La Franc-maçonnerie des femmes/42

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Bourdilliat (p. 419-428).

CHAPITRE XXXIII

La visite du médecin


La seconde journée n’offrit de remarquable à M. Blanchard qu’un bal de fous. Il est d’usage à Charenton de réunir, à de certaines époques de l’année, les pensionnaires des deux sexes dans une soirée dansante et musicale. M. Blanchard eut la chance, dès son arrivée, de pouvoir assister à l’une de ces fêtes vraiment originales ; il fit connaissance avec quelques fous des autres divisions, et les présentations eurent lieu avec une gravité du meilleur air. L’habit noir était d’obligation ; il n’y avait à reprendre au goût des costumes qu’une exubérance trop sensible de décorations illusoires, telles que crachats, brochettes et cordons. À part ces témoignages d’une innocente vanité, la physionomie du bal ne laissait rien à désirer sous le rapport de la convenance et de l’élégance.

C’était surtout la partie féminine de l’assemblée qui attirait l’attention de M. Blanchard : il y avait là de jeunes et gracieuses personnes, dont l’attitude et les paroles eussent fait illusion dans tous les salons ; quelques-unes d’entre elles chantèrent des romances à la mode ; et, cependant il lui semblait qu’aux premières lueurs du jour la note allait tout à coup se briser sous leurs doigts, qu’elles-mêmes s’évanouiraient et se réduiraient en vapeur, et que les plus attardées regagneraient d’un pas chancelant l’atelier de poupées de Nuremberg d’où elles étaient sorties. Il n’en fut rien. Le bal de Charenton se termina aussi prosaïquement que les bals de la Chaussée d’Antin et de la bourgeoisie. Les fous s’inclinèrent respectueusement devant les folles ; quelques-unes de celles-ci étaient attendues au dehors par leurs femmes de chambre, qui jetèrent sur leurs épaules des mantelets de satin garnis de fourrure, et les aidèrent à traverser rapidement l’espace qui les séparait de leur bâtiment réservé.

Le jour de la visite du médecin trouva M. Blanchard dans un léger état d’irritation. Comme pour aggraver cet état, le hasard voulut qu’il n’eût affaire ce jour-là qu’au médecin adjoint, était d’ailleurs un homme d’honnêtes manières, qui reçut M. Blanchard avec des égards tout particuliers.

— On m’a beaucoup parlé de vous, monsieur, dit-il, et je suis aise de me rencontrer avec un homme dont les originalités ont toujours été marquées au cachet de l’esprit.

— Originalités, originalités ! murmura M. Blanchard, dont le mécontentement s’accrut à ce début ; je n’ai jamais brigué ni mérité le titre d’original.

— J’entends original à la façon de Brancas, d’Alcibiade ; ingénieux, si vous préférez un autre terme.

— Monsieur, laissons là mon originalité, et souffrez que je vous adresse une question sur laquelle probablement vous devez être blasé, mais que je ne puis en conscience vous épargner. Pourquoi suis-je détenu ici ?

— Vous êtes de ceux avec lesquels le subterfuge serait inutile et indigne, répondit le médecin ; votre grande éducation, et surtout la lucidité parfaite où je vous vois en ce moment, tout me fait un devoir de vous répondre avec franchise et netteté. M. Blanchard, quelques-uns de vos derniers actes ont absolument échappé à votre conscience ; j’ai le regret de vous en instruire.

— Pouvez-vous me citer ces actes ?

— Votre dossier est un peu volumineux, dit le médecin en feuilletant une liasse de papiers placés sur son pupitre.

— Ah ! j’ai un dossier ? dit M. Blanchard en qui ce mot causa une désagréable impression.

— Dans ces quinze derniers jours surtout, le journal de votre existence, tracé par une main amie, offre des épisodes qu’il paraît difficile d’expliquer autrement que par un dérangement momentané des facultés cérébrales.

— Continuez, monsieur, je vous en prie.

— Par exemple, vous avez séjourné sur des arbres… vous vous êtes travesti en homme du peuple… vous avez fatigué de vos instances indiscrètes tous les habitants d’un quartier… vous avez tenu enfermé pendant plusieurs jours, après lui avoir fait oublier sa raison, un jardinier… De telles actions appartiennent à un ordre trop romanesque pour être admises dans la vie réelle.

M. Blanchard écoutait en silence.

— Pourtant, reprit le médecin en tournant son fauteuil vers lui, cela pourrait peut-être à la rigueur ne pas justifier complètement la mesure dont vous vous plaignez ; mais vous avez été plus loin, rappelez-vous-le : vous avez été surpris, la nuit, dans une maison où vous êtes entré par escalade. Votre nom et votre fortune vous ont mis à l’abri d’un soupçon déshonorant, mais la sanité de votre jugement en a reçu une grave atteinte. Il y avait deux partis à prendre : le premier était de vous livrer à la justice, le second était de vous confier à la médecine ; c’est le second que l’on a choisi.

— Alors, vous croyez que je suis fou ?

— Je ne puis ni ne veux répondre aujourd’hui à une demande d’une pareille importance. C’est trop peu d’un seul entretien. Ce qu’il m’est permis de vous dire quant à présent, en toute conviction, c’est que, si vous n’êtes pas un fou, vous avez agi comme un fou.

— N’admettez-vous pas que des motifs mystérieux, quoique raisonnables, aient pu motiver ma conduite pendant ces quinze derniers jours ?

— Faites connaître ces motifs ; mon devoir est de les apprécier, et s’ils plaident en faveur de votre bon sens, nul plus que moi n’est disposé à vous faire rendre justice.

M. Blanchard éprouva pour la première fois un sérieux embarras. Il ne lui était pas difficile de reconnaître la vengeance de la Franc-maçonnerie des femmes dans le coup qui l’atteignait ; mais il lui était impossible de parer le coup immédiatement, car il se sentait lié par l’engagement qu’il avait pris avec Philippe Beyle, lors de leur rencontre sur le boulevard des Invalides. « Donnez-moi votre parole d’honneur, avait dit Philippe, que vous ne révélerez à personne ce que vous aurez vu avant de me l’avoir révélé à moi. » M. Blanchard avait donné sa parole. Or, pour sortir de Charenton, c’est-à-dire pour fournir au médecin des explications satisfaisantes sur son aventure, il lui était indispensable de se dégager vis-à-vis de Philippe Beyle.

— Avant de confier à votre loyauté un secret dont la révélation entraînera ma mise en liberté, j’ai besoin d’écrire à Paris, dit M. Blanchard.

— Vous connaissez sans doute les usages de la maison ? répondit le médecin ; votre lettre doit m’être soumise avant de parvenir à son adresse. Mais si vous ne tenez pas à perdre de temps, écrivez-la sous mes yeux.

— Soit, dit M. Blanchard.

Il traça les lignes suivantes :

« Maison royale de Charenton.

« Je vous vois d’ici, mon cher monsieur Beyle, ouvrir des yeux étonnés en lisant les premiers mots de ce billet. Mon Dieu ! oui, je suis aux Petites-Maisons, comme disaient nos pères ; tout ce que j’ai pu imaginer, dans mon horreur des usages et des coutumes, sert aujourd’hui à ma confusion. Seulement j’ignore qui m’a procuré ce voyage imprévu, qui a payé les guides ; je soupçonne qu’on aura acheté l’autorisation d’un mien neveu, mon unique parent. Voilà pour le côté pratique de cet enlèvement, digne du plus beau temps des prisons d’État. Maintenant, si je m’avise de chercher dans l’ombre la main qui a refermé sur moi les portes du monde soi-disant raisonnable, je la vois petite, blanche et gantée…

« Venez bien vite, mon cher diplomate ; je vous expliquerai comment vous êtes le principal obstacle à ma délivrance. Au nom de Salomon de Caux, du Tasse, de Latude et de tant d’autres de mes prédécesseurs, venez, si vous ne voulez pas que j’ajoute bientôt à ce martyrologe illustre le nom de votre infortuné serviteur.

« Blanchard.

« Division n° 10. »

Cette lettre fut envoyée immédiatement ; mais Philippe Beyle ne put en prendre connaissance, car, à la suite de la catastrophe qui avait terminé les jours de sa femme, une fièvre dangereuse s’était emparée de lui.

Surpris de ne recevoir aucune réponse, M. Blanchard écrivit une seconde lettre, puis une troisième.

« Je vous ai fait une promesse qui me gêne horriblement, lui disait-il ; la situation est sérieuse pour moi : il s’agit de savoir si je suis ou si je ne suis pas fou. J’attendrai encore une semaine, mais si, après ce délai, vous n’êtes pas venu me dégager de ma parole, je serai forcé de passer outre et de faire des révélations, comme on dit en style de cour d’assises. Où diable pouvez-vous en être ? Vous serait-il arrivé quelque chose d’analogue à mon accident ? Je tends les bras vers vous comme vers un autre Malesherbes ! »

Le même silence ayant accueilli cette missive, M. Blanchard se décida à demander un entretien secret et solennel au médecin en chef de Charenton. Dans cet entretien, il raconta minutieusement ses explorations et ses découvertes autour de la cité des Invalides : il avait assisté, caché, à une réunion clandestine de femmes ; il avait reconnu Amélie, Marianna, la marquise, Pandore et une foule d’autres encore ; il avait entendu des secrets capables de troubler la tranquillité de plusieurs familles. Il termina en accusant hautement ce sanhédrin en robes de soie d’avoir attenté à sa liberté pour prévenir ses indiscrétions.

Le médecin l’écouta en souriant, de l’air d’un amateur qui entend une ariette pour la centième fois. Lorsque M. Blanchard eut achevé ses aveux, il chercha dans le dossier et y prit une feuille de papier numérotée.

— Vous voyez bien cette feuille ? dit-il.

— Oui, répondit M. Blanchard.

— Eh bien, tout ce que vous venez de me raconter y était écrit à l’avance.

— Qu’est-ce que cela prouve ?

— Cela prouve que votre manie est connue, qu’on en attendait l’explosion, et que l’explosion vient d’avoir lieu.

M. Blanchard pâlit.

— Alors ce que je vous ai révélé vous laisse incrédule ? demanda-t-il.

— Absolument, dit le médecin.

— Cette ligue de femmes ?….

— Illusion pure !

— Mais mon affirmation, mes yeux, mes sens !

— Aberration, délire passager.

— Monsieur !… s’écria M. Blanchard chez qui la colère se fit jour à la fin.

Le médecin agita un cordon de sonnette qui amena un infirmier.

— Chavet, attendez là mes ordres, dit froidement le médecin.

M. Blanchard avait eu le temps de se remettre.

— Faites retirer cet homme, dit-il avec émotion, je promets de me modérer.

Dès que l’infirmier fut parti :

— Monsieur, dit M. Blanchard au médecin, je vous crois honnêtes homme. Bien que vous soyez fatigué de réclamations semblables à la mienne, il est cependant des fibres chez vous qu’on peut faire vibrer. En dépit de la certitude apparente de vos renseignements, veuillez supposer qu’il ait été possible de surprendre votre bonne foi.

— Je consens à cette supposition, monsieur ; où voulez-vous en venir ?

— Vous êtes marié, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, dit le médecin, étonné de se voir lui-même mettre en jeu par son sujet.

— Eh bien ! si à mon tour, je vous affirmais sur l’honneur avoir vu votre femme à cette assemblée, que m’objecteriez-vous ?

Le médecin parut se recueillir, puis, après quelques moments :

— Monsieur, je vous répondrais d’abord que cela m’importe peu, parce que ma confiance en ma femme est illimitée, et ensuite que cela n’importe pas du tout à votre cause. Des femmes se réunissent et choisissent pour lieu de réunion un endroit solitaire ; pourquoi vous arrogez-vous le droit de venir les y troubler ? Les œuvres qu’elles y accomplissent tombent-elles sous votre juridiction ? Êtes-vous un magistrat ou un simple particulier ? Et quel autre intérêt que celui d’une curiosité puérile vous a guidé dans vos prétendues découvertes ?

M. Blanchard demeura abasourdi. Le médecin continua :

— Vous me parlez d’une Franc-maçonnerie de femmes ; mais monsieur, je n’ai jamais ignoré, et la justice non plus, n’a jamais ignoré l’existence de cette Franc-maçonnerie. Vos révélations ne sont rien moins que nouvelles ; c’est comme si vous veniez nous dénoncer en grand mystère les bureaux de bienfaisance et le mont-de-piété.

Les regards de M. Blanchard se portèrent sur le médecin avec un égarement réel.

— Tenez, monsieur Blanchard, reprit celui-ci, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?

— Avec reconnaissance, monsieur.

— Renoncez à cette étrange idée qui vous porte à croire que vous avez mis la main sur un mystère de Paris. Ne vous substituez pas à la justice. Laissez se réunir autant qu’il leur plaira vingt femmes, cinquante femmes. En un mot, chassez un souvenir qui a accaparé jusqu’à présent une trop grande portion de votre intelligence ; repoussez une préoccupation qui pourrait devenir exclusive ; rentrez dans le cercle des habitudes et des idées usuelles. Oubliez, votre liberté est à ce prix.

Le médecin s’était levé sur ces derniers mots ; c’était une façon polie de congédier M. Blanchard. Mais celui-ci n’était pas entièrement satisfait.

— Au risque de paraître complètement aliéné, lui dit-il, il me reste à faire un dernier appel à votre loyauté. Je ne crois pas être fou ; c’est un fait acquis pour moi – ne souriez qu’à demi. D’un autre côté, votre omnipotence en cette maison ne saurait être révoquée en doute. En présence de ces deux faits, mon embarras est grand ; par ma famille, par moi-même, par ma fortune, j’ai conservé dans le monde des influences qu’il ne me serait peut-être pas impossible de mettre en jeu. Une considération m’arrête : je ne veux pas heurter ma résistance contre votre conviction. Dans cette conjoncture, soyez le juge. Je me remets entre vos mains avec confiance ; agissez selon votre cœur et selon votre honneur.

— Je vous remercie de cette marque d’estime, dit le médecin ; j’ai tout lieu d’espérer que vous n’aurez pas à vous en repentir.

Ils se séparèrent sur ces paroles.

La Franc-maçonnerie des femmes avait triomphé jusque dans Charenton. Cela n’était pas douteux pour M. Blanchard. Il crut prudent de laisser passer l’orage qu’il avait allumé. Mais dans l’intervalle, un phénomène se déclara en lui, si exceptionnel que notre plume, exercée cependant à toutes les analyses, hésite à en décrire les phases. Le mieux est peutêtre d’aborder de front la difficulté et de dire simplement : M. Blanchard s’habitua peu à peu à Charenton. Après avoir roulé dans sa tête toutes sortes de plans d’évasion, après avoir rêvé de faire des échelles de cordes avec ses draps et de percer des souterrains avec un clou, une réaction bizarre s’opéra dans son esprit. Il découvrit un beau matin qu’il se portait à merveille, que l’air du canton lui plaisait infiniment, qu’il s’ennuyait moins qu’au Club, et qu’à tout prendre Charenton valait bien les Eaux-Bonnes ou même une villa florentine.

La monotonie, qu’il redoutait tant, évita de l’atteindre dans cette habitation toute acquise aux sursauts de la vie physique et morale. Il ne se passait pas d’heure qu’un pensionnaire ne vînt lui narrer un épisode digne d’intérêt à plusieurs points de vue ou lui poser une question dont la portée philosophique ne laissait pas que de se dégager sous une forme inusitée. Son cerveau se remplit petit à petit de nouveaux casiers, et dans ces casiers s’installèrent avec le temps des idées d’un ordre inaccessible pour d’autres que pour lui seul. Un spiritualisme particulier l’envahit à son insu, et devint insensiblement le seul élément possible de sa félicité. Observateur acharné où donc eût-il rencontré des sujets d’études plus variés, des sources de sensations plus fécondes ? Il n’y avait guère qu’une seule différence entre le monde et Charenton, et cette différence était toute à l’avantage de ce dernier endroit : c’est que là, du moins, les défauts, les vices, marchaient à visage découvert, presque fiers d’avoir anéanti la raison qui les gênait.

— Sentait-il germer en lui un grain de satiété, il sollicitait et obtenait aisément son changement de division. À voir arriver un nouveau pensionnaire, M. Blanchard éprouvait particulièrement une satisfaction fort vive. On a prétendu qu’afin de peupler sa résidence selon ses désirs et ses goûts, il avait eu quelques conférences avec un de ces commis voyageurs dont nous avons fait mention plus haut, et qu’il lui avait promis une prime assez ronde pour chaque nouveau fou qu’il dirigerait sur Charenton.

Cet amour pour la vie en marge de la société fut poussé à un tel point, qu’au bout de quelque temps M. Blanchard ne songea plus à réclamer sa liberté. Il est vrai de dire aussi qu’on ne songea pas à la lui offrir. Quelques-uns de ses amis cependant parvinrent à découvrir sa retraite et entreprirent de lui faire visite ; mais il leur fut répondu que M. Blanchard n’attendait et ne voulait recevoir personne. Cela était vrai.

M. Blanchard avait-il perdu la raison et trouvé en échange le bonheur après lequel il courait depuis si longtemps ? Érasme dirait : Oui. Nous nous contenterons de dire : Peut-être ! comme Montaigne.