La Fortune de Gaspard/XXI

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Librairie Hachette et Cie (p. 274-292).


XXI

VISITE À LA FERME ET GÉNÉROSITÉ DE M. FÉRÉOR.


Au bruit de la voiture, le père Thomas sauta de dessus sa chaise et courut ouvrir la porte. M. Féréor et Gaspard descendirent de leur coupé.

Après quelques instants de conversation, de félicitations et de remerciements, M. Féréor dit à Thomas en souriant :

« Père Thomas, je vous ai amené votre fils et mon fils…, mon cher fils, qui désire vous voir et causer avec vous. Je vous le laisse pour vous donner plus de liberté. Gaspard, je te renverrai la voiture quand j’aurai besoin de toi ; ce ne sera pas avant quatre ou cinq heures d’ici ; dîne avec tes parents, mon ami ; il y a des années que tu n’as mangé chez eux ; il faut que tu aies aussi ton congé. »

M. Féréor remonta en voiture, aidé de Gaspard qui lui serra la main et le regarda partir.

« Excellent homme ! dit-il en rentrant.


Le père Thomas courut ouvrir la porte.
Thomas.

Tu l’aimes donc tout de bon, ce vieux bonhomme ?

Gaspard.

Mon père, ce vieux bonhomme, comme vous l’appelez, est mon bienfaiteur, mon père. Jamais sa bonté ne s’est démentie à mon égard ; jamais il ne m’a fait un reproche, jamais témoigné le moindre mécontentement. Depuis neuf années que je suis sous ses ordres, il m’a toujours bien traité, encouragé ; il m’a payé plus largement qu’il ne l’avait promis, plus généreusement que je ne le méritais. Et enfin, il s’est attaché à moi, il m’a aimé, oui, aimé, et il a voulu devenir mon père. Voyez si je puis ne pas l’aimer aussi et lui être sincèrement dévoué.

Thomas.

Diantre, comme tu en parles avec feu ! Tu ne prendrais pas ma défense avec tant de chaleur. »

Gaspard sourit et voulut répondre. Mais, pendant qu’il hésitait, Lucas entra.

Lucas, se jetant au cou de Gaspard.

Gaspard ! Comment, voilà Gaspard ! Quelle belle journée pour toi que celle d’hier ! Je suis content de te voir et de causer avec toi un peu à l’aise.

Gaspard, après l’avoir embrassé.

Je dîne avec vous. J’ai congé aujourd’hui.

Lucas.

Le premier depuis huit ans ; c’est une grande joie pour nous. Où est donc ma mère ?

Thomas.

Elle ne tardera pas à revenir ; elle est allée apprêter un poulet, dénicher des œufs, chercher du beurre, des légumes, des fruits, enfin ce qu’il faut pour bien traiter Gaspard. Tu es habitué à une bonne cuisine : la nôtre va te paraître bien misérable. Pas comme ton banquet d’hier !

Gaspard.

Mon père, je ne tiens guère à la cuisine, et je dînerai chez vous beaucoup mieux et plus abondamment que je ne dîne chez moi, où je suis sans cesse dérangé, pressé de travail.

Lucas engagea son frère à venir faire avec lui un tour dans les champs ; Gaspard admira les progrès et les améliorations de la culture de son frère.

« Y a-t-il longtemps, dit-il, que je ne me suis promené avec toi et que je n’ai revu ces champs que mon père me forçait à cultiver !

Lucas.

Tu mènes une vie qui n’est pas bien agréable, ce me semble ?

Gaspard.

Tout est agréable quand tout mène au but qu’on veut atteindre ; j’ai, il est vrai, passé bien des nuits sans me coucher, bien des jours sans avoir le temps de manger ; j’ai supporté des fatigues, des ennuis, des tracasseries sans cesse renouvelées, parce que j’avais le désir extrême d’arriver. J’ai dépassé mon but, grâce à l’amitié de M. Féréor.

Juge combien je lui dois de reconnaissance, et vois que de ménagements j’ai encore à garder pour ne pas perdre ce que j’ai si péniblement acquis.

Lucas.

Quels ménagements ? Personne ne peut t’empêcher de rester le fils adoptif de M. Féréor ?

Gaspard.

Oui, sans doute, mais il peut faire de moi un fils déshérité, et je dois, pour éviter ce malheur, continuer à lui complaire en tout, à me rendre nécessaire, indispensable, à entretenir par la mienne l’affection très sincère qu’il a conçue pour moi, et qui m’a réellement, agréablement impressionné hier quand il me l’a enfin avouée. Ce pauvre homme ! Il m’a dit que j’étais sa première affection, et je l’ai vu pleurer dans mes bras. Ce triomphe est pour moi aussi agréable qu’inattendu.

Lucas.

Le fait est qu’il ne passe pas pour être tendre.

Gaspard.

Non, il ne l’est pas, et c’est pourquoi j’ai été attendri de le voir pleurer en m’embrassant et en m’avouant qu’il m’aimait. La joie, la surprise, la reconnaissance, et aussi une affection sincère, m’ont attendri à mon tour, et j’ai pleuré comme lui… et je dois dire que ces larmes, les premières que j’ai versées depuis que je suis sorti de l’enfance, m’ont semblé douces ; et il est très vrai que j’aime cet excellent homme qui a tant fait pour moi, et qui a, je ne l’oublie pas, le pouvoir de détruire en partie ce qu’il a fait.

Lucas.

Pauvre Gaspard, je comprends ta vie ; je n’en voudrais pas pour un empire.

Gaspard.

C’est que tu ne la comprends pas ; compare ce que j’étais avec ce que je suis. Je me vois encore sortant d’ici en blouse, en sabots, timide, gauche, ne sachant rien.

Lucas.

Comment, rien ? Tu étais le plus savant de l’école !

Gaspard.

Pauvre science ! Je ne savais rien auprès de ce que je sais maintenant. Et me voici fils d’un millionnaire, commandant à des milliers d’individus, salué, obéi et respecté dans tout le pays, roulant carrosse, arrivant chez toi dans un équipage superbe ; attendu et désiré chez moi (car j’ai un chez-moi maintenant), reçu avec un sourire amical et bienveillant qui m’annonce la solidité de mon pouvoir : tout cela, vois-tu, est mon paradis en ce monde.

Lucas.

Un nouveau venu intelligent peut gâter tout cela, et venir te supplanter près de ton nouveau père.

Gaspard.

Non, j’y veille sans cesse et j’y veillerai toujours tant que M. Féréor vivra. Il a déjà eu plusieurs protégés intelligents que j’ai éloignés ou fait renvoyer.

Lucas.

Comment as-tu fait ?

Gaspard.

En les surveillant strictement ; en faisant ressortir les erreurs, les négligences presque impossibles à éviter, en redisant des paroles arrachées à l’impatience, à l’ennui. J’y suis toujours promptement arrivé et sans jamais avoir eu recours au mensonge. Il y en a un en ce moment qui m’inquiète légèrement : il fait trop bien ; mais il a un côté faible, c’est son cœur : il aime bêtement ses parents, il les regrette, il les pleure ; il perd du temps à leur écrire ; il veut demander à s’absenter pour un mois ; je ne l’en détourne pas, et c’est ce qui le perdra. M. Féréor n’aime pas qu’on aime autre chose que l’usine et lui-même.

Lucas.

Tu ne nous aimes donc pas ?

Gaspard.

Si fait, je vous aime bien, mais j’aime cent fois mieux mon usine.

Lucas.

Ainsi, tu te trouves parfaitement heureux ?

Gaspard.

Parfaitement, non : outre la crainte de tout perdre si l’affection de M. Féréor venait à diminuer ou même à s’éteindre, je me sens comme un vide que je ne puis remplir. Je me demande quel sera mon avenir ? pour qui et pour quoi je dois continuer à travailler, à m’éreinter, à m’agiter ? Quelque chose me manque et je ne sais ce que c’est… Mais, ajouta Gaspard après quelques instants de silence, ne penses-tu pas qu’il serait temps de rentrer ? Après dîner, je te parlerai de toi-même ; jusqu’ici nous n’avons causé que de moi.

Lucas.

Il n’y a pas grand-chose à dire de moi, c’est toujours la même vie ; mon père la gâte un peu par ses colères ; il ne me touche plus, mais quand il a trop bu de gros cidre, ce qui lui arrive souvent, tu sais, il gronde encore ma mère quelquefois. Du reste, il se laisse mener assez volontiers. »

Les deux frères rentrèrent à temps : la mère allait mettre le couvert. Lucas courut l’aider.

« Viens aussi, Gaspard ; viens me donner un coup de main. »

Gaspard y alla en souriant ; il aida gauchement et sans gaieté. Lucas s’en aperçut et soupira.

« Il n’est plus des nôtres, pensa-t-il ; ce n’est plus un frère pour moi ni un fils pour mes parents. »

Gaspard réfléchissait de son côté.

« Quelle sotte vie ils mènent ici ! Que je serais malheureux s’il me fallait vivre avec eux ! Quelle différence avec mon usine ! Quelle vie ! Quelle activité ! Quelle animation ! Et combien je préfère M. Féréor à mes parents ! Chez eux je me sens gêné, ennuyé ! Et puis le souvenir de mon enfance, de la dureté de mon père, de l’indifférence de ma mère, me met mal à l’aise. Dans tout ça, Lucas est le seul qui me tienne un peu au cœur, et encore je m’en passe bien ; je n’y pense pas, tandis que si mon usine me manquait, je serais comme un corps sans âme. Et si mon père adoptif venait à me manquer, je me sentirais comme abandonné, comme un corps sans tête.

La mère.

Eh bien ! Gaspard, à quoi penses-tu donc, les bras croisés, la tête penchée ?

Gaspard.

Rien, rien, ma mère ; je pensais à ma sortie de chez vous il y a neuf ans, et au chemin que j’ai fait.

La mère.

Tu as bien marché, mon ami, et tu as été loin. Voyons, mettons-nous à table. »

Le dîner fut bon, mais il n’y eut pas de gaieté. Gaspard avait perdu l’habitude de rire ; Lucas se sentait gêné ; les parents étaient mécontents de l’attitude un peu hautaine de Gaspard qui les dominait par son intelligence hors ligne, et par toute sa position de monsieur et de millionnaire, tandis qu’ils restaient cultivateurs simples et grossiers comme devant.

Après le dîner, Gaspard voulut encore sortir avec Lucas, mais la voiture vint le chercher. Il se hâta de faire ses adieux à ses parents et à son frère, et monta dans son coupé avec joie et empressement.

« Où est mon père ? demanda Gaspard en descendant de voiture.

— Dans son cabinet, monsieur. »

Gaspard monta l’escalier quatre à quatre, et sauta plutôt qu’il n’entra dans le cabinet ; il prit la main de M. Féréor, qu’il baisa et serra dans les siennes.

Gaspard.

Me voilà de retour, mon père ! Le temps m’a paru long !

M. Féréor.

Vraiment ? Tu me fais plaisir en me le disant, mon enfant. Je t’attendais avec impatience.

Gaspard.

Et pourquoi ne pas m’avoir envoyé chercher plus tôt, mon père ?

M. Féréor.

Parce que je ne voulais pas te rogner ton congé, le premier depuis neuf ans, et que j’ai voulu te laisser jouir de la présence de tes parents.

Gaspard.

Oh ! quant à ça !… Mes parents, c’est vous ! Ma joie, mon bonheur, c’est vous ! Notre usine est ma femme ; nos machines sont mes enfants, et le tout réuni est ma vie ! Vous voyez bien, mon père, qu’il est inutile de me donner des congés.

M. Féréor l’écouta avec un sourire si satisfait et le regarda d’un air si affectueux, que Gaspard fut enchanté d’avoir si bien parlé.

« Allons-nous écrire à notre mauvais drôle, mon père ? dit Gaspard en s’asseyant près de M. Féréor.

M. Féréor.

Gaspard, j’y ai longuement songé ; je n’ai, pour ainsi dire, pas pensé à autre chose depuis que je t’ai quitté. Je trouve que la chose n’est pas faisable. Tu as vingt-cinq ans ; tu as un long avenir devant toi. Cette femme et ce beau-père pèseront sur ton cœur, sur ton esprit, sur ton bonheur. C’est impossible ! Je te le répète, c’est impossible ; ce serait pour moi un trouble dont ma santé même souffrirait. N’y pensons plus et tâchons de nous en tirer autrement.

Gaspard.

Mon père, ces gens-là ne pèseront pas sur mon cœur, car je n’en ai pas pour eux, je n’en ai que pour vous ; ils ne pèseront pas sur mon esprit, parce que je ne m’occuperai du père que pour les affaires de l’usine ; ils ne pèseront pas sur mon bonheur, car je compte sur votre bonté et votre générosité accoutumées pour donner à la femme de quoi me laisser tranquille, n’avoir rien à me demander, et n’avoir aucun contact avec moi. Le père sera pour vous un fripon comme un autre ; nous serons en affaires avec lui ; nous l’enverrons le plus possible dans les bureaux. Ce mariage nous donnera la sécurité que nous risquons de perdre. C’est un sacrifice que je vous ferai avec une véritable joie, et dont, au reste, je profiterai comme vous.

M. Féréor.

Mon fils, mon cher fils, pense donc que lorsqu’on se marie, c’est pour la vie. Tu ne connais seulement pas cette femme ; nous ne l’avons jamais vue, elle peut être laide, bête, méchante, maussade, bossue, peut-être ! Qui sait ?

Gaspard.

Tout cela ne m’effraie pas, mon père ; si elle est laide, nous ne la regarderons pas ; si elle est bête, nous ne lui parlerons pas ; si elle est méchante et maussade, nous la mettrons à part et nous ne nous en occuperons pas. Vous remplacerez la femme que je n’aimerai pas, et l’usine remplacera les enfants que je n’aurai pas, j’espère. Vous voyez que nous continuerons à vivre très heureux entre nous deux.

M. Féréor.

Allons, puisque tu le veux, j’accepte ton sacrifice, mon cher fils ; et je ne te dissimule pas que tu combles mes vœux en acceptant ce mariage, dans l’intérêt de notre invention et de notre repos. Je te donne pour dot la moitié de ce que je possède, en t’imposant pour seule condition que tu ne me quitteras pas et que nos affaires seront toujours en commun, sans que l’un de nous puisse faire une entreprise sans le consentement de l’autre.

Gaspard.

Merci, mille fois merci, mon père, mon bon et généreux père ! »

Gaspard lui baisa la main ; M. Féréor l’embrassa avec effusion.

M. Féréor.

Écris, mon enfant ; écris, et dis-lui de venir vite et de terminer vite, afin que nous soyons débarrassés de tous ces gueux, et que nous reprenions notre vie tranquille. Moi, je vais écrire de suite au notaire de faire vite aussi mon acte de donation, pour que tu saches ce que tu as. Mais tu peux annoncer cinq millions pour le moins, dont deux en terres, forêts et maisons ; le reste dans les usines, et rapportant pour le moins vingt pour cent, c’est-à-dire six cent mille francs par an.

La surprise de Gaspard amusa et réjouit M. Féréor.

M. Féréor.

Oui, mon cher fils, tu auras à toi six millions et autant après moi.

Gaspard.

Oh ! mon père, c’est trop ! trop de générosité ! trop de fortune pour moi !

M. Féréor.

Mon ami, tu sacrifies toute ta vie, et moi la moitié seulement de ma fortune : lequel de nous donne davantage ?

Gaspard, vaincu par la joie, le saisissement, le bonheur, tomba à genoux devant son père, et, appuyant sa tête sur les genoux qu’il tenait embrassés, il versa des larmes qui enchantèrent celui qui les faisait couler.

M. Féréor.

Remets-toi, mon enfant, calme-toi et fais ta lettre.

Gaspard essuya ses yeux, baisa encore la main généreuse qui consolidait sa fortune, et, se plaçant en face de son bienfaiteur, il écrivit la lettre suivante :


« Monsieur,

« Mon père et moi nous acceptons votre proposition : j’épouserai votre fille. Je ne demande pas à la voir ni à la connaître ; je l’épouse ; vous savez comment et pourquoi. Vous serez notre associé au lieu d’être notre rival et notre ennemi. Grâce à la générosité de mon père, j’apporte en dot cinq millions, rapportant cinq à six cent mille francs. Nous vous attendons pour tout régler et pour fixer le jour du mariage. Le plus tôt sera le mieux.

« J’ai l’honneur de vous saluer,

« Gaspard Thomas-Féréor. »


Gaspard, souriant.

Voici, mon père ; voulez-vous lire la demande en mariage ?

M. Féréor lut, sourit et la rendit à Gaspard.

« Très bien, mon ami ; cachète et fais partir. »

Gaspard cacheta ; sa main tremblait ; M. Féréor le regardait ; quand il vit la main trembler, il se troubla et il dit à mi-voix :

« Pauvre garçon ! »

Mais il laissa partir la lettre qui condamnait Gaspard à un mariage odieux.

« Va prendre l’air et faire un tour dans les ateliers, mon enfant ; vois si tout est en place, bien rangé. »

Gaspard sortit ; tout était prêt à recevoir les ouvriers. Il se promena dans le bois ; après avoir marché quelque temps, il s’assit dans le berceau de houx qui avait si bien servi à lui faire atteindre son but.


Il s’assit dans le berceau de houx.

« Je le paye cher, dit-il, mais je le tiens ! Cinq millions ! et autant après lui ! Ce pauvre père ! Que Dieu me le conserve ; je l’aime réellement de plus en plus, et il est le seul être au monde que je puisse aimer. Cette créature que je vais épouser est sans doute laide, bête et maussade. Mon sacrifice est grand et cruel. Mais je le devais à mon père, cent fois plus paternel pour moi que ne l’a été mon propre père !… À vingt-cinq ans ! être enchaîné pour la vie ! et n’avoir plus personne à aimer qu’un père bien âgé, hélas ! Le côté le plus pénible de ce mariage est le père ! Un misérable que j’ai mis à la porte et qui, après cela, a le sans cœur de m’offrir encore sa fille… Encore une illusion perdue, un appui de moins pour l’avenir. Ce bonheur que je ne trouvais pas complètement dans la fortune, j’espérais enfin le rencontrer dans les joies du ménage et de la famille. La satisfaction d’un grand devoir accompli peut seul en ce moment apporter un soulagement à ma tristesse ; il fait naître en moi pour la première fois des émotions qui ne manquent pas d’un certain charme malgré l’amertume de mes autres pensées. »

Gaspard resta longtemps dans le berceau.

Vignette de Bertall
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