La France dans l’Afrique du Nord - Le Maroc

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La France dans l’Afrique du Nord - Le Maroc
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 5-39).
LA FRANCE
DANS L’AFRIQUE DU NORD

LE MAROC

La politique extérieure de la France s’est, depuis une dizaine d’années, principalement concentrée sur le Maroc. D’autre part, l’attention non seulement de l’Europe, mais aussi des États-Unis, s’est portée sur cette contrée depuis que l’anarchie s’y est développée dans les années qui y ont précédé 1904 et encore plus après l’éclatante manifestation faite en 1905 à Tanger par l’Empereur allemand. Le Maroc dont ne s’occupaient guère jusque-là que ses deux voisines, la France et l’Espagne, ainsi que l’Angleterre qui a des intérêts dans tous les coins du monde, est subitement passé presque au premier rang des sujets qui occupent la diplomatie mondiale ; il s’est quasi substitué, sous ce rapport, à la Turquie.

Il est, certes, naturel que la France ait pris et garde un intérêt vigilant aux choses marocaines. On n’a pas oublié la bataille d’Isly, le 14 août 1844, aux portes de l’Algérie, où le Maroc, quand il possédait encore une force agressive qu’il a perdue, mais qu’il pourrait recouvrer, échoua dans son dessein de rejeter la France hors de l’Afrique du Nord. Le traité de paix qui intervint alors, quand nous ne connaissions guère encore que le littéral algérien et que les profondeurs du pays paraissaient quasi négligeables, ne régla que d’une façon sommaire et vague les rapports entre le Maroc indépendant et l’Algérie, en train de se constituer colonie française. Aujourd’hui, on dit couramment que la France et le Maroc ont une frontière commune de 1 200 kilomètres. Mais si l’on en croyait les Marocains, cette communauté de frontière serait beaucoup plus étendue, puisqu’ils ont des prétentions sur l’Adrar et la Mauritanie, jusqu’aux environs du Niger. En fait, nous trouvons en face de nous l’influence marocaine dans tout le Sahara de l’Ouest, et jusque dans le Nord de notre colonie de l’Afrique occidentale ; des commerçans et des sujets marocains se rencontrent et surtout se rencontraient naguère même au Sud du Niger et du Sénégal. Si l’on ajoute que, comme chérif, le sultan du Maroc jouit d’un prestige religieux chez tous les musulmans, blancs et noirs, de cette immense région, on comprend que la France, qui, au prix de tant d’efforts et de sacrifices, depuis trois quarts de siècle, a acquis la souveraineté de la plus grande partie de ces contrées et cherche, avec succès, à les initier à la civilisation moderne, surveille avec l’attention la plus vigilante tous les événemens, tous les incidens même dont le Maroc est le théâtre.

On conçoit même qu’une partie de l’opinion publique française et que des hommes d’Etat français se soient laissé séduire à l’idée que le Maroc devait, sous une forme ou sous une autre, devenir un pays subordonné à la France. Les uns, les plus téméraires, rêvaient d’une conquête qui eût mis le Maroc complètement en nos mains et l’eût soumis à un régime peu différent de celui de l’Algérie. Les autres, plus informés des difficultés inextricables d’une pareille tâche, ne pensaient qu’à établir la France au Maroc dans des conditions assez analogues à celles où l’Angleterre est en Égypte. C’était là encore une bien grande ambition. M. Delcassé paraît l’avoir eue et il mit, on en doit convenir, une grande persévérance, un rare esprit de suite à réaliser cette conception. Nous n’avons pas le dessein de retracer, même sommairement, les négociations diplomatiques auxquelles donna lieu ce grand et long projet ; cette tâche a été déjà ici en partie remplie ; peu s’en fallut, semble-t-il, moyennant la reconnaissance d’une sphère d’influence à l’Espagne, que le but ne finît par être diplomatiquement atteint ; il eût été nécessaire ensuite de mettre les faits en concordance avec les accords diplomatiques, et c’est ici que d’énormes difficultés auraient apparu. Quoi qu’il en soit, le débarquement et le discours de l’Empereur allemand à Tanger au printemps de 1905, les objurgations hautaines du gouvernement allemand, la menace même non dissimulée d’une guerre continentale, ont dissipé toutes ces combinaisons. Une partie de l’opinion publique en France espère toujours qu’on pourra les faire revivre, que quelque circonstance favorable permettra de reprendre, avec quelques atténuations peut-être et moyennant certaines concessions à l’Allemagne sur un autre théâtre, le grand projet abandonné.

Nous nous proposons ici de rechercher, non pas si cet espoir peut être fondé ou s’il est vain, mais si la France aurait un intérêt réel à prendre, sous une forme ou sous une autre, la responsabilité effective du Maroc ; si, au cas où il serait possible, non pas certes seulement de gagner ce pays à notre influence morale, ce qui évidemment serait un bien, mais de le soumettre à notre suzeraineté politiquement établie et reconnue, nous aurions avantage à le tenter. Nous voulons aussi examiner le parti que la France pourrait tirer des arrangemens d’Algésiras de façon que le Maroc, sans devenir un satellite de l’Algérie, ni un pendant à la Tunisie, offrît un débouché à notre activité et cessât de faire obstacle à notre légitime expansion dans le reste de l’Afrique du Nord et dans l’Afrique du Centre. Pour faciliter cette étude, il nous paraît utile de jeter préalablement un coup d’œil rapide sur l’œuvre de la France en Algérie depuis 1830 et sur son œuvre en Tunisie depuis 1881.


I

Nous n’avons pas à retracer les étapes de la prise de possession de l’Algérie. Elles ont été décrites ici avec talent par un écrivain qui excellait dans l’histoire militaire, M. Camille Roussel. La conquête ne dura pas moins de dix-sept ans, du 14 juin 1830, jour du débarquement de nos troupes à Sidi Ferruch, au 23 décembre 1847, jour où Abd-el-Kader se rendit au général de Lamoricière. Encore doit-on dire que, à très peu de distance d’Alger, la Kabylie, contrée montagneuse, restait insoumise, et quelle ne fut conquise qu’à la suite d’une expédition au cours de l’automne et de l’hiver des années 1856 et 1857. Dans cette lutte épique, sur un théâtre jusque-là inconnu des Européens, la France, au milieu de nombreux succès et d’épisodes héroïques, connut des revers, dont un éclatant : l’échec de la première expédition contre Constantine en 1836.

L’extrême lenteur de la conquête eut, du moins, ce bon effet que la pacification fut durable : on ne connut que deux insurrections, l’une et l’autre limitée, celle de 1871 dans les provinces d’Alger et de Constantine au lendemain de la guerre franco-allemande, quand nos effectifs dans notre colonie étaient tombés très bas, et celle de 1881 dans la province d’Oran.

L’Algérie d’avant 1830, sous le régime turc, ressemblait assez au Maroc contemporain. Un officier indigène, interprète principal à l’Etat-major de notre armée d’Afrique, M. Ismaël Hamet, dans un livre récent[1], plein de remarques fines et de suggestions intéressantes, qui doivent, toutefois, susciter certaines réserves, a décrit la société musulmane au moment de la conquête française, en y joignant une carte du « peuplement de l’Algérie sous les Turcs. » On y voit que l’autorité du dey, non seulement était très précaire, mais ne s’étendait qu’à une partie du territoire. Des districts étendus, même sur la côte, échappaient à son action. « Malgré une occupation de trois siècles, écrit M. Ismaël Hamet, les Turcs étaient loin d’avoir étendu leur pouvoir sur l’ensemble du pays, et il s’en fallait que les populations leur fussent également soumises. En effet, ils ne commandaient, en réalité, qu’à un petit nombre : tribus raïas ou sujets payant l’impôt et tribus makhzen ou agens du gouvernement. Ces tribus représentaient à peu près le huitième de la population que la France administre actuellement. Les autres tribus qui étaient vassales ou indépendantes se trouvaient réparties sur toute la surface du pays. L’examen de la carte donnant le peuplement de l’Algérie sous les Turcs montre combien était restreinte leur occupation du pays. En effet, au lieu d’étendre progressivement leur domination des rives de la Méditerranée vers le Sud, de se créer un territoire d’un seul tenant formant bloc, ils n’eurent que des fragmens de territoire sans cohésion, sans lien, où aucune organisation puissante n’était possible, où aucune sécurité ne pouvait régner et, par suite, aucune prospérité[2]. » Le dey ne se faisait obéir qu’avec la milice turque, qui composait toute sa force ; il percevait l’impôt, comme c’est le cas aujourd’hui au Maroc, par l’envoi de colonnes armées ou mahallas.

On voit combien cette situation se rapprochait de celle du Maroc à l’entrée du XXe siècle : souveraineté fragmentaire et dispersée, toujours précaire, d’ailleurs ; tribus makhzen ou raïas et tribus vassales ou indépendantes ; colonnes armées ou mahallas pour le recouvrement de l’impôt. La principale différence est que le dey n’avait aucun caractère religieux, ce qui fit que, pour la conquête, nous fûmes efficacement aidés par plusieurs tribus importantes, notamment dans la province d’Oran, ainsi que M. Camille Rousset le fait ressortir, tandis qu’une puissance européenne qui se proposerait de conquérir le Maroc ne pourrait espérer une aide de ce genre. M. Ismaël Hamet cite de nombreux chefs, comme le bey de Titéri, Ben-Zamam, le chef des Flissas, le bey d’Oran, qui offrirent, dès le premier moment, leurs services à la France, et des tribus, comme les Douaïrs et Zmélas qui en 1835 rendirent de grands services à la cause française[3].

La population de l’Algérie avant la conquête était estimée à 2 millions d’âmes environ et le commerce extérieur de la Régence à 7 ou 8 millions de francs.

Voyons maintenant ce que la France a fait de ce pays si laborieusement et, comme on le verra tout à l’heure, si coûteusement conquis. Avec sa population, insuffisante sans doute, nombreuse cependant et parvenue à un certain stage de civilisation, l’Algérie n’offrait pas assez d’espaces vacans et de terres immédiatement disponibles, elle ne jouissait pas non plus d’une sécurité suffisante, pour qu’on y pût constituer une colonie de peuplement, telle que l’Australie ou le Canada ; elle n’avait pas, d’autre part, une population assez dense, assez laborieuse, assez productive pour qu’on en pût faire une colonie d’exploitation où le peuple colonisateur apporte surtout des capitaux et des capacités techniques, comme c’est le cas pour l’Inde ou l’Indo-Chine. L’Algérie devait être une colonie mixte, en partie de peuplement, en partie d’exploitation ; or, cette catégorie de colonies est la plus malaisée à mettre en train et à diriger ; le Mexique, au temps du régime espagnol, l’Afrique du Sud aujourd’hui, sont des types de ces colonies mixtes, dont l’essor est beaucoup plus troublé et plus interrompu que celui des colonies au type pur. L’Algérie, de plus, avait cette infériorité, relativement aux contrées que nous venons de nommer, qu’elle n’avait pas de mines de métaux précieux et que même sa richesse en métaux communs ou en matières minérales utiles ne s’est que tardivement révélée.

L’œuvre de la France en Algérie, cependant, a été très belle, et elle promet de l’être davantage encore à l’avenir : elle n’est, toutefois, et ne sera probablement pas exactement ce que l’on avait prévu et désiré. Après des tâtonnemens, des hésitations qu’excusent la nouveauté et les difficultés du problème, l’opinion publique, plus encore que le gouvernement, pensa à faire de l’Algérie, au sens littéral du mot, une nouvelle France, c’est-à-dire à y implanter une population française très considérable qui fit de cette contrée ce que l’Australie et le Canada sont pour l’Angleterre, ce que la République Argentine était pour l’Espagne. Le régime des terres, les concessions gratuites, la loi de 1873 sur la constitution de la propriété privée chez les indigènes avaient cet objet. Ce résultat n’a été qu’incomplètement atteint. Sans avoir jamais été une nation très prolifique, la France sous le règne de Louis-Philippe, sous le second Empire et même dans les dix premières années de la troisième République, ne laissait pas que d’avoir un excédent notable et constant, quoique graduellement décroissant, des naissances sur les décès. Sauf trois ou quatre années, l’une de choléra, les autres de disette, l’excédent annuel des naissances sur les décès, de 1831 à 1848, oscilla en général entre 140 000 et 230 000 âmes ; sous le second Empire, sauf les années de guerre, cet excédent oscilla entre 80 000 et 180 000 âmes, la période notamment de 1860 à 1867 ayant fourni une moyenne annuelle de 140 000 naissances environ de plus que de décès. Enfin, dans les seize premières années de la troisième République, jusqu’à 1887, l’excédent des naissances sur les décès fut en moyenne de plus de 100 000 âmes par an. Il y avait donc, de 1831 à 1887, la possibilité d’une émigration assez considérable, pouvant atteindre, sans détriment pour la France, plusieurs dizaines de mille âmes par an.

L’Algérie a profité de cette situation, mais d’une façon relativement modérée. En 1876, quarante-six ans après le débarquement des troupes à Sidi Ferruch et vingt-neuf après la prise d’Abd-el-Kader, qui marqua, sauf pour les districts montagneux de la Kabylie, la soumission complète et définitive du pays, le nombre des colons civils d’origine européenne atteignait 315 000 âmes environ, à savoir 311 437 pour la population dite municipale, le reste concernant la population comptée à part, celle des hospices, prisons, etc. Parmi ces 311 437 colons civils d’origine européenne, on comptait 156 365 Français d’origine, soit très légèrement plus de la moitié, 92 510 Espagnols, 25 759 Italiens et 36 303 autres étrangers de nationalité diverse. Ces résultats, sans être défavorables, n’étaient pas, cependant, des plus brillans. On voit que, dans la longue période de 1831 à 1876, qui a correspondu à un excédent annuel très considérable, variant généralement entre 100 000 et 230 000, des naissances sur les décès en France, le peuplement non seulement français, mais européen, de l’Algérie fut relativement modeste. La cause en était, non seulement le peu de goût du Français pour l’expatriation, mais les obstacles qu’offre à celle-ci toute colonie mixte, peuplée en grande partie d’indigènes, et n’ayant pas un marché de terres quasi indéfini, comme celui des colonies ou des terres de peuplement : Canada, Australie, République Argentine, etc.

De 1876 à 1906, la situation au point de vue démographique était plus défavorable, en ce sens que, en France, l’excédent des naissances sur les décès se réduisait de plus en plus, au point de quasi disparaître à partir de 1890, sauf deux années exceptionnellement favorisées, plutôt par la réduction de la mortalité que par l’expansion de la natalité, les années 1896 et 1897. Certaines circonstances économiques, en revanche, aidèrent puissamment dans cette période au peuplement français et européen de l’Algérie : la principale fut l’apparition du phylloxéra et la destruction des vignobles dans tous les pays méditerranéens, France, Espagne, Italie. L’Algérie, dont on reconnut alors l’aptitude remarquable à la culture de la vigne, attira les vignerons sans ouvrage du nord de la Méditerranée. Le peuplement français et européen s’accéléra : le recensement de 1906, dont on a publié il y a quelques mois les chiffres exacts, constate que la population civile d’origine européenne de l’Algérie, en laissant de côté les Israélites indigènes naturalisés, a presque doublé depuis 1876 ; elle atteint 615 618 âmes pour la population dite municipale et doit approcher de 625 000 âmes, si l’on y joint la part de l’élément européen dans la population comptée à part, hôpitaux, prisons, collèges, etc. (on ne donne pas le chiffre de cet élément pour cette partie de la population).

Ainsi en soixante-seize ans, l’Algérie s’est enrichie d’environ 625 000 habitans civils d’origine européenne ; c’est un résultat très appréciable et qu’il ne faut aucunement rapetisser. Il n’est nullement prouvé qu’aucune autre puissance européenne, soit l’Allemagne, soit l’Angleterre, qui comptent parmi les nations les plus prolifiques, eussent fait mieux, si grand est l’obstacle qu’une colonie mixte, peuplée en grande partie d’indigènes et sans large marché de terres, oppose à l’immigration. Mais il faut bien avouer que l’établissement de ces 625 000 Européens civils en soixante-seize ans n’a pas complètement répondu aux espérances que l’on fondait sur l’Algérie comme colonie de peuplement.

Bien loin que l’on puisse espérer pour l’avenir un accroissement plus rapide du nombre des habitans d’origine européenne en Algérie, tout concourt, au contraire, à prouver que cet accroissement se ralentira de plus en plus. En effet, le taux d’accroissement de l’élément européen n’a cessé de diminuer depuis 1891. Un tableau rétrospectif fort instructif publié par l’administration algérienne, lors du recensement de 1906, fait ressortir les chiffres d’accroissement suivans de l’élément européen d’un recensement au suivant :


ACCROISSEMENT DE L’ÉLÉMENT EUROPÉEN EN ALGÉRIE
POUR LA POPULATION MUNICIPALE

¬¬¬

De 1881 à 1886 45 453 âmes.
— 1886 à 1891 61 240 —
— 1891 à 1896 46 252 —
— 1896 à 1901 45 606 —
— 1901 à 1906 40 395 —


On voit que l’accroissement de 1901 à 1906 est le plus faible que l’on ait vu depuis 1881. Cela tient à deux causes : d’une part, l’immigration diminue ; d’autre part, la natalité fléchit dans l’élément européen algérien[4]. Le grand attrait exercé par le vignoble a disparu depuis la mévente des vins : il fallait pour planter, soigner la vigne et faire la vinification, des ouvriers européens habiles ; il n’en est pas besoin d’un si grand nombre pour les autres cultures et encore moins pour le travail des carrières et des mines, travaux communs et de force, pour lesquels les indigènes ont toutes les aptitudes requises.

Un trait frappant et qui marque bien encore les obstacles qu’une colonie mixte oppose au peuplement européen, c’est que, malgré les efforts, à coup sûr méritoires, que fait, dans un dessein plutôt politique qu’économique, l’administration algérienne pour créer de nouveaux centres européens de culture ou pour agrandir les anciens, la population agricole européenne, d’après les statistiques algériennes, reste stationnaire depuis vingt ans ; en 1904, cette population agricole européenne est portée pour 201 032 âmes, dont 104 703 Français d’origine ; ce n’est pas tout à fait le tiers de l’ensemble de l’élément européen ; or, en 1898-99, cette même population européenne figurait pour 206 904 âmes, et, en 1887, pour 206 958[5].

Relevons encore, sans y insister davantage, que, parmi les 615 618 habitans d’origine européenne de la population municipale de l’Algérie en 1906, le nombre des Français d’origine est de 278 976, celui des étrangers européens naturalisés de 170 444 et celui des Européens restés étrangers de 166 198. Parmi ces derniers, se trouvent 117 475 Espagnols et, si l’on y joint les naturalisés d’origine espagnole, on arrive à un total de plus de 150 000 habitans de race espagnole, dont les trois quarts résident dans la province d’Oran, où ils sont presque moitié plus nombreux que les Français d’origine. Si nous entrons dans ces détails, ce n’est nullement pour provoquer l’alarme ou pour déprécier l’œuvre très belle de la France dans notre Afrique ; c’est pour porter, ce qui est absolument nécessaire, la lumière sur la nature des facultés colonisatrices que nous possédons : ces facultés sont plutôt d’assimilation que de peuplement ; mais des facultés d’assimilation ne sont pas indéfiniment extensibles ; il faut savoir les ménager et les circonscrire.

On se flattait autrefois que la population d’origine européenne en Algérie s’accroîtrait beaucoup plus rapidement que la population indigène, au point de se rapprocher graduellement de celle-ci, sinon même de l’égaler. L’expérience a démenti cette prévision qui était singulièrement superficielle. Depuis 1876, le nombre des indigènes, et cela est à l’honneur de notre domination et de notre direction, s’est proportionnellement presque autant accru que celui des Européens. On comptait 2 463 000 sujets musulmans en 1876 ; il s’en trouve 4 447 149 en 1901 ; c’est un accroissement de près de 2 millions d’âmes ; les oasis du Touat et de Tidikelt, récemment annexées, n’entrent dans cette augmentation que pour une cinquantaine de mille âmes. Le rapport du nombre des Européens au nombre des musulmans est de 1 à 7, et il n’est guère probable qu’il se modifie sensiblement ; on a vu, en effet, que l’accroissement de l’élément européen se ralentit, tandis que celui des indigènes musulmans ne faiblit pas : 215 000 âmes d’augmentation, de 1891 à 1896 ; 301 000, de 1896 à 1901 ; 382 000, de 1901 à 1906, ou, en déduisant l’apport des oasis sud-oranaises, soit une cinquantaine de mille âmes, 332 000.

En tenant compte de la marche des dix ou quinze dernières années, on peut penser que, en 1930, quand l’Algérie française aura un siècle d’âge, il s’y trouvera 750 000 à 780 000 habitans d’origine européenne, une centaine de mille Israélites indigènes naturalisés, et environ 5 millions et demi de sujets musulmans. Ces résultats seront très honorables, en ce qui concerne l’établissement de la population européenne en Afrique, et très brillans en ce qui touche le développement de la population indigène. Il serait possible que, ultérieurement, vers le milieu, sinon même vers le second tiers, du siècle en cours, quand les indigènes seront graduellement devenus des ouvriers plus habiles, on arrivât à une sorte de saturation de l’élément européen qui aura bien de la peine à dépasser, sinon même à atteindre, 1 million d’âmes dans notre Algérie ; cette saturation est probable dans un avenir qui ne sera pas indéfiniment différé.

Il était nécessaire d’insister sur ces faits, qui sont peu connus ou mal interprétés. Si, comme colonie de peuplement, l’Algérie n’a pas tenu et ne paraît pas devoir tenir toutes les espérances que l’on a fondées sur elle, il en est tout autrement comme colonie d’exploitation : ici, le succès est très brillant et l’on peut espérer, surtout si nous nous décidons à considérer cette contrée comme le seuil et la porte de l’Afrique Intérieure, que ce succès s’affirmera et se développera de plus en plus. Le commerce extérieur spécial, c’est-à-dire déduction faite du transit, s’est élevé à 639 millions en 1904 et à 612 millions en 1905, la décroissance tenant uniquement à la mévente des vins. C’est environ cent fois plus qu’avant la conquête. Le mouvement maritime dépasse 7 millions et demi de tonnes. Le réseau des chemins de fer, qui comprend actuellement environ 3 500 kilomètres, encaissait, en 1904, une recette brute de 35 millions de francs en chiffres ronds et une recette nette d’environ 11 millions. Depuis lors, le trafic s’est considérablement développé : la recette brute dépassera 40 millions en 1907, et la recette nette atteindra, sans doute, 13 à 14 millions. L’Algérie a cessé d’être une contrée purement agricole ; on y exploite de plus en plus des richesses minières, mines de fer, mines de calamine et de plomb ; l’essor minier de la contrée serait encore plus rapide si des formalités administratives excessives n’entravaient parfois, comme c’est le cas depuis plusieurs années pour les riches gisemens de fer de l’Ouenza, la concession de certaines mines. Néanmoins, dès maintenant, l’Algérie figure très honorablement parmi les pays productifs de métaux communs. C’est elle qui a eu le mérite de révéler au monde les immenses dépôts de phosphates africains et de les mettre à la disposition des agriculteurs de tous les pays ; c’est ainsi que l’agriculture allemande profite tout autant que l’agriculture française de ces immenses engrais naturels. Les établissemens de crédit sont maintenant nombreux en Algérie ; ils y font beaucoup d’affaires et ils constatent qu’il s’est constitué parmi les Algériens une classe étendue de gens aisés et une classe très appréciable de gens riches ou opulens.

La France a eu l’heureuse idée, dans la dernière année du XIXe siècle (loi du 20 décembre 1900), de conférer à l’Algérie une large autonomie financière. Sous certaines réserves peu gênantes, l’Algérie vote actuellement elle-même son budget et en dispose : depuis sept ans, cette nouvelle organisation a donné les meilleurs résultats : la métropole garde à son compte la charge de l’armée qui représente une dépense d’environ 50 à 55 millions, et elle donne une subvention qui doit décroître de chaque période triennale à la suivante et expirer en 1946 pour les chemins de fer algériens : cette annuité est actuellement d’environ 17 millions ; mais les plus-values des recettes des voies ferrées promettent de la réduire et de la faire disparaître bien avant la date indiquée. Le budget algérien, qui, défalcation faite des recettes d’ordre, de la subvention métropolitaine dont il vient d’être parlé et de certaines ressources extraordinaires, représente un ensemble de recettes propres et normales d’une soixantaine de millions, n’a cessé, depuis l’établissement de l’autonomie financière, de se régler par de notables excédens de recettes.

Ainsi, le succès de l’Algérie, comme colonie d’exploitation, est vraiment brillant et dépasse le succès, quoique honorable encore, de cette même contrée comme colonie de peuplement.

Il ne faut pas oublier, toutefois, que ces résultats se sont fait beaucoup attendre. Pendant près de trois quarts de siècle, l’Algérie aura considérablement pesé sur les budgets métropolitains, et l’on vient de voir qu’elle pèse encore sur eux dans une certaine mesure. D’après un tableau publié par la Statistique générale de l’Algérie pour les années 1884-1887 (pages 73 et suivantes), le total des dépenses, y compris celle de l’armée, effectuées pour l’Algérie de 1830 à 1887 inclusivement, se serait élevé à 4 868 millions de francs, et le total des recettes algériennes à 1 207 millions, d’où un découvert de 3 660 millions, représentant le coût de l’Algérie en 1887 ; les vingt dernières années écoulées y ont facilement ajouté 80 millions par an, soit 1 600 millions, de sorte que le prix de revient actuel de l’Algérie dépasserait 5 milliards. On peut, sans doute, faire à ce calcul quelques objections : alléguer, par exemple, que la France aurait dû entretenir sur son territoire une notable partie, mettons la moitié, de l’armée algérienne ; cette considération permet de réduire à 4 milliards environ le prix de revient de l’Algérie.

Il n’y a pas à regretter ces 4 milliards ; c’est une semence qui, avec le temps, sera largement reproductive. La France du règne de Louis-Philippe et même de Napoléon III, ayant sur le continent une situation qui paraissait à l’abri de toute atteinte, n’étant grevée que d’une dette modique, ne se trouvant pas engagée dans de larges dépenses sociales, possédant avec le service de sept ans une armée dont tous les élémens étaient cohérens, persistans et toujours mobilisables, pouvait, sans grand péril et sans témérité, entreprendre et conduire à bonne fin en pays barbare une guerre de dix-sept ans, et assumer une charge de 4 à 5 milliards ; c’était le temps où se prononçait ce mot épique que « la France est assez riche pour payer sa gloire. » Il faut bien reconnaître aujourd’hui que les situations sont changées, qu’un effort militaire et financier, aussi intense et aussi prolongé, nous serait interdit par notre situation politique, sociale et économique.


II

On n’a pas eu besoin de faire ce grand effort pour occuper et exploiter la Tunisie. L’expédition fut facile ; elle avait été préparée par la construction, de la frontière algérienne à Tunis, du chemin de fer dit de la Medjerda ; elle fut encouragée par la puissance dont l’attitude a, pour nous, le plus d’importance, l’Allemagne.

La nature des lieux et celle des hommes rendaient aisée la prise de possession du pays. D’abord le pays est restreint, une douzaine de millions d’hectares, le cinquième environ de l’Algérie et le sixième ou le septième du Maroc. Il est ouvert de tous les côtés ; pays de plaine ou de vallées bordées de collines, non de montagnes ; une population restreinte, 1 500 000 habitans environ contre les 4 millions trois quarts de l’Algérie actuelle, et les cinq à six millions que les gens compétens attribuent au Maroc : des indigènes de mœurs douces et paisibles en général, en tout cas n’ayant rien de guerrier ; un gouvernement, sans armée réelle, mais obéi sur tout le territoire et avec lequel on pouvait traiter, sûr que le pays ne démentirait pas son chef. Malgré toutes ces conditions favorables, quand des incidens qui engageaient gravement notre honneur et nos intérêts décidèrent notre intervention, au printemps de 1881, on eut la sagesse d’envoyer en Tunisie un corps d’armée considérable ; il n’eut pas à combattre, et, le 12 mai, on obtint du bey la signature du traité qui porte tantôt le nom de traité du Bardo, tantôt celui de traité de Kasr-es-Saïd, et qui posa les bases, depuis lors un peu modifiées et fort élargies, de notre protectorat tunisien. Il n’y eut de sang versé un peu abondamment que quelques semaines après, à la suite d’une fausse manœuvre de notre part. En vue d’influer sur les élections qui devaient se faire au mois d’août 1881, on rappela prématurément en France une dizaine de mille hommes du corps d’occupation. Les indigènes attribuèrent ce rappel à une intervention du sultan de Constantinople ; ils y virent une preuve de pusillanimité. Sur deux points, une insurrection éclata : à Sfax, dans le Sud, le 28 juin, le quartier européen fut pillé et notre consul blessé ; dans le Nord, à la station de Oued Zergua, sur notre voie ferrée, la gare fut incendiée et les employés massacrés ; en même temps, nos compatriotes étaient molestés à Tunis où, par discrétion, nous n’avions pas voulu faire entrer nos troupes, les faisant camper aux environs. Il fallut renvoyer dans la Régence des renforts qui débarquèrent à Sfax le 16 juillet, et, en quelques heures, vinrent à bout de la rébellion. On se décida à marcher jusqu’à Kaïrouan, la ville sainte que l’on avait craint d’abord de paraître souiller par le contact européen, et l’on y entra ; on occupa également Tunis ; la pacification se fit partout en quelques jours avec la plus grande facilité.

Rarement une conquête eut lieu dans des conditions aussi propices ; il n’y eut même pas de bataille de Tel-el-Kébir. Depuis lors, le calme n’a cessé de régner ; l’a France obtint graduellement l’adhésion au nouveau régime des puissances qui avaient vu avec regret notre prise de possession du pays. Nous dûmes subir, jusqu’à son expiration naturelle en 1896, le traité de commerce italo-tunisien, qui fut, à cette date, considérablement modifié. La Grande-Bretagne renonça, par un arrangement du 18 octobre 1897, au traité de commerce qu’elle avait avec le gouvernement tunisien, moyennant que jusqu’au 31 décembre 1912 ses cotonnades ne pourraient être frappées d’un droit de plus de 5 pour 100 à la valeur au port de débarquement.

Grâce à l’habileté et à la souplesse du premier résident général de France, M. Paul Cambon, le régime du protectorat s’établit et dégagea la France de nombre de soucis ; depuis lors, malgré quelques altérations, on est resté fidèle à l’esprit de ce régime.

La Tunisie devint, dès la première heure, la favorite de l’opinion publique française ; toute la presse, d’une façon continue, chanta ses louanges. Les capitaux français y affluèrent pour les entreprises agricoles, et le pays prit un assez vif essor. Puis, certains mécomptes survinrent ; une série d’années sèches imposa des pertes aux cultivateurs européens ; la mévente des vins s’y joignit qui les atteignit gravement, quoique le vignoble tunisien n’ait pas pris une fort grande extension. Le découragement commençait à se produire, quand la découverte et la fructueuse exploitation de richesses minières donnèrent au pays une impulsion nouvelle. Les mines de calamine ou de plomb et beaucoup plus encore les carrières de phosphates attirèrent et rémunérèrent largement les capitaux, permirent la construction de nombreuses lignes de chemins de fer, auxquelles elles assuraient un ample trafic, facilitèrent le creusement et l’outillage des ports. Des mines de fer, encore inexploitées, se joignent à toutes ces richesses minérales ; c’est sur elles, et plus particulièrement sur les immenses et nombreux gisemens de phosphates, que repose la prospérité actuelle de la Tunisie. A l’heure présente, cette contrée est en plein développement. On construit, sur tous les points de la Régence, des lignes ferrées ; on entame d’énormes travaux pour pourvoir d’eau potable toutes les villes importantes ; toutes ces œuvres sont, en soi, très justifiées, mais peut-être pourrait-on les espacer davantage : on risque, en les faisant quasi toutes à la fois, de provoquer une crise de main-d’œuvre, puis, dans une demi-douzaine d’années, quand tout ce programme sera achevé et qu’on ne pourra pas lui en faire succéder un autre, de plonger le pays dans une sorte de langueur.

Comme colonie d’exploitation, la Tunisie donne, à l’heure présente, les plus beaux résultats : le commerce extérieur, qui, dans les cinq années qui ont précédé notre occupation, était en moyenne de 23 millions de francs (18 125 000 francs, chiffre le plus bas en 1877-78 et 27 354 000 francs, chiffre le plus haut en 1875-76), s’est élevé à 160 millions en 1904, 149 millions en 1905 et 170 millions en 1906, ayant ainsi presque septuplé depuis l’occupation française, en un quart de siècle. Le budget qui, dans les dernières années du gouvernement beylical, variait de 10 à 12 millions est prévu pour un chiffre de recettes ordinaires de 34 millions ; mais celles-ci, par des plus-values constantes, s’élèvent à une quarantaine de millions et font ressortir des excédens habituels des recettes sur les dépenses, lesquels sont rarement inférieurs à 6 ou 7 millions.

Comme colonie de peuplement, les résultats sont moins remarquables. Ce n’est pas que la population européenne totale de la Tunisie soit insignifiante ; le recensement de 1906 a constaté la présence en Tunisie de 128 893 personnes d’origine européenne. On estime que, il y a vingt-six ans, avant l’occupation française, il ne s’y trouvait que 20 000 à 25 000 Européens ; il s’en est donc établi une centaine de mille depuis le protectorat, et cela, en soi, serait satisfaisant. Mais sur ces 128 895 Européens qu’on trouve, à l’heure présente, en Tunisie, le nombre des Français n’est que de 34 610, dont 2 157 naturalisés, ce qui fait ressortir 32 453 Français d’origine ; ce n’est certes pas un effectif négligeable, mais il est encore bien restreint, en face des 94 285 étrangers européens, dont 81 156 Italiens et 10 330 Maltais. On estime qu’un tiers environ de la population civile française est formé par les fonctionnaires et leurs familles. L’administration fait de très louables efforts pour attirer des Français ruraux : elle achète aux collectivités ou aux grands propriétaires arabes, également aux grands propriétaires européens, de vastes domaines qu’elle défriche et met en état pour les morceler et les offrir, à des conditions avantageuses, aux petits et aux moyens colons français De ses statistiques il résulte que 695 Français, dont 401 cultivateurs, en 1905, et 757 Français, dont 344 cultivateurs, en 1906[6], sont venus se fixer en Tunisie. Ces nombres sont honorables, sans être encore bien réconfortans, car il faudrait en déduire les départs qui ne laissent pas que d’atteindre aussi un certain chiffre, sur lequel on n’est pas fixé.

L’essor de la Tunisie a soulevé divers problèmes administratifs et sociologiques délicats. Outre les 129 000 Européens en chiffres ronds, dont 34 610 Français de nationalité, la Tunisie compte une population indigène qui n’a jamais été recensée et que l’on estime en général à 1 500 000 âmes, dont 64 000 Israélites indigènes. On a fort sagement, cette année même, admis seize représentans indigènes, quinze musulmans et un Israélite, nommés par le gouvernement, dans la conférence consultative qui se compose d’une majorité de Français élus au suffrage universel par catégories. Les Israélites indigènes, particulièrement dans les villes, prennent rapidement les mœurs et les idées européennes ; ils fréquentent nos écoles de tout ordre, y compris le lycée Carnot à Tunis ; un certain nombre d’Arabes font de même ; les uns et les autres visent les diverses professions commerciales et industrielles, et également les professions libérales, celles d’avocat et de médecin. Cet essor est très louable, mais s’il se développe rapidement et notablement, il comprimera l’élément européen. Déjà les membres indigènes, pour signaler leur entrée dans la Conférence consultative, réclament qu’une partie, — ils réclamaient d’abord la moitié, puis ils se rabattent sur le quart, — des emplois de commis d’administration, en particulier de commis de l’administration des postes, soient confiés à des indigènes. L’opinion européenne y résiste et la majorité de la Conférence s’est opposée à ce vœu ; mais il sera difficile de l’écarter indéfiniment : la part des Français se trouvera d’autant réduite.

Il a surgi une presse arabe, en partie habilement pacifique, dans les organes supérieurs, en partie sournoisement ou même ouvertement hostile, dans les feuilles inférieures. Quelques-uns de ces petits journaux indigènes, s’attaquant soit aux institutions, soit aux entreprises et aux sociétés françaises, ont une action nuisible. Autrefois, la presse était astreinte à un cautionnement de cinq mille francs, ce qui prévenait l’éclosion de toutes ces feuilles ; ce cautionnement ayant été supprimé, il en naît, pour mourir parfois il est vrai bientôt, un nombre croissant ; il pourrait être sage de prendre quelques mesures à leur sujet en réglementant par exemple le colportage ; leur influence n’est pas nulle, en effet, près des populations indigènes.

Nos deux colonies nord-africaines, l’Algérie et la Tunisie, comptent, la première, on l’a vu, 625 000 habitans civils, d’origine européenne, dont 279 000 Français d’origine, et 4 475 000 indigènes musulmans ; la seconde 129 000 Européens civils, dont 32 453 Français d’origine et environ 1 500 000 indigènes musulmans. Les deux réunies ont ainsi, en face de 755 000 Européens, dont 312 000 Français d’origine, une population musulmane indigène de 6 millions d’âmes.

Cette population musulmane indigène ne cesse de s’accroître : il est très vraisemblable que, en 1930, centenaire de notre descente en Afrique, elle dépassera 7 millions et demi d’âmes. Quant à la population européenne, son accroissement se ralentit sensiblement et il n’est guère permis d’espérer que, en 1930, pour l’Algérie et la Tunisie réunies, elle dépasse 950 000 âmes. Ce sera déjà là un fort beau résultat. Tout fait prévoir qu’à partir de cette époque on approchera graduellement, assez rapidement peut-être, de la saturation de l’élément européen ; d’une part, la France n’a plus d’excédent appréciable de naissances sur les décès ; d’autre part, la culture qui attirait le plus les Européens et qui leur était quasi absolument propre, la vigne, n’a plus de possibilité d’extension ; les mines et les carrières, qui sont en grand développement, n’exigent guère que de la main-d’œuvre commune. Graduellement aussi, les Arabes et les Kabyles tendent à devenir des ouvriers plus habiles et à se substituer aux Européens en nombre de métiers ; les Israélites indigènes et la partie la plus raffinée des Arabes visent à accaparer les emplois de commis de magasin, de banque, d’administration, parfois même à se faire une part dans les professions libérales et en partie ils y parviennent.

Ainsi, l’essor matériel même, qui est incontestable, de l’Algérie et de la Tunisie, suscite et suscitera de plus en plus des problèmes nouveaux très délicats et qui ne laissent pas que d’être préoccupans. Ce ne sera pas trop de toute l’attention de la métropole pour les résoudre. Elle a là, ainsi que dans les prolongemens de l’Algérie et de la Tunisie jusqu’à l’Afrique intérieure, une besogne très ample, très variée, très compliquée, qui demandera le déploiement de beaucoup d’efforts et d’aptitudes colonisatrices.


III

À ces six millions de sujets, Arabes ou Kabyles, — aujourd’hui sept musulmans environ contre un Européen et quinze musulmans contre un Français d’origine, — aux 7 millions et demi d’Arabes ou Kabyles qui peupleront l’Algérie vers 1930 et dont la relation de nombre avec les Européens et les Français ne se sera guère modifiée, convient-il de joindre encore pour sujets une demi-douzaine de millions de Marocains ? N’y aurait-il pas dans cette expansion un péril ?

Faut-il nous créer, dans le Nord de l’Afrique, un empire où il y aurait 44 musulmans (Arabes ou Kabyles), contre 1 Européen et 30 musulmans (Arabes ou Kabyles) contre un Français ? Voilà ce que certains coloniaux enthousiastes proposent de faire. La simple énonciation de ces données numériques montre l’évidente témérité de l’entreprise. On dira peut-être que les Européens afflueraient au Maroc, s’il leur était ouvert ; sans doute, il y en viendrait un certain nombre à la longue, mais infiniment moins qu’il n’en est venu en Algérie, ne serait-ce que par cette raison qu’on ne pourrait, sans soulever toute la population, exproprier les terres des indigènes ; puis, ces Européens qui viendraient, ce serait, quatre sur cinq, sinon neuf sur dix, des Espagnols ; on en peut d’autant moins douter que l’Espagne est plus voisine et plus pauvre et que la France n’a plus aucun excédent de population. Cette énorme prédominance serait pour nous une autre difficulté. Mettons les choses au mieux : une fois maîtres du Maroc, nous aurions un empire Nord Africain, qui, dans trente ans par exemple, compterait environ 14 millions d’indigènes musulmans (Arabes ou Kabyles), contre tout au plus 1 150 000 à 1 200 000 Européens, dont à peine 450 000 Français d’origine : ce serait toujours une douzaine de musulmans pour 1 Européen et environ 30 musulmans pour 1 Français d’origine, et l’on croit que ce serait là une perspective séduisante, qu’il y aurait lieu de se réjouir d’un Empire dont la base serait si frêle et si chancelante.

On alléguera sans doute que la conquête du Maroc est aujourd’hui hors de question. Cela est vrai actuellement, à cause de l’opposition très catégorique que fait l’Allemagne à ce projet. Mais il hante encore en France un grand nombre de cerveaux ; l’on se flatte qu’un jour ou l’autre la France pourra s’entendre avec l’Allemagne, lui faire des concessions dans l’Asie Mineure, en Mésopotamie, lui octroyer certaines facilités financières et obtenir, en retour, qu’elle nous laisse la main libre et la voie libre au Maroc. Nous ferions alors de ce pays, sinon une colonie comme l’Algérie, sinon même un protectorat comme la Tunisie, du moins une sorte de dépendance de la France, de contrée vassale, soumise à notre tutelle, ce qu’est l’Egypte pour l’Angleterre. Si réduit que soit ce plan, par rapport aux espérances antérieures, il est encore plein de périls.

La facilité avec laquelle nous avons occupé, nous occupons et, pour son bien comme pour le nôtre, nous exploitons la Tunisie, a été pour beaucoup dans les visées de la France sur le Maroc. Il n’y a guère d’analogies, cependant, soit physiques, soit morales, entre les deux contrées : le seul trait commun est que l’une et l’autre sont peuplées de musulmans. Kabyles ou Arabes.

La Tunisie est un petit pays : 120 000 kilomètres carrés ou 12 millions d’hectares, dont guère plus de la moitié peut avoir une population un peu dense : le Maroc est un fort grand pays ; en laissant de côté la partie désertique, la région des oasis, au Sud de l’Atlas, il occupe environ, d’après les renseignemens géographiques les plus dignes de foi, 219 000 milles carrés ou 570 000 kilomètres carrés, soit 57 millions d’hectares ; c’est 7 à 8 pour 100 de plus que le territoire français et cinq fois et demie l’étendue de la Tunisie. La Tunisie est, en général, un pays de plaine ; sauf une région de collines, non pas de montagnes, qui longe au Nord la mer, c’est une région absolument ouverte ; le Maroc est une des contrées les plus montagneuses qui soient : c’est un bourrelet de montagnes qui atteignent jusqu’à 3 800 mètres. La population de la Tunisie est modique ; on l’évalue à 1 500 000 âmes ; celle du Maroc est quatre ou cinq fois plus considérable ; les anciennes géographies lui attribuaient 8 à 9 millions d’âmes ; ces chiffres sont, certes, très exagérés ; il faut beaucoup en rabattre et l’estimation la plus vraisemblable paraît devoir être de 5 millions : plus il y aura, d’ailleurs, de Marocains, plus l’affaire sera mauvaise pour l’envahisseur et le dominateur. La population indigène en Tunisie est douce, molle, relativement policée ; elle se rapproche un peu de celle de l’Egypte ; plus l’on va vers l’Ouest, plus la population arabe et kabyle révèle de la vigueur et de l’énergie ; le Marocain est, d’ailleurs, très connu dans toute l’Afrique française ; il apporte ses bras non seulement dans la province d’Oran, mais jusqu’en Tunisie ; il s’y livre non seulement aux tâches agricoles, mais aux travaux de mines ; c’est un rude travailleur ; il a aussi une spécialité, à Tunis notamment : on le prend assez fréquemment pour gardien de maison ou de magasin ; il a la réputation d’un être peu sociable et farouche. La Tunisie avait un gouvernement bien établi, avec lequel il suffisait de traiter pour que le pays se soumît ; le Maroc est absolument anarchique et un traité avec le Sultan ne résoudrait rien.

Maroc et Tunisie forment ainsi, physiquement et moralement, un parfait contraste : autant il fut facile, une voie ferrée préalable, d’ailleurs, y aidant, d’occuper la seconde ; autant il serait malaisé de prendre possession du premier. On ne voit même pas, depuis l’introduction en France du service militaire de deux ans et du recrutement, resté en grande partie régional, de quels moyens nous pourrions disposer pour conquérir et occuper le Maroc. Il n’a échappé à aucun observateur attentif que le gouvernement a éprouvé des difficultés sérieuses pour composer le petit corps de 7 000 hommes, aujourd’hui réduit par la maladie, les désertions, plus que par les blessures, à 6 000, de Casablanca, et l’autre petit corps de naguère 3 000 hommes à Oujda et aux environs. Pour rassembler ces 10 000 hommes il a fallu laborieusement cueillir un bataillon ici, une compagnie là, une section d’artillerie dans une province et une autre dans une province différente ; on a dû faire cette laborieuse cueillette jusqu’en Tunisie. On a remarqué avec quel souci le gouvernement n’envoyait sur le théâtre des opérations que des bataillons de la légion étrangère ou de tirailleurs indigènes, des goumiers et des spahis, évitant avec le plus grand soin d’y joindre des troupes françaises proprement dites ; les sections d’artillerie naturellement faisaient exception, et aussi quelques très modiques détachemens de chasseurs ; ce n’est qu’après que notre frontière algérienne fut plusieurs fois violée qu’on se décida à mettre en mouvement quelques compagnies de zouaves.

Il est clair que, s’il s’agissait d’occuper le Maroc, ces petits moyens apparaîtraient comme ridiculement inefficaces ; il faudrait nettement recourir aux troupes purement françaises, et c’est ici que le service de deux ans et que le recrutement régional surgiraient comme des obstacles quasi insurmontables. Quand la vieille armée d’Afrique, dans une série de campagnes qui durèrent dix-sept ans et qui, après ces dix-sept ans, laissaient encore le massif montagneux de la Kabylie intouché (il ne fut pris que dix ans plus tard) ; quand l’armée d’Afrique conquit si héroïquement, mais si longuement et si patiemment, l’Algérie, elle se composait de soldats de sept ans et les régimens étaient recrutés sur toute la France. La conquête et la garde du Maroc exigeraient certainement le concours de 100 000 ou 120 000 hommes pendant tout au moins une demi-douzaine d’années et celui de 50 à 60 000 hommes éternellement. Sans doute, on dira que, par la relative trouée de Théza, un corps d’armée de 30 000 à 35 000 hommes pourrait peut-être arriver à Fez. Mais quand on tiendrait cette ville, serait-on plus avancé ? Pour prendre le Maroc, il faudrait plusieurs bases d’opération, non seulement celle de l’Algérie, mais d’autres sur l’Océan ; a-t-on réfléchi aux effectifs nécessaires pour la garde des étapes et pour l’escorte des convois dans un pays où il faudrait faire tout venir du dehors, non seulement les munitions, mais les provisions ? L’attaque récente, par les Beni-Snassen, d’une colonne française de 700 hommes pourvue de deux canons sur la frontière même algérienne prouve le nombre énorme de troupes qui serait nécessaire à la protection des convois.

Une conquête, comme celle du Maroc, est une opération d’un autre âge et d’un autre régime ; rien ne s’y prête dans nos institutions, soit politiques, soit militaires. L’effort exigé, l’intensité et encore plus la longue continuité de cet effort, répugnent à notre état social, politique et économique. L’Algérie, on l’a vu plus haut, revient à plus de 4 milliards à la France ; le prix de revient du Maroc serait encore plus élevé.

Et pour quels résultats se lancerait-on dans cette aventure ? Le Maroc ne pourrait être pour nous une colonie de peuplement, puisque, bien loin d’être un pays d’émigration, nous devenons de plus en plus un pays d’immigration. Il ne peut pas être davantage une colonie d’exploitation, puisque l’on se résigne par avance à ce que nous n’y jouirions de privilège d’aucune sorte, ni au point de vue douanier, ni à celui des concessions ou de l’exécution des travaux publics. En ce qui concerne le peuplement, nous ne travaillerions que pour les Espagnols ; en ce qui touche l’exploitation, nous n’aurions aucun avantage relativement aux Allemands et autres Européens ou Américains. Nous serions les gardes impayés du Maroc ; nous aurions des responsabilités sans compensations ; est-ce vraiment, dans le XXe siècle, une situation qui soit attrayante, et le prétendu honneur que l’on trouverait à cette besogne de sacrifice, honneur qui n’irait pas sans quelque ridicule auprès j de peuples plus réalistes, vaut-il que l’on affronte tant d’aléas et que l’on assume tant de charges ?

On dira, sans doute, qu’il ne s’agit pas pour nous de conquérir le Maroc, mais simplement de le diriger, d’en être le tuteur dévoué et vigilant. Mais en recherchant cette périlleuse tutelle, on court constamment le risque, d’incident en incident, d’être soit entraîné à la conquête, soit acculé à l’humiliation de renoncer à un rôle qu’on aurait sollicité et obtenu.

Puis, comment peut-on espérer d’exercer une tutelle effective et persistante sur le Maroc sans l’occuper, d’une façon permanente, avec des troupes suffisantes ? Les Anglais occupent l’Égypte ; la mollesse de la population permet de réduire à peu de chose le corps d’occupation, mais ce corps existe. Nous-mêmes, nous occupons la Tunisie, pays aussi à population relativement douce : la division d’occupation y est le soutien indispensable du protectorat et du régime français ; supposez que cette division dût quitter la Tunisie, le protectorat s’écroulerait immédiatement, et les colons de l’intérieur agiraient sagement alors en gagnant immédiatement la côte. C’est une grande erreur de croire que, profitant à certains égards de notre domination, sous le rapport de la demande de la main-d’œuvre par exemple et de la hausse des salaires, les indigènes nous soient en général conciliés et que, la force se retirant, ils continueraient d’accepter notre tutelle. Il est bon de se rappeler le massacre de colons, sans causes apparentes ni faits spéciaux, à Marguerite, il y a peu d’années, en Algérie, et plus récemment à Kasserine en Tunisie.

Tout dessein d’établir notre hégémonie ou notre tutelle politique au Maroc, à plus forte raison tout projet d’y fonder un établissement comme celui des Anglais en Égypte, doit conduire fatalement, d’incident en incident, à une tentative de conquête. Alors, il est bon de se souvenir des mécomptes que réservent aux Européens ces guerres en pays primitif : les luttes perpétuelles, plus que trentenaires, des Hollandais à Atchin (île de Sumatra), l’échec sanglant des Italiens en Abyssinie, les lourds sacrifices qu’ont dû faire les Allemands dans leur guerre du Sud-Ouest Africain contre les misérables tribus des Herreros qui ne comptaient pas, en tout, 200 000 hommes, femmes et enfans compris. Toute l’histoire de la colonisation nous crie la prudence quand il s’agit d’un pays montagneux, peuplé de 5 à 6 millions d’habitans fanatiques.


IV

Tout projet d’hégémonie et de tutelle politique au Maroc étant écarté, quelle doit être notre attitude à l’égard de ce pays, pour sauvegarder efficacement nos possessions algériennes et sahariennes ?

Tout à fait au début de ce siècle, nous avions pris la bonne voie et il est regrettable que nous l’ayons abandonnée, pour une autre qui nous semblait plus glorieuse et plus rapide. Forts des droits que nous reconnaissait le traité de 1845, conclu après notre victoire d’Isly, nous avions en 1901 (20 juillet) et en 1902 signé avec le Maroc des protocoles relatifs à la police et au commerce de notre zone frontière que la prise de possession par nous des oasis du Touat et du Tidikelt avait singulièrement prolongée vers le Sud. Le Makhzen avait consenti à se concerter avec nous pour une police commune, pour l’établissement de marchés. C’était là une très sage et très prévoyante politique. Quoique toutes les clauses de ces protocoles n’aient pas été observées, ils portèrent des fruits. C’est grâce à eux, par exemple, que nous eûmes accès à l’oasis de Figuig, centre autrefois d’hostilités violentes contre nous ; c’est grâce à eux également que nous pûmes pousser notre voie ferrée sud-oranaise jusqu’à Colomb Béchar, en plein Sahara, à 710 kilomètres de la mer (port d’Arzew). Il y eut une sorte de l’une de miel à la suite de ces protocoles. Si quelques attaques de Bérabers se produisirent contre nos convois dans le désert, l’habile organisation de nos compagnies sahariennes adoptée par le général Lyautey y mit bientôt fin. Notre voie ferrée eut un trafic notable et croissant ; on pouvait croire que la paix était définitivement établie dans cette région. On projetait même, quelques coloniaux importuns du moins, ce qui eût été, à notre sens, une déviation fâcheuse, au lieu de pousser le chemin de fer au Sud dans la direction de nos oasis et ultérieurement du Niger, de le faire obliquer vers le Tafilelt et contourner ainsi le Maroc pour rejoindre l’Atlantique ou s’en rapprocher.

Comment cette entente initiale qui, si elle n’avait pas porté sur tous les points des protocoles de 1901 et 1902, en avait, du moins, fait appliquer, de la façon la plus heureuse, les principaux, a-t-elle subi une rupture, et comment une hostilité sourde lui a-t-elle succédé ?

Il y a deux causes, selon nous, à ce changement. Les conventions passées avec l’Angleterre et l’Espagne en 1904 ont convaincu le Maroc que, sous une forme ou sous une autre, nous voulions dominer le pays et supprimer son indépendance. En même temps, le contrat conclu avec les banques françaises, également en 1904, pour un prêt de 62 millions au Sultan, stipula que les agens des banquiers percevraient les droits de douane ou en contrôleraient la perception, ce qui parut aussi une atteinte à l’indépendance du Maroc et contribua à répandre parmi les Marocains l’idée que le Sultan avait vendu le pays aux Roumis.

Telles paraissent bien être les deux causes qui, à partir de 1904 particulièrement et avant l’intervention de l’Empereur allemand au printemps de 1905, ont complètement transformé les dispositions et du Makhzen et de la population à l’endroit de la France. Nous comprenons, certes, que les banquiers français ne se soient pas aventurés à prêter 62 millions au Sultan sans prendre des gages ; nous comprenons aussi que la France ait voulu faire cette opération de peur que l’Allemagne ne la fit ; mais cette prise d’hypothèque, ce contrôle des recettes par des agens européens, survenant au moment des conventions entre la France et l’Angleterre, la France et l’Espagne, puis suivis de l’ambassade et des propositions, sinon de l’ultimatum, de M. Saint-René Taillandier, ont surexcité au plus haut degré le patriotisme et le fanatisme des Marocains. La visite à Tanger de l’Empereur allemand, son discours impérieux, l’attitude agressive à notre égard de la diplomatie et de la presse allemandes ont encore, en donnant confiance aux Marocains, exaspéré ce sentiment d’hostilité contre nous.

Telle étant la situation, la politique que nous devons suivre, si nous voulons obtenir de bons et durables résultats, paraît tout indiquée : c’est de convaincre le Makhzen et, ce qui est plus difficile et sera plus long, les Marocains, que nous ne songeons nullement à leur prendre leur pays, que nous ne voulons en faire ni une colonie proprement dite, comme l’Algérie, ni un protectorat comme la Tunisie, ni une terre en tutelle comme l’Egypte. Évidemment il peut en coûter à notre amour-propre d’avoir à renoncer au grand projet sur le Maroc, qui risque de devenir la folie marocaine ; et il faudra du temps pour dissiper les appréhensions que le Makhzen et la population ont pu concevoir. L’attitude que nous recommande la prévoyance, plus encore que la prudence, peut d’ailleurs s’allier avec la fermeté pour réprimer les outrages des Marocains, notamment sur notre frontière algérienne. Nous possédons le droit de suite depuis soixante ans et l’Europe nous l’a solennellement reconnu à Algésiras ; nous pouvons et devons en user contre les Beni-Snassen et tous autres qui imiteraient leurs incursions. Dans les dernières années du second Empire, alors que la limite des postes était beaucoup plus au Nord dans la province d’Oran, le général de Wimpfen s’avança dans le désert en plein Sud-marocain sur le Guir : aujourd’hui, si nos postes, nos sujets, nos tribus soumises ou amies, étaient l’objet d’attaques dans le Sahara, il serait conforme au traité de 1845 et à la reconnaissance de nos droits par la Conférence d’ Algésiras que nous allions jusqu’au Tafilelt pour châtier les délinquans : c’est là l’exercice légitime du droit de suite. De même en Mauritanie, nous n’avons aucunement à nous gêner à l’endroit des émissaires marocains qui entraveraient notre action.

Pour le reste, à savoir le Maroc proprement dit, nous devons nous en tenir strictement aux conventions d’Algésiras. Elles nous sont très utiles, beaucoup plus encore par leurs parties négatives que par leurs parties positives. Ce que nous pouvions redouter, c’est qu’une puissance hostile vînt s’établir au Maroc, l’Angleterre, avant l’entente cordiale, eût pu être cette puissance ; on s’est toujours demandé si l’Allemagne ne le serait pas un jour. Or, la convention d’Algésiras, signée par la généralité des nations européennes et par les Etats-Unis, prévient tout établissement d’une puissance quelconque au Maroc ; c’est pour nous une précieuse assurance. Cette même convention d’Algésiras a pour nous divers autres avantages que M. Ribot a mis, avec raison, en évidence, dans l’interpellation du mois de novembre à la Chambre. La reconnaissance, par l’ensemble des nations intéressées, de notre droit exclusif de police sur la frontière algérienne est un fait considérable.

La convention confère à la France et à l’Espagne certains mandats, dont il serait imprudent d’exagérer l’importance et qu’il n’est pas dans notre intérêt bien entendu d’étendre, mais qui ont leur prix. Nous ne sommes aucunement chargés, comme on le répète souvent à tort, de pacifier le Maroc, ni même d’y sauvegarder la sécurité des personnes et des biens des Européens ; ce serait une mission infiniment trop large, à vrai dire, inextricable, et que, si on nous l’offrait, nous devrions repousser. Nous avons simplement, avec l’Espagne, reçu et accepté le mandat très limité d’avoir dans les huit ports un certain nombre d’officiers instructeurs : leur rôle est, certes, modeste et restreint. D’après l’article 4, les officiers et sous-officiers français et espagnols sont simplement, en effet, des « instructeurs ; » ils n’ont pas le commandement des troupes ; il est dit expressément : « Ils prêteront aux autorités marocaines, investies du commandement de ces corps, leur concours technique pour l’exercice de ce commandement. » Il y a là une situation ambiguë, subalterne, qu’on pourrait essayer de modifier, en conférant aux officiers français et espagnols, qui sont accrédités par le Sultan, le commandement effectif. En second lieu, l’effectif prévu est bien faible : l’article 5 fixe le minimum de 2 000 hommes et le maximum de 2 500, « répartis, suivant l’importance des ports, par groupes, variant de 150 à 600 hommes. Le nombre des officiers espagnols et français sera de 16 à 20, celui des sous-officiers espagnols et français de 30 à 40. » Ces effectifs seront bien maigres, et il serait avantageux de les augmenter de moitié, de manière à avoir 900 hommes pour Tanger et la banlieue et un minimum de 200 à 250 dans chacun des petits ports. Il est probable que, sur ces points divers, le texte de la convention d’Algésiras n’est pas intangible et que, avec l’expérience, on y pourra apporter, sans en changer l’esprit, quelques améliorations.

Le Livre Jaune prouve surabondamment que le retard apporté à la constitution des forces de police n’est ni du fait de la France, ni du fait de l’Espagne. Une circulaire communiquée par ces deux puissances aux autres signataires de la convention, le 23 janvier 1907, en fait foi. La responsabilité des massacres et des événemens de Casablanca ne saurait donc leur incomber ; elle retombe sur le Makhzen et, en partie aussi, sur le corps diplomatique à Tanger qui, au mépris de toute prudence, s’attarda à des questions secondaires, notamment en ce qui concerne les, adjudications pour le costume et les objets d’équipement.

Après et au cours des événemens de Casablanca, l’établissement de la police marocaine avec des instructeurs français dans les ports rencontrait des obstacles d’un autre ordre. On connaît la curieuse circulaire franco-espagnole aux puissances, en date du 27 août 1907, où l’on signifiait que le ministre de la Guerre chérifien. Si Mohammed-el-Guebbas, sur la remise d’une note par la France et l’Espagne, lui demandant si l’on pouvait être certain que, sous sa caution, les instructeurs français et espagnols « ne courraient pas les risques d’être abandonnés et massacrés par leurs soldats, » répondit qu’ « il ne lui était pas possible de donner une assurance aussi formelle. » Évidemment, cette déclaration d’El-Guebbas coupait court, pour le moment, à l’établissement dans les ports marocains du genre de police qu’avait eu en vue la Conférence d’Algésiras. Elle laisse toujours planer quelques menaces sur l’avenir. C’est alors que la France, le 2 septembre 1907, sonda les puissances pour se rendre compte si elles accepteraient que le gouvernement de la République constituât, « de concert avec le gouvernement espagnol et avec leurs propres ressources, dans ceux de ces ports où cette mesure sera reconnue nécessaire, une police provisoire, qui permettra de maintenir l’ordre et facilitera la formation des troupes de police marocaines prévues par l’Acte d’Algésiras. » Toutes les puissances donnèrent leur adhésion, y compris le gouvernement allemand le 8 septembre, mais celui-ci avec des réserves et d’une façon un peu revêche. « Il en déduit (de la communication à lui faite) que les mesures prévues seront d’un caractère provisoire et ne porteront pas préjudice aux dispositions de l’Acte d’Algésiras… Il espère et souhaite qu’il ne se reproduira pas pour les négocians étrangers de graves dommages pareils à ceux qui ont été subis à Casablanca ;… un corps de police étranger (à Tanger) pourrait, dans les circonstances présentes, entraîner une attaque des tribus montagnardes contre la ville et de sérieux dangers pour la vie et les biens des Européens, surtout si cette mesure n’était pas prise sous la protection de forces militaires pleinement suffisantes. Le même danger existerait aussi dans d’autres ports. » Ce ton de magister atténuait beaucoup la portée du consentement donné.

Il est très heureux que la France se soit abstenue d’occuper les ports autres que Casablanca ; ce n’est pas seulement, ni principalement, à cause des réserves et des remontrances faites par l’Allemagne ; mais c’est qu’une intervention aussi étendue eût singulièrement accru nos responsabilités. Si l’on peut désirer quelques modifications de certaines clauses relatives à l’institution de la police marocaine dans les ports, nous ne devons aucunement solliciter, nous devrions même refuser, si on nous l’offrait, un mandat général, soit isolé, soit partagé avec l’Espagne, de faire régner l’ordre et la sécurité au Maroc. Déjà, dans la presse, beaucoup trop d’écrivains, fervens pour l’élargissement de notre mission en cette contrée, affectent de répéter que la France et l’Espagne sont chargées de procurer aux Européens, à leurs personnes et à leurs biens, la sécurité dans l’Empire du Chérif ou tout au moins sur les côtes : il n’en est rien ; le mandat qui nous a été confié de concert avec l’Espagne est beaucoup plus précis et plus restreint. En voulant l’étendre, nous serions fatalement entraînés à la conquête ou à des reculades. Au temps où Raïssouli enleva M. Perdicaris, sujet américain, et un autre Européen, nombre de journaux aux Etats-Unis et en Angleterre nous sommaient, sous peine de perdre notre situation spéciale, d’aller délivrer ces captifs : on pourrait renouveler cette sommation en ce qui touche le caïd Mac Lean ou tout autre Européen qui, par imprudence ou, par malchance, aurait été molesté, enlevé ou tué par quelques-uns de ces bandits officiels, officieux ou indépendans, qui foisonnent au Maroc. Nous devons repousser énergiquement toute mission de cette nature et nous en tenir strictement à la fonction nettement circonscrite que la Conférence d’Algésiras nous a assignée.

Un des moyens d’obtenir que nos instructeurs tinssent un peu en main les soldats marocains qui leur seront subordonnés, ce serait que ces instructeurs fussent chargés du paiement des troupes ou, du moins, intervinssent dans ces paiemens. Les Marocains sont si peu habitués à avoir des soldes régulièrement servies que, s’ils s’apercevaient que cette régularité tient à l’intervention de l’instructeur européen, le prestige de celui-ci serait immédiatement rehaussé et son autorité se trouverait sensiblement accrue.

Une des réformes les plus utiles dont se soit occupée la Conférence d’Algésiras, c’est la surveillance et la restriction de la contrebande des armes de guerre, qui met les tribus en état de provoquer les Européens et, au besoin, de lutter contre eux, ainsi qu’on l’a vu à Casablanca. Il serait de la plus haute importance que cette contrebande pût être réprimée. À ce point de vue, il a été fait un pas décisif, en dehors des stipulations de la Conférence. Le 21 septembre 1907, le gouvernement français a lancé une circulaire où il demandait aux puissances de lui reconnaître, ainsi qu’à l’Espagne, la faculté d’exercer un droit de visite sur les navires, autres que ceux des lignes régulières, dans les eaux territoriales marocaines. Toutes les puissances signataires de la Convention d’Algésiras, l’Angleterre elle-même, si chatouilleuse, on le sait, pour tout ce qui concerne la liberté maritime, y ont consenti. L’Allemagne ne s’y est pas refusée, en limitant seulement, mais avec possibilité de renouvellement, la durée de cette autorisation. « Le gouvernement impérial demande (dépêche de notre ambassadeur à Berlin du 28 septembre 1907) que les mesures (le droit de visite) destinées à la répression de la contrebande des armes ne soient appliquées que pendant un délai à déterminer. Si, à l’expiration de ce délai, une prorogation était nécessaire, les deux gouvernemens saisiraient de nouveau les signataires de l’Acte d’Algésiras. » Les deux gouvernemens de France et d’Espagne avaient l’intention de solliciter l’octroi de cette faculté « pour une durée d’un an, renouvelable suivant la nécessité. » Il serait désirable que ce renouvellement fût toujours accordé.

L’un des points les plus aigus du mal complexe dont souffre le Maroc, c’est la pénurie financière. Le Makhzen est dans la détresse la plus profonde. On le voit empruntant à chaque instant des sommes misérables. Le 23 janvier 1907, dans leur note au corps diplomatique de Tanger, la France et l’Espagne offrent d’assurer les crédits nécessaires pour la police de Tanger, en attendant que la Banque d’Etat puisse fournir les fonds destinés à cet objet. Le 25 août 1907, les délégués chérifiens s’adressent à la Banque d’Etat « qui ne paraît pas pouvoir donner suite à cette démarche, puis à l’agence de la Compagnie Algérienne à Tanger. « A ma demande, écrit M. de Saint-Aulaire, notre représentant, le directeur de cet établissement remet aujourd’hui même à El-Guebbas un acompte de 20 000 francs à valoir sur une avance totale de 100 000 francs destinée à l’entretien des troupes. » Pour avoir les 80 000 francs formant le solde de cette somme, il faut une dépêche de notre ministre des Affaires étrangères, M. Pichon, et la « garantie personnelle » des délégués chérifiens. En exerçant une pression sur la Banque d’Etat, on obtient pour le Makhzen une avance de 1 million « en deux termes, savoir : 500 000 francs à Fez pour les préparatifs de départ (du Sultan) et 500 000 francs pour les dépenses de la Cour et l’action à exercer sur les tribus. »

Quand on alloue, d’ailleurs, de plus fortes sommes, elles fondent rapidement sans laisser de traces : ainsi M. Gaillard, notre consul à Fez, signale « la misère dans laquelle se trouvent à Fez les petits fonctionnaires et les soldats qui n’ont pas été payés depuis plusieurs semaines. Les 2 millions que le Sultan avait mis, le mois dernier, à la disposition du cheik El Tazzi, afin de pourvoir aux besoins les plus pressans du Makhzen, sont dépensés, et la détresse financière est extrême. » On sait que, tout récemment, le gouvernement français a obtenu que l’une ou plusieurs de nos banques avançassent au Makhzen une somme de 1 500 000 francs à 2 millions. On connaît aussi le mécompte qu’éprouva le Sultan dans le prêt qu’il sollicitait en Europe sur le gage de ses diamans et bijoux dont la valeur fut estimée par les prêteurs éventuels fort au-dessous de celle qu’il leur attribuait.

Cette pénurie du Makhzen ne se comprend que trop, et elle n’est pas près de disparaître. Dans l’état d’anarchie présente où le pays est tiraillé par quatre compétiteurs, le sultan Abd-El-Azis, le sultan prétendant, Mouley-Hafid, le rogui et Raïssouli, l’impôt intérieur ne rentre pas ; les tribus un peu fortes profitent de cette division du pouvoir et de son affaiblissement pour ne rien payer. Le plus clair des revenus, c’était celui des douanes ; mais il est pour longtemps hypothéqué à la dette contractée depuis 1904, ou bien il est affecté aux frais de la police des ports.

La dette publique du Maroc est relativement assez considérable : on trouve d’abord l’emprunt français de 62 millions de francs émis en 1904 et formellement gagé par les douanes ; puis, un emprunt mi-allemand, mi-français, d’une douzaine de millions, ensemble 74 millions en chiffres ronds exigeant pour l’intérêt et l’amortissement environ 4 millions. Il est prévu que le corps de police des ports, dont l’entretien doit être pourvu par les recettes des douanes, coûtera 2 millions et demi de pesetas, soit environ 2 millions un quart de francs, en supposant que l’effectif de ce corps de police n’excède pas 2 500 hommes ; mais, s’il doit être porté à 3 800, comme c’est probable, la dépense approchera de 4 millions de francs. Voilà, pour le service de la dette actuelle et pour la police, une charge de près de 8 millions de francs à laquelle les douanes devront pourvoir. On a engagé des travaux divers pour une vingtaine de millions, dont 5 millions de marks (6 millions un quart (de francs) pour le seul port de Larache concédé aux Allemands ; il est probable que les recettes à provenir des droits de quai ou de tonnage seront loin de faire face au service des sommes consacrées à ces œuvres et qu’une annuité de 500 000 francs au moins viendra encore de ce chef peser sur la caisse des douanes. La Banque d’Etat, aux termes de l’article 55 de l’Acte d’Algésiras doit avoir déjà avancé à l’Etat le plein de ce qu’elle est autorisée à lui prêter, soit une dizaine de millions de francs, ou les deux tiers de son propre capital, et cette avance porte intérêt à 7 p. 100. Il faut tenir compte aussi des indemnités de Casablanca qui restent à régler. On voit qu’il s’en faudra de peu que la caisse des douanes ait à servir, pour tous ces articles, une dizaine de millions par an.

Il est difficile d’évaluer les recettes régulières de cette caisse des douanes. Le relevé le plus élevé qui ait été fourni du commerce marocain en porte le chiffre à 2 740 000 livres sterling (69 millions de francs) à l’importation et à 1 690 000 livres sterling (42 millions de francs) à l’exportation[7]. En frappant d’un droit moyen de 15 p. 100 l’importation, on obtient 10 millions et demi environ de droits et en grevant l’exportation de 5 p. 100, on peut y ajouter 2 millions, en tout 12 millions et demi, frais de perception non déduits ; si l’on défalque ceux-ci, on voit qu’il reste bien peu de chose disponible après les 9 millions et demi à 10 millions de dépenses privilégiées que nous avons énumérées et qui sont hypothéquées sur la caisse des douanes. Dans ces taux de 15 et de 5 p. 100 à l’importation et à l’exportation, nous comprenons la taxe exceptionnelle de 2 1/2 p. 100 qui a été autorisée par l’Acte d’Algésiras pour doter les travaux publics.

Ainsi, le Sultan se trouve quasi complètement dépourvu de ressources ; il en est toujours. ainsi quand on introduit le crédit européen dans un pays barbare. On rendra la situation plus lamentable encore si l’on augmente les prêts. Il est toujours question, cependant, de nouveaux prêts à faire au Sultan. Le Livre Jaune fait connaître que, en septembre 1906, l’ambassade d’Allemagne insistait vivement pour que les banques françaises se missent d’accord avec la maison Mendelsohn pour faire au Makhzen une avance de 10 millions ; il paraît résulter, il est vrai, du texte que cette avance aurait eu surtout pour objet de rembourser des créances antérieures de cette maison allemande.

On parle d’un grand emprunt, les uns disent de 100 millions, d’autres vont jusqu’à 150, qu’il serait utile, sinon nécessaire, de faire au Sultan pour dégager complètement sa situation, assurer son autorité et lui permettre de remettre le pays en état. La vraisemblance est que ces 100 ou 150 millions seraient, pour la plus grande partie, gaspillés sans laisser de traces, comme l’ont été les 62 millions de l’Emprunt français de 1904 et toutes les sommes postérieurement prêtées au Maroc. Le Sultan, un an ou deux après cette opération, serait plongé dans une détresse pire que celle d’aujourd’hui. Puis, comment se procurerait-on cette somme et sur quoi la gagerait-on ? On dit que, après l’annuité pour le service privilégié de l’Emprunt français de 1904, il resterait encore libre 40 p. 100 environ du produit des douanes ; mais, il faut aussi que les encaissemens des douanes pourvoient aux 2 millions et demi de francs que coûtera, d’après la convention d’Algésiras, sinon même aux 3 millions et demi, évaluation plus réelle, l’entretien de la police des ports. Puis, si l’on prélève, pour une dette toujours croissante, la totalité des recettes des douanes, c’est-à-dire la seule branche certaine des ressources de l’Empire, comment le Makhzen pourra-t-il vivre ? On a parlé d’établir le monopole du tabac et de gager sur ce monopole l’emprunt de 100 ou 150 millions. L’impôt sur le tabac, remanié récemment en Algérie, y produit 5 à 6 millions. Mais comment espérer un rendement pareil dans un pays aussi désorganisé que le Maroc ? Dira-t-on que la France pourrait donner sa garantie à cet emprunt éventuel de 100 ou 150 millions ? Ce serait d’abord charger certainement et lourdement le contribuable français ; puis, il faudrait suivre et contrôler l’emploi de cet emprunt, ce qui supposerait la mainmise préalable de la France sur le pays. Alléguera-t-on comme précédent la garantie donnée par la France à la ligne ferrée de la Medjerda en Tunisie plusieurs années avant l’occupation française et alors que cette contrée jouissait d’une complète indépendance ? Mais, en Tunisie, nous étions certains que la ligne ferrée garantie par nous aurait un personnel et un matériel français, une direction française ; qui nous répond que les 100 millions de l’Emprunt marocain éventuel, garanti par la France, ne serviraient pas à payer des entreprises faites par des Européens de nationalité non française, par nos rivaux en Europe et au Maroc ? A aucun point de vue, un emprunt relativement énorme de 100 millions ou davantage ne paraît donc à conseiller. Si l’on jugeait indispensable de procurer au Sultan des ressources exceptionnelles nouvelles, — et il serait nécessaire à ce sujet d’avoir l’assentiment des puissances signataires de la Conférence d’Algésiras, — il ne faudrait pas lui avancer plus d’une vingtaine de millions en dix-huit mois ou deux ans, par exemple, et il conviendrait, pour trouver l’intérêt et l’amortissement de cette somme, de relever d’un dixième ou d’un huitième l’ensemble de tous les droits de douane.

On ne doit pas oublier que la France va avoir aussi des répétitions à exercer contre le Sultan du chef des opérations militaires qu’elle a été obligée de faire à Casablanca et sur la frontière algérienne ; il est difficile d’estimer à moins d’une vingtaine de millions l’ensemble de ces répétitions du gouvernement français. Il doit en établir le compte et le faire accepter par le Sultan ; il peut être opportun, de sa part, de ne pas en exiger immédiatement l’intérêt, d’ajourner à cinq ans par exemple le paiement annuel de cet intérêt ; mais il serait impolitique de laisser périmer cette légitime créance.


V

La situation que nous avons actuellement au Maroc peut se résumer ainsi : nous ne tenons pas le Maroc, c’est le Maroc qui nous tient. Tous nos efforts doivent tendre à nous en dégager. L’application des clauses de la Conférence d’Algésiras nous suffit.

Nous n’avons pas à nous immiscer dans les affaires intérieures du Maroc. C’est une imprudence que de prendre parti pour tel ou tel des compétiteurs au pouvoir ; naturellement, nous devons considérer le Sultan, aussi longtemps qu’il n’est pas renversé, comme le souverain du pays ; mais nous n’avons pas à le prendre sous notre protection effective, à nous faire son champion. Une intervention dans les querelles marocaines peut nous entraîner loin et risque d’avoir de mauvais effets.

Il a été amplement démontré, dans les développements qui précèdent, que la prise de possession du Maroc par la France, sous une forme ou sous une autre, entraînerait des sacrifices incommensurables, qu’elle affaiblirait nécessairement notre situation sur le continent européen, qu’elle refroidirait nos rapports avec l’Espagne, notre alliée traditionnelle, naturelle et nécessaire ; qu’enfin, bien loin de consolider notre Empire africain, elle le rendrait plus fragile et y introduirait des germes de dissolution. C’est bien assez pour nous d’avoir 6 millions de sujets musulmans, qui, par l’accroissement naturel de la population, deviendront 8 millions dans trente ans ; il y aurait un grand péril à doubler ce nombre.

On allègue qu’un Maroc anarchique est un mauvais voisin. A certains écarts, l’anarchie marocaine a, en effet, pour nous des inconvéniens ; elle gêne le développement de notre commerce ; elle rend plus fréquens des incidens fâcheux sur notre frontière. Mais ces inconvéniens n’ont qu’une secondaire importance auprès des énormes sacrifices et des responsabilités indéfinies que nous imposeraient l’occupation et la mise en tutelle par nous du Maroc. Les événemens même récens démontrent que, si l’on s’en remet aux autorités algériennes compétentes, les incursions des Marocains sur notre territoire peuvent aisément, à peu de frais, être prévenues ou contenues. Le gouverneur de l’Algérie, M. Jonnart, et le commandant militaire de la province d’Oran, le général Lyautey, deux excellens agens, chacun en sa sphère, si on ne leur eût pas enlevé, en cette circonstance, les pouvoirs qui leur étaient naturellement dévolus, eussent maintenu le calme sur la frontière algérienne. Actuellement, on impose aux Beni-Snassen un châtiment mérité ; des actes énergiques et légitimes de répression assureront la paix dans toute cette zone.

Si l’anarchie marocaine a pour nous quelques inconvéniens, est-on sûr qu’un Empire marocain bien ordonné et florissant ne pourrait pas, au point de vue politique, avoir, pour notre possession tranquille de l’Algérie et de la Tunisie, des périls d’une autre sorte ? Le supposé prospère Empire marocain exercerait une attraction sur toutes les populations arabes et kabyles de notre territoire ; il aurait une force de rayonnement, dont ne peut jouir l’Empire délabré du Chérif. Avons-nous un si manifeste intérêt à imposer par la force la civilisation matérielle et morale au Maroc ? Un Maroc rajeuni et modernisé pourrait jouer dans l’Afrique du Nord le rôle qui a si bien réussi au Piémont en Italie. Faut-il que les Européens renouvellent dans le Nord de l’Afrique la faute qu’ils ont manifestement commise en Asie ? Quand, voilà soixante ans environ, une escadre américaine força le Japon à s’ouvrir aux Occidentaux, les Etats-Unis ne pensaient sans doute pas qu’un jour ils se demanderaient si les flottes japonaises n’allaient pas attaquer leur propre territoire et prendre leurs colonies. Laissons les peuples, surtout les peuples vigoureux, vivre de leur vie. S’ils ne veulent pas de chemins de fer, n’allons pas les contraindre à nous en laisser construire sur leur territoire ; un demi-siècle après, nous pourrions amèrement le regretter.

La France possède un magnifique Empire en Afrique. A vrai dire, le lot africain français, si l’on met à part l’Egypte, est de beaucoup le plus beau lot de cette partie du monde. Sachons nous en contenter et le bien exploiter ; il suffit à toutes nos facultés colonisatrices qui, étant donné surtout la stagnation de notre population, sont loin d’être indéfinies. Nos officiers, aidés de quelques savans civils, font une œuvre merveilleuse d’exploration dans ces immenses territoires, injustement dédaignés, qui séparent l’Algérie et la Tunisie du Soudan. Sachons unir notre Empire africain, en faire un tout, joindre l’Afrique Intérieure à l’Afrique du Nord. Nous avons là une œuvre superbe à accomplir. Ne dispersons pas nos forces et nos ressources ; la colonisation française a devant elle, sur le continent africain, un champ immense qui absorbera toute son activité pendant tout le cours de ce siècle, et plus encore. Sachons nous borner, possédant déjà des immensités. La dispersion ne peut qu’être une cause d’affaiblissement aujourd’hui et peut-être, demain, de désagrégation.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Ismaël Hamet, officier-interprète principal à l’État-major de l’armée, les Musulmans français du nord de l’Afrique, Armand Colin, 1906.
  2. Ismaël Hamet, op. cit., p. 106 et 107.
  3. Ismaël Hamet, op. cit., p. 115 et 119.
  4. On peut se reporter sur ce point, soit à notre ouvrage : l’Algérie et la Tunisie, 2e édition, soit à notre Colonisation chez les peuples modernes, 6e édition.
  5. Statistique générale de l’Algérie pour l’année 1887, pour les années 1897, 1898 et 1899, page 220 pour l’année 1904, page 232.
  6. Rapport au président de la République sur la situation de la Tunisie. — Statistique générale de la Tunisie en 1906, Tunis, 1907, p. 56.
  7. The Staterman’s Yearbook, 1907, page 1222.