La Franc-maçonnerie des femmes/6

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CHAPITRE VI

La course aux échasses.


Le lendemain, dans la matinée, la voiture de l’ Hôtel du Globe emmenait Marianna vers la pointe du Sud, où nous savons que demeurait la comtesse d’Ingrande. Marianna était seule. Cet aveu de sa position équivoque la fit recevoir froidement par la comtesse ; mais Marianna s’y attendait et ne fut pas surprise. La seule chose qui aurait pu la surprendre, et la seule précisément qu’elle ne remarqua pas, c’était l’extrême attention avec laquelle la marquise de Pressigny l’examinait de la tête aux pieds. Il entrait évidemment plus que de la curiosité dans le regard fin et patient dont l’enveloppait la douairière.

Marianna fut simple et digne dans l’expression de sa reconnaissance pour Amélie ; les paroles qu’elle trouva gagnèrent le cœur de la jeune fille qui, sans le regard impérieux de sa mère, lui aurait tout de suite tendu la main.

— Vous m’avez sauvée d’un grand péril, lui dit Marianna, du plus grand de tous, à ce qu’on prétend, de la mort ; je dois vous en remercier, bien que je n’aie guère de motifs de tenir à la vie, mais parce que vous avez fait entrer en moi une affection nouvelle et respectueuse.

Elle ne prolongea pas sa visite au-delà de quelques minutes ; après s’être levée, elle s’adressa encore à Amélie :

— Mademoiselle, j’ai toutes les superstitions d’une enfant du peuple : et, si petite que soit la place que je doive occuper dans votre souvenir, si grande que soit la distance qui nous séparera toujours, je croirais ne pas vous avoir exprimé ma gratitude si je ne vous en laissais un témoignage.

— Un témoignage ? murmura la comtesse d’Ingrande.

— Oh ! madame, dit vivement Marianna, vous ramasseriez bien un coquillage sur le bord de la mer, vous permettrez bien à votre fille de recevoir ce joyau, qui ne vaut quelque chose que par son origine.

Et elle présenta humblement à Amélie une petite cassolette d’un travail très simple, en effet, mais exquis. Amélie la prit, après avoir consulté de l’œil sa mère, dont elle considéra le silence comme une permission.

— Quelle est donc l’origine de cet objet ? demanda la marquise de Pressigny, s’emparant de la parole pour la première fois.

— C’est un des princes de l’art, c’est Rossini qui me l’a donné cet été, après une représentation de la Semiramide, où on l’avait entraîné presque par force.

La même commotion se produisit à la fois chez la comtesse et chez la marquise.

— Ce qui rehaussait ce don dans l’esprit du maestro, continua Marianna, et ce qui le rendait doublement précieux, c’est que cette cassolette avait précédemment appartenu à la Malibran.

— Ma fille ne connaît pas la Malibran, madame, dit la comtesse d’Ingrande.

Marianna rougit légèrement. Elle se tourna vers Amélie.

— La Malibran, lui dit-elle avec un accent triste, était une de ces pauvres femmes dont le ciel fait l’âme visible comme la lumière d’une lampe, et qui n’ont de génie qu’à la condition d’en mourir bien vite. C’était une cantatrice, mademoiselle. Peut-être, lorsque quelques années auront ajouté à votre beauté, entendrez-vous résonner ce nom dans les salons qui cous attendent ou dans les loges armoriées du Théâtre-Italien ; ne craignez pas de prêter l’oreille : ce nom ne réveillera autour de vous que de touchants souvenirs et de douces sympathies ; c’est le privilège de ces femmes qui marchent si courageusement de la rampe à la tombe. Alors, mademoiselle, vous à qui toutes les félicités de ce monde doivent rendre la bienveillance facile, daignez vous rappeler celle dont vous avez conservé la vie, et au nom glorieux de la Malibran joignez quelquefois le nom indigne de la Marianna.

— La Marianna ! répéta brusquement madame d’Ingrande.

Et son regard alla frapper celui de la marquise de Pressigny, qui souriait, comme si elle se fût attendue à cette révélation.

— Vous êtes la Marianna… la chanteuse Marianna ? répéta Mme d’Ingrande.

— Oui, madame, répondit Marianna étonnée.

Marianna s’était levée, avons-nous dit ; elle allait se retirer, lorsque Mme d’Ingrande se levant à son tour, et de l’air de quelqu’un qui prend une décision, lui parla de la sorte :

— L’action de ma fille ne mérite pas autre chose que des remerciements ; ce qu’elle a fait pour vous, elle l’eût fait pour tout autre. Reprenez donc ce bijou, madame, reprenez-le ; il n’est pas convenable que vous vous en dessaisissiez.

En prononçant ces paroles, où elle avait mis tout ce que la voix peut contenir d’outrageant, Mme d’Ingrande prit la cassolette des mains d’Amélie et la rendit à Marianna.

— Oh ! murmura celle-ci sous l’affront, en contenant deux larmes près de jaillir.

Rejetée au fond de la voiture qui l’avait amenée, le mouchoir sur la bouche, Marianna, pendant le trajet de la Pointe du Sud à la Teste, jura une haine éternelle à l’orgueilleuse famille d’Ingrande.

On était au milieu de la journée. Des bruits de voix se multipliaient ; des détonations annonçaient la fête. Le long du rivage passaient de joyeuses carrossées de bourgeois arrivés par le premier convoi du chemin de fer, et des caravanes de baigneurs montant d’étranges petits chevaux, pris au lacet dans les landes du Maransin et balayant le sable de leur queue.

Sans les émotions qui l’agitaient, Marianna n’eût certainement pas manqué d’accorder un coup d’œil aux sites admirables et exceptionnels dont elle était environnée.

D’un côté, s’étendait le bassin d’Arcachon, vaste antichambre de la mer ; de l’autre, la forêt de la Teste, toute parfumée d’une odeur de résine. De distance en distance, au milieu de ces masses épaisses de verdure sombre, s’ouvraient de larges allées, ménagées pour prévenir les incendies, si rapides et si violents dans la contrée ; ces chemins s’appellent en gascon des bire-huc, comme qui dirait détourne-feu. La couleur monotone et attristante des pins était rompue quelquefois par l’osier rouge des vignes et la ronce ordinaire, qui élançaient des pousses folles ; quelquefois aussi, mais à demi étouffés dans le sable, se montraient des coquelicots et des orties blanches ; alors, le contraste devenait d’autant plus charmant qu’il était inattendu.

Quand, du paysage, le regard allait aux rares maisons qui se dessinaient sur la nudité de la plage, on constatait avec plaisir qu’aucune d’elles n’offrait encore ce caractère colifichet qui déshonore tous les bains de mer. Point de ces chalets qui ont l’air de sortir de la vitrine d’un pâtissier, point d’imitations du style gothique. C’étaient tout simplement des maisons en pierre, carrées, un peu mornes, comme les lieux où elles, s’élevaient.

L’endroit désigné sous le nom de débarcadère d’Eyrac était le point central de la fête ; on y avait dressé une sorte d’amphithéâtre destiné aux notables de la localité et au public payant.

Des mâts pavoisés et des lanternes de couleur témoignaient de la magnificence municipale, la même par toute la France. Baigneurs et baigneuses remplissaient déjà les gradins ; les ombrelles bigarrées ondoyaient au soleil ; l’or des chapeaux de paille, qui étaient en majorité, donnait l’idée d’une moisson mouvante. Quant à la population laborieuse de la Teste, aux résiniers, aux bergers, aux pêcheurs, ils étaient tous groupés au bas de l’estrade, sur la grève, attendant le spectacle où la plupart d’entre eux allaient être acteurs, et regardant le bassin sillonné par les yoles, les tilloles, les péniches et les boths qui devaient concourir. Ce tableau réunissait le pittoresque et la grandeur. Dans ces types noircis par le vent et la mer, courbés par les tempêtes — plus furieuses sur les côtes de Gascogne que partout ailleurs — il ne fallait pas trop chercher la beauté ; mais on y trouvait à amples doses l’énergie, la vigueur, l’adresse. La double habitude du travail et du péril, dans un des endroits les plus arides de la terre, avait fini par rendre leurs traits rebelles à la gaieté. La Teste-de-Buch ne contenait peut-être pas trois cabarets à cette époque. Il y a des peuplades qui ne rient jamais.

De même, on eût vainement tâché de surprendre un air de jeunesse sur la physionomie des femmes ; mariées presque toutes à des marins, elles portaient uniformément le costume noir, comme si elles ne vivaient que dans la perspective et l’inquiétude constantes du veuvage. Marinières elles-mêmes, elles avaient les jambes nues jusqu’au-dessus du genou ; leur tête était enveloppé d’un mouchoir en marmotte et surmontée d’un chapeau de paille, posé en éteignoir, avec d’épais rubans de velours.

Les régates devaient être précédées d’une course aux échasses, divertissement tout local et qui vaut la peine d’être décrit. Nous laisserons donc Marianna rentrer seule et farouche à l’Hôtel du Globe, et nous demanderons à nos lecteurs la permission de les faire assister à la course aux échasses, sur la plage d’Eyrac. Qui sait si nous n’y rencontrerons pas quelques-uns des autres acteurs de cette histoire ?

Il y avait, comme on dit en langue hippique, six hommes et quatre femmes d’ engagés pour cette course originale. À la Teste, les femmes partagent tous les exercices des hommes. Ils étaient donc dix, dix tchankas, pour nous servir du patois landais, qu’on serait tenté de confondre avec les idiomes japonais ou chinois. Les tchankas sont les personnes montées sur des échasses ; se tchanker signifie : monter sur des échasses. Ces dix tchankas avaient tous le même costume, celui de la tradition, sans distinction de sexe, c’est-à-dire un béret sur la tête, un manteau de laine retenu aux épaules par-dessus un pourpoint boutonné, les pieds nus et les jambes enveloppées d’un camano ou fourrure, fixé par des jarretières rouges. Leurs échasses les élevaient de cinq à six pieds de terre. Une perche leur servait de troisième point d’appui. Vus à une certaine distance, ils ressemblaient à de gigantesques sauterelles. Mais ce moment leur côté poétique était singulièrement amoindri par cet entourage d’habits noirs et de capotes roses ; c’est dans la lande rase qu’il faut voir le tchanka, immobile et dressé comme un triangle solitaire, à l’heure où le soleil s’enfonce dans les bruyères ensanglantées de l’horizon ; ou bien encore lorsque, adossé contre un pin, il tricote silencieusement des bas, en gardant un troupeau de moutons maigres et noirs.

Sévères, muets, au milieu de la foule qui les examinait avec curiosité, leur pensée était concentrée uniquement sur le gain qu’ils allaient se disputer, gain bien modique cependant, puisqu’il ne s’agissait que d’une récompense de vingt francs pour le vainqueur. Mais vingt francs aux yeux d’un tchanka représentent une fortune !

Bientôt, au signal donné par le président de la fête, ils se répandirent tous les dix sur la plage, en poussant des hurlements. Sauf ces enjambées immenses dont il est impossible de rendre l’image, on aurait cru assister à une fantasia arabe. C’étaient les mêmes évolutions accomplies avec la même rapidité, ou plutôt avec le même vertige, dans des conditions qui frisaient l’impossible, et dans un sol où chaque échasse en s’enfonçant creusait un trou d’un pied environ. Leurs manteaux soulevés par le vent, comme ceux des cavaliers arabes, ils couraient et pivotaient sur eux-mêmes, aussi lestement que s’ils avaient été à pied. Les femmes ne le cédaient en rien aux hommes : une d’elles arriva la seconde au but indiqué ; on les distinguait à leurs cris plus aigus. Pour terminer et couronner la course, une clôture de vingt pieds de large fut franchie par les dix tchankas, aux applaudissements unanimes.

Le vainqueur proclamé fut Péché, le batelier de l’ Hôtel du Globe, qui cumulait diverses professions.

Cette course aux échasses fut suivie d’exercices particuliers exécutées par les tchankas, dans le but de provoquer la générosité de l’amphithéâtre. Ils sautèrent à pieds joints, ils s’assirent et se relevèrent sans efforts. D’autres ramassèrent en courant des pièces de monnaie qu’on leur jeta, et ce spectacle ne fut pas le moins extraordinaire. Lancé à fond de train, on voyait tout à coup l’homme s’arrêter, les échasses fléchir, s’abattre, puis quelque chose s’agiter entre trois grands bois comme le corps d’un faucheux entre ses grandes pattes ; cela durait le temps d’un éclair, et, avant qu’on eût poussé un cri, les échasses se redressaient, l’homme reparaissait au sommet et reprenait sa course !

Il était deux heures lorsque les régates commencèrent ; le soleil s’était caché depuis quelques instants, comme pour laisser au bassin d’Arcachon tout son éclat et toute sa netteté. L’air devenait plus pesant, la brise plus rare et plus chargée des parfums aromatiques de la forêt. Au loin, élevant leurs assises fantastiques, les dunes paraissaient avoir été transformées en cristallisations lumineuses.

Ce fut dans ce moment, le plus splendide de la journée, que toutes les barques du concours, obéissant à la même impulsion, se mirent en mouvement ; les voiles claquèrent et se tendirent ; les rames se soulevèrent à la fois, plongèrent et reparurent, déchirant l’eau comme une dentelle. Une puissante clameur, celle du départ, retentit et se perdit dans l’immensité sans écho ; les barques s’éloignèrent, diminuèrent rapidement et bientôt n’apparurent sur le bassin, redevenu limpide, que comme des diamants promenés sur un vaste miroir. Parmi les spectateurs, il n’y en avait qu’un, un seul, dont l’attention n’était pas exclusivement acquise à cet éclatant tableau. C’était Irénée.

Depuis la veille, il n’avait pas revu M. Blanchard ; sa perplexité était au comble. Un des garçons de l’hôtel affirmait l’avoir aperçu, de grand matin, se dirigeant vers la gare du chemin de fer de Bordeaux.

Irénée ne pouvait tenir en place ; ses yeux ne cessaient d’interroger la multitude et les chemins. Il voyait avec désespoir s’avancer la journée. Tout à coup, une main qui se posa sur son épaule et l’obligea à se retourner, lui fît pousser une exclamation de soulagement. M. Blanchard, tout poudreux, était auprès de lui.

— Eh bien ? lui demanda précipitamment Irénée.

— Eh bien, tout est arrangé ; vous vous battez demain, au point du jour, dans les dunes.

— L’arme ?

— Au pistolet, répondit M. Blanchard.

— Au pistolet, soit.

— Il n’y aura d’autres témoins que moi et le batelier chargé de nous conduire.

— Il n’importe, dit Irénée ; en vous chargeant de ces dispositions, j’ai approuvé d’avance tout ce que vous feriez. Mais apprenez-moi pourquoi je ne vous ai pas vu plus tôt aujourd’hui ; ignoriez-vous que je dévorais les minutes en vous attendant ?

M. Blanchard répondit :

— Un duel ne s’improvise pas, vous le savez bien, surtout dans le désert où nous sommes. Où trouveriez-vous un armurier ici ? J’ai dû prendre le premier convoi du chemin de fer et aller acheter nos pistolets à Bordeaux, où d’ailleurs m’appelaient mes propres affaires…

Irénée fit un geste de discrétion.

— Oh ! continua M. Blanchard, la moindre des choses… un dépôt à retirer de chez un notaire… Après tout, je n’ai pas perdu de temps, je crois.

— Non, certainement, s’empressa de dire Irénée, et il ne me reste plus, à mon tour, qu’à m’acquitter de la promesse que je vous ai faite.

— Je vous attendais là.

— Mme d’Ingrande, vaincue par les sollicitations du maire de la Teste, a promis d’assister au concert de charité qui doit avoir lieu ce soir. Elle y viendra avec sa fille et avec sa sœur.

— Avec la marquise de Pressigny… vous en êtes bien sûr ? demanda M. Blanchard.

— Leur parole est engagée.

— Ensuite ?

— Ce sera, si vous le trouvez bon, cette circonstance que je choisirai pour votre présentation.

M. Blanchard parut réfléchir.

— Oui, dit-il au bout de quelques instants, et comme s’il se parlait à lui-même ; oui, vous avez raison… Autant là que chez elle ; c’est un terrain neutre… Et puis, au milieu du bruit, parmi la foule, je saisirai plus aisément l’occasion… C’est convenu ; à ce soir.

Irénée était trop préoccupé lui-même pour prêter une grande attention aux paroles de M. Blanchard, échappées d’ailleurs à mi-voix. Mais en le voyant près de s’éloigner :

— Où allez-vous ? demanda Irénée.

— Prévenir notre batelier et prendre heure avec lui pour demain matin. Je l’aperçois en bas, au milieu de ces sauvages et de ces sauvagesses.

En effet, Péché (car c’était de lui qu’il était question) se trouvait en ce moment le point de mire et d’envie de ses compatriotes. Cependant, comme tout triomphe a son envers, quelques tchankas, plus mécontents que les autres, menaçaient de lui faire un mauvais parti ; ils l’accusaient d’avoir traîtreusement fourvoyé son bâton dans les échasses de deux ou trois d’entre eux, au moment où ils allaient peut-être atteindre le but avant lui. L’approche de M. Blanchard empêcha ou du moins suspendit leurs projets ; ils s’arrêtèrent pour le laisser causer avec Péché, ainsi qu’il en manifestait l’intention. La conversation ne fut pas longue. Nous avons donné à entendre que Péché n’était pas un homme absolument scrupuleux. Sans être mis au fait par M. Blanchard, il promit de se trouver à cinq heures du matin, avec sa barque, à quelque distance de l’hôtel, et de le conduire, lui et ses amis, dans un endroit où, selon son expression, ils ne courraient pas le risque d’être dérangés. Satisfait de cette assurance, M. Blanchard reprit le chemin par où il était venu, ne songeant plus qu’à sa présentation du soir à la comtesse d’Ingrande et à la marquise de Pressigny. Cette pensée fixe l’empêcha de s’apercevoir que, depuis un quart d’heure environ, il était suivi de loin et épié par une femme, dont un voile épais ne permettait pas de distinguer la physionomie.