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La Foux-aux-Roses/04

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE IV


Pendant les jours qui suivirent, Irène pensa plus d’une fois à la visite des étrangers et à la collation que tante Dorothée leur avait offerte de si bonne grâce. Elle se rappelait les détails enchanteurs de cette fameuse réception, se revoyait présentant à la ronde les fougassettes, croyait encore entendre M. Jouvenet déclarer la limonade exquise ; mais par-dessus tout c’était la voix de Nadine, cette petite voix frêle et douce, dont le souvenir la caressait, et chaque mot échangé sous les orangers avec la fillette lui suggérait mille réflexions.

« Elle m’a tutoyée, murmurait l’enfant solitaire ; oui, Nadine Jouvenet m’a dit « tu » et m’a embrassée comme si j’étais son amie depuis longtemps… et quand je lui ai demandé de l’être un peu, elle n’a pas refusé, au contraire !… Sa maman doit être bonne aussi… Que je serai contente si elle lui permet de revenir me voir !… Qui sait ce qu’en penserait Marthe ?… Elle comprendrait peut-être que ce n’est pas ma faute si la Foux-aux-Roses a fâché nos familles, et Nadine se chargerait bien de lui dire que je voudrais tant qu’elle m’aimât à son tour… »

L’esprit plein de ces réflexions, Irène n’était plus la même fillette rieuse et insouciante.

« Qu’as-tu, petite, tu ne jases pas comme d’habitude ? lui dit Mlle Lissac étonnée.

— Je n’ai rien, tante Dor ; seulement, je pense à Nadine, et je me demande quand elle reviendra me voir.

— Revenir chez nous… cette enfant !… et pour te voir ! En vérité, tu déraisonnes, ma fille ; me crois-tu donc disposée à permettre qu’on envahisse ainsi ma maison !… et puis, te figures-tu que des enfants gâtés comme doivent l’être ceux-là trouvent beaucoup de plaisir chez nous ! Dans les villas que louent les étrangers, on donne des fêtes, c’est bien mieux leur affaire ; tandis que la nôtre est de vivre tranquilles dans notre campagne.

— Pourtant, insinua la petite fille, tu paraissais très contente de causer avec Mme Francœur, qui a tout à fait tes goûts… Tu sais, tante, elle non plus, n’aime pas les chemins de fer…

— On est toujours heureux de rencontrer des gens sensés ; mais cette dame a beau être très aimable, je ne l’ai pas invitée à revenir. Allons, assez là-dessus ; tâche de chasser ces idées-là. Je te le répète, il n’est pas probable que nos visiteurs de l’autre jour pensent encore à nous. »

Et, tournant le dos à sa nièce, Mlle Dorothée entreprit l’examen d’un plant de vignes qui commençaient à bourgeonner.

Irène, le cœur gros, retourna lentement s’asseoir devant la maison où l’attendait sa tâche de couture ; tout en tirant l’aiguille, elle se posait mille questions inquiètes.

Est-ce que sa tante disait vrai ? Est-ce que Nadine l’avait oubliée si vite ? Et cette visite qui, à ses yeux, prenait l’importance d’un grand événement, serait-elle la seule qu’on dût recevoir à la bastide ?

Hélas ! Mlle Dorothée avait sans doute raison, car les jours s’écoulèrent, et Irène eut beau se promener sur les bords de la Foux ; elle vit bien de l’autre côté passer des paysannes, des enfants, de petites montagnardes qui allaient vers la plaine vendre leur lait, mais elle n’aperçut ni la robe bleue, ni les cheveux blonds de Nadine.

« Té ! que faites-vous donc là, mademoiselle Irène, droite comme un matelot en vigie ? » exclama près d’elle une voix joviale, un jour que, plantée sur les grosses pierres qui plongeaient dans l’eau, la fillette abritait ses yeux de sa main pour mieux interroger l’horizon.

Elle se retourna et vit derrière elle Raybaud. Le vieux marin, les bras croisés, la considérait avec son large et bienveillant sourire.

Alors, battant des mains :

« Comme vous arrivez bien, Raybaud, s’écria-t-elle. Vous qui êtes accoutumé à voir très loin sur la mer, dites, voyez-vous une petite fille en robe bleue, là-bas, au delà du champ aux roses ? »

Le brave homme fit de sa main une sorte de lunette et l’appliqua à son œil droit pendant qu’il fermait l’autre :

« Rien, mademoiselle, rien… Ah ! pardon, j’aperçois deux brimborions d’enfants contre le mur de Beau-Soleil ; mais je ne peux pas vous assurer que l’un d’eux soit une fille.

— Est-ce qu’ils viennent par ici ? interrogea Irène.

— Certainement non ; ils grimpent la colline vers les olivettes… Là… j’en suis sûr à présent, ce sont deux garçons. »

Un gros soupir lui répondit.

« Merci, Raybaud ; c’est qu’elle ne viendra pas encore aujourd’hui.

— Qui donc ça, elle ? Serait-ce par hasard votre cousine ? »

Irène secoua ses boucles dorées :

« Marthe ne voudrait pas s’occuper de moi ; mais c’est une petite fille qui est son amie et qui avait presque promis de devenir la mienne. Tante Dor croit qu’elle ne reviendra pas ; j’en ai peur maintenant, voilà plus de huit jours que je l’attends…

— Debout, sur ce caillou ? demanda malicieusement le marin. Vous feriez un fameux homme de bossoir.

— Méchant Raybaud, vous me comprenez bien. Je ne peux pas rester toujours sur ma pierre, ainsi que sœur Anne en haut de sa tour… J’étudie, je travaille tout comme à l’ordinaire ; je me promène, et je porte aussi chaque matin, sous le chêne vert, le déjeuner à mes petits oiseaux qui m’attendent… mais tout cela ne m’amuse plus comme avant ; les journées me paraissent deux fois plus longues, je pense sans cesse à Nadine.

— Pauvre pichoune ! C’est tout simple, une jeunesse comme vous a besoin de voir des jeunes : il faut le faire comprendre à Mlle Lissac.

— Oh ! non ; tante Dor croirait que je m’ennuie avec elle et serait peut-être triste.

— On voit que vous l’aimez bien, votre tante, dit Raybaud attendri ; mais alors ne pensez plus à la petite fille ; essayez de vous distraire… Voyons, je vais chez mon frère Thomas, le garde forestier près de la Marbrière, chercher ma femme ; avec la permission de Mlle Dorothée, vous pourriez monter sur ma mule… »

La proposition était sans doute très séduisante, car, d’un bond joyeux, Irène abandonna son observatoire.

« À la carrière de marbre ! oh ! la belle promenade. Tante Dor ne demandera pas mieux, j’en suis sûre ; nous allons la trouver sur notre chemin, occupée à faire mettre les échalas en place… Où est votre mule ?

— Par ici », dit le vieux marin, enchanté de la joie qu’il procurait.

Irène rajusta son chapeau de paille sur ses cheveux ébouriffés, et, déjà installée sur la bête, sollicita en passant l’autorisation de Mlle Lissac. Celle-ci n’eut garde de refuser, elle avait la plus grande confiance dans le père Raybaud. Ensuite on partit gaiement.

Laissons nos promeneurs gravir la colline ; retournons vers Beau-Soleil et la villa des Myrtes, dont les habitants vivaient dans une intimité qui augmentait chaque jour.

Lorsque M. Brial et l’architecte revenant, l’un de ses usines, l’autre de ses affaires, se rencontrent, ils causent amicalement, tout en regagnant leur demeure. De son côté, Mme Jouvenet, dont la santé se raffermit sous l’influence du doux climat, trouve la société de sa bonne et simple voisine plus agréable que celle des élégantes étrangères qui sont venues lui faire visite dès son arrivée. C’est également l’opinion de Mme Francœur ; elle déclare la femme du distillateur aussi aimable que les dames de Mortagne ! Les enfants lui plaisent, quoique Marthe soit plus brouillonne que jamais auprès de la sage Nadine. Pour les garçons, grand’mère s’en rapporte aux dires de son petit-fils ; or, l’avis de ce dernier est précisément le contraire de celui qu’elle aurait eu si elle avait jugé par elle-même.

Norbert, vif, un peu moqueur, mais plein de bon sens, n’est pas toujours un compagnon du goût de maître Philippe.

« C’est impossible, mon ami ; tu inventes, tu exagères », lui dit-il sans se gêner, toutes les fois que l’autre essaye de lui faire accepter une gasconnade de sa façon.

Jacques, au contraire, professe une admiration enfantine pour son nouvel ami, écoute ses histoires sans faire au beau conteur ni remarques, ni questions embarrassantes. Voilà pourquoi celui-ci a déclaré à sa grand’mère que le second fils de M. Brial est le plus gentil garçon du monde… après Philippe Jouvenet, bien entendu ; et la vieille dame s’est rangée sans discuter à l’avis de son enfant gâté.

Sur un autre point, Jacques et Philippe s’entendaient encore à merveille : ce dernier gardait rancune à Irène ; avec son amour-propre il était arrivé à se persuader que s’il avait eu un rôle peu brillant le jour de sa visite à la bastide Lissac, la faute en était à « cette fille mal élevée ». C’est ainsi qu’il la désignait, au grand contentement de Jacques toujours très malveillant lorsqu’il s’agissait de sa petite cousine qu’il n’avait cependant jamais vue qu’à distance !

« Pstt, pstt, que fais-tu là ? vous avez donc congé au collège aujourd’hui ? demanda Philippe en apercevant son ami au bord de la terrasse.

— Pas du tout, mais, regarde. » Jacques montra son poignet droit entouré de bandes, soutenu par une écharpe et ajouta ;

« Ce matin, à la leçon de gymnastique, je suis tombé.

— Ah ! mon Dieu, est-ce que ton bras est cassé ?

— Non, ce n’est qu’une foulure qui ne me fait plus de mal depuis que le médecin me l’a bandée, seulement, comme je ne peux pas écrire, ça me procure un congé.

— Tu as de la chance de n’avoir pas comme moi un professeur ; le mien trouverait moyen de me faire travailler quand même ; j’ai pioché avec lui toute la matinée. À présent on peut s’amuser ; je suppose que tu vas être mon second, puisque te voilà libre.

— Je ne demande pas mieux ; à quoi allons-nous jouer ?

— Regarde, et devine ce que je tiens là ? »

Philippe élevait au-dessus de sa tête une sorte d’étui en bambou gros et court.

« J’y pense, continua-t-il, tu ne peux pas savoir, je l’ai reçu hier soir de Paris et c’est une invention toute nouvelle : cette grosse canne contient un cerf-volant extraordinaire qui s’élève plus vite et beaucoup plus haut que les autres. Nous allons l’essayer tout de suite ; mais, pour cela, il vaudrait mieux être en pleine campagne.

— Attends-moi deux minutes, je vais prévenir maman. »

Jacques revint presque aussitôt, puis on se dirigea vers le sommet de la colline.

« Dans la plaine nous ne trouverions pas assez d’air, expliquait le jeune Grassois qui servait de guide à son compagnon, tandis que là-haut je connais un terrain avec des arbres d’un seul côté. »

Pendant qu’ils marchaient à travers les olivettes et les vignes, la langue de Philippe ne chôma pas ; il n’était jamais mieux à son affaire pour raconter qu’en l’absence de Norbert :

« Je me demande, dit-il, comment tu es tombé ?

— Dame, j’ai mal pris mon élan au trapèze, la barre était assez élevée et ce n’est pas ma faute, mais j’ai encore peur du vide. Norbert n’aurait jamais fait une pareille maladresse.

— Et moi donc !… en gymnastique, je suis étonnant, notre professeur du lycée le disait toujours ; on avait été obligé de me faire passer dans la première division où les élèves étaient beaucoup plus âgés que moi. Eh bien, je les battais encore !… nous avions une perche oscillante de plus de vingt mètres, croirais-tu que du premier coup j’ai grimpé jusqu’au haut !…

— Vingt mètres ! répéta Jacques en ouvrant de grands yeux, à quoi donc avait-on pu la suspendre ?

— Oh ! les gymnases dans nos lycées sont bien autre chose que ceux de vos petits collèges de province, tu dois le comprendre ; la perche était suspendue à… à… mais regarde, je ne me trompe pas, c’est un écureuil qui monte à ce grand arbre ; ah ! si j’avais seulement une cage pour l’enfermer, je l’aurais bien vite attrapé.

— C’est moins facile que tu ne le penses ; d’abord les écureuils mordent, puis ils placent leurs nids sur les plus hautes branches.

— Tu aurais peur d’aller les y rejoindre, n’est-ce pas, mon bon petit lourdaud », reprit Philippe en frappant gaiement sur l’épaule de son compagnon.

Si Norbert ou quelque autre garçon eût affecté avec Jacques ce ton protecteur, notre garçonnet se fût au moins piqué, mais les airs importants de son nouvel ami lui jetaient de la poudre aux yeux à tel point qu’il ne songea même pas à faire la moue et dit simplement :

« Voilà le bon endroit dont je t’ai parlé.

— C’est superbe ! approuva Philippe, lorsqu’il eut examiné le sol du plateau dénudé et bordé de quelques châtaigniers : on peut courir loin là-dessus pour lancer le cerf-volant ; voilà notre pelote de ficelle : attention ! »

Assis sur une pierre, il pressa un ressort au milieu de la grosse canne qui s’ouvrit, et un beau châssis de forme élégante se développa : un tissu rose, solide et lustré le recouvrait. Lorsque l’heureux propriétaire eut adapté une queue dix ou douze fois aussi longue que l’objet lui-même, Jacques eut à son tour l’honneur d’attacher tant bien que mal à l’épine le bout de la pelote de ficelle, puis les deux enfants se dirigèrent en toute hâte vers l’extrémité du terrain. La jolie brise qui caressait leur visage donnait déjà de joyeux soubresauts au cerf-volant ; il s’éleva avec une telle rapidité dès que Philippe prenant sa course eut crié à son camarade le solennel : « Lâche tout » que les deux amis suffirent à peine pour dévider le long fil qui le retenait captif.

« Est-il joli ! regarde comme il se balance avec aisance là-haut ! criait Jacques transporté ; c’est dommage que nous ne puissions pas aller le rejoindre, j’aimerais assez cela, moi. »

Ils demeurèrent longtemps le nez en l’air, en admiration devant le petit point rose dont la grande traîne frétillait comme la queue d’un poisson qui nage entre deux eaux. Tout à coup la corde tendue se relâcha.

« C’est le vent qui faiblit, entraînons-le un peu », dit Philippe.

Peine inutile, la descente continuait très rapide, et le jeune garçon, toujours courant, ne s’aperçut pas qu’il se rapprochait des arbres.

« Prends garde » cria Jacques essoufflé.

Hélas ! il était trop tard, la ficelle brusquement tirée venait de se rompre pendant qu’aux branches d’un grand châtaignier, le cerf-volant, retenu par sa queue, demeurait suspendu.

Les deux enfants se regardèrent consternés. Ce fut Philippe qui parla le premier :

« Voilà une mauvaise chance ! Que faire pour le déloger de là ? Peut-être qu’en lançant des pierres…

— Je crois que nous pourrions l’abîmer, il vaut beaucoup mieux monter à l’arbre.

— Essaye.

— Impossible, avec ma main bandée, mais pour toi, c’est très facile !

— Tu as raison. »

Et Philippe, après avoir jeté sa veste sur le sol, entoura le tronc de ses deux bras :

« Ouf ! que c’est haut ! fit-il en s’asseyant à la première fourche de l’arbre.

— Tu n’es pourtant pas arrivé, il faut encore que tu grimpes presque en haut de cette grosse branche.

— Je le vois bien. »

Il recommença son ascension et son camarade le perdit de vue au milieu des feuilles fraîches écloses.

« Y es-tu ? cria-t-il.

— Pas tout à fait !… tu sais… c’est très haut !

— Bah ! les branches sont solides, il n’y a pas de danger.

— Peut-être bien !… mais comment est-ce que je redescendrai ?

— Comme tu es monté ; as-tu peur ?

— Non certes !… mais… j’aimerais mieux être en bas.

— Tu n’es pas à vingt mètres comme avec la perche oscillante.

— Oh ! ce n’est pas la même chose, ce que je fais là est beaucoup plus difficile ! »

La voix de Philippe devenait de moins en moins assurée. Jacques l’apercevait maintenant à cheval sur la branche qu’il tenait des deux mains.

— Vas-tu rester là ? lui demanda-t-il en riant.

— Je n’en sais rien, c’est trop difficile !

— Mais, tu n’as pas seulement décroché le cerf-volant.

— Tant pis ! on payera un garçon pour venir le chercher ! »

Lentement, avec de grandes précautions, le premier gymnaste du lycée essaya de refaire le chemin déjà parcouru. Tout à coup, il s’arrêta :

« Jacques, j’en ai décidément assez ; crois-tu qu’on puisse trouver une échelle dans les environs ?

— Hum ! nous sommes à l’entrée du bois, il n’y a pas de maisons, je serai obligé d’aller loin… vas-tu m’attendre perché sur ta branche ? demanda Jacques très déconcerté.

— Il le faut bien, me voilà à une hauteur effrayante et, si je fais un mouvement, je suis certain de tomber ! »

Les paroles de Philippe se terminaient par un gémissement si lamentable que l’embarras de Jacques redoublait.

« Il me semble pourtant que, à ta place, j’essayerais de me glisser sur la branche que tu vois un peu plus bas, hasarda-t-il.

— Je voudrais bien t’y voir », grommela l’autre qui continuait à mesurer d’un œil de plus en plus effaré la distance qui le séparait du sol.

Le vent s’élevait, secouant violemment les branches ; étourdi, aveuglé par les brindilles qui le fouettaient au visage et surtout paralysé par la crainte, le jeune garçon, après deux ou trois tentatives maladroites pour suivre les conseils de son ami, se cramponnait de nouveau et déclarait bien haut qu’il ne bougerait plus, lorsqu’un éclat de rire partit comme une fusée à quelques pas de l’arbre. C’était le même rire clair qui avait si fort mortifié Philippe chez Mlle Lissac ; il le reconnut et aussi la voix qui lui criait :

« C’est donc vous, aujourd’hui, qui faites visite aux oiseaux ! »

Irène était maintenant presque à l’ombre du châtaignier ; assise avec aisance sur la mule, elle relevait les bords de son chapeau pour mieux voir l’infortuné.

« Passez votre chemin, s’exclama Jacques avec colère dès qu’il l’eut reconnue, nous n’avons pas besoin de vous ! »

Sans réfléchir à la brutalité de son action, il avait, en parlant, appliqué un vigoureux coup de baguette sur l’échine de la bête qui se mit à ruer.

La jeune écuyère, heureusement, n’en était pas à son coup d’essai : prompte et calme, elle remit au pas sa monture et revint vers le garçonnet encore armé de sa baguette. Irène ne riait plus, elle était rouge et ses yeux gris brillaient d’indignation :

« Vous ne m’avez pas fait peur, cousin Jacques, dit-elle d’une voix ferme, mais je suis bien fâchée qu’un garçon de ma famille agisse ainsi… Pourquoi cherchez-vous à me faire du mal ? Moi, je ne vous en ai jamais fait… Savez-vous que c’est lâche !

— Pourquoi y a-t-il des gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas ? riposta d’un ton rogue le jeune garçon, qui sentait la justesse du reproche et ne voulait pas s’excuser.

— Oh ! fit la nièce de Mlle Dorothée qui reprenait déjà son enjouement, cela me regarde plus que vous ne pensez : si je m’en vais tout de suite, vous resterez lâ tous les deux comme maître Corbeau et maître Renard ! »

Jacques haussa les épaules :

« C’est peut-être vous qui aiderez mon ami à descendre !… Avez-vous une échelle dans votre poche ? »

Pas de réponse : la petite fille avait tourné bride et s’éloignait au trot.

L’habitant du châtaignier eut une exclamation de regret.

« Tu as tort de la laisser partir, elle avait peut-être une bonne idée.

— Bah ! la meilleure idée serait de prendre ton courage, d’attraper la branche que je t’indique !…

— Je t’ai déjà dit vingt fois que ça ne se peut pas. » >

Jacques, toujours plus perplexe, ne songea pas à railler ou à menacer de s’en aller seul, comme il n’eût pas manqué de le faire pour un autre camarade. Retourner aux Myrtes et ramener le domestique demanderait plus d’une heure ; faute d’un moyen plus simple, il allait le proposer à Philippe, lorsque Irène reparut.

Elle était à pied et parlait avec volubilité à un homme qui tenait la bride de la mule en riant de son récit.

« Quoi ! c’est vous, Raybaud ? s’écria Jacques tout à fait déconcerté.

— Moi-même, mon petit Jacques… où est-il ce fameux mousse qui n’ose pas descendre ?

— Là haut, sur la grosse branche qui remue ; sans ma main foulée, je l’aurais vite rejoint.

— Eh ! pécaïre ! j’en suis sûr !… mais de la main qui vous reste vous avez fait tout à l’heure de mauvaise besogne. »

D’un geste désapprobateur, Raybaud désigna la baguette que l’enfant n’avait pas lâchée. Puis, sans attendre que celui-ci eût trouvé une excuse, souple comme un jeune homme, il arriva, en quelques secondes, à la hauteur où le poltron continuait à se morfondre :

« Il faut donc venir vous chercher, dit-il ; vite, nous n’allons pas dormir ici. »

Son ton de bref commandement n’admettait pas de réplique, aussi, Philippe suivit-il avec docilité ses avis. Les deux spectateurs qui, d’en bas, observaient ses mouvements, le virent descendre de branche en branche et arriver à terre en poussant un grand soupir de soulagement.

L’instant d’après le cerf-volant décroché par Raybaud vint s’abattre à leurs pieds. Lorsque le vieux marin arriva à son tour au bas de l’arbre, il trouva les deux amis en train de le reployer pour le replacer dans l’étui de bambou. Irène, qu’ils affectaient de ne pas voir, les regardait en silence.

« Merci, Raybaud, dit Jacques, vous nous avez rendu un fameux service.

Certainement, reprit Philippe, je ne comprends pas comment cela se fait, moi qui ne crains rien, j’hésitais un peu à descendre ! »

Le vieux marin se mit à rire :

« Non, non, vous n’hésitiez pas, vous restiez bel et bien sur votre perchoir !… À votre âge, lorsque le vent soufflait en tempête et que notre navire roulait comme une coquille de noix, je montais sans sourciller en haut du grand mât et personne ne venait m’y chercher… Mais, vraiment, c’est Mlle Irène qui vous a rendu service : J’achevais de fumer ma pipe avant d’entrer sous bois où les étincelles sont si dangereuses ; sans elle je ne vous aurais pas trouvés et nous serions loin maintenant. »

Les deux garçons se regardèrent d’un air contraint, il était clair que ni l’un ni l’autre ne voulait remercier la fillette :

« Bah ! fit Jacques, d’un ton léger, c’est vous qui êtes monté dans le châtaignier, je ne connais que ça, moi !… Au revoir père Raybaud, bonne promenade ! »

Il jeta un coup d’œil d’intelligence à son camarade et tous deux s’éloignèrent lestement.