La France Juive (édition populaire)/Livre 3/Chapitre 3

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Victor Palmé (p. 225-232).


CHAPITRE TROISIÈME


Les Rois en exil, chez Daudet. — La mort. — Le cerveau d’un ténor. — Le vocabulaire de Gambetta. — La haine des intelligents. — Le mépris de l’humanité. — Un couronnement au Grand Orient.


La décadence physique, prompte toujours dans ces races, était venue de bonne heure, d’ailleurs, chez cet homme qui avait demandé à l'existence tout ce qu’elle peut contenir de plaisir.

La dernière fois que je l’aperçus, c’est à la lecture des Rois en exil, chez Daudet. Il était déjà perdu, il avait ce signe des gens marqués qui ne trompe guère les yeux expérimentés. Cramoisi, vieilli, gris et rouge en même temps, les chairs gonflées d’une mauvaise graisse, il ne pouvait se tenir ; appuyé à la porte du cabinet de Daudet, il resta debout toute la soirée en fumant continuellement. Quoique profondément triste, il paraissait suivre Coquelin avec attention. En entendant son comédien de prédilection lire cette pièce, où l’on tournait en dérision tous ces porte-sceptres de jadis, tous ces descendants d’augustes familles qui avaient régné sur l’Europe, il semblait dire :

— C’est à mon tour maintenant !

Et derrière lui, on eût pu voir la Mort, qui déjà avait sa main glacée sur l’épaule de ce favori du Hasard.

Il serait peut-être revenu au pouvoir pour pousser à cette guerre à laquelle on aspirait tant tout autour de lui ; mais Dieu jugea qu’il avait fait assez de mal : il le toucha du doigt, et Gambetta ne vit pas l’année nouvelle.

Par une rencontre singulière, cet aventurier, qui tient tant des héros de Balzac, mourut dans la villa même de l’auteur de la Comédie humaine. Balzac, qui avait prévu la grandeur d’Israël, a eu le Juif pour remplaçant dans toutes les maisons qu’il a occupées. C’est Gambetta qui s’est assis sous les arbres qu’avait plantés le peintre de tant de présidents de conseil, de grands seigneurs et de grands hommes d’État. Rue de Monceau, Mme de Balzac venait à peine d’expirer, que Mme de Rothschild envoyait réclamer les clefs de l’hôtel, qu’elle avait acheté. Aux champs, Balzac eut pour successeur Gaudissart ; à la ville, il eût Nucingen.

La Franc-Maçonnerie juive, avec l’habileté de mise en scène qui la caractérise, n’épargna rien pour les funérailles de l’homme qui l’avait servi. Bischoffsheim mit un drapeau noir à son hôtel. Camondo loua tout un étage de l’hôtel Continental, pour voir défiler le cortège. Peixotto, président des « Fils de l’Alliance » et vice-consul des États-Unis, déclara au monde qu’il était inconsolable. Simia montra pendant trois colonnes un visage inondé de larmes. Aristide Astruc, rabbin honoraire de Bruxelles, fut dithyrambique au point de paraître farceur.

Eugène Mayer fut une gaieté dans ces tristesses. Il vint pour pleurer, lui aussi, au Palais-Bourbon, et Déroulède, sans respect pour l’endroit, menaça de le battre encore.

— Pas sur la même joue ! cria Mayer ; changez au moins de côté…

Devant cet intermède, un éclat de rire, d’abord discret, puis incapable de se maîtriser, prit l’assistance, agita joyeusement les tentures funèbres du lieu sacré, fit remuer les draperies du catafalque et danser les flammes qui brûlaient dans les lampadaires. Le municipal de service étouffait de rire dans son uniforme, et l’on aperçut comme des ondulations de dos qui riaient dans la députation des membres de la gauche qui défilait gravement, mêlant à de patriotiques lamentations des appréciations diverses sur les mines de l’Uruguay de Tirard, qui valaient encore deux écus, et les pêcheries de Baïhaut, qui ne valaient plus que vingt sous tout mouillés !

La vision de la place de la Concorde, au grand jour des obsèques, m’est restée dans les yeux. Un temps de mars, avec des giboulées menaçantes, plus qu’un temps de janvier ; un soleil trempé de pluie ; les cavaliers de retour du Bois arrêtant leurs chevaux au bas de l’avenue ; des femmes de tous les mondes, en toilette du matin, grimpées sur des voitures ; des grappes humaines dans les arbres ; la terrasse des cercles pleine de curieux ; au loin, la façade de la Chambre avec son grand voile noir, — décor théâtral qui ne choquait pas et convenait à l’homme et à la circonstance.

L’impression, d’un bout à l’autre de Paris, fut la même : un certain plaisir d’être débarrassé, mais nulle haine. Gambetta mort n’inspirait pas la haine : on ne découvrait pas en lui les côtés bassement féroces de Ferry, qui goûte un plaisir personnel aux méfaits qu’il commet. L’opinion unanime, devançant le jugement de l’histoire, qui commençait déjà, sentait très bien que cet homme avait été un instrument, un délégué des Francs-Maçons, qui lui avaient offert le verre dans lequel avait bu Luther ; un chargé d’affaires des Juifs, qui avaient mis sur ses épaules un manteau d’Empereur temporaire.

Le prince de Hohenlohe, qui vint une minute devant la Chambre, et qui, naturellement, refusa de suivre un enterrement civil, dit simplement sur le pont de la Concorde à une dame que je pourrai citer : « Vous n’avez pas perdu grand’chose avec Gambetta, mais c’est un grand malheur pour vous que la mort de Chanzy. »

Le poids du cerveau disait le peu de fonds intellectuel qu’il y avait chez cet homme bruyant comme tout ce qui est vide. C’était un cerveau de ténor : effectivement, il y avait du ténor chez ce grand premier rôle de la politique, qui resta comédien jusque dans les moelles.

Ténor, certes ; artiste, jamais ! Rien n’est plus intéressant et plus instructif, selon moi, que l’étude de ce talent. On a ri à gorge déployée de ces phrases devenues légendaires :

« Havrais, je connais vos besoins, je connais aussi vos moyens d’écoulement,..

« Audacieux coursiers, élancez-vous sur cette mer qui vous sollicite par devant

« Vos applaudissements font plus que de couronner mon passé, ils illuminent mon avenir… »

Je trouve qu’il y a plus qu’une occasion de rire dans le spectacle de ce malencontreux qui ne peut arriver à prononcer deux phrases correctes de suite ; il y a un enseignement à tirer de l’impuissance de cet étranger à parler une langue qui n’est pas la sienne.

N’est-elle pas saisissante, cette impossibilité radicale, absolue, d’un homme qui possède certains dons, à lier deux idées dans une forme régulière ? Gambetta rencontrait d’instinct l’épithète ridicule et fâcheuse, comme Lamartine rencontrait la belle image, la comparaison vibrante et juste.

Pourquoi la langue fourchait-elle toujours à ce virtuose si habile comme exécutant ? C’est qu’il n’avait absolument aucune fibre par laquelle il tînt au sol, qu’il ne communiait réellement avec aucun des sentiments vivants dans l’âme française. Il n’avait pas plus le sens exact des mots, nés en son absence pendant que les siens psalmodiaient l’hébreu dans les ghettos d’Allemagne, qu’il n’avait la tradition de ces pensées magnanimes ou de ces notions innées, en quelque sorte, qui empêchent aussi bien les Français, de frapper sur les faibles que de dire que Bouvines est une défaite.

Les mots, sans rapports entre eux, employés presque au hasard, indiquent merveilleusement l’homme qui ne tient à rien, le politique qui ne se rattache ni au passé ni à l’avenir.

Du spectacle de cet homme, qui a pu arriver à être un moment le maître de la France, sans parvenir à prononcer jamais une phrase française, qui a pu nous dérober notre bourse et n’a pu nous prendre notre style, il faut rapprocher l’aversion native, spontanée, franchement accusée, qu’ont éprouvée pour cet intrus tous les esprits lettrés, affinés, élevés. Républicains et conservateurs, catholiques et libres penseurs, tous ont été d’accord sur ce point.

Il faut écouter George Sand, la vieille républicaine, qui maudit et raille à la fois Arlequin dictateur.

Écoutez encore Alexandre Dumas, qui complète en philosophe ce qui, chez George Sand, était surtout un mouvement du cœur gonflé de dégoût. Dès 1872, il tire à cet infatigable déclamateur un horoscope qui s’est réalisé de point en point, et qui atteste chez l’écrivain une singulière puissance de prévision.


Gambetta, dit-il, ne fait appel qu’à des instincts ; il ne rallie pas une âme, et il se retrouve toujours au point de départ. Il passera sa vie à recommencer. Il prétend à être le maître de ceux qui n’en veulent plus avoir ; il se croit le dieu de ceux qui n’en ont pas. Rien à craindre, et, ce qui est plus triste encore, rien à espérer de cet homme. Il est purement verbal. Il mourra d’un éclair de vérité, comme son aïeul le cyclope Brontès d’une flèche d’Apollon.


Mais prêtez l’oreille. Une salle entière bat des mains, une salle qui contient tout ce que Paris compte d’illustre, acclame cette œuvre verveuse et hardie de Victorien Sardou, qui, du moins, nous venge un peu par le rire ; Rabagas.

Qu’il est exact encore, le portrait de Daudet, le premier, le vrai, le bon, le portrait avant les retouches ! Comme le Gambetta président de la Chambre est bien resté le Gambetta de la table d’hôte de la rue de Tournon !


Il y avait là une douzaine d’étudiants méridionaux, — mais du vilain Midi, — avec des barbes en palissandre, trop noires, trop luisantes, un accent criard, des gestes désordonnés et de grands nez tombants qui leur faisaient à tous des têtes de cheval.

Mon Dieu ! que ces jeunes Gascons étaient donc insupportables ! Quelle agitation dans le vide, quelle niaiserie, quel aplomb, quelle turbulence ! Un d’eux surtout, le plus criard, le plus gesticulant de la bande, m’est resté particulièrement dans le souvenir. Je le vois toujours arriver dans la salle, le dos voûté, roulant des épaules, borgne avec cela et le visage tout enflammé.

Lui s’asseyait bruyamment, s’étalait sur la table, se renversait sur sa chaise, pérorait, frappait du poing, riait à fendre les vitres, tirait la nappe à lui, crachait loin, se grisait sans boire, vous arrachait les plats des mains, les paroles de la bouche, et, après avoir parlé tout le temps, s’en allait sans avoir rien dit ! Gaudissart et Gazonal tout ensemble, c’est-à-dire, ce qu’on peut imaginer de plus provincial, de plus sonore et de plus ennuyeux.


Vallès a vu surtout l’histrion : son Charonnas, sans être creusé à fond, est d’un relief étrange.


La vulgarité même de Charonnas sert à sa vogue, la banalité de son fond d’idées est l’engrais de son talent. Il a lu que Danton, avant d’éternuer dans le son, déclara qu’il ne regrettait pas la vie, ayant bien soiffé avec les buveurs, bien riboté avec les filles : et il fait le soiffeur, le riboteur, le Gargantua et le Roquelaure.

Ce mélange de libertinage soulard et de faconde tribunitienne emplit d’admiration les petits de la conférence Molé ou les ratés du café de Madrid, qui s’en vont criant à la foule :

— Hein ! est-ce un mâle ?

Cabotin ! cabotin !


Sur tous Gambetta faisait la même impression.

Cet éloignement pour lui de tout ce qui était intelligent et honnête était, d’ailleurs, assez indifférent à Gambetta.

Le mépris de l’homme, chez lui, était inextinguible, immense, profond, à croire qu’il avait passé sa vie devant son miroir.

Il méprisait ceux mêmes dont l’enthousiasme naïf et l’enfantine crédulité l’avaient élevé au pouvoir ; il affichait bruyamment l’espoir de faire égorger ceux qui avaient échappé à la Commune ; il les faisait recenser dans ce but peu philanthropique, et, quand ils avaient murmuré devant lui, il les menaçait de sa canne comme un garde-chiourme aviné.

Ce mépriseur de tous finit méprisé de tous. Il avait surgi dans une fin d’Empire qui ressemblait déjà à une République, avec l’abjection, les sacrilèges et les persécutions en moins ; il disparut dans une fin de République qui ressemble beaucoup à un Empire, avec la banqueroute en plus. Il fut lui-même comme une caricature d’Empereur, un Empereur juif, avons-nous dit en commençant ; il aurait projeté — si tant est qu’en dehors du rêve d’une guerre insensée il ait poursuivi quelque dessein bien arrêté, — d’installer un impérialat juif dans les cadres de la vieille société française, et de se faire sacrer au Grand Orient de la rue Cadet, dans quelque burlesque cérémonie. Le tablier du Franc-Maçon aurait tenu lieu du manteau semé d’abeilles, et la truelle aurait remplacé le sceptre et la main de justice…