Aller au contenu

La Foux-aux-Roses/10

La bibliothèque libre.
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE X


Irène, les cheveux moins ébouriffés qu’à l’ordinaire, l’air contrit, la bouche sérieuse, cousait dans la grande salle de la bastide. Sa tâche était deux fois plus longue que ses tâches habituelles ; aussi, pendant que son aiguille mordait et remordait l’étoffe, la petite ouvrière laissait-elle courir son esprit bien loin de la couture qui s’allongeait sous ses doigts… Il trottait, cet esprit vagabond, sur le chemin de la Foux-aux-Roses qu’Irène n’avait pas parcouru depuis deux jours !… Puis il s’en allait vers la distillerie d’où Vol-au-Vent, remis en belle humeur, avait ramené l’avant-veille la nièce de Mlle Lissac joyeuse et toute prête à narrer sans détours son intéressante aventure. Mais à peine avait-elle fait un pas pour embrasser sa tante que celle-ci, aspirant fortement l’air à plusieurs reprises, l’avait apostrophée de sa plus grosse voix :

« On dirait que tu as cent kilogrammes de violettes dans ta poche. D’où viens-tu, petite malheureuse ?

— De la grande distillerie ; tu m’avais permis d’y conduire Nadine…

— Et tu y es entrée !… avoue-le tout de suite.

— Oui, tante, pour suivre le conseil du cousin Honoré qui m’a dit… »

Là s’était arrêté le récit si bien préparé par Irène.

« Suivre le conseil de celui qui nous conteste la possession de notre Foux ! A-t-on jamais rien imaginé de pareil ! Monte dans ta chambre, tu y réfléchiras sur la gravité de ta faute jusqu’à demain soir ! » s’était écriée Mlle Dorothée refusant d’entendre un mot de plus.

Depuis le matin seulement la fillette avait eu la permission de descendre, et, après un regard sévère en réponse à son bonjour caressant, sa tante, sans paraître se rappeler qu’on était au jeudi, lui avait mis dans les mains l’ouvrage qu’elle tenait encore.

« Cette fois, la leçon sera bonne, répétait en elle-même Mlle Dorothée, quittant des yeux son tricot pour observer à la dérobée le petit visage résigné qu’entouraient les cheveux d’or.

« Son air grave me serre le cœur, mais une personne aussi ferme que moi ne peut permettre qu’une enfant agisse ainsi à sa tête. »

« Tante, demanda tout à coup Irène, dont l’esprit trottait toujours, que ferais-tu si quel qu’un tombait de voiture devant la bastide ?

— Encore une idée saugrenue ! Il n’est jamais arrivé d’accident sur cette route de puis ma jeunesse.

— Pourtant cela peut arriver…

— Eh bien, mademoiselle, votre tante agirait alors comme tous les gens de cœur ; a-t-on quelquefois vu un Lissac refuser des soins à ceux qui souffrent… à un blessé !

— Oh ! non, tante, et tu es la meilleure de tous les Lissac, comme le cousin Honoré est certainement le meilleur des Brial, répliqua Irène en levant ses yeux gris ; il est accouru tout de suite quand Vol-au-Vent m’a lancée à terre… et, comme il m’a relevée doucement, comme sa voix tremblait en me nommant : « Ma chère enfant !… »

— Hein !… Vol-au-Vent… Honoré… que me chantes-tu encore ! Ma parole d’honneur, cette enfant a juré de me faire perdre la tête… Tu es tombée, tu t’es blessée ?… Parle, mais parle donc : pourquoi n’avoir rien dit en rentrant ? »

Les longues mains de la tante Dor, lâchant les aiguilles, couraient avec anxiété sur le cou, les épaules, les bras de sa nièce pour s’assurer qu’ils étaient en bon état. Dans son émoi, elle ne vit pas les lèvres d’Irène se plisser malicieusement en répliquant :

« C’est pour t’obéir que je n’ai rien dit ; tu me répétais : « Pas un mot de plus, pas un mot de plus !… » Sois tranquille : j’ai eu seulement une courbature. À présent que tu le veux bien, je vais te raconter mon histoire qui est très intéressante. »

Cette fois, ayant laissé la fillette aller jusqu’au bout de son récit, ne l’interrompant que par des « hum ! hum ! » destinés à cacher son émotion, Mlle Lissac dit enfin :

« Cela change l’idée que je m’étais faite de ta désobéissance… Je… oui, je regrette que tu ne te sois pas expliquée tout de suite, car j’ai presque commis une injustice en te punissant… Honoré a bien agi, très bien agi… on voit qu’il est de notre famille ! Je me déferai de ce Vol-au-Vent qui aurait pu te tuer…

— Oh ! fais-lui grâce, tante, il n’est pas coupable, le pauvre petit ! Morilo l’avait tant taquiné et les coups de Philippe étaient trop rudes !… Moi, je préfère avoir fait cette chute pour que le cousin Honoré me relève avec des paroles si aimables ; il m’a traitée comme une parente qu’on aime bien et Marthe était tout à fait empressée à me soigner : chez la concierge, elle a mis au moins six morceaux de sucre dans mon verre d’eau pour que ça soit meilleur… »

Irène aurait pu parler longtemps sur ce sujet, mais, au dehors, on entendait un bruit de pas ; presque aussitôt quelqu’un cria d’une voix nasillarde :

« Y a-t-il des bonnes gens ici ? Une petite aumône, s’il vous plaît, pour le voyageur ! »

La porte fut poussée brusquement et un homme parut sur le seuil.

De chétive apparence, les membres grêles, les vêtements dépenaillés, il portait une besace sur le dos ; sa main droite tenait un gourdin.

Mlle Lissac s’était levée, et, le toisant :

« Qui vous a permis d’entrer ? Que voulez-vous ? demanda-t-elle.

— Dans mon pays, on entre sans permission, riposta l’homme en riant ; ce que je veux, je viens de vous le dire : une petite aumône ; je n’ai pas mangé ce matin.

— Fillette, donne-lui un gros morceau de pain, cela ne se refuse pas chez nous.

— Du pain… vous voulez rire ; j’en ai dans ma besace, c’est de l’argent qu’il me faut.

— Alors, passez votre chemin, je n’ai rien pour vous.

— Oui-da, c’est facile à dire, mais on ne me renvoie pas comme cela. Où est le maître de la maison ? Je veux lui parler.

— Pour le coup, c’est trop fort ! il n’y a pas d’autre maître que moi et je vous dis que vous allez sortir ! »

Mlle Lissac s’avançait bravement, les bras croisés ; mais elle venait de prononcer des paroles imprudentes.

« Ah ! ah ! vous êtes donc seules ! s’exclama l’homme avec un cri de triomphe, je m’en doutais… pas de danger pour moi alors ! tirez votre bourse ou sinon… »

Il fit deux pas en avant et brandit son gourdin.

« Tante ! donne-lui tout ce qu’il veut, il va te tuer ! » dit Irène épouvantée.

Mlle Dorothée avait saisi dans un coin son parasol café au lait et marchait bravement sur son agresseur ; sa nièce s’élança près d’elle, mais elle couvrit son visage de ses mains pour ne pas voir la redoutable canne que le malfaiteur levait.

Tout à coup la maison s’emplit de bruit : à des jappements furieux se mêlaient des cris et des appels : « À moi ! père ! Au secours !… Raybaud, attrape-le !… par ici ! par ici !… sus, mon bon chien ! mords-le ! »

La petite, regardant malgré elle, vit le vagabond, qui avait roulé à terre, se relever précipitamment et s’enfuir sans prendre le temps de ressaisir son bâton. Déjà il atteignait la barrière, poursuivi par les deux défenseurs arrivés si fort à propos.

Oh ! les aboiements de Morilo ! la voix sonore de Norbert ! Irène les avait reconnus tout de suite.

Lorsque le jeune garçon, escorté de son compagnon à quatre pattes, revint vers la maison, rouge et haletant, elle se précipita au-devant de lui :

« Norbert ! mon cher Norbert, merci ! ce méchant homme allait nous tuer !… »

Quant à Mlle Lissac, encore armée de son ombrelle brisée, ses traits sévères portaient les traces d’une vive émotion :

« Touche là, mon brave enfant, dit-elle en tendant la main au jeune garçon ; bien qu’une grande querelle divise notre famille, je ne refuse pas de reconnaître le service que tu viens de me rendre ! je suis fière de toi ; car, enfin, ce coquin ne craignait guère mon pauvre parasol ; la victoire te revient de droit… oh ! oh ! qu’est ceci ?… »

Elle venait de s’apercevoir que de sa main droite Norbert soutenait son poignet gauche avec un geste de souffrance.

« Je crois que l’homme m’a blessé en m’en voyant un coup de son soulier, répondit-il. Voyez, cousine ! »

Il montra son poignet bleui et gonflé que traversait, comme un trait sanglant, la marque de la chaussure ferrée. Les mains sèches de la tante Dor se mirent à palper anxieusement le membre endolori, pendant qu’elle exhalait son indignation :

« Le misérable ! blesser un enfant qui montre tant de courage !… n’est-ce pas abominable !… Irène, petite sotte, rends-toi utile au lieu de pleurer. Ton cousin n’a pas le bras cassé, mais il faut le soigner… Vite, ma boîte aux onguents et la corbeille au vieux linge ! »

Assise près de la table qu’elle a couverte en un clin d’œil de bandes de toile et de fioles, Mlle Dorothée commence le pansement. Norbert veut supporter la douleur sans faiblesse. Il devine que la vieille demoiselle n’aime pas les douillets.

« J’y songe, dit-elle en s’interrompant, ils doivent se demander où tu es passé ?…

— Qui donc, cousine ?

— Mais… ceux que tu appelais à ton aide tout à l’heure !

— Père et Raybaud ? Vous avez cru qu’ils pouvaient m’entendre ; le vagabond aussi l’a cru : sans cela il n’aurait pas eu peur d’un garçon de ma taille ; je l’ai jeté à terre en lui tirant les pieds par surprise et puis j’ai appelé pour faire croire que des hommes allaient venir.

— Quelle bonne ruse ! dit Irène enchantée, Je ne crois pas qu’on puisse en trouver une meilleure ! qu’en dis-tu, tante ? »

Mlle Dorothée partagea sans discussion l’opinion de sa nièce ; avec un geste approbateur, elle répondit : « L’idée n’est pas d’un sot. Les Brial comme les Lissac ont toujours passé pour des gens avisés ; tu ne peux mentir à ta race, mon ami. »

Le pansement achevé, elle ajouta :

« Si cela ne déplaît pas à tes parents, tu viendras après-demain matin pour que je renouvelle l’onguent et les bandages. »

En s’aventurant une seconde fois sur les terres de Mlle Dorothée, le jeune garçon s’attendait à recevoir une semonce :

« Quoi ! cousine, dit-il surpris et touché de son accent affectueux, vous me donnez la permission…

— Puis-je faire autrement ? interrompit Mlle Lissac d’une voix plus aigre, il le faut bien… cette blessure, tu l’as reçue en défendant ma nièce et moi, et je laisserais à un autre le soin de te guérir !… Non, non, je n’ai pas le cœur si mauvais… sans compter qu’on dirait dans le pays : « Voyez-vous Mlle Dorothée qui se vante de composer un onguent miraculeux, elle n’a seulement pas pitié de son petit-cousin !… » Il faut que tu reviennes et que je te soigne ; tes parents le comprendront tout de suite.

— Je n’en sais rien, repartit finement Norbert.

— Il me semble pourtant que, l’autre jour, tu m’avais dit : « Mon père ne m’empêche pas d’aller chez vous… »

— C’est vrai, mais quand il va savoir que vous avez puni Irène parce qu’elle est entrée à l’usine après sa chute…

— Qui vous a dit cela, monsieur ?

— Oh ! c’est facile à deviner : elle n’est pas venue à la Foux depuis deux jours. »

La tante Dor parut réfléchir :

« Hum ! hum ! à son retour, ta cousine n’a pas parlé assez vite ; moi, j’ai été trop prompte… est-ce que je pouvais imaginer cette histoire de chute ?…

— Papa et maman ne nous punissent jamais avant d’être certains que nous sommes coupables.

— Hum ! hum ! je ne dis pas qu’ils ont tort… Une autre fois, Irène, quand tu auras une bonne excuse à me présenter, tâche de crier tout de suite plus fort que moi au lieu de te laisser gronder comme une petite niaise. »

Irène se mit à rire :

« Mais, tante, ta voix est deux fois plus grosse que la mienne !

— Bah ! reprit Norbert sur un ton délibéré, Irène n’aura plus d’occasion de désobéir puisqu’elle viendra à Beau-Soleil et que nous viendrons ici ! »

Mlle Lissac le regarda de travers :

« C’est cela, mon garçon, abuse sans te gêner de ma reconnaissance… Ai-je parlé d’envoyer ma nièce chez tes parents ?… Certes, il sera convenable qu’Irène aille remercier ton père du soin qu’il a pris d’elle, mais cela ne change rien à mes idées : je suis ferme et notre querelle ne sera terminée que le jour où vous me rendrez la moitié du Champ-aux-Roses, comme mon père le réclamait.

— Si j’étais le maître, je vous la donnerais tout de suite, pour vous voir contente, cousine Dor ; mais ce n’est pas mon affaire, ajouta Norbert, qui se souvint à propos des sages recommandations de son père.

— Voilà qui est parler en garçon raisonnable et loyal, dit la vieille demoiselle subitement radoucie ; allons, je vois que tu ne conseilleras pas à Irène d’abandonner notre jolie Foux quand elle sera maîtresse ici.

— Et vous consentez à ce qu’elle vienne à Beau-Soleil ?

— Nous verrons… je réfléchirai…

— Merci, cousine Dorothée ; je vous assure qu’elle sera bien reçue chez nous, riposta bravement Norbert, devinant que cela voulait dire oui. Oh ! l’excellente idée que j’ai eue de venir par ici !

— Mais vous n’étiez pas seul ? Où donc est passé Morilo ? Il mordait si bravement le vagabond », dit Irène.

En entendant son nom, le caniche, qui, en chien modeste, s’était tapi sous la table, montra sa tête noire avec des signes de bonne humeur.

« Il mérite une récompense », déclara solennellement la tante Dor en sortant du buffet des macarons que le toutou croqua sans se faire prier.

Lorsque Marie-Louise, en rentrant, eut été mise au courant du danger qui avait menacé ses maîtresses, la bastide retentit de ses exclamations où la frayeur se mêlait à l’admiration pour le courage du « brave petit monsieur » qui ressemblait aux héros dont elle avait lu l’histoire à l’école.

« Tu vas trop vite, ma fille, dit Mlle Lissac en suivant des yeux Norbert, qui s’éloignait : ce n’est jusqu’à présent qu’un bon et brave enfant ; mais, à ces natures-là, une occasion suffit pour se couvrir de gloire… Son père n’était ni moins brave, ni moins bon à cet âge… Il lui ressemble tant que cela me réjouit, ajouta-t-elle plus bas… Hélas ! pourquoi faut-il que la Foux coule entre nous !… »

Pour la première fois, elle regrettait amèrement l’héritage de rancune que lui avait légué le père Lissac.

« Petite Irène, disait au même instant Norbert à sa cousine qui l’accompagnait jusqu’à la barrière, votre tante est très bonne malgré son ton de croquemitaine ; il faudra bien qu’elle consente à rouvrir le pont fermé. »