La Franc-maçonnerie des femmes/12

La bibliothèque libre.
Bourdilliat (p. 144-148).

CHAPITRE III

Toutes pour une, une pour toutes.


Il nous est nécessaire de revenir un peu sur nos pas, et de nous reporter au lendemain du jour où le comte d’Ingrande avait promis à Pandore de s’absenter de Paris pendant trois mois.

Bien que cette dernière fantaisie dépassât en excentricité toutes celles auxquelles il était accoutumé à souscrire, le comte, scrupuleux observateur de sa promesse, n’en faisait pas moins ses préparatifs de départ, lorsqu’on vint lui annoncer qu’une femme de chambre demandait à être introduite.

C’était Fanny, la suivante de Pandore. On se souvient peut-être que le comte d’Ingrande, en lui mettant un louis dans la main, la veille, lui en avait promis autant si elle parvenait à se procurer une lettre dont l’enveloppe, et principalement le cachet emblématique, avaient fortement excité sa curiosité. Aussi ne dissimula-t-il pas sa satisfaction lorsqu’il vit paraître la petite femme de chambre. Il ne fit pas attention à l’air de réserve et de mystère qu’elle affectait, et l’engageant à s’approcher :

— Eh bien, as-tu réussi ? Cette lettre, tu me l’apportes ?

— Ah ! monsieur le comte, combien j’ai de regret de m’être chargée d’une pareille commission !

— Oui, oui, je sais ; ton honnêteté…

— D’abord ! Et puis ensuite la peine que j’ai eue.

— Mais enfin, tu tiens la lettre ?

— Figurez-vous, continua Fanny, que madame l’avait serrée dans son secrétaire, lequel ne ressemble pas du tout aux autres secrétaires. Comment croyez-vous que s’ouvre celui-là ?

— Un ressort…

— Un ressort, juste ! mais, allez donc deviner ! J’ai eu beau épier madame soir et matin, impossible de découvrir ce diable de ressort. Comment auriez-vous fait, vous, dans ce cas ?

Le comte frappa du pied avec impatience. La petite bonne n’accorda aucune attention à ce mouvement. Elle continua :

— Vous allez voir comment je m’y suis prise, moi.

— Voyons ?

— Puisque je ne pouvais pas attaquer le secrétaire par devant, je résolus de l’attaquer par derrière. Je l’ai donc bravement retourné, hier, pendant que madame était à la promenade, et, tant bien que mal, je suis parvenue à détacher deux planches.

— Très bien !

— Je ne vous raconte pas mes frayeurs…

— C’est inutile.

— Non plus quelles réflexions que je fis dans ce moment, car vous avouerez avec moi que je jouais alors gros jeu ; mais le désir de vous satisfaire…

— Après, après ?

— Un peu de sang-froid, monsieur le comte ; si vous saviez tout ce qu’il m’en a fallu, à moi ; vous ne vous en ferez jamais une idée !

— Je m’en doute, dit le comte en rassemblant tous ses efforts pour se contenir ; mais tu as probablement fini par mettre la main sur cette lettre ?

— Parbleu ! il n’aurait plus manqué que j’eusse fait ce beau remue-ménage pour rien.

— Alors, donne vite, dit-il.

— Minute ! s’écria-t-elle ; vous rappelez-vous ce que vous m’aviez promis ?

Le comte d’Ingrande se frappa le front.

— Il fallait donc m’en faire souvenir plus tôt, dit-il.

Et, ouvrant un tiroir qui était à sa portée, il y prit une poignée de pièces de cinq francs, qu’il mit dans la main de la domestique.

— Là ! dit-il, avec un accent qui semblait signifier : Es-tu contente maintenant ?

Mais Fanny ne bougea pas, et, restant la main ouverte ;

— Combien y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Ma foi, je ne sais pas, répondit le comte, un peu surpris ; quarante ou cinquante francs, je crois…

Fanny posa tranquillement l’argent sur la table.

— Ce n’est pas assez, dit-elle.

— Oh ! oh ! fit le comte en la regardant ; ce sont des conditions nouvelles que vous voulez m’imposer, mademoiselle ?

— Comme vous dites.

— Il me semblait cependant, ajouta-t-il de plus en plus étonné, que nous étions convenus d’un prix.

— C’est vrai, monsieur le comte, mais c’est qu’avant notre convention je n’avais pas lu la lettre dont il s’agit.

— Et maintenant ?

— Maintenant, dit Fanny, je l’ai lue.

Le comte d’Ingrande demeura muet. Son front se plissa ; on s’apercevait aisément qu’un combat se livrait entre sa dignité et sa curiosité.

— Ah ! tu as lu cette lettre, murmura-t-il ; et… c’est… donc bien important ?

— Si important que je me suis juré, pour tout le reste de ma vie, de ne jamais plus me charger de pareilles commissions.

— Combien veux-tu ? demanda brièvement le comte.

— Deux mille francs.

À ces mots nettement articulés, il eut un brusque haut-le-corps.

— Hein ? fit-il comme s’il n’avait pas entendu.

— Deux mille francs, recommença Fanny.

— Es-tu folle ?

— Non, mais j’ai parcouru le Code pénal ce matin, avant de venir.

— Le Code ! quel rapport… ?

— Vous allez voir. Connaissez-vous l’article 385 ?

— Non, parbleu ! s’écria le comte.

— Eh bien, l’article 385 dit positivement que toute personne coupable de vol, avec bris de meuble, encourt la peine des travaux forcés.

— C’est grave, en effet… deux mille francs, peu m’importerai après tout ; je les ai souvent donnés aux pauvres… Mais je t’ai fait commettre une mauvaise action ; voilà ce dont j’ai le regret. Et puis… une douleur à ajouter à toutes mes douleurs ! une lumière cruelle sans doute ! Non, tout bien considéré, vois-tu, je ne veux rien apprendre ; laisse-moi tranquille.

— C’est votre dernier mot.

— Mon dernier.

— Il suffit, monsieur le comte, je remporte la lettre.

— C’est cela, tu fais bien.

— D’ailleurs, je ne suis pas embarrassée pour la vendre à d’autres.

— À d’autres ! reprit-il vivement et sur le ton de l’indignation ; comment, tu oserais… ?

— Puisque j’ai bien osé la soustraire ! Il faut au moins que j’aie le bénéfice de ma mauvaise action.

— Tu es une effrontée coquine !

— Parce que mes prix sont élevés, n’est-ce pas ? dit-elle en reculant du côté de la porte.

— Et… balbutia le comte, étendant vers elle les mains comme pour la retenir, à qui comptes-tu proposer un marché semblable ?

— À qui ? à une personne qui a le privilège de beaucoup intéresser madame.

— Mais encore ?… demanda-t-il en pâlissant.

La petite bonne se rapprocha de lui, et, d’une voix que la malice rendait stridente :

— Par exemple, à M. Philippe Beyle.

— Philippe Beyle !

Le comte d’Ingrande se leva.

— Toujours ce nom ! murmura-t-il.

Il fit trois ou quatre tours dans la chambre, silencieusement, le front baissé. À la fin, il retourna vers le tiroir qui était resté ouvert, et y saisit deux billets de banque de mille francs chacun.

— Tiens ! dit-il en les jetant à Fanny.

Et tendant la main à son tour :

— La lettre ? s’écria-t-il impérieusement.

La voici, monsieur le comte, dit Fanny, tirant un papier de son sein. Il le arracha plutôt qu’il ne le prit ; il se disposait à le déplier, lorsque son regard tombant sur la petite bonne, qui se dissimulait le mieux qu’elle pouvait dans un coin de la chambre, il laissa échapper un geste de dégoût.

— Partez ! s’écria-t-il en lui désignant la porte.

Fanny ne se le fit pas répéter. Une fois seul, M. d’Ingrande ouvrit rapidement la lettre qui lui coûtait deux mille francs. Elle ne contenait que ces seuls mots :


« Ordre à Michelle-Anne Laclaverie, dite Pandore, de ruiner M. Philippe Beyle dans un délai de trois mois, à partir de ce jour.

Paris, le 25 juillet. »


À la place de la signature, il y avait, empreinte en rouge, la même devise que nous avons vue reproduite en cire sur l’enveloppe :


« Toute pour une, une pour toutes. »


Le comte relut cinq ou six fois cet étrange message, en donnant chaque fois les signes du plus profond étonnement.

— Fanny avait raison, pensa-t-il à la fin ; deux mille francs, ce n’est pas trop payé !

Quelques heures après, fidèle à sa parole, le comte d’Ingrande était sur la route d’Espagne.