beaucoup moindres que ceux d’un président de république, ayant tout le prestige de la royauté sans aucune de ses prérogatives. La souveraineté était en réalité exercée par les états provinciaux, et là même elle était limitée et contre-balancée. Les souverains de la maison de Bourgogne, puis Charles-Quint et Philippe II, s’étaient efforcés d’établir peu à peu un état unitaire; mais, après que l’émancipation fut proclamée, chaque province se retrouva un état indépendant. Durant la guerre, la Hollande et la Zélande commencèrent à exercer tous les droits de la souveraineté, et les autres provinces en firent autant. Elles ne cédèrent au pouvoir central par l’union d’Utrecht que les prérogatives indispensables à la défense, et encore leurs députés ne pouvaient voter que conformément aux instructions reçues, comme l’auraient fait des ambassadeurs, de sorte que l’autonomie provinciale restait entière. Les grands citoyens comme Olden Barneveld[8] et de Witt, nourris des traditions républicaines de Rome et de la Grèce, ne voulaient en rien diminuer les droits souverains des provinces, qu’ils s’efforçaient au contraire d’étendre le plus possible en combattant le stathoudérat et en restreignant les pouvoirs déjà si limités des états-généraux.

La même question a été débattue avec passion en Amérique entre les partisans de l’union et ceux de la souveraineté des états, puis entre les républicains et les démocrates. C’est le grand problème de la décentralisation, encore si vivement discuté aujourd’hui. On peut comprendre le gouvernement comme exercé par un homme inspiré de Dieu ou par une assemblée représentant la raison. Le roi ou l’assemblée ont alors le droit d’imposer leur volonté, puisqu’elle est supposée sage et conforme au bien général. Cette notion du pouvoir, empruntée à la Rome impériale et ravivée par les juristes, a fortifié la royauté à partir du XVe siècle ; elle a atteint son apogée sous Louis XIV et a été adoptée également par la révolution française. C’est là, on peut le dire, la notion latine de la souveraineté : elle est vraiment philosophique et rationnelle. Dans les idées germaniques au contraire, l’individu est considéré comme souverain. Il est tenu de respecter les droits d’autrui, mais l’état ne peut lui demander que ce qu’il consent à donner. Il ne doit obéissance à personne ; s’il porte les armes et s’il paie un impôt, c’est parce qu’il l’a voté. Dans ce système, l’état sort de l’union ou de la fédération volontaire. Dans les communes, les individus se gouvernent directement eux-mêmes ; ils délèguent des députés qui forment les états provinciaux, et ceux-ci à leur tour choisissent des mandataires qui forment les états-généraux.

De ce système résultent deux conséquences : premièrement le mandat impératif imposé aux députés, qui doivent se conformer aux volontés de leurs commettans sans chercher ce qui est bon et juste, secondement nécessité de l’unanimité pour toute résolution. En effet, l’individu, la commune, la province, étant absolument indépendans, ne peuvent être obligés que de leur consentement ; la majorité ne peut imposer sa volonté à la minorité, car celle-ci est souveraine. De là le veto en Pologne, de là partout au moyen âge le droit reconnu aux corps et aux individus de ne se soumettre qu’aux lois qu’ils ont votées. Telle était aussi la règle dans les états provinciaux des Provinces-Unies; ils étaient composés de nobles siégeant en personne et des délégués des villes, et ceux-ci devaient se renfermer dans les instructions reçues de leurs commettans. Ainsi un impôt, pour être valablement voté, devait être accepté par les administrations de toutes les villes ayant siège aux états. De même que la république était une fédération de provinces, ainsi la province était une fédération des cités et des nobles. La souveraineté était ainsi éparpillée sur toute la surface du pays, elle n’était concentrée nulle part. Rien n’est plus opposé que ce régime à l’idée d’une république unitaire, que les républicains français ont empruntée à la Grèce, et qu’ils n’ont pas encore abandonnée aujourd’hui.. Leur idéal au fond n’est autre que l’absolutisme, sauf que le pouvoir est exercé par une assemblée au lieu de l’être par un homme. Il ne faudrait pas oublier que, sans une autonomie très forte des provinces et des communes, il n’y a ni république ni démocratie.

La compétence des états provinciaux s’étendait à tout, comme le prétendait Jean de Witt, elle n’était limitée que par les privilèges des villes et les attributions peu nombreuses des états-généraux. Les assemblées provinciales votaient les impôts nécessaires pour couvrir les dépenses de la province et pour payer les subsides réclamés par le conseil d’état et affectés aux services de l’union; elles décidaient les propositions que leur soumettaient les états-généraux concernant la guerre, la paix, les traités d’alliance; elles faisaient les lois et les règlemens, mais applicables seulement dans la province; elles levaient les troupes et nommaient les officiers, elles concédaient des privilèges aux communes et battaient monnaie, mais conformément à une loi qui s’appliquait à toute l’union. Dans les états provinciaux, à côté des délégués des villes, siégeaient les nobles, qui étaient censés représenter les campagnes. L’aristocratie fut toujours moins puissante ici que dans le reste de l’Europe féodale. Les hommes libres des anciennes tribus bataves et frisonnes conservèrent leur indépendance et leur propriété, et le pays, très pauvre à l’origine, ne s’enrichit plus tard que par le commerce et la pêche, qui donnèrent le pouvoir à la bourgeoisie. Les principaux nobles s’appelaient ambachts-heeren ; ils n’étaient autres que les ambacti dont parle César. Ils rendaient la justice dans les villages, y intervenaient dans l’administration par un bailli et conduisaient leurs hommes à la guerre.

Comme rémunération de ces fonctions, ils recevaient la jouissance viagère d’un domaine, ambachis-heerlyckeden, dont une usurpation insensible les rendit plus tard propriétaires héréditaires. Dans les états de Hollande, l’ordre de la noblesse ne comptait que 7 membres; ils se recrutaient par cooptation, — tous ensemble n’avaient qu’une voix dans le vote. Après la mort du Taciturne et jusqu’en 1584, trente-deux villes se faisaient représenter aux états; mais à partir de 1608 il n’en resta plus que dix-huit, les autres laissèrent prescrire leur droit pour éviter les frais occasionnés par l’envoi des députés; c’est ce qui s’est vu souvent dans l’histoire des institutions politiques : autant de droits ont été abandonnés par indifférence et parcimonie que ravis ou supprimés par violence. Chaque ville avait sa voix et son banc; elle envoyait le nombre de députés qu’elle voulait, ordinairement un bourgmestre, quelques échevins, et toujours le pensionnaire, qui prenait la parole et émettait le vote[9]. Les objets peu importans pouvaient seuls se régler à la majorité des voix; pour tout ce qui concernait les situations de la province, il fallait l’unanimité. Les députés juraient de ne voter que conformément à leurs instructions, et, quand ils n’en avaient point reçu, ils devaient demander une remise de l’affaire pour en demander à leurs commettans. Toutes les affaires étaient donc discutées et décidées au sein des collèges des villes. On comprend qu’avec les complications inouïes d’un semblable régime et les retards auxquels elles donnaient lieu, il fallait un grand bon sens et un esprit public très puissant pour qu’on pût arriver à une résolution.

Les états provinciaux se réunissaient quatre fois par an et étaient présidés par le pensionnaire provincial. La convocation aux sessions indiquait les objets à l’ordre du jour; ils étaient ainsi d’avance examinés et décidés dans les collèges communaux et au sein de l’ordre de la noblesse. Les états provinciaux nommaient un collège permanent chargé de l’exécution de leurs résolutions et connu sous le nom de gedeputeerde staten ou gecommisteerde raden. Cette institution était excellente, — conservée et rétablie en Belgique et en Hollande, elle y rend de grands services. La « députation permanente » nommée par les états en était le pouvoir exécutif; elle gérait les finances, les affaires militaires et tous les intérêts provinciaux conformément aux décisions des états. Un personnage qui jouait un rôle considérable et que rien ne remplace dans nos organisations administratives actuelles, c’est le pensionnaire, raadpensionaris. Les villes avaient également leur pensionnaire, nommé d’abord landsadvokat ou « avocat du pays. » Il avait pour mission de défendre les privilèges de la province contre les usurpations du souverain. Après l’émancipation, il continua de veiller à la défense de l’autonomie provinciale. Il présidait aux travaux des états provinciaux, les convoquait, leur exposait les affaires à traiter, tenait les procès-verbaux et la correspondance, surveillait l’administration en général et en rendait compte aux états. Le pensionnaire de Hollande, ayant droit de siéger dans toutes les commissions, même dans celle des affaires étrangères, exerçait une influence prépondérante en rapport avec l’importance de la province qu’il représentait. Il négociait avec les agens des puissances et ainsi faisait les fonctions d’un ministre des affaires étrangères. Par son influence personnelle, il entraînait les votes des députés et les amenait à une entente indispensable à l’expédition des affaires. L’autorité et l’expérience qu’il acquérait dans le maniement constant des affaires publiques, la connaissance des précédens, la sécurité de sa position, tout lui permettait une action bien autrement efficace que celle d’un ministre parlementaire, passant aux affaires sans avenir certain, toujours en lutte d’éloquence ou d’influence contre l’opposition, à la merci d’une majorité souvent douteuse, exigeante, ingouvernable. Quelques-uns des grands-pensionnaires de Hollande peuvent être rangés parmi les plus grands ministres de leur temps : Olden Barneveld, Johan de Witt[10], Gaspard Fagel, Anthony Heinsius.

Dans nos institutions, à la fois trop et trop peu démocratiques, nous avons tout abandonné à la mobilité des majorités, sans réserver une place à l’esprit de tradition, à la supériorité de l’intelligence, à la connaissance approfondie des affaires. Sans doute la décision ne peut être enlevée à ceux qui représentent le peuple, mais au moins il faudrait quelqu’un qui eût mission et capacité de les éclairer et de les guider. Or c’est là ce que faisait autrefois le pensionnaire. En étudiant les institutions de la république des Provinces-Unies, qui étaient certainement celles d’un peuple libre, on pourrait trouver ainsi un remède à plus d’un vice du régime constitutionnel.

De l’avis unanime des contemporains, une des supériorités de la Néerlande était que la justice y était mieux rendue qu’ailleurs. Elle l’était en première instance, dans les villes, par les échevins et le schout, dans les campagnes par les baillis et les drosten. Il y avait trois cours d’appel : l’une en Hollande, l’autre en Frise, la troisième en Zélande. Le procureur-général représentait l’intérêt de l’état. L’organisation était assez semblable à la nôtre. La publicité, l’égalité assez grande des rangs, le contrôle général des actes publics, rendaient impossibles les abus qui existaient ailleurs.

Pour terminer cette esquisse de l’organisation politique de la république des Provinces-Unies, il faut maintenant pénétrer dans les villes et voir comment elles se gouvernaient, puisque c’étaient elles qui exerçaient la souveraineté et qui dictaient les résolutions des états provinciaux et des états-généraux. Les institutions des différentes villes n’étaient point les mêmes, parce que leur histoire et leur formation différaient ; mais au fond certains principes fondamentaux se retrouvent partout non-seulement dans les Pays-Bas, mais dans l’Europe entière. Les villes s’étaient peuplées ici comme ailleurs de propriétaires anciennement libres, les « lignages » ou geslachten, et de serfs qui avaient acquis la liberté soit du seigneur, soit simplement par le fait de leur résidence. Ceux-ci étaient les petites gens, les gens de métier, les travailleurs ; primitivement ils n’avaient aucun droit politique. Les souverains concédèrent aux villes des franchises, souvent moyennant finances. Ces franchises leur donnaient le droit de lever des impôts et de n’en payer que de leur consentement, de s’administrer elles-mêmes, de n’être justiciables que de leurs magistrats. Le schout rendait la justice avec les échevins (scabini sçhepenen), plus tard ces magistrats s’occupèrent aussi de l’administration ; ils étaient nommés par le souverain. Quand il s’agissait de décisions importantes, par exemple d’un impôt à établir, tous les bourgeois étaient convoqués au son de la cloche pour délibérer, et qui ne venait pas était condamné à une amende. C’était donc le gouvernement direct, comme on le retrouve encore aujourd’hui dans les communes suisses des cantons primitifs. Le même régime existait en France au moyen âge, comme le montre Tocqueville dans une très curieuse note de son admirable livre, l’Ancien régime ; mais peu à peu les plus aisés, les plus actifs se rendirent seuls à la réunion générale, qui n’était autre chose que l’ancien mallum germanique, le witena gemot saxon.

Ces bourgeois les plus empressés à faire usage de leurs droits, de vroedsten, c’est-à-dire « les plus énergiques, » finirent par former un corps de notables appelé vroedschap À partir du XVe siècle, ces notables mêmes trouvèrent la charge de gouverner par eux-mêmes trop lourde ; ils demandèrent comme une faveur de pouvoir se faire représenter par des délégués, et les princes de la maison de Bourgogne n’y consentirent point sans résistance. Le premier exemple de ce genre que l’on cite est celui de Harlem en 1428. Au XVIe siècle, le changement s’était accompli partout. Le vroedschap était un collège de bourgeois plus ou moins nombreux qui se recrutait lui-même et qui exerçait le gouvernement de la cité. Les autres habitans avaient laissé prescrire leur droit d’intervenir dans la gestion des affaires communales et même celui de nommer des représentans. De citoyens libres, ils étaient devenus des administrés. Le pouvoir appartenait à un corps oligarchique de bourgeois privilégiés. Non-seulement ce corps administrait la cité, mais il contribuait à gouverner directement l’état, car il nommait les députés aux états-généraux et aux états provinciaux, et toutes les résolutions qui exigeaient l’unanimité lui étaient soumises.

La plupart des villes avaient un pensionnaire, homme de loi, ordinairement prudent, érudit, éloquent, chargé spécialement de défendre les privilèges de la cité et de prendre la parole en son nom au sein des états provinciaux. Les services rendus par ce fonctionnaire sont considérables. Presque toutes les villes avaient aussi plusieurs bourgmestres, qui de concert avec les conseillers géraient les intérêts matériels, administraient les biens et les finances. Les conseillers (raden), d’abord nommés par le souverain pour veiller à l’administration, se confondirent plus tard avec les membres du vroedschap. Ces principaux magistrats étaient nommés par le stathouder ou, quand il n’y en avait point, par la cour de justice, sur des listes doubles ou triples formées par le vroedschap ; mais fréquemment aussi celui-ci nommait directement. — Pour mieux donner une idée de l’administration d’une ville au XVIe siècle en Néerlande, nous exposerons plus en détail celle d’Amsterdam.

Dans cette ville, la plus riche et la plus importante de la république, le vroedschap ne se composait que de 36 conseillers ou raden, qui se recrutaient eux-mêmes à la majorité des voix. Le conseil des anciens, oud-raad, était formé des anciens bourgmestres ou échevins, au nombre de douze. Il y avait quatre bourgmestres et neuf échevins en exercice. Ceux-ci choisissaient un bourgmestre au sein de l’oud-raad. Cette élection si limitée donnait lieu au proverbe : eens hurgermester, altyd burgermesier, « une fois bourgmestre, toujours bourgmestre. » Les bourgmestres nommaient les échevins sur une liste dressée par les trente-six échevins. Le schout, magistrat judiciaire nommé autrefois par le souverain, l’était aujourd’hui par les bourgmestres sur présentation par le vroedschap. Les trésoriers, les commissaires des mariages, des orphelins, des affaires maritimes, des finances, et les fonctionnaires subalternes étaient au choix des bourgmestres. Le collège des échevins avec le schout avait le droit de faire les lois et règlemens. Il formait aussi un banc de justice ou vierschaar.

Nous avons ici le type d’un régime oligarchique aussi exclusif qu’on peut le concevoir. Le gouvernement de la cité était aux mains de trente-six familles, et le reste de la population n’avait aucun droit d’intervention dans la gestion des affaires publiques. Cependant cette oligarchie bourgeoise sut gouverner avec tant de sagesse et de prudence qu’elle conserva le pouvoir jusqu’à la chute de la république, sans soulever de réclamations sérieuses de la part de ceux qui étaient privés de tout droit politique.

La plupart des villes présentaient quelques particularités; ainsi à Dordrecht, à côté du collège des bourgmestres et échevins, on rencontrait le collège des huit, de goede leeden van de Achten, qui représentait l’ancienne commune divisée en quatre quartiers. Ces huit membres étaient autrefois nommés par les doyens des métiers ou gilden, plus tard ils le furent par le conseil des anciens. Nimègue présentait un régime plus démocratique. Les gilden ou métiers intervenaient directement dans l’administration. Les 24 membres du grand-conseil, het magistraet, étaient nommés par les maîtres des gilden. Les maîtres des gilden choisissaient dans celle de Saint-Nicolas un collège de huit maîtres, qui devait être consulté par le grand-conseil dans toutes les affaires importantes, et même dans les circonstances extraordinaires, — pour la nomination d’un stathouder, pour donner des instructions aux députés, — il fallait demander l’avis de tous les bourgeois. Le gouvernement direct primitif s’était conservé ici, grâce à l’esprit politique des métiers, qui avait été moins actif ou moins puissant ailleurs. Les villes en France, même après que Louis XIV leur eut enlevé l’indépendance qui leur restait, avaient une forme de gouvernement moins oligarchique que la plupart des villes des Pays-Bas, mais l’esprit était ici tout différent. La bourgeoisie, affranchie de l’autorité royale, était en réalité devenue-souveraine; c’est elle qui dirigeait tout dans l’état. Les familles gouvernantes étaient très peu nombreuses, mais elles ne pouvaient opprimer les autres, qui leur étaient égales et qui vivaient à côté d’elles sur le même pied; ainsi la liberté générale était maintenue et les droits de tous respectés. La main d’un maître ne se faisait pas sentir. En France, la forme des anciennes libertés s’était par endroits mieux maintenue; mais les représentans du pouvoir central intervenaient dans toutes les affaires locales et en réalité décidaient de tout, jusque dans le dernier village. Ce n’était pas la soif d’un pouvoir illimité et se faisant partout sentir, c’était le besoin d’argent qui avait poussé la royauté à étendre ainsi son intervention. En Hollande, les villes gouvernaient l’état et le constituaient; en France, l’état gouvernait les villes, parce que l’état c’était le roi.

S’il fallait juger de l’excellence d’une forme de gouvernement uniquement par la prospérité qu’elle produit ou permet, il faudrait n’avoir que de l’admiration pour le système fédéral des Provinces-Unies, car jamais on ne vit un développement économique plus prodigieux que celui de la république néerlandaise après qu’elle eut secoué le joug de l’Espagne. Elle acquit en peu d’années la suprématie des mers. Ses colonies occupaient un espace énorme dans les deux hémisphères. Elle possédait dans l’Amérique du Nord ce qui devait devenir la Nouvelle-Angleterre, dans l’Amérique du Sud Le Brésil, en Afrique le cap de Bonne-Espérance, Coromandel et partout des comptoirs, en Asie Ceylan, la côte du Malabar et les riches îles de la Sonde. Elle ajoutait aux quatre parties du monde une cinquième qui porte son nom, la Nouvelle-Hollande, ainsi que la Nouvelle-Zélande et l’île de Van Diemen. Elle faisait le commerce de l’univers. Ses rades, ses ports, ses rivières, étaient trop étroits pour les vaisseaux qui s’y pressaient. Elle avait, dit-on, 3,000 navires et 100,000 matelots, les meilleurs et les plus braves dans les tempêtes et dans les batailles, comme ils surent le prouver dans cent rencontres avec les Portugais, les Espagnols, les Anglais, les Français. Les plus riches produits des deux mondes encombraient les quais d’Amsterdam. Les affaires étaient si colossales qu’on s’habituait à les compter non par écus, mais par tonnes d’or. La banque d’Amsterdam créait le type des grands établissemens de crédit, escomptait les traites de tous les pays et émettait un papier si solide qu’il faisait prime sur l’argent. La compagnie des Indes était le premier modèle de nos grandes sociétés, anonymes; elle donnait des dividendes inouïs, 75 pour 100 en 1606, 50 en 1610, 57 en 1612, 67 en 1616.

La population s’accroissait en proportion de la richesse, — celle d’Amsterdam s’élevait de 75,000 en 1580 à 130,000 en 1610 et à 300,000 bientôt après. L’état entier comptait 3 millions 1/2 d’habitans, à peu près autant que l’Angleterre, et ils étaient incomparablement plus riches. Point de misère, mais point de luxe insolent. Il n’y avait pas de couvent pour encourager l’une et pas de cour à la Louis XIV pour fomenter l’autre. Tous étaient au travail; les magistrats municipaux eux-mêmes en donnaient l’exemple, étant presque tous engagés dans le commerce. Les habits étaient simples, les mœurs austères et pures; on recherchait beaucoup le bien-être, mais il n’y avait nulle ostentation. Le calvinisme avait pénétré la nation de son esprit. L’Amérique du Nord nous a offert longtemps le même spectacle.

L’agriculture n’était pas moins prospère que le commerce. Les plus belles prairies du monde étaient conquises sur la mer à force d’industrie et de persévérance; elles se couvraient de ces admirables troupeaux dont les peintres du temps nous ont conservé l’image et dont les produits s’exportaient au loin. Les cultivateurs, ailleurs ruinés par le fisc et écrasés par leurs maîtres, étaient ici libres, riches et fiers de leur indépendance. L’envoyé vénitien Contarini raconte qu’un fermier proposa au stathouder Maurice de lui donner sa fille avec une dot de 100,000 florins[11]. La pêche, cette agriculture de la mer, comme on l’a nommée, rapportait des trésors non moins considérables. Mille navires péchaient la baleine et surtout le hareng pour le saler d’après la méthode inventée par Beukels de Watervliet et l’expédier ensuite dans le midi en échange de vins, de la soie et des laines.

Les nombreux écrivains qui en Néerlande ont inauguré les recherches économiques[12] ont parfaitement indiqué les causes de cette prospérité qui remplit les contemporains d’admiration et d’envie. Ces causes peuvent se résumer en un mot, — liberté : liberté de conscience, qui attira en Néerlande les hommes les plus entreprenans, les plus énergiques du Portugal, de la Belgique et de France, chassés par l’intolérance, — liberté de circulation et de domicile, qui attirait tous les étrangers, — institutions libres et justice honnête qui garantissait la fortune acquise contre les usurpations des grands et les exactions du fisc, — liberté de la parole et de la presse, qui prévient les abus et assure une administration probe et équitable, — liberté du capital et en certaine mesure des échanges, qui féconde la production et facilite le commerce, — probité en affaires, qui fait naître le crédit, — intelligence et prévoyance, qui font creuser des canaux, des ports, construire des routes, aider de toute manière au transport des produits, — liberté individuelle, qui développe l’initiative et pousse au travail, en leur assurant la jouissance de leurs fruits. Sans doute les institutions politiques que nous avons décrites sont imparfaites, mais l’esprit qui les fit naître et qui leur donna la durée fut excellent. C’est l’amour de la liberté, la résolution de braver la mort pour la conserver, et en même temps un bon sens froid, une grande sagesse et un profond sentiment religieux. Les mêmes qualités qui donnèrent la victoire aux Pays-Bas dans leur glorieuse lutte contre l’Espagne leur permirent de maintenir leurs institutions républicaines sans tomber dans l’anarchie et sans se réfugier dans le despotisme.


EMILE LAVELEYE.

  1. L’Overyssel, ou « pays au-delà de l’Yssel, » était la contrée d’origine des Francs Saliens, qui avaient pris le surnom de la Sala ou Yssel, rivière aux bords de laquelle ils s’étaient fixés. C’est là que fut rédigée la loi salique, car Saleheim et Windeheim, dont parle le texte, se retrouvent encore dans ce pays sous le nom de Zalk et de Windesheim. La Drenthe était un domaine de chasse des empereurs d’Allemagne, qui fut donné à l’évêque d’Utrecht en 943 : on possède Pacte de donation. Cette province, n’ayant pas de représentans aux états-généraux, n’était pas comptée comme la huitième de l’union.
  2. Le premier comte, dit Motley (the United Netherlands, chap XV), est Dirk, à qui Charles le Simple concéda la Hollande en 922, et la première cité qui ait reçu des privilèges de commune est Middelbourg en Zélande, à qui le comte Guillaume Ier de Hollande accorda une charte en 1217. Motley ne semble s’occuper que de la période du moyen âge où les villes conquéraient leurs privilèges sur la féodalité; mais longtemps avant cette époque les tribus germaniques qui habitaient la Néerlande avaient joui de cette liberté pleine et entière que décrit si bien Tacite. C’est cette liberté que revendiquaient avec raison les états-généraux contre Leicester et son conseiller Thomas Wilkes.
  3. Les députés de Hollande touchaient 4 florins et ceux des autres provinces 6 florins. Le florin valait un peu plus de 2 francs; mais, comme on le sait, la puissance d’acquisition de l’argent était plus que double de ce qu’elle est aujourd’hui.
  4. In the mean lime the States assemble not, and all business how urgent do ever stands at stay. Minnood Papers, III, p. 62.
  5. Le livre de Janiçon, intitulé État présent de la république des Provinces-Unies, donne des renseignemens très détaillés sur l’organisation politique des Pays-Bas. C’est un mémoire adressé par l’auteur au landgrave de Hesse-Cassel, dont il était l’agent diplomatique. L’ouvrage a paru en 1729.
  6. Voyez son curieux livre, Remarques sur l’état des Provinces-Unies, où il dépeint la situation des Pays-Bas avec toute la perspicacité d’un homme d’état. Temple lui-même, envoyé d’Angleterre, avait déterminé la conclusion du traité de la triple alliance.
  7. Janiçon, qui était un contemporain, affirme que le secret fut parfaitement gardé sur l’expédition de l’Angleterre en 1688, et que de longtemps on ne sut rien des conférences tenues en 1708 à La Haye entre le marquis de Torcy, ministre de France, et les ministres des alliés pour convenir des articles préliminaires de la paix.
  8. Olden Barneveld se glorifiait d’avoir été l’instrument dont Dieu s’était servi dans sa bonté pour donner aux états provinciaux plus d’autorité, de majesté, d’indépendance et de pouvoir. En 1654, les états de la Hollande écrivaient : « Il est notoire que les états des différentes provinces ne doivent compte à qui que ce soit au monde des résolutions qu’ils prennent dans l’exercice de leur pleine et entière souveraineté » (cité par M. de La Bassecour-Caan, Schetz. etc., p. 134). De Witt prétendait que les états provinciaux exerçaient la pleine souveraineté pour toutes les matières qu’ils n’avaient pas volontairement confiées à d’autres.
  9. La manière dont se discutaient et se décidaient les affaires au sein des états provinciaux est parfaitement décrite dans une courte étude du célèbre romancier néerlandais Van Lennep, intitulée Een Vergadering der Staten van Holland (une Réunion des états de Hollande).
  10. Johan de Witt fut, pendant les vingt ans qu’il resta en fonctions (1653 à 1672), le vrai souverain de la république, comme le fut Périclès à Athènes. Il disposait à son gré des états de Hollande, et deux des autres provinces avaient en lui une si grande confiance, qu’ils lui donnaient pour ainsi dire carte blanche. Ainsi les articles-décrets du traité avec le Danemark du 9 février 1666 ne furent point soumis aux provinces, qui les ratifièrent aveuglément. La triple alliance fut conclue en 1608 de la même façon. Comme le dit M. de La Bassecour, c’est lui qui dirigeait toute l’action diplomatique de son temps. C’est la marque d’un bon esprit chez un peuple de se laisser conduire ainsi par les hommes de bien.
  11. Voyez Motley, the United Netherlands, conclusion.
  12. On peut consulter à ce sujet le travail si curieux de E. Laspeyres, Geschichte der volksioirthschaftlichen Anschanungen der Niederlœnder.