La Franc-maçonnerie des femmes/15

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Bourdilliat (p. 167-180).

CHAPITRE VI

La pauvreté


Philippe Beyle fit sa déclaration à la justice ; mais il tint secrets les soupçons qu’il avait sur Pandore. Jusqu’au bout, il voulut jouer son rôle de galant homme.

Le premier acte de la justice fut de publier immédiatement, dans un journal du soir, « l’événement déplorable dont M. Philippe Beyle, telle rue, tel numéro, venait d’être victime. » Suivaient les détails. Philippe s’irrita à la vue de ce fait-divers, car toutes ses mesures avaient été prises pour conserver l’anonymat ; il l’avait demandé, on le lui avait promis. La note destinée à la presse avait même été rédigée en sa présence. Comment se faisait-il donc qu’il se trouvât désigné ?

Cet accident parut assez singulier à la police pour qu’elle ne dédaignât pas de prendre des informations auprès du journal ; on fouilla l’imprimerie, on ne retrouva pas la note ; on interrogea les ouvriers, ils soutinrent avoir imprimé ce qu’on leur avait donné. On n’interrogea pas les femmes : plieuses, brochettes, etc., dont l’atelier était attenant à l’imprimerie. À quoi cela eût-il servi ? On n’y songea même pas.

Philippe subit le coup de cette publicité, qui l’exposerait pendant quinze jours aux yeux de la France et de l’étranger sous les couleurs les plus gauches et les plus défavorables pour son avenir. Un homme qui se laisse voler n’est qu’un niais ; et quelle administration, quel cabinet peut l’employer ?… Il n’essaya pas de lutter contre les faits accomplis. Se sentant momentanément vaincu, il courba la tête ; le vent était mauvais, il laissa passer le vent.

La police mit en campagne beaucoup de gens de mauvaise mine, et même quelques-uns de bonne mine, pour courir après l’argent de Philippe ; elle fit fouiller les barrières et jouer les télégraphes ; elle ne rattrapa rien. Force fut donc à Philippe de se résigner. Quant à essayer de revoir Pandore et de solliciter d’elle une explication, son orgueil ne le lui permit pas. S’inquiéter d’une femme, allons donc ! Ses principes étaient inexorables en pareille matière. Dans le malheur qui le frappait, il ne vit qu’un accident et non une leçon.

— J’aurai de nouveau raison de la fortune, dit-il ; je m’embarquerai dans tous les chemins où elle passe ; s’il faut de la témérité, j’en aurai ; s’il ne faut que de la patience, j’en aurai encore. Jamais poursuivant plus obstiné n’aura traqué davantage l’occasion dans ses moindres repaires. Jusqu’à présent, je n’ai fait que tendre la lèvre aux félicités du monde ; aujourd’hui, je veux boire la coupe entière. Pour un homme de bonne volonté, il n’y a pas quatre moyens d’arriver, il y en a mille : il y a les chiffres, il y a la valse, il y a les habits élégants, il y a les inventions, il y a la sottise, il y a l’esprit. Serais-je donc le seul qui ne tirerait point aile ou patte de ce dix-neuvième siècle si complaisant ? Quelque obstacle qu’il y ait à détruire, quelque être qu’il y ait à briser, je veux ma place ! je la veux forte et belle, et je l’aurai. Je l’aurai, car la persévérance est un outil aussi puissant et aussi vainqueur que le ciseau des tailleurs de marbre ; il n’y a pas d’exemple aujourd’hui qu’un homme persévérant n’ait eu son heure. Non, les aspirations continuelles, les convoitises immenses, ces désirs opiniâtres et qui tournent sans cesse dans le même cercle, tout cela ne peut pas mentir, tout cela est satisfait tôt ou tard : c’est une loi de fatalité et de logique en même temps. À peine si j’ai été riche deux ou trois fois, par soubresauts, par occasions ; je veux l’être continuellement. J’ai tellement rêvé l’opulence qu’on ne réussira jamais à me persuader que ce n’est pas là mon bien, mon héritage. Je suis plein de jours ; et les projets, les idées, les travaux, les plaisirs qui bouillonnent dans ma tête, sont faits assurément pour se manifester, se réaliser, se répandre. J’aurai ma place, j’aurai mon heure !

Cette conviction servit à le fortifier dans les épreuves qu’il eut à traverser, épreuves qui n’avaient rien de nouveau pour lui, mais qui lui étaient rendues moins supportables et plus humiliantes par la récidive. Philippe Beyle s’était, en effet, trouvé maintes fois privé d’argent ; mais alors il avait vingt ans ou vingt-cinq ans ; devant cet âge radieux, les usuriers s’inclinent comme les Guèbres devant le soleil. Il n’avait donc jamais pris en grand souci cette contrariété, toujours passagère d’ailleurs. À trente ans, il fut forcé de s’apercevoir que cette privation, surtout lorsqu’elle est prolongée, constitue un des maux dont l’humanité garde le plus de rancune aux législateurs.

Les dettes, qui sont si faciles aux jeunes gens et qui les escortent, comme un chœur enivré, les dettes qui se font rébarbatives pour les hommes mûrs. Philippe éprouva dans cette circonstance qu’on trouve plus aisément de l’argent pour l’orgie que pour l’ambition, pour les parties que pour les entreprises. L’argent ne veut pas être emprunté sévèrement, pas plus qu’une femme ne veut être courtisée avec gravité.

Il souffrit donc un peu plus qu’il ne s’y attendait et plus longtemps aussi. Nous pourrions noircir une rame de papier avec le récit de ses efforts et de se tentatives ; nous pourrions le suivre des ministères aux légations, de la Bourse au boulevard, du balcon de l’Opéra aux bals officiels et particuliers ; nous pourrions compter ses sollicitations si dégagées en apparence, ses ruses que dissimulaient des airs évaporés, ses courtisaneries toujours spirituelles. Il avait surtout l’art précieux de cacher une activité foudroyante sous une paresse de bon goût et une légèreté mesurée. À peine était-il entré dans un endroit qu’on l’y croyait depuis une heure.

Tant de tact et de précautions méritaient d’aboutir à un résultat fortuné. Il n’en fut rien cependant. En quelque lieu que Philippe Beyle se présentât, la fortune était partie ou n’était pas encore arrivée. Habile et oseur, comme nous l’avons fait voir, il se tourna vers l’industrie. Il traça des projets, il écrivit des mémoires. Quelques-unes de ses idées étaient bonnes, neuves et remarquablement développées. Philippe alla voir les banquiers et les faiseurs ; mais là encore, son mauvais génie se trouva sur ses pas : partout où il apportait un plan, on lui opposait immédiatement un autre qui était entièrement pareil : mêmes idées, mêmes moyens d’exécution et souvent même style.

Après trois ou quatre échecs de cette nature, Philippe, qui s’était demandé si le destin ne jouait pas pour lui seul une détestable féerie, se rappela vaguement que, plusieurs fois, au temps de l’élaboration de ses mémoires, il avait été frappé par des intervertissements de feuillets et d’imperceptibles maculatures. Une fois entre autres, dans le pli d’un cahier, il avait trouvé un cheveu blond, long et fin, un cheveu qui ne pouvait appartenir qu’à une femme. Cela l’étonna profondément.

Philippe se demanda quel intérêt on pouvait avoir à lui barrer le passage. Il se chercha des ennemis et n’en découvrit point. Il mit alors ses inquiétudes et ses appréhensions sur le compte de la méfiance si naturelle aux gens malheureux ; mais, en dépit de ses raisonnements, il ne put parvenir à chasser complètement le soupçon d’une conjuration formée contre lui.

L’accompagnerons-nous jusqu’au bout dans cette ruine quotidienne et de plus en plus visible ? Descendrons-nous un à un avec lui les degrés de cette échelle meurtrissante qui, à Paris plus qu’ailleurs, s’enfonce dans des ténèbres et dans des fanges insondables ? Pourquoi pas ? Autrefois, le romancier devait compte au public d’une somme d’intérêt et de sympathie réversible sur la plupart de ses héros ; aujourd’hui il ne lui doit plus que la vérité. C’est un progrès.

Après quinze mois de luttes cachées et gantées, si nous nous engageons dans le quartier nouveau qui s’élève sur les terrains de l’ancien parc de Vintimille, à quelques pas de la barrière de Clichy, nous y trouverons Philippe Beyle, modestement installé à un cinquième étage. La misère y est montée avec lui, mais la misère irréprochable, fière, impassible, celle qui ne veut pas être soupçonnée, cette misère pour qui la pâleur est une élégance de plus.

Il a épuisé toutes ses ressources. Son héritage est escompté depuis longtemps ; enfin, il ne reste personne à qui s’adresser. Le meilleur de ses amis, ce Léopold, qui recevait ses confidences amoureuses, est en voyage depuis six mois ; où lui écrire ? Trois lettres de Philippe sont déjà restées sans réponse. Cependant il continue à aller dans le monde : son linge est toujours splendide, sa botte toujours vernie ; c’est au prix des plus affreux sacrifices qu’il perpétue ce miracle de fashion.

Un soir d’hiver, Philippe Beyle rentrait dans son faubourg après quelques courses infructueuses. C’était l’heure du dîner. Sa mauvaise humeur était doublée par le mouvement et la joie qui remplissait Paris ; à chaque pas, il se heurtait à de petits marmitons vêtus de lin, comme dans les tragédies de Saint-Cyr, et chargés d’odorantes victuailles. Les restaurants lançaient la flamme par leurs vitres humides ; ce n’étaient partout que des affamés qui entraient avec précipitation ou des repus qui sortaient avec majesté — la joue brûlante comme un tison, les lèvres fendues par un cure-dent ou par un cigare. Philippe fronça le sourcil et marcha plus vite. Rien n’égale l’insolence de Paris qui dîne. C’est une impudeur d’appétit à révolter un philosophe. Dans des pays comme la France, où tout le monde ne mange pas, ceux qui mangent devraient au moins se cacher. C’est le contraire qui arrive.

On se nourrit dans des maisons à jour pour ainsi dire, sur des terrasses, presque dans la rue. La voix retentissante des garçons perce les murs. De vastes soupiraux, où passent et repassent effrontément de blancs démons, trahissent les secrets parfumés de l’office. À la hauteur de l’œil, ce sont des vitrines où les phénomènes les plus savoureux de la végétation s’étalent parmi l’eau et les fleurs ; où les poissons prismatiques, étendus à demi frétillants encore sur leur lit d’herbes, regardent de côté les orgueilleux faisans ; où de mystérieux petits barils sont confondus avec d’étranges glaçons, sous le branchage des ananas. Ces exhibitions nous ont toujours paru aussi irritantes et aussi douloureuses que celles des changeurs de monnaie — une rangée d’ortolans, dodus et bardés de lard, est faite pour inspirer les mêmes frénésies que la vue d’une sébile regorgeant de quadruples.

Telle était aussi l’opinion de Philippe Beyle. Il resta un grand quart d’heure avant de pouvoir traverser le boulevard, qui était noir de voitures. Dans ces voitures, on ne voyait que des figures heureuses. En attendant que l’encombrement se dissipât, il s’arrêta à un étalage de livres splendidement éclairé ; c’étaient de beaux volumes, reliés, de toutes couleurs. Il en prit un, et tomba sur les Classiques de la Table.

Philippe continua sa route. Les théâtres ouvraient leurs portes, d’où s’échappaient les murmures des instruments qu’on accorde. Pendant six ou sept heures, Paris allait appartenir au plaisir, aux arts, au luxe. Des femmes souriaient à Philippe en passant auprès de lui ; mais elles lui trouvaient généralement l’air trop fier, les yeux trop dilatés. Plusieurs habitués du Club le saluèrent aussi, mais de la main, et rapidement.

Ces féeries diminuèrent à mesure qu’il s’éloigna du boulevard ; elles avaient totalement disparu quand il entra dans la rue de Vintimille. Alors, Philippe eut un soupir de soulagement. Arrivé chez lui, et au moment où il mettait le pied sur la première marche de l’escalier, il s’entendit appeler par son concierge. Ce fut la bouche pleine et une aile de dinde à la main que ce subalterne sortit de sa loge pour lui parler. Ce tableau accrut encore la mauvaise humeur de Philippe.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il d’un ton bourru.

— Monsieur, lui dit le portier, c’est pour vous prévenir qu’il y a une dame chez vous.

— Comment ! une dame ?

— Je sais ce que vous allez me dire : vous m’aviez recommandé de ne confier votre clef à qui que ce soit…

— Eh bien, alors…

— Ce n’est pas moi, c’est mon épouse qui l’a donnée pendant mon absence. Je lui en ai fait de vifs reproches, comme vous pensez ; mais il paraît que cette dame a des choses très importantes à vous communiquer ; elle voulait vous attendre dans la loge. Cela nous aurait un peu gênés ; car, vous voyez, nous avons quelques amis à dîner aujourd’hui, de bonnes gens, sans façon, tout ronds. Il faut bien se distraire de temps en temps, n’est-ce pas, monsieur Philippe ? Sans cela, la vie…

— Et cette dame, y a-t-il longtemps qu’elle est chez moi ?

— Un petit quart d’heure… Sans cela la vie serait quelque chose de bien…

Philippe Beyle n’en écouta pas davantage. Il laissa le concierge poursuivre ses considérations philosophiques, la cuisse de dinde à la main, et il monta vivement à son cinquième étage, assez préoccupé par l’annonce de cette visite féminine.

La clef était sur la porte ; il crut avoir le droit d’entrer sans frapper. Auprès d’une bougie, qui lui avait été prêtée par le concierge, une femme vêtue de noir était assise, le front caché entre ses mains. Elle se leva en entendant et en apercevant Philippe ; mais aussitôt elle retomba, défaillante, sur sa chaise.

— Marianna ! s’écria-t-il en s’élançant vers elle.

Marianna, car c’était elle en effet, n’avait pu résister à son émotion ; elle s’était évanouie. Après lui avoir prodigué les premiers secours, Philippe la regarda attentivement. Elle était toujours belle, malgré sa pâleur et quelques traces de fatigue. Deux années avaient même ajouté à l’éclat et à l’intelligence de son visage. Lorsqu’elle fut revenue à elle, des pleurs coulèrent sur ses joues ; elle regarda la pauvre chambre où elle se trouvait. Philippe comprit sa pensée, car il lui dit, d’un ton demi-enjoué :

— Ah ! ce n’est pas joli ici… les quatre murs et des meubles qui datent de la Fédération du Champ-de-Mars. C’est égal, je suis certain que Béranger estimerait que cela est pour le mieux… dans la meilleure des chansons possibles.

Il s’assit sur son lit et continua :

— Cela me rappelle l’époque où je faisais mon droit. Tout le monde dit que c’est là le bon temps… Eh bien, je recommence mon bon temps. Pour ressembler tout à fait à un étudiant, il me manque qu’un trophée de pipes au-dessus de la cheminée et un squelette au fond de mon armoire. Vous sente-vous un peu mieux, Marianna ?

— Oui, je vous remercie.

— Franchement, je ne m’attendais guère à vous revoir, surtout dans les circonstances actuelles. Mais quel que soit le motif qui vous amène chez moi, soyez la bienvenue. Si j’avais été averti plus tôt, j’aurais tâché de mieux déguiser l’insuffisance de ce local.

— Ainsi, vous vivez là-dedans ? murmura-t-elle avec lenteur.

— Oui.

— Je vous plains, Philippe.

— À la bonne heure ! Des trois ou quatre personnes qui sont entrées ici (et bien malgré moi, je vous prie de le croire), vous êtes la seule qui ne m’ayez pas dit : « Bah ! c’est tout ce qu’il vous faut ; un garçon !… » Vous êtes de mon avis ; n’est-ce pas que c’est hideux ?

— Il y a trois mois que vous demeurez là ! dit-elle sans l’entendre.

— Tiens, vous le savez ? Mon Dieu, oui, trois mois. Une débâcle, cela peut arriver à tout le monde, cela m’est arrivé. J’ai tout perdu, j’ai tout vendu peu à peu, les tableaux, mes fauteuils, mes bronzes.

— Et… vous souffrez ? dit Marianna avec un accent de curiosité avide.

Philippe la regarda, étonné.

— Non, dit-il brusquement.

— Cependant, depuis deux ans, rien ne vous a réussi ?

— Rien, en effet.

— Depuis deux ans, les événements et les hommes sont ligués contre vous ?

— Oui ; mais qui vous en a instruite… ?

— Je sais tout ce qui vous concerne, Philippe.

Il se leva.

— Eh bien, dit-il en changeant de ton, si vous tenez à jouir de mon abaissement, faites à votre aise, vous avez beau jeu. Regardez : c’est la ruine, c’est le dénuement. Ah ! vous êtes bien vengée, je vous assure : vous ne pouviez désirer mieux, et c’est ce qui s’appelle arriver au bon moment. Achevez ; frappez, je suis à terre ; soyez sans pitié, je suis sans défense.

— Je ne suis pas venue pour insulter à votre infortune.

— Bah ! vous êtes dans votre droit.

— Je ne suis pas venue davantage pour vous rappeler vos torts.

Tout en parlant, elle ne quittait pas Philippe des yeux ; mais ses regards étaient doux, compatissants ; elle suivait chacun de ses gestes, elle se suspendait à chacune de ses syllabes.

— Alors, Marianna, pourquoi donc êtes-vous venue ? demanda-t-il.

— Parce que je vous aime toujours !

Philippe Beyle devint sombre.

— Ah, certes, reprit Marianna tout entière à son élan, vous avez été cruel et terrible pour moi ; vous ne m’avez épargné aucune honte, aucun affront ; vous avez été pire que mon père et que ma marâtre ; personne ne pourrait me faire plus de mal que vous m’en avez fait ; et si la haine se mesurait à l’offense, je devrais épouvantablement vous haïr. Mais…

Elle s’arrêta et le regarda en face :

— Je ne le peux pas ! je ne le peux pas ! s’écria-t-elle désespérément.

Il ne dit rien, il prévoyait ce qu’on appelle une scène, et il attendait, résigné. Marianna reprit :

— Combien de fois ne m’avez-vous pas broyé le cœur ? Il fallait donc l’écraser tout à fait, puisque, après deux ans, il saigne encore pour vous.

Elle se mit à genoux.

— Philippe, je suis vaincue. Ton souvenir est le plus fort. Veux-tu de ma vie et de mon dévouement ? je te les apporte tous les deux.

— Allons, Marianna, pas d’enfantillages, dit-il en cherchant à la relever.

—As-tu besoin d’une esclave ? Si tu l’exiges, je ne serai pas même quelqu’un, je serai quelque chose. Pourvu que je vive à quelques pas de toi, le reste ne m’est rien. Je ne lutterai plus : tu commanderas, et j’obéirai. Laisses-toi aimer, qu’est-ce que cela te fait ?

— Chère amie, dit Philippe, vous êtes toujours aussi romanesque que par le passé. Vous voulez recommencer ce qui ne se recommence pas. Ayez donc de la raison, que diable !

Les mains tremblantes, Marianna lui dit :

— Tu es malheureux pourtant, tu es isolé. Dans de pareilles situations on cherche ordinairement à s’appuyer sur une tendresse. La mienne a été assez éprouvée pour que tu ne la mettes pas en doute.

— Non, certainement, et je vous rends justice, Marianna. Dans ma mémoire, vous avez une place honorable et éternelle. Mais j’ai trouvé pour règle de conduite de ne jamais revenir sur mes pas ; je me garde bien de relire un livre qui m’a charmé ; je me détourne soigneusement des sentiers où je me suis autrefois égaré avec ivresse ; car le livre peut m’apprêter une déception, et les sentiers peuvent avoir été bouleversés par une administration communale. J’ai la religion et la poésie de mes souvenirs. N’insistez plus, Marianna. Notre histoire appartient au temps enfui ; c’est une poignée de cendres que je conserve précieusement ; n’essayez pas de souffler dessus, elles ne se rallumeraient pas, elles s’envoleraient, et cette fois il n’en resterait plus rien.

— Philippe ! dit Marianna tout en larmes.

— Non.

— Je serai une femme nouvelle pour toi : tu verras.

— Mais moi, je serai toujours le même homme. J’ai eu des torts envers vous, je ne veux pas en avoir d’autres. Restons-en là, vous dis-je. La vie ne doit pas se consumer en répétitions. Adieu, Marianna.

— Adieu ? répéta-t-elle, inquiète.

Puis, cette inquiétude se fondit peu à peu dans une émotion pénible, silencieuse.

— C’est donc un parti bien arrêté chez toi ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Tu ne veux plus… me revoir ?

— À quoi bon ? Voyez d’ailleurs que triste amant je puis faire, et quel rayonnement mon amour jetterait sur une femme !

— Oh ! Philippe, n’est-ce que cela ? Mais tu ne sais donc pas que je suis toute-puissante, sinon par moi, du moins par bien d’autres ! Je puis te relever, tu n’as qu’à dire un mot ; je puis réaliser tous tes rêves, les plus grands et les plus audacieux ; parle ! j’ai des moyens certains, infaillibles ; je peux tout, oui, tout. Oh ! n’agite pas les épaules, car c’est vrai, je te le jure. Dis-moi seulement une parole du cœur, et tout changera : les plus hautes protections te seront acquises ; les issues qui t’étaient obstinément fermées se rouvriront à l’instant. Philippe, tu peux redevenir riche, puisque c’est la richesse que tu aimes par-dessus tout !

— Assez, dit froidement Philippe en l’interrompant ; vous délirez, Marianna.

— Non, mais j’allais délirer… murmura-t-elle, rendue à elle-même.

Il se fit une révolution subite dans sa physionomie et dans son attitude. Son front se redressa. Elle dit d’une voix ferme :

— Amie ou ennemie, je veux rentrer dans ta vie !

— Tant pis pour votre volonté, dit Philippe avec indifférence.

— Réfléchis bien ; c’est la dernière fois que je te supplie, c’est un dernier effort que je tente pour te sauver.

— Effort inutile !

— Mais ton abandon… ta pauvreté ?

— Mon abandon, c’est moi qui l’ai fait, c’est moi qui l’ai voulu. Ma pauvreté, elle ne durera pas.

— Elle durera !

Philippe sourit d’un air de défi.

— Prends garde, Philippe ! dit Marianna devenue froide et sévère ; prends garde ! je peux t’abaisser encore davantage ; je peux te faire descendre un degré de plus dans le néant parisien.

Il la regarda avec stupeur ; et, secouant la tête, après un moment de silence :

— Vous souffrez, Marianna, et il ne m’est possible que de vous plaindre, dit-il.

— Tu ne me crois pas ?

— La puissance des femmes m’a toujours trouvé incrédule. Je ne leur refuse pas la résolution, mais il leur manque la persévérance. Un rien, un caprice, un brin d’étoffe suffisent pour les détourner de leurs desseins les mieux calculés ; ce sont des oiseaux qui coupent court dans leur vol et virent selon le vent ou selon les arêtes du paysage. Les hommes ont des passions, les femmes n’ont que des fièvres. En conséquence, il ne faut pas les considérer ni comme trop dangereuses, ni comme trop propices. Quant à leurs projets, ils n’ont et ne peuvent avoir qu’une durée relative, intermittente. Donc, les femmes ne sont à craindre tout au plus que comme accidents ; et par les mêmes motifs, elles ne sont bonnes à employer que comme instruments immédiats. Telle est ma théorie.

— Ta théorie a reçu bien des démentis depuis deux ans.

— Comment cela ?

— Sais-tu quel est l’auteur de tous tes revers, de tous tes échecs ?

— Parbleu ! c’est le hasard, dit Philippe.

— Non, c’est moi, dit Marianna.

Philippe marcha dans la chambre, sans paraître avoir entendu.

— C’est moi, te dis-je ! reprit-elle ; et je vais t’en donner les preuves. C’est moi qui t’ai calomnié pour t’empêcher d’arriver ; c’est par moi que Mme L…, la femme du conseiller d’État, t’a dénoncé à son mari.

Philippe cessa de marcher.

— C’est moi, continua-t-elle, qui ai jeté Pandore sur tes pas ; Pandore qui t’a bafoué, vendu, dévoré miette à miette, jour pour jour.

— La misérable ! murmura-t-il.

— C’est moi qui ai fait manquer ton rendez-vous avec le ministre, le jour où tu ne t’es réveillé qu’à midi.

— Marianna !

— C’est moi qui ai donné ton aux journaux, en m’introduisant dans l’imprimerie.

— Oh ! dit Philippe en pâlissant.

— C’est moi qui ai livré une copie de tes plans et de tes mémoires.

— Dis-tu vrai ? s’écria-t-il en la saisissant par le poignet.

— C’est moi enfin qui, patiemment, ai ourdi cette toile sombre où tu te débats sans espoir et sans avenir, entends-tu, Philippe ?

— Tu mens ! tu mens !

— Ah ! tu doutes des femmes, tu nies leur pouvoir. Regarde donc à ton tour : ce sont les femmes qui t’ont mis où tu es. Tu leur refuses la persistance ; ai-je assez persisté, moi ?

— Tu es folle ! reprit Philippe, luttant contre sa colère ; et cependant ce que tu dis est étrange… c’est comme une révélation… Toi, toi, l’auteur de ma ruine ?

— Oui !

— Mais tes moyens, quels sont-ils ?

Marianna se prit à rire ironiquement. Il ne lui avait pas lâché le poignet.

— Tu vois bien, dit-il, que tu railles et que tu mens !

— Je te répète que tu es sous les pieds des femmes… sous mes pieds !

— C’est faux ! c’est impossible !… Terrassé par des femmes ?…

— Oui ! oui ! et par moi !

— Allons donc !

— Et si tu n’as pas dîné aujourd’hui, c’est parce que je ne l’ai pas voulu !

— Ah !

Ce fut un cri de rage. Philippe sauta sur sa cravache, déposée sur un meuble, et coupa le visage de Marianna. Elle bondit comme pour s’élancer. Sa taille parut grandir ; ses yeux doublèrent d’étendue et, de mouillés qu’ils étaient, devinrent secs et extraordinairement lumineux.

— Malheur à toi, Philippe ! dit-elle ; c’est ton arrêt que tu viens d’écrire en traits ineffaçables !

Son regard, son geste étaient effrayants. Elle sortit, après avoir baissé son voile sur sa figure sillonnée. Philippe Beyle demeura un instant soucieux ; puis il s’habilla pour aller au bal.