La France dans l’Afrique du nord - Indigènes et Colons

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La France dans l’Afrique du nord - Indigènes et Colons
Revue des Deux Mondes5e période, tome 33 (p. 45-83).
LA FRANCE DANS L’AFRIQUE DU NORD

INDIGÈNES ET COLONS

Les yeux du monde civilisé sont plus particulièrement fixés depuis un an sur l’Afrique du Nord, sur la mission que la France remplit en cette vaste région, sur les extensions ou les complémens que cette mission pourrait comporter. En trois quarts de siècle pour l’une, en un quart de siècle pour l’autre, deux contrées barbares ou primitives, — naguère régences turques et longtemps repaires de pirates, — ont été profondément transformées par l’action persévérante, pénétrante et, en définitive, heureuse, de la France. Le monde civilisé tout entier a retiré de cette transformation rapide un bénéfice considérable.

L’heure est opportune pour mesurer ces changemens économiques et sociaux qui, après onze ou douze cents ans, ont rendu la vie et l’essor à ces pays subitement arrachés vers le VIIIe siècle à la civilisation générale, tombés et maintenus depuis lors dans la nuit et le chaos, d’où la main de la France vient de les conduire à l’ordre et à la lumière.


I

Quand, en 1830, la France prit possession d’Alger, le pays était sous la domination d’un dey, élu par une milice turque. Les frères Barberousse, aventuriers et corsaires hardis et heureux, originaires de Mételin, s’y étaient établis au début du XVIe siècle, en se plaçant sous la suzeraineté de la Porte-Ottomane. Depuis lors, malgré de nombreuses vicissitudes de forme, le gouvernement, sinon de la Turquie, du moins des Turcs, s’y était maintenu pendant trois siècles.

On calcule que 12 000 à 15 000 soldats turcs, aidés de 5 000 à 6 000 Coulouglis, issus de Turcs et de femmes indigènes, composaient la force gouvernementale.

Le dey et la milice dont il était le représentant et le chef ne détenaient et n’administraient surtout qu’une minime fraction de la contrée, une part du Tell et pas même tout le littoral. On trouve, dans un intéressant ouvrage qui vient de paraître, publié par un officier indigène algérien, une carte de l’Algérie sous le régime turc[1]. La domination du dey ne paraît avoir été solidement établie que dans des districts assez étendus aux environs d’Alger, d’Oran et de Constantine, ainsi que dans les principales villes côtières ; près de la moitié du littoral même lui échappait, tous les massifs montagneux et la plus grande partie des hauts plateaux. On n’estime qu’à 6 ou 700 000 âmes la population qui était soumise au dey ou aux trois beys, ses subordonnés : celui de Titeri, ayant pour centre Médéa, et ceux d’Oran et de Constantine.

Ces territoires effectivement soumis aux Turcs n’avaient aucune continuité ; ils formaient des fragmens épars, séparés les uns des autres par des groupes indépendans et surtout par de vastes zones incultes et désertes que la politique turque, cherchant à empêcher toute union, toute association, même toute relation entre les tribus, s’efforçait de maintenir à l’état de solitudes. En dehors des villes et de leur banlieue, régnait l’insécurité. Les impôts, chez les tribus qui y étaient astreintes, n’étaient recouvrés que par l’envoi de colonnes militaires ou mahallas. Les soldats turcs, ioldachs, servaient un an en garnison, étaient libres et chômaient l’année suivante, puis, la troisième année, formaient la mahalla, colonne qui effectuait la perception de l’impôt et la relève des garnisons.

Sauf que le dey n’avait pas un caractère religieux et que la milice turque était plus solide que les bandes du chérif de Fez, on voit que le régime de l’Algérie avant l’entrée des Français ne différait guère du régime actuel du Maroc : on trouve, dans l’un et l’autre cas, les tribus makhzen et les tribus indépendantes, les mahallas ou colonnes militaires chargées du recouvrement des taxes et du maintien de l’autorité du souverain.

Les revenus du dey, depuis l’affaiblissement ou la disparition de la course, étaient des plus modiques, par suite de l’improductivité du pays et de l’impuissance de l’organisme gouvernemental, non faute de rapacité. On les estime à 3 millions de francs environ. Le dey, fréquemment à court d’argent, empruntait aux juifs et tour à tour reniait et accroissait ses dettes. Les quelques très rares travaux publics, maintien des ports pour la course et entretien du relèvement des fortifications, se faisaient par corvée.

Le commerce, importation et exportation réunies, s’évaluait à 7 ou 8 millions de francs. Quelques rares Européens, en dehors des captifs, des renégats ou de leurs descendans, se rencontraient dans quelques villes de la côte, outre Alger : la Calle, Bône, Philippeville, Collo, Djijelli, Bougie, Mostaganem et Oran, la plupart Italiens : nul ne s’aventurait à l’intérieur. La grande industrie nationale du pays, la course ou piraterie, avait dû céder devant le développement des flottes européennes : le grand commerce national terrestre, celui des esclaves, persistait encore, atteint, cependant, lui-même par la difficulté d’exportation.

Telle était la situation de l’Algérie quand les Français y descendirent en juin 1830. L’organisme gouvernemental fut immédiatement brisé : le dey, les beys, sauf celui de Constantine qui ne tomba qu’en 1837, la milice turque furent expulsés et quittèrent le pays. Il ne resta aucun élément d’administration. On s’efforça, avec beaucoup de tâtonnemens et en essuyant des séries de mécomptes, d’en refaire une. Ce n’est pas le lieu de narrer ces lents et laborieux débuts de notre établissement en Algérie : les phases successives de la conquête ont été brillamment décrites ici même[2]. Cette conquête ne fut terminée qu’en décembre 1847, par la reddition d’Abd-el-Kader, ou plutôt en 1857 par la soumission de la Kabylie. Depuis lors, aucune résistance matérielle redoutable ne se fit plus sentir : les dernières insurrections sont celles de 1871 dans les provinces de Constantine et d’Alger, à la suite de nos défaites européennes, et celle de 1881, dans le Sud de la province d’Oran.

En ces trois quarts de siècle, depuis notre débarquement, et ce demi-siècle depuis la prise de possession totale, qu’avons-nous fait de ce pays ? L’œuvre était infiniment compliquée et malaisée : aucun organisme gouvernemental auquel on pût recourir ; une population indigène d’environ deux à deux millions un quart, toute primitive, belliqueuse, réfractaire aux idées européennes, séparée de nous par une religion hostile à tout compromis ; un régime de propriété collective qui mettait les terres hors du commerce et qui ne nous laissait disponibles que le domaine du dey, assez restreint, et les biens habous ou wakoufs, mainmorte religieuse ou charitable, dont nous nous emparâmes en nous chargeant des frais du culte et de l’assistance ; difficulté de recruter les colons, de les protéger et de leur offrir des lots de terre ; aucun ou presque aucun attrait minier, pendant près de cinquante ans ; inexpérience complète en cette nature de colonies, — les colonies mixtes, mi-partie de peuplement, mi-partie d’exploitation, — les plus difficiles de toutes à fonder et à conduire ; sans compter les difficultés provenant du relief tourmenté du sol et du climat ; tels étaient les obstacles qui s’opposaient et s’opposent, en partie encore, à notre action.

Nous n’avons pas à retracer ici les efforts, les erreurs, les repentirs, les redressemens, la persévérance fondamentale, qui ont caractérisé notre œuvre nord-africaine ; nous l’avons fait amplement ailleurs[3]. Pour bien les juger et apprécier également notre colonisation, il faut étudier les résultats, les faits acquis en cet espace de temps qui est bref dans la vie d’un peuple, à plus forte raison dans celle de l’humanité.


II

Le premier indice de la prospérité et de l’essor d’une colonie, c’est le développement de sa population. Les chiffres, sous ce rapport, en ce qui concerne l’Algérie, sont des plus satisfaisans. On vient de procéder, dans le courant de mars dernier, au recensement de la population algérienne, et l’on n’en connaîtra les résultats que dans quelques mois. Mais l’on peut y suppléer, en partie, par les relevés du recensement de 1901, et par les données annuelles de l’état civil et des entrées et sorties de voyageurs, faisant connaître le gain résultant de l’excédent des naissances sur les décès et de l’immigration sur l’émigration.

On a vu que l’on ne pouvait estimer à plus de deux millions ou deux millions un quart le nombre des habitans de l’Algérie, en 1830, sous le régime des deys. Le recensement de 1901 a constaté la présence dans notre colonie de 4 739 556 personnes de toute nationalité et de toute origine ; c’est sensiblement plus que le doublement. Aucun État de l’Europe occidentale ou centrale n’a offert un aussi considérable développement de la population dans cette même période. Prenons ceux qui sont les plus remarquables sous ce rapport, à savoir la Belgique et l’Allemagne. La Belgique comptait 4 076 513 habitans en 1830 : elle en a 6 985 000 en 1903 ; c’est un accroissement de 75 pour 100 en chiffres ronds. L’Allemagne, sur le territoire actuel de l’Empire, avait 29 520 000 habitans en 1830 ; elle en comptait 59 495 000 en 1904[4] ; c’est tout juste le doublement.

Ainsi, l’accroissement de la population en Algérie depuis 1830 l’emporte sensiblement sur l’accroissement de la population belge et même de la population allemande dans la même période. Or, chacun sait que si, grâce à l’essor de l’agriculture et de l’industrie, le développement de la population a été très accentué, dans les deux derniers tiers du XIXe siècle, chez les peuples civilisés, particulièrement chez ceux dont le sous-sol est très riche en houille, le pain de l’industrie moderne, il n’en est aucunement de même chez les peuples musulmans, où la population ne montre aucune force ascensionnelle.

De 1901, date du dernier recensement, à 1906, la population de toute origine en Algérie a dû s’accroître encore de 200 000 à 300 000 âmes, et elle doit toucher maintenant le chiffre de 5 millions. Dans la seule année 1903, l’excédent des naissances sur les décès a monté à 63 000 âmes, et le nombre des voyageurs entrant dans la colonie a dépassé de 10 000 celui des voyageurs en sortant, ce qui fait monter à 73 000 âmes le gain en population pour cette seule année. Il est vrai que, par suite de fâcheuses circonstances hygiéniques, l’année 1904 s’est montrée moins favorisée : à la suite d’un hiver très pluvieux, il s’est produit une grande recrudescence de paludisme ; la mortalité des Européens et plus encore celle des musulmans, particulièrement dans la province d’Oran, a dépassé de beaucoup la moyenne habituelle : néanmoins, l’excédent des naissances sur les décès y a encore atteint 20 000 âmes en chiffres ronds, mais les entrées et sorties des voyageurs ont fait ressortir une perte de 1 459. En réunissant les deux années 1903 et 1904, les plus récentes sur lesquelles nous ayons des renseignemens, l’une très favorisée, l’autre mauvaise, l’on a un gain total de plus de 90 000 âmes pour la population algérienne. Si, comme on peut le supposer, ces deux années peuvent être considérées comme fournissant des indications exactes sur l’ensemble de la période quinquennale, on ne risque pas de se tromper sensiblement en évaluant à 225 000 ou 230 000 âmes le gain total de cette période, ce qui porte la population de l’Algérie quasi exactement à 5 millions d’âmes, soit un accroissement de 120 à 150 pour 100 depuis la conquête.

En quelle proportion les deux principaux élémens de la population, les Européens et les indigènes, entrent-ils dans cet ensemble d’environ 5 millions d’habitans ? Les statistiques algériennes actuelles fixent à 641 900 le nombre des habitans dits européens ; mais on y comprend une soixantaine de mille Israélites indigènes naturalisés, de sorte que les habitans de véritable souche européenne n’étaient, en 1901, qu’au nombre de 580 000 environ : l’excédent des naissances sur les décès, toujours en laissant de côté les Israélites indigènes assimilés, varie entre 3 000 et 7 000 âmes annuellement ; l’immigration fournit un apport moyen analogue : on peut donc estimer que, à l’heure présente, l’élément européen pur est représenté en Algérie par 630 000 têtes environ. C’est l’équivalent de la population d’un important département de la France continentale : les. quatre cinquièmes de nos départemens ont, en effet, une population moindre que cet effectif des Algériens d’origine européenne. Comme autre point de comparaison, le nombre actuel des Algériens d’origine européenne (630 000) se rapproche de la population de toute l’île de Sardaigne il y a vingt ans (682 000 habitans en 1882). La population musulmane montant à 4 098 000 âmes d’après le recensement de 1901, et devant atteindre, à l’heure présente, 4 300 000 âmes, il résulte de ce rapprochement que les Européens sont en Algérie à la population musulmane indigène dans le rapport de 1 à 6 1/2 ou 7.

Que les gens impatiens et irréfléchis jugent ces résultats médiocres, cela est permis à leur ignorance ou à leur légèreté. Mais tout homme qui a suivi avec attention l’histoire de la colonisation chez tous les peuples, et qui connaît particulièrement les difficultés inhérentes aux colonies mixtes, déjà peuplées par une race assez avancée, occupant solidement le sol, doit porter un jugement très favorable sur un régime qui, en moins de trois quarts de siècle, ou même en un demi-siècle tout au plus d’occupation complète, a enraciné 630 000 Européens libres, en une terre où auparavant il ne se rencontrait que quelques milliers d’Européens à, l’état de captivité ou d’esclavage.

Sur ces 630 000 Européens, presque exactement la moitié est Française d’origine, les autres étant tous Espagnols à peu près ou Italiens, ou Maltais, c’est-à-dire appartenant à des groupes ethniques très rapprochés du nôtre par la langue, par les habitudes, par le caractère, par la tradition. S’il peut y avoir quelques difficultés de détail à cette juxtaposition de Français purs et d’Européens appartenant aux autres grandes branches de la race latine, il n’y a pas entre eux d’antagonisme fondamental, difficilement réductible ; et c’est tout ce que l’on peut demander en colonisation.

L’excellence de la situation démographique de l’Algérie et l’avenir des divers élémens de la colonie sont attestés par le taux de la natalité et de la mortalité : 3,21 pour 100 de natalité en 1903 chez les indigènes musulmans, et encore 3,14 en 1904, année défavorable, contre 1,85 de mortalité dans la première année et 2,76 dans la seconde, qui fut affectée exceptionnellement, à la suite de pluies exceptionnelles, d’une recrudescence de paludisme : 3,09 pour 100 et 3,04 pour 100 respectivement de natalité parmi les Européens, dans ces deux années 1903 et 1904, contre 1,88 et 2,37 de mortalité ; ces chiffres doivent subir de légères modifications, parce que les statistiques algériennes ont compris parmi les Européens les Israélites indigènes, élément particulièrement vivace, prolifique et doué de longévité ; mais, comme ils ne sont qu’une soixantaine de mille, le redressement à faire, en ce qui concerne la véritable population européenne, est peu sensible : la natalité y excède toujours sensiblement la mortalité, même dans le groupe des Français d’origine.

Le premier indice de la situation d’une colonie, celui qu’on peut tirer des mouvemens de la population, est donc favorable. Il témoigne que notre établissement en Algérie n’est pas précaire et que les perspectives en sont réconfortantes.

Les 630 000 Européens ne sont pas réunis dans les villes côtières ; la moitié au moins est dispersée sur toute la surface du pays et la population agricole européenne est évaluée, en 1901, à 201 000 âmes.

Le second indice, que l’on doit chercher dans le mouvement commercial, est, lui aussi, satisfaisant et encourageant. On a vu que, au temps de la domination turque, c’est-à-dire avant l’occupation française, le commerce de l’Algérie était évalué, importations et exportations réunies, à 7 ou 8 millions de francs. Il a presque centuplé sous la domination française : il approche en effet, de 640 millions de francs en 1904, dont 367 millions à l’importation et 272 millions à l’exportation. Il s’agit là du commerce spécial, c’est-à-dire de celui qui est absolument propre au pays, déduction faite du mouvement des entrepôts ou du transit. L’excédent des importations sur les exportations ne doit ni étonner, ni alarmer ; c’est le propre de toutes les colonies jeunes. L’année 1904 avait été, d’ailleurs, médiocrement prospère ; plusieurs des années antérieures, plus favorisées, fournissaient une exportation de 15 à 30 millions de francs plus considérable. Les exportations algériennes se composent surtout de produits agricoles auxquels s’ajoutent quelques matières minérales et végétales, notamment, en 1904, plus de 23 millions de produits minéraux, fer, zinc, plomb et phosphates, dont les quantités et la valeur paraissent appelées à doubler rapidement Des articles végétaux, rares en Europe, l’alfa et le crin végétal, pour plus de 9 millions ensemble, sont aussi à citer, comme des produits spéciaux de l’Algérie.

Nous ne voulons pas abuser des données numériques, et nous nous contentons de celles qui précèdent pour montrer quel essor la domination française, en un temps relativement court, a imprimé à cette vieille contrée de piraterie.

Nous nous proposons de rechercher surtout quel peut être l’avenir de nos possessions nord-africaines et quelle politique la France doit y suivre pour conserver à ces pays le développement le plus ample et le plus régulier.


III

La population indigène musulmane s’offre d’abord à notre examen. Dans l’ensemble, elle n’a pas souffert de la conquête et du régime français, puisque le nombre des indigènes musulmans a plus que doublé depuis 1830 et que, même dans les années les moins favorisées, comme 1904, les naissances y dépassent sensiblement les décès. Sans doute, il a pu être commis des fautes nombreuses, quelques-unes graves, d-ms le traitement des indigents d’Algérie. Mais la France leur a procuré certains biens inappréciables dont ils étaient privés : la sécurité, une exacte justice et une offre croissante de travail ; elle a fait des efforts aussi, surtout dans les derniers temps, pour répandre chez eux les principes de l’hygiène moderne et écarter d’eux les épidémies.

Un officier de notre armée algérienne, M. Ismaël Hamet, vient de publier un livre fort intéressant, que nous avons déjà cité : Les Musulmans français du Nord de l’Afrique. L’auteur s’y occupe du sort actuel et des destinées futures de ses coreligionnaires dans notre grande colonie. Ses observations n’ont rien de morose ; elles seraient plutôt empreintes de quelque excès d’optimisme. Deux opinions principales s’étaient formées autrefois au sujet des relations possibles entre les musulmans algériens et les colons : les uns espéraient, non seulement un rapprochement, mais une sorte de fusion, de ces deux élémens, de manière à constituer une nation nouvelle, dont l’homogénéité se constituerait graduellement, à l’image de la population africo-latine sous l’Empire romain ; la greffe française se développerait sur les racines berbères et arabes. D’autres soutiennent que l’antagonisme est irréductible entre nos sujets musulmans et les Européens, que l’opposition des conceptions fondamentales, peut-être aussi la lutte pour l’existence, ne cesserait pas de les maintenir, non seulement séparés, mais encore en état d’hostilité constante.

Entre ces deux opinions absolues s’en place une intermédiaire, qui est la nôtre. On ne peut espérer, suivant nous, obtenir la fusion des musulmans et des colons ; il y faudrait tout au moins des siècles et, quand on voit la persistance des haines de race entre les Irlandais et les Anglais, les Tchèques et les Allemands, il paraît chimérique de penser que l’on puisse, avant un grand nombre de générations, obtenir la fusion en Afrique de l’élément indigène musulman et de l’élément européen. Le temps incalculable qu’il faudrait pour y parvenir écarte cette éventualité du domaine de la politique pratique. Il n’en résulte pas qu’il faille se résigner à un état persistant de guerre latente entre les deux élémens qui forment la population algérienne : tous les efforts doivent tendre à effectuer entre eux un rapprochement, fonde sur la tolérance mutuelle, le sentiment des nécessités pratiques et aboutissant à une coopération efficace dans une œuvre économique commune. Cela suffit au développement de la colonisation. Plus tard, quand les griefs entre eux seront beaucoup plus lointains et que les préjugés et les préventions se seront atténués, on pourra peut-être arriver à une union, qui ne sera pas seulement extérieure et matérielle, qui ne reposera pas uniquement sur la tolérance et l’intérêt, qui prendra un caractère de cordialité ou d’intimité ; mais on ne peut regarder ce résultat comme prochain.

M. Ismaël Hamet espère, cependant, qu’il se réalisera, et il en donne les raisons. Il suit et décrit l’évolution de ses coreligionnaires au contact français : il l’étudie au point de vue agricole, au point de vue commercial et au point de vue intellectuel.

On allègue, avec grande exagération, que les indigènes musulmans méprisent tous nos arts et tous nos progrès, qu’ils restent enchaînés à leur routine traditionnelle. Cela n’est que partiellement vrai ; le khammès indigène ou fermier au cinquième de la récolte a, sans doute, peu d’ouverture d’esprit et peu de ressort. Mais les grandes sociétés financières européennes, possédant d’énormes domaines et qui veillent à leur productive exploitation, — la Société genevoise de Sétif et la Compagnie algérienne notamment, — témoignent dans tous leurs rapports que leurs métayers et fermiers indigènes améliorent peu à peu leurs cultures, recourent à des instrumens ou à des procédés qu’ignoraient leurs pères : la herse, la fumure. M. Ismaël Hamet, de son côté, multiplie les exemples de progrès agricoles parmi ses coreligionnaires algériens : ils cultivent aujourd’hui, dit-il, le blé tendre, le seigle, l’avoine, le millet, la pomme de terre, la mandarine et produisent du vin, toutes denrées qu’ils s’ignoraient avant l’arrivée des Français en Afrique. Les indigènes cultivent ainsi 26 000 hectares d’avoine, 5 000 de pommes de terre et plus de 13 000 de légumes divers ; ce sont encore là des étendues restreintes, mais elles prennent chaque jour plus d’extension. Ils perfectionnent leurs instrumens : dans le département d’Oran, il ressort d’un rapport adressé en 1903 par le préfet au gouverneur-général que, dans les trois dernières années, 6 235 indigènes ont, soit de leur initiative privée, soit avec le concours des sociétés indigènes de prévoyance, acheté 10 908 charrues françaises, par lesquelles ils remplacent l’antique et inefficace charrue arabe. Et ce n’est pas seulement dans la région du Tell, c’est sur les hauts plateaux et jusqu’à la lisière même du Sahara que s’effectue cette modification d’outillage chez les Arabes : on cite le cas notamment des cultivateurs indigènes du Djebel Amar, à 195 kilomètres au sud de Tiaret, qui possèdent près d’un millier de nos charrues. D’après les relevés administratifs, cette seule substitution de charrue augmente la production en moyenne chez les indigènes qui y recourent, de 1 quintal et demi de blé par hectare et de 3 quintaux d’orge, élevant la première de 5 et demi à 7 quintaux et la seconde de 8 à 11.

D’autres progrès s’ajoutent à celui-là dans la technique agricole de nos sujets musulmans ; ils dénotent, à la fois, de l’ouverture d’esprit et un certain degré d’aisance : un répartiteur des contributions diverses écrit : « Il y a vingt ans, aucun fellah (cultivateur indigène) ne possédait de voiture ; actuellement, dans le seul arrondissement d’Oran, il y en a près de quatre cents imposées : carrioles, breaks, charrettes, etc. »

M. Ismaël Hamet nomme un certain nombre de propriétaires musulmans, dans les trois provinces, qui se distinguent par leurs goûts d’amélioration et par l’étendue et la bonne direction de leurs cultures. Nombre d’entre eux ont des bâtimens ruraux à la mode européenne, de véritables fermes bâties en pierre et couvertes en tuile. Certains se conforment à nos assolemens, font des labours de printemps, si recommandés et dédaignés encore par beaucoup d’Européens. |Tel indigène, M. Kaddour Belkassem, caïd du douar Mina, exploite plus de 6 000 hectares de terres, sur lesquelles vivent 4 200 personnes (Européens et indigènes), « il possède tous les instrumens agricoles modernes, pratique toutes les cultures, a avec ses métayers et ses khammès (colons partiaires) des traités excessivement variés. Il n’a pas d’intendant ; il n’a jamais de procès. Il est vice-président du Syndicat des Eaux de la Mina et membre de la Chambre syndicale agricole. » Tel autre, M, Benaouda Hadj Abed, « exploite entre autres propriétés, à Relizane, une ferme dans laquelle plusieurs colons se sont ruinés, et où il fait de belles affaires ; » c’est un homme entreprenant qui, séduit par les incitations de délégués d’une association commerciale, s’est mis à planter un hectare et demi en coton, mais doit renoncer à cette culture parce que celui qui l’y a poussé ne lui en offre qu’un prix insuffisant. Un troisième grand personnage arabe, le bach-agha Si Eddine ben Hamza, de la célèbre famille maraboutique des Oulad Sidi Cheïkh, fait cultiver la pomme de terre sur ses domaines et en a vendu pour 24 000 francs en 1899 au poste militaire d’El Golea. Tel autre personnage de marque, Tekouk (Ahmed ould Cheïk Charef), chef des Senoussya, en Algérie, descendant d’un marabout vénéré vers l’an 1 200 de notre ère, cultive ses vastes domaines « d’après les méthodes les plus récentes au moyen d’un matériel agricole en tous points semblable à celui des cultivateurs européens les plus réputés de la région. Il a su s’attacher un chef de culture français. Il a fait ouvrir de nombreux chemins d’exploitation dans ses propriétés, planter de nombreux arbres fruitiers, capter et aménager une source importante jaillissant au milieu de ses terres. »

Nous arrêtons ici cette nomenclature qui, si nous la poursuivions, comme le fait avec une légitime complaisance M. Ismaël Hamet, ressemblerait à un palmarès de concours agricole. Ce n’est pas uniquement ni même principalement quelques riches propriétaires arabes qui, par goût de la nouveauté ou par intérêt, se prennent à imiter la technique agricole européenne : « ce sont assez souvent des gens sans origines, des cultivateurs intelligens qui, instruits par l’exemple de vrais colons, ont mis à profit les enseignemens du contact européen et ont su, par le travail et l’épargne, conquérir des terres, dont ils n’apprécient que mieux la valeur. »

Cette élévation du niveau agricole indigène n’est pas bornée à une seule province, celle d’Oran, généralement la plus avancée : on la retrouve dans les deux autres ; celle de Constantine, qui est la moins européanisée, en donne elle-même des exemples. Un interprète judiciaire à Jemmapes, M. Victor Mousson, tout en distinguant avec beaucoup de justesse l’assimilation morale des indigènes aux Européens et l’assimilation matérielle, écrit : « La région de Jemmapes, que je parcours depuis dix ans, offre, comme beaucoup d’autres, de nombreux exemples de cette assimilation (matérielle), et il existe ici des Arabes, plus ou moins favorisés par la fortune, qui, en présence des résultats obtenus par les colons européens, ont adopté leurs modes et instrumens de culture ; ils ont également fait construire des habitations relativement confortables et se sont même procuré des véhicules modernes pour voyager ou transporter leurs produits. Ces individus sont bien, sous ce rapport, des assimilés, mais il serait superflu de se donner la peine de démontrer que l’intérêt et le bien-être personnel ont seuls été le mobile de cette assimilation. » L’auteur veut dire qu’il n’en faut pas conclure à l’assimilation morale et que l’âme et la conscience musulmanes restent intactes ; il est, sur ce point, en contradiction avec M. Ismaël Hamet.

La Kabylie n’échappe pas, malgré l’obstacle de ses montagnes, à une certaine influence de la technique européenne, si ce n’est pour les labours, du moins pour les soins aux arbres fruitiers et l’amélioration de leur culture : olivier, figuier, caroubier. Il y a là une population éprise du sol : un adjoint administrateur de la province de Constantine écrit, peut-être avec quelque exagération : « Les neuf dixièmes des terres, séquestrées après 1871 et données à la colonisation de la vallée de la Soumman ont été rachetés par les Kabyles qui y mettent un point d’honneur et rachètent parfois au-dessus de la valeur réelle. »

Les témoignages qui précèdent ont une grande importance en ce qu’ils prouvent que l’esprit indigène, kabyle ou arabe, n’est nullement, comme on l’a si souvent répété, réfractaire à l’idée de progrès. Graduellement, nos arts et nos méthodes gagnent, dans le milieu musulman, les individus les mieux doués pour l’intelligence et la volonté. Il n’en faudrait pas inférer que la masse des 4 millions et demi environ de nos sujets indigènes soit actuellement pénétrée d’admiration pour nos moyens de production et en voie de renoncer à ses routines séculaires. L’évolution d’une race demande des séries de générations. Mais, de proche en proche, l’exemple se propage : chaque génération nouvelle a moins de préventions et plus d’ouverture d’esprit. Il paraît certain que, dans un quart de siècle et surtout dans un demi-siècle, si l’administration française sait y aider par une habile et persévérante persuasion, les modes de production agricole, chez nos sujets musulmans, se seront, en grande partie, heureusement transformés.

L’évolution qui, chez les indigènes, chez certaines couches du moins, commence à s’effectuer dans l’agriculture, M. Ismaël Hamet s’efforce d’établir qu’on la retrouve également dans le commerce et l’industrie. Que nos sujets musulmans fournissent la plus grande partie de la main-d’œuvre vulgaire aux ateliers européens, on ne peut guère le contester ; les statistiques officielles démontrent, ce que l’on méconnaît souvent, que nombre d’indigènes sont non seulement manœuvres ou ouvriers dans les industries européennes, mais qu’il s’en trouve un chiffre respectable qui sont contremaîtres. Sur 20 535 musulmans occupés aux industries de toute nature, en 1902, on compte 49 surveillans et 97 contremaîtres, dont 21 de ces derniers dans les fabriques de tissus, 11 dans la métallurgie et les ateliers mécaniques, 2 dans les produits chimiques et 1 dans les instrumens de précision. L’École d’apprentissage de Dellys forme des indigènes qui sont mécaniciens ou ajusteurs dans les Compagnies de chemins de fer et les usines électriques. L’esprit arabe, malgré l’oppression de sept ou huit siècles de barbarie, paraît ainsi susceptible de retrouver l’élasticité, l’ingéniosité et l’exactitude qui le caractérisaient dans les temps où l’Europe était elle-même presque barbare.

Ce n’est pas seulement comme subalternes, chargés de la surveillance et de la conduite de groupes d’ouvriers, que certains de nos sujets musulmans commencent à seconder efficacement la direction de nos industries. Il s’en trouve qui s’établissent à leur compte et exploitent des ateliers d’une certaine importance. En laissant de côté les petits métiers vulgaires, comme ceux de loueur de voitures, épicier, charcutier, tous les commerces d’alimentation, il est nombre d’indigènes qui ont des tanneries, des ateliers de charronnage, des manufactures de tabac, dans des proportions qui dépassent les cadres habituels de la petite industrie. Tel exploite à Oran une minoterie à vapeur actionnée par une machine de 35 chevaux et munie de trois paires de meules. Tel autre a été associé et gérant d’une grande quincaillerie à Tlemcen ; un autre encore dirige une quincaillerie à Oran ; un quatrième une tonnellerie importante dans la même ville ; un autre, à Alger, a une scierie mécanique et un atelier de forge ; le cadi d’Orléansville, qui a reçu toutes les décorations françaises, commandeur de la Légion d’honneur, officier d’Académie et du Mérite agricole, possède un moulin à pétrole ; on en cite un qui, dans la banlieue de Blida, fait marcher une tannerie et un moulin à huile avec une machine à vapeur dont il est le mécanicien.

Il en est de même en certaines parties reculées de la province de Constantine. « L’industrie de la région, écrit d’Akbou un correspondant, est l’huile. Outre le kabyb primitif qui fonctionne toujours, un certain nombre d’indigènes usiniers ont un matériel français plus ou moins perfectionné, avec chutes d’eau ou locomobiles comme force motrice. Les nouvelles usines sont nombreuses. » Et il cite une demi-douzaine de ces usiniers indigènes : l’un d’eux avec une mention spéciale : « matériel le plus perfectionné qui existe, système Coq, presses hydrauliques, cuves à décanter, réservoir, le tout luxueux et supérieur même à ce qui se voit dans le Midi de la France. Force motrice, chute d’eau qui actionne les presses, les tournans, les pompes à huile. Pendant trois ou quatre mois, outre les femmes et les enfants qui ramassent les olives et en font une sélection, une trentaine d’ouvriers sont employés dans l’usine même. Nombreux prix et médailles aux expositions agricoles. »

Les indigènes musulmans sont nombreux dans le commerce en gros et en demi-gros des céréales, des bestiaux, des laines, des fruits, des primeurs, du tabac ; plusieurs sont entrepreneurs de maçonnerie en grand, certains sont représentans de commerce ; tel possède une automobile ; tel est membre de la Chambre de commerce d’Alger. Un interprète à Blida écrit : « Dans la branche commerce, nombreux sont les indigènes qui se sont assimile nos mœurs commerciales. Leurs maisons fonctionnent à l’instar des nôtres ; une comptabilité régulière, dans les formes exigées par la loi, est tenue par des comptables européens ; enfin le chiffre d’affaires, importations et exportations, traitées par certaines maisons, s’élève à des sommes importantes. »

On ne peut douter que, depuis une dizaine d’années surtout, il tende ainsi à se constituer une sorte de classe moyenne indigène, émergeant peu à peu du milieu populaire ; elle est encore rare et dispersée, presque sporadique ; mais les vieilles aptitudes arabes pour le commerce et l’industrie, notamment pour les industries de précision, paraissent en train de se réveiller ; l’exemple propagera ce réveil ; c’est en progression géométrique que paraissent devoir s’accroître le nombre et l’importance des industriels et des commerçans musulmans.

M. Ismaël Hamet, qui appartient à la classe lettrée, est trop imprégné de la culture française pour ne pas souhaiter à ses coreligionnaires l’ascension dans un autre domaine, celui des lettres, des sciences et des arts. Il témoigne peu de tendresse pour la langue arabe ; il en témoigne une très grande, au contraire, pour notre langue ; il juge que, hors du monde savant, l’étude de la première ne peut guère porter de fruits ; peut-être, sans doute même, à un degré ultérieur de leur évolution, les principaux de nos sujets musulmans auront une conception différente. Il voudrait la multiplication des écoles françaises en pays indigène : cette question est, on le sait, très controversée. Nous inclinons, pourvu que l’on se garde de tout abus, à l’opinion de M. Ismaël Hamet, du moins dans les villes et dans le Tell.

La classe intellectuelle, au sens européen du mot, parmi les indigènes, est surtout constituée actuellement par les interprètes et les officiers musulmans. M. Ismaël Hamet en cite un grand nombre avec leurs états de service. On peut y joindre, mais en petit nombre, quelques magistrats indigènes. Nous avons fait remarquer ailleurs que, malgré une prime qui leur est accordée, très peu de cadis connaissent la langue française[5]. Notre auteur ne parle pas du clergé musulman. Les interprètes sont de deux catégories : les interprètes de l’armée et les interprètes judiciaires ; la carrière de ceux-ci s’est beaucoup élargie. Certains se livrent à des travaux d’ordre linguistique ou même juridique, plus rarement d’ordre historique.

Un autre élément de la classe intellectuelle indigène est formé des membres de l’enseignement. Quoique notre politique à l’endroit de l’instruction des indigènes et de l’expansion de notre langue parmi eux ait beaucoup varié et qu’elle manque encore de cohésion et d’esprit de suite, on compte un nombre assez notable de professeurs et d’instituteurs musulmans qui sont quelque peu frottés de notions européennes. On en rencontre dans les écoles primaires des villes ou de leur banlieue, parfois dans les médersas, sortes de collèges ou séminaires arabes, dans les écoles normales, dans l’enseignement moderne, dans quelques écoles techniques ou commerciales et même parfois, en qualité de répétiteurs ou de maîtres de conférences, à l’École supérieure des Lettres d’Alger. M. Ismaël Hamet cite aussi une demi-douzaine de femmes indigènes qui sont institutrices à Alger et à Constantine.

Quelques musulmans, mais en nombre jusqu’ici assez restreint, se sont pourvus du diplôme de licencié en droit, se sont fait inscrire comme avocats à nos barreaux, ou occupent des places de commis dans des administrations françaises. La carrière accidentée et plutôt précaire du journalisme en a séduit aussi quelques-uns.

II semblerait que l’art médical et les professions qui s’y rattachent dussent exercer quelque attrait sur nos sujets musulmans. Nos écoles de médecine leur font bon accueil. M. Ismaël Hamet cite, parmi ses coreligionnaires, une dizaine de docteurs en médecine, quelques officiers de santé et quelques pharmaciens. Le nombre en est encore bien restreint : mais c’est à peine si l’on est à la troisième génération depuis la conquête et l’on ne devrait pas s’étonner si graduellement le recrutement des professions médicales parmi nos sujets musulmans devenait plus abondant.

L’armée française, dès les premiers jours de notre occupation, s’ouvrit aux Arabes et aux Kabyles : ils y sont nombreux dans les cadres inférieurs et moyens ; il en est parvenu, très exceptionnellement, jusqu’au grade de général. Leurs aptitudes guerrières et leurs goûts héréditaires font d’eux une matière militaire excellente. On trouve, parmi eux, un grand nombre de lieutenans et de capitaines, quelques commandans et un ou deux colonels.

Si l’on rassemble tous ceux de nos sujets musulmans qui se sont ainsi dégagés de la masse indigène primitive et qui, soit dans l’agriculture, soit plus encore dans le commerce et la moyenne industrie, soit dans l’enseignement, les administrations et les carrières libérales, soit dans les cadres de l’armée, se sont rapprochés de nous et ont reçu une relative européanisation, l’effectif, sans être encore très considérable, n’en est pas modique. On peut penser que chaque génération nouvelle le grossira dans des proportions de plus en plus notables.

Ainsi, la preuve est formellement fournie que la population arabe et kabyle d’Algérie a, en puissance, sinon encore en action, toutes les diverses aptitudes qu’exige le développement complet de la vie et de la société modernes, qu’elle n’est pas nécessairement liée à l’ancienne routine, qu’elle a le sens de l’amélioration et du progrès. Une véritable classe moyenne musulmane, distincte de l’ancienne aristocratie féodale, est en train de se former graduellement, sans doute, et lentement, mais en se renforçant chaque année.

C’est là un phénomène politique et social de la plus haute importance. On peut être assuré que, vers le milieu de ce siècle, l’effectif de cette classe moyenne indigène aura quintuplé, sinon décuplé, et que, par la pénétration de ses idées et de ses exemples dans les cadres inférieurs, la masse musulmane tout entière, du moins dans le Tell et autour des centres européens, aura subi d’assez grandes modifications, non seulement au point de vue de sa situation économique, mais même à celui de sa mentalité.

Doit-on en conclure, comme le fait M. Ismaël Hamet, qu’un travail d’assimilation sûr, sinon rapide, s’effectue entre l’élément indigène musulman et l’élément européen ? Notre auteur croit à l’absorption de ce dernier élément par le premier, à l’apparition d’une « race d’indigènes qui, à des degrés variables, seront plus ressemblans aux Européens que ne l’étaient leurs ancêtres et, en tout cas, français par mentalité. » S’il demandait des séries de siècles pour l’accomplissement de cette évolution, on pourrait peut-être soit souscrire à cette idée, soit tout au moins l’admettre comme une éventualité.

Il paraît, au contraire, excessif de supposer que, dans un temps qui ne soit pas excessivement éloigné, au cours du siècle actuel par exemple, une évolution de ce genre puisse s’accomplir. M. Ismaël Hamet parle des naturalisations et des mariages mixtes qui s’effectueraient dans cette nouvelle classe moyenne musulmane. Ces mariages mixtes, d’après les statistiques algériennes, d’ailleurs assez défectueuses, ne porteraient que sur quelques unités, pas même une dizaine, par année. Les naturalisations de musulmans algériens sont elles-mêmes très peu nombreuses : on n’en compte, en 1904, que 40, dont 15 de militaires. En fait, il ne se fait aucun mélange appréciable de sang entre les musulmans et les Européens.

M. Ismaël Hamet, pour amener une fusion que rien n’annonce jusqu’ici entre les deux élémens, paraît compter sur les progrès du scepticisme, l’élimination, qu’il pense assez rapide, des « préjugés surannés de race et de religion, » tant parmi les musulmans que parmi les Européens. Il cite, par exemple, tel indigène, ancien élève du collège arabe-français d’Alger, qui « doit à son instruction et à son intelligence une haute situation dans la franc-maçonnerie. » Des faits de cette nature, ne fussent-ils pas isolés, seraient peu concluans. On pourrait contester que le développement du scepticisme dans la population musulmane fût un bien. En tout cas, il n’apparaît pas comme prochain. Sans rappeler l’émeute et les massacres de Margueritte, dans un des districts les plus peuplés du Tell, il y a quatre ou cinq années, il est certain que les croyances religieuses, chez toutes les races et en tout pays, ont une vie beaucoup plus prolongée et plus intense que ne le croient la généralité des lettrés. La France en fournit, à l’heure présente, la preuve irréfragable. Après deux siècles de propagande universelle du scepticisme, souvent aidée par les pouvoirs publics, on a vu la population de nos campagnes, dans les provinces les plus diverses, s’émouvoir et quasi se soulever à l’idée qu’on allait lui prendre ses églises. C’est folie de s’imaginer que les musulmans vont prochainement renoncer à leur foi ou n’avoir plus pour elle que des sentimens languissans. Notre langue, nos arts et nos sciences, sont impuissans contre leurs traditions et leurs habitudes religieuses et n’entament pas l’âme musulmane. Même ceux que recouvre le vernis de notre civilisation apparaissent soudain comme des fidèles persistans et souvent ardens de l’Islam. Un incident qui vient de se produire à l’unis et qui y a surpris la colonie européenne est très instructif à ce sujet. Un jeune ingénieur français avait, par ignorance ou mégarde, mis le pied dans la cour de la principale mosquée de cette ville : il fut immédiatement entouré et violemment frappé à la tête par des indigènes : son principal agresseur était un Arabe encore jeune, parlant parfaitement français et fils d’un négociant des soukhs qui ne faisait guère d’affaires qu’avec les touristes européens.

M. Ismaël Hamet se fait donc des illusions quand il croit aux effets certains et, selon lui, bienfaisans de la propagation du scepticisme parmi les indigènes algériens. Un autre auteur récent sur notre Afrique, qui, lui, a le sens exact des choses religieuses, M. Bonet-Maury, émet un jugement beaucoup plus sûr, quand il écrit des musulmans instruits : « Ils sont capables d’adopter des innovations, mais à deux conditions : qu’elles leur soient utiles et qu’elles ne soient pas contraires aux dogmes fondamentaux de leur religion[6]. » Ce ne sont pas seulement les musulmans instruits, qui ont une faculté d’adaptation économique à nos méthodes de production, ce sont, parmi les indigènes, tous ceux qui ont l’intelligence un peu ouverte et une personnalité un peu forte. Leur nombre, qui n’est déjà pas négligeable, doit progressivement s’accroître avec rapidité.

Impuissante contre l’âme religieuse des musulmans, notre civilisation doit s’efforcer de gagner leur bonne volonté et d’attirer à notre œuvre économique leur concours indispensable. Il faut rendre à l’administration française cette justice qu’elle a, depuis une quinzaine d’années du moins, le sentiment de ce devoir. Après la guerre de 1870-71 et l’octroi aux colons d’une représentation au Parlement métropolitain, nos administrateurs furent trop enclins à oublier les indigènes et à sacrifier leurs intérêts aux intérêts et même aux préjugés des Européens. Depuis 1890 environ, un autre sentiment anime l’administration algérienne : les gouverneurs généraux, MM. Laferrière, Cambon, Révoil et Jonnart, se sont rendu compte de la nécessité de se concilier l’élément indigène, d’améliorer sa situation sociale, et de développer sa puissance économique. C’est ainsi que l’on s’est appliqué à propager les « Sociétés indigènes de prévoyance, de secours et de prêts mutuels, » à répandre et fortifier l’institution des a silos de réserve » pour mettre l’indigène à l’abri de la famine et lui permettre de continuer, en temps de disette, ses ensemencemens. Au 30 septembre 1903, on comptait en Algérie 157 de ces Sociétés indigènes de prévoyance, possédant un avoir de plus de 12 millions et demi de francs. Ces sociétés, outre leur but spécial de maintenir et d’étendre les « silos de réserve, » remplissent en partie pour nos sujets musulmans le rôle des syndicats agricoles chez nous. Elles sont les intermédiaires pour les achats d’instrumens et de matières premières et contribuent au progrès de l’outillage et des méthodes.

L’organisation de l’assistance médicale parmi les indigènes est, à la fois, l’un des moyens les plus efficaces d’améliorer la situation de nos sujets musulmans, et d’exercer sur eux une influence légitime. De tous les personnages européens avec lesquels il entre en contact, l’indigène apprécie surtout le médecin. M. Jonnart paraît bien comprendre l’importance non moins politique et sociale qu’économique de cette branche de service : il s’applique à la développer. On installe sur de nombreux points des infirmeries indigènes en se conformant, autant que possible, aux goûts et aux habitudes des musulmans : on recourt à des doctoresses qui tiennent des cliniques pour les femmes et les enfans arabes ; on institue des consultations gratuites dans les infirmeries, ainsi que sur les marchés et parmi les tribus ; on s’occupe particulièrement des vaccinations et revaccinations, des maladies des yeux, si fréquentes et si cruelles en Afrique. En 1903, on comptait ainsi 70 infirmeries indigènes disposant d’un millier de lits : ce ne peut être là qu’un commencement ; il faudrait que ces chiffres fussent au moins quintuplés. On devrait obliger les administrations des communes mixtes qui perçoivent sur les indigènes des impôts, dont ceux-ci ne retrouvent pas toujours ou ne voient pas la compensation, à entretenir un service médical efficace parmi leurs administrés musulmans. On a constaté que les notables indigènes ont souvent participé, par des dons, aux frais d’installation des infirmeries. La médecine, exercée par des doctoresses, pourra avoir accès près de la femme et dans la famille arabe ; il y a là une carrière pour nos féministes. Certains fléaux, comme le paludisme, qui, dans la seule province d’Oran, a causé une dizaine de milliers de décès au delà du chiffre normal dans l’année pluvieuse 1904, doivent attirer l’attention particulière de nos hygiénistes et de nos administrateurs. L’Assistance publique, dans ces milieux tout primitifs, doit être l’auxiliaire de l’hygiène : il existe des bureaux de bienfaisance musulmans : ils sont placés sous la surveillance de conseils composés de membres français et indigènes et présidés par les maires ; il convient de les répandre et de les rendre efficaces par l’octroi de ressources.

En remplissant, comme elle s’efforce depuis quelques années de le faire, cette œuvre multiple et bienfaisante, l’administration française aidera puissamment à l’essor de la colonie et contribuera à son repos. On ne peut se flatter de fondre, avant l’écoulement de toute une série de siècles du moins, en une population homogène, l’élément musulman et l’élément européen. Mais l’histoire et l’observation du monde actuel démontrent qu’un État peut comprendre des races différentes vivant côte à côte sans se mêler, et contribuant à une même œuvre économique ; on a ce spectacle, de nos jours, même en Europe et non pas seulement en Turquie : les rives de l’Adriatique, celles de la Baltique, les monts et les vallées de la Bohême et beaucoup d’autres contrées européennes contiennent ainsi des populations juxtaposées, qui travaillent ensemble, sans se confondre. Ce sera la destinée de notre France africaine. On peut espérer que l’élite, chaque jour grandissante, de la population musulmane, arrivée à l’aisance et à l’indépendance, sinon à la richesse, par une agriculture améliorée, par le commerce et l’industrie, même par certaines professions libérales, comprenant l’utilité de l’ordre et de la paix pour une œuvre économique en continuel développement, formera une couche nombreuse d’hommes pratiques qui, sans devoir renoncer à ses traditions et à ses croyances, assurera la stabilité de la colonie et y fera régner la concorde.


IV

Le second élément de la colonie, le plus faible par le nombre, mais celui qui sert de ferment, qui anime toute la masse, qui est l’initiateur de tous les progrès, c’est l’élément des colons. Nous serons plus bref en ce qui le concerne, parce que sa situation est mieux connue. Dès maintenant, il compte plus de 600 000 âmes. Il remplit les villes, ayant porté à 144 000 âmes, d’après le recensement de l’année courante, dont 32 000 indigènes seulement, la population municipale d’Alger ; il a poussé aussi de profondes racines dans les campagnes, où la population agricole européenne monte à 200 000 âmes, chiffre qui doit être accru de près de moitié par l’adjonction des artisans et autres Européens non cultivateurs qui vivent à la campagne.

Cet élément européen est maintenant très varié ; il s’est formé, dans son sein, en ces trois quarts de siècle, tous les degrés sociaux. Les chefs des grandes sociétés de crédit algériennes qui, après diverses épreuves, ont atteint aujourd’hui une solide prospérité, la Banque d’Algérie et la Compagnie Algérienne notamment, attestent que parmi les colons l’aisance, la large aisance est fréquente, et que l’opulence même commence à s’y rencontrer.

Nos colons ruraux souffrent, cependant, depuis quelques années d’un fléau, qui ne semble pas près de disparaître, et qui dissipe leurs plus belles espérances, la mévente des vins. Ils étaient accourus pendant la période du phylloxéra et avaient planté la vigne avec entrain ; les hauts prix du vin, jusqu’aux environs de 1900, les encouragèrent à l’extension de leur vignoble ; ils créèrent ainsi 160 000 hectares de vignes et arrivèrent à récolter 8 millions d’hectolitres de vin. C’était une production annuelle d’une valeur de 120 à 150 millions de francs d’après les prix d’antan ; aujourd’hui cette valeur a fléchi de moitié, sinon des deux tiers. On peut espérer que la crise ne demeurera pas toujours si aiguë ; mais il serait téméraire de compter qu’elle disparaîtra complètement. Nos colons d’Algérie, dont le marché local pour les vins est très restreint, doivent plutôt penser à réduire leur vignoble qu’à l’accroître : ils compromettraient l’avenir et se ruineraient sûrement en étendant leurs plantations. Pourra-t-on trouver des compensations à cette culture jadis fascinatrice ? Il n’en est pas d’unique et de certaine. Mais le maraîchage, le jardinage, l’arboriculture, pour les primeurs et les fruits, à destination non seulement de la France, mais de tous les riches pays du Nord, Angleterre, Belgique, Hollande, Allemagne, sont susceptibles d’un immense développement ; il s’agit, à l’imitation des Australiens, d’organiser, sur eau et sur terre, des moyens de transport rapides appropriés. La petite et la moyenne propriété européenne y trouveront largement leur compte. On a suggéré que l’on pourrait reprendre, en certains points, la culture du coton, qui séduisit les colons d’il y a cinquante ans et qui fut abandonnée, peut-être moins à cause des médiocres rendemens et de l’inexpérience culturale, que du fait des bas prix de la denrée : depuis quelque temps, on se trouve en présence de prix singulièrement relevés qui pourraient rendre plus profitable, dans les points de l’Algérie appropriés, la culture de cette plante textile.

Les productions traditionnelles, à savoir les céréales et le bétail, resteront sans doute, aussi bien pour les colons que pour les indigènes, la base principale et normale de l’agronomie algérienne. Elles sont en constant progrès. D’après des tableaux annexés au rapport présenté par M. de Solliers aux délégations financières algériennes sur le budget de 1906, la production annuelle moyenne de céréales est passée de 16 600 000 quintaux dans la période quinquennale 1890 94 à 20 034 000, soit 20 pour 100 d’augmentation, dans la période 1900-1904. Quant à l’élevage du bétail, moutons et bœufs, il est en continuel accroissement.

La culture de l’olivier, négligée en Algérie, tandis qu’elle est l’objet de soins vigilans, paraît susceptible de s’étendre. Il en est de même de celle des dattes, avec les forages de plus en plus nombreux que l’administration et les particuliers font avec succès jusque dans la région de l’Extrême Sud,

Les centres, créés par l’administration pour la colonisation européenne, s’écartent maintenant davantage de la mer et les lots y sont toujours chaudement disputés ; les terres domaniales que l’on met aux enchères trouvent facilement des amateurs à prix progressivement croissans.

Il n’est pas jusqu’aux forêts qui ne se reconstituent en Algérie et qui, après de nombreux mécomptes, n’arrivent à donner des résultats : le revenu annuel moyen des forêts domaniales était seulement, d’après le rapport précité de M. de Solliers, de 620 000 francs dans les années 1890 à 1894 ; il s’éleva à 1 319 000 francs dans la période 1895 à 1899, puis passa graduellement et rapidement à 1 861 000 francs en 1900, 2 423 000 francs en 1901, 2 503 000 en 1902, 3 334 000 en 1903 et arriva à 3 564 000 francs en 1904, dépassant alors de quelques centaines de mille francs les dépenses du même service, qui comprennent des travaux d’amélioration. C’est là un fait considérable, non seulement par ses conséquences directes, à savoir les recettes procurées au Trésor, mais surtout par ses conséquences indirectes, l’amélioration du climat et des cours d’eau.

De nouvelles et précieuses ressources vont contribuer au développement de l’Algérie. Elle tend à se classer parmi les contrées minières notables. Le charbon malheureusement y manque ; et, si l’on avait chance d’en découvrir, ce serait, semble-t-il, dans le Sahara. Les traces de pétrole que l’on a rencontrées dans la province d’Oran n’ont pas jusqu’ici conduit à la découverte de gisemens exploitables. En revanche, les mines de fer et les carrières de phosphates, quoique peut-être, celles-ci du moins, inférieures à celles de Tunisie, y sont de premier ordre ; celles de plomb et de zinc y ont aussi une grande importance ; on en trouve également de cuivre, mais jusqu’ici moins développées. En 1904, la Tunisie a exporté pour près de 6 millions de francs de fer, 8 millions de francs de zinc, 838 000 fr. de plomb, 689 000 fr. de cuivre et 7 millions et demi de fr. de phosphate. Les quantités ont augmenté depuis lors et les prix se sont notablement accrus ; c’était déjà, en 1904, une exportation de 22 millions de francs de minéraux. Il se pourrait qu’elle doublât assez rapidement.

Les mines ont, pour un pays neuf, une importance bien plus grande que celle que fait ressortir la simple valeur des produits. Elles ouvrent le pays ; elles fournissent un trafic rémunérateur aux voies ferrées et à la navigation ; elles ont une répercussion indirecte, puissante et bienfaisante, sur tout l’ensemble de la production. On ne peut douter maintenant que l’Algérie ne soit riche en mines diverses. Malheureusement, notre administration paraît trop assujettie aux vieilles méthodes métropolitaines : elle est trop méticuleuse et lente, jalouse aussi peut-être des succès particuliers. Elle manque de souplesse et de rapidité, mettant trop de lenteur à accorder les concessions ou à trancher les différends que celles-ci peuvent soulever : on en a la preuve dans les difficultés administratives ou judiciaires que rencontre la mise en exploitation, dans la province de Constantine, des gisemens de fer, qu’on dit exceptionnellement riches, de l’Ouenza, qui ont été découverts il y a trois ou quatre ans.

Un des rouages de l’organisation algérienne qui a attiré et, à certains points de vue, mérité le plus de critiques, ce sont les chemins de fer. On les a construits trop coûteusement, presque tous à voie large, au lieu de recourir à la voie d’un mètre, qui est la voie coloniale universelle, celle que les Anglais ont généralement adoptée, notamment dans toute l’Afrique du Sud, et que nous avons fini nous-mêmes par implanter dans nos colonies diverses et en Tunisie. On persiste en partie dans cette grave erreur, puisqu’on fait à large voie la ligne d’amorce dans la direction du Maroc. L’exemple éclatant de la Société des Phosphates de Gafsa témoigne qu’un chemin de fer à une seule voie d’un mètre peut transporter d’un. bout de la ligne à l’autre plus de 600 000 tonnes, et cette société compte même, avec ce simple instrument, écouler prochainement plus de 1 million de tonnes, La faute commise dans les chemins de fer algériens, par l’énormité de la dépense, a réduit l’étendue du réseau qui est presque stationnaire depuis une demi-douzaine d’années, ne s’augmentant que de quelques rares tronçons annuellement : il atteint aujourd’hui 3 200 kilomètres en nombre rond. On eût aisément construit, avec la même dépense, 4 200 ou 4 500 kilomètres, si l’on eût évite la faute que nous avons signalée.

Ayant été construit si coûteusement, ce réseau est loin de rémunérer les capitaux qui y ont été engagés. D’après une convention conclue entre la France et la colonie, la métropole verse à celle-ci, pour faire face aux insuffisances des voies ferrées, une annuité qui monte actuellement à près de 18 millions et qui, décroissant annuellement, mais lentement, sera encore de 14 900 000 francs en 1916, de 14 millions en 1924, de 7 millions en 1932, de 4 millions en 1938, enfin de 500 000 francs en 1945, et ne disparaîtra qu’en 1946. C’est une très lourde charge et bien prolongée. Cependant, le trafic des chemins de fer algériens s’accroît, depuis quelque temps, même avec rapidité. Après être restée stationnaire autour de 24 millions de francs de 1890 à 1897, la recette globale s’est élevée à 26 millions en 1898, 28 millions en 1899 et 1900, plus de 32 millions en 1902, 33 en 1903 et 34 millions et demi en 1904 : elle a augmenté encore de près de un million en 1905, malgré des récoltes défavorables. C’est un accroissement de plus de 50 pour 100 depuis 1897 pour un réseau dont l’étendue a peu varié : les transports miniers doivent fournir de nouvelles plus-values. Le régime des chemins de fer algériens, reposant, pour la garantie d’intérêts, sur des forfaits d’exploitation, a été l’objet de vives critiques, en partie exagérées. Le principal défaut de ces forfaits est qu’ils n’ont pas prévu le transport des matières pondéreuses, comme les produits miniers à très bas tarif : les Compagnies ne pouvant retenir pour leurs frais d’exploitation que 50 pour 100 du tarif, il en résulte qu’elles se ruineraient si elles accordaient les bas tarifs qui sont nécessaires à ces produits. Mais il est aisé de remédier à ce défaut, en retouchant d’un commun accord les conventions pour ces produits spéciaux et en portant la retenue des Compagnies, en ce qui concerne les frais d’exploitation, à 70 ou 80 pour 100 du tarif ; cela est d’une simplicité élémentaire ; c’est ce que vient de faire heureusement la Tunisie par une entente avec la Compagnie de Bône-Guelma ; c’est beaucoup plus rapide et plus sûr que la lente procédure et les aléas du rachat des lignes.

Le président de la Compagnie des chemins de fer de Paris-Lyon à la Méditerranée, laquelle exploite en Algérie les lignes ferrées les plus anciennes et les plus productives, celles d’Alger à Oran et de Constantine à Philippeville, a proposé, il y a quelques semaines, au gouvernement de l’Algérie, un projet très ingénieux et très pratique d’exploitation commune, sous le contrôle et avec la participation de la colonie, de toutes les voies ferrées algériennes. Il a obtenu, à ce sujet, l’adhésion des diverses compagnies existantes. Cette combinaison assurerait l’unité d’exploitation et des tarifs, la baisse de ceux-ci, l’extension du réseau algérien. Elle rendrait superflue la lente et incertaine procédure du rachat que l’on a envisagée pour l’une d’elles. Cette combinaison transformerait la situation de l’Algérie au point de vue des voies ferrées. Elle se recommande à l’approbation des pouvoirs publics.

Ce qui paraît manquer le plus à notre administration algérienne, c’est la rapidité des décisions, si nécessaire en colonisation : elle est encore trop garrottée dans les lisières, les traditions méticuleuses et soupçonneuses, les formules peu souples de l’administration métropolitaine.

Elle a accompli, cependant, quelques réformes sérieuses : on peut ranger au premier rang parmi celles-ci la constitution fort heureuse de l’Assemblée dénommée « les Délégations financières algériennes, » où siègent à la fois des colons et des indigènes. Ce corps n’a pas été encore envahi par le fléau politicien. Il statue sur le budget autonome de l’Algérie, créé en décembre 1900. La colonie s’est montrée digne de la confiance de la métropole ; elle exerce avec beaucoup de prudence jusqu’ici et de bonheur les droits financiers que la France lui a conférés. Elle a fait preuve d’un esprit d’ordre et d’économie qui a produit d’excellens fruits ; elle donnerait des leçons, sous ce rapport, à tous les pouvoirs publics métropolitains : parlement et gouvernement, conseils généraux et conseils municipaux. Il suffit de rappeler rapidement les résultats des budgets algériens pour les exercices écoulés. L’exercice 1901, le premier depuis la constitution du budget autonome, se règle par un excédent de recettes de 3 700 000 francs ; on constate 6 188 000 francs d’excédent pour l’exercice 1902 ; 9 244 000 d’excédent pour l’exercice 1903 ; 8 millions et demi environ pour l’exercice 1904 ; l’année 1905, quoique affectée par de mauvaises récoltes et la mévente des vins, présente aussi un excédent, dont le chiffre exact n’est pas encore connu. Le rapporteur habituel du budget aux délégations financières, M. de Solliers, fait preuve, comme cette assemblée même, de l’esprit le plus prévoyant et le plus pondéré. Il combat avec succès le reproche de « tempérament épicier, » qu’on a, dans notre parlement métropolitain, adressé avec beaucoup de légèreté à l’Assemblée algérienne. Cette modération et cette prudence assurent l’avenir de la colonie.

Son essor soutenu et ininterrompu paraît aujourd’hui garanti. Les deux élémens, celui des colons et celui des indigènes, se développent parallèlement et, s’ils ne se fondent. pas, ils se rapprochent et concourent à la même œuvre productive. Il est probable que les proportions numériques entre ces deux élémens se modifieront peu désormais. Autrefois on pouvait croire que, l’élément indigène restant stationnaire et l’élément européen s’accroissant par l’immigration, celui-ci arriverait un jour à se mettre presque au niveau numériquement de celui-là. On ne peut plus entretenir cette illusion, l’élément indigène étant en accroissement constant et l’immigration n’augmentant que de quelques milliers d’âmes chaque année l’élément européen. Aujourd’hui les 630 000 habitans environ d’origine européenne sont aux 4 200 000 indigènes musulmans dans le rapport de 1 à 6 et demi. Ce serait un très grand succès pour la colonisation européenne si le nombre des Européens arrivait jamais à être au nombre des indigènes dans le rapport de 1 à 6 : 850 000 Européens, par exemple, armée non comprise, vers 1930, à l’époque du centenaire de l’Algérie française, contre 5 100 000 indigènes. Il est possible qu’un jour il y ait en Algérie une sorte de saturation de l’élément européen : cela même est probable. Quand de nouvelles générations d’Arabes et de Kabyles auront accentué l’évolution que nous avons constatée avec M. Ismaël Hamet, quand un grand nombre d’entre eux se seront rendus plus familiers avec nos arts et nos métiers, qu’ils seront devenus non seulement d’habiles menuisiers, charpentiers, serruriers, forgerons, mais chauffeurs de locomotives, mécaniciens, ouvriers électriciens, la saturation de l’élément européen commencera à se faire sentir ; c’est l’affaire d’une ou tout au plus de deux générations ; et il est douteux qu’il y ait jamais place dans notre Algérie pour beaucoup plus de 1 million ou 1 200 000 âmes d’origine européenne.

Il faut envisager cette éventualité, différée sans doute, mais non très distante. Notre œuvre colonisatrice n’en serait aucunement compromise et ne perdrait rien de son mérite. La solidité du lien d’union entre la France et la colonie en serait même plutôt consolidée, les différences ethniques de la population algérienne ne permettant pas à la colonie de constituer une nation absolument autonome et de se passer de la protection, de la direction discrète et maternelle d’une grande puissance européenne. Le séparatisme ne peut se produire en Algérie, puisque la population européenne, toujours en faible minorité, ne pourrait maintenir ses avantages et même sa liberté sans l’appui d’une métropole puissante.

On ne doit pas s’alarmer des différences d’origine au sein des colons. Sur les 630 000 Européens en nombre rond, dont le recensement, qui vient de se faire, constatera sans doute la présence en Algérie, les deux tiers environ sont actuellement Français de nationalité, et la moitié sont Français d’origine. Que l’élément italien et maltais figure pour une cinquantaine de mille âmes et l’élément espagnol pour 200 000 dans ces chiffres, ce ne doit pas être motif à critique ou à inquiétude. C’est la force des choses, des conditions démographiques qui font que nos colonies sont en premier lieu des colonies françaises et en second lieu des colonies (latines ; les mœurs, les croyances et les idées des différens groupes latins ont tellement d’analogies et de tendances communes que la juxtaposition de ces groupes ne produit pas nécessairement la mésentente et qu’elle doit, à la longue, se traduire en une fusion. Combien de contrées de l’Europe centrale ont des populations bien plus bigarrées ! Il faut tenir compte aussi de la plasticité, de la réceptivité bien connue de l’élément français, de sa force assimilatrice qui, en tout temps et en tout lieu, s’est montrée remarquable.

Ces différences ethniques de la population algérienne, soit totale, soit d’origine européenne, devraient, toutefois, induire notre gouvernement à certaines précautions et à une politique pleine de prudence et de ménagemens. C’est folie d’importer, dans ce milieu si différent du nôtre, toutes les lois de la France continentale et d’y transporter nos passions politiques. La France a déjà commis une très grande faute, qui portera atteinte à son influence et à son prestige, en mettant en vigueur en Algérie la loi contre les congrégations. Elle aggravera considérablement cette faute, si elle y applique la loi métropolitaine sur la séparation des Églises et de l’État. C’est une coupable folie, de la part d’un peuple colonisateur, de se priver ainsi de puissans moyens d’influence, de choquer les consciences et les sentimens d’une notable partie de la population, notamment de l’élément étranger qu’il serait si important de gagner et de s’assimiler, de perdre aussi du crédit et du prestige auprès de l’élément indigène par une affectation de mépris officiel pour toutes les croyances religieuses. Car il éclate aux yeux de tous que, sous la formule de neutralité et d’abstention de l’État dans les questions religieuses, ce que l’on intronise en France et ce que l’on cherche à importer dans nos colonies d’Afrique, c’est l’athéisme officiel.


V

L’espace va nous manquer pour parler de la Tunisie. Cette nouvelle fille de la France, fille adoptive, par un statut nouveau, a été l’objet de beaucoup d’éloges, puis de critiques récentes auxquelles le parti pris n’était pas étranger. On l’avait, sans doute, comblée de trop de louanges, mais les reproches contenus dans un rapport législatif d’il y a deux ans, celui de M. Chautemps, sont beaucoup plus exagérés que ne pouvaient l’être les dithyrambes d’autrefois. Après quelques épreuves, qui ont un moment retardé, sans l’arrêter, son essor, la Tunisie donne de nouveau l’impression d’une contrée prospère et en voie ascensionnelle. Certaines circonstances spéciales, propres à sa constitution naturelle, l’ont grandement servie dans ces temps récens et lui ont rendu l’impulsion vive qui paraissait sur le point de lui manquer.

Dans les années qui suivirent l’occupation, de grands capitaux français s’y étaient portés avec entrain pour la création de vastes domaines agricoles. Puis, quelques déboires étant survenus, ce mouvement tendait à se ralentir. La découverte opportune de richesses minérales, notamment de phosphates, fournit un nouvel appât aux capitaux et de nouvelles ressources au pays. La Compagnie, aujourd’hui célèbre et triomphante, des phosphates de Gafsa réunit non sans peine, il y a dix ans, le capital de 18 millions de francs nécessaire à l’établissement, sans subvention ni garantie d’intérêt, d’un chemin de fer de 250 kilomètres en plein désert et à la création d’une exploitation minière dans le Sahara. Le public jugeait cette entreprise, sinon folle, du moins fort hasardeuse. L’événement a donné tort à ce scepticisme, et cette entreprise apparaît aujourd’hui comme l’un des plus grands succès industriels que le XIXe siècle expirant ait légués au XXe siècle. Devenue la première société phosphatière du monde, expédiant aujourd’hui 600 000 tonnes de phosphates par son chemin de fer, objet de tant de frivoles critiques au début, en attendant qu’elle en écoule prochainement un million de tonnes, la Compagnie de Gafsa a suscité l’émulation. Deux autres grands gisemens de phosphates ont été reconnus plus au nord et ont justifié l’établissement de chemins de fer : les phosphates auront ainsi procuré à la Tunisie trois lignes ferrées parallèles, toutes les trois perpendiculaires à la mer, traversant le pays de part en part, ayant ensemble environ 800 kilomètres de longueur, et ne demandant à l’État aucun sacrifice, lui rapportant au contraire.

La découverte et la mise en exploitation rapide des gisemens de phosphates aura été la baguette magique, à laquelle, après des débuts un peu incertains et indécis, est dû l’essor tunisien. D’autres richesses minérales importantes ont été reconnues et sont devenues rapidement exploitées : les mines de plomb et de calamine (zinc) abondent dans le pays ; soutenues ou plutôt poussées par les très hauts prix, à l’heure présente, de ces deux métaux, surtout du zinc, les actions de trois des sociétés de mines tunisiennes de zinc et de plomb, produisant des dividendes, se cotent, à la Bourse de Paris, avec des primes variant entre 30 et 90 pour 100 : nombre d’autres travaillent avec succès. Voici de plus que l’on vient de découvrir de vastes mines de fer, concédées à des groupes puissans et qui, sur le point d’entrer en exploitation, font espérer une exportation de 700 000 à 800 000 tonnes par an.

Ce qui caractérise la Tunisie, c’est la rapidité des décisions ; l’organisme souple du protectorat, affranchi des conseils multiples, des entraves administratives ou législatives, permet de résoudre promptement les questions. Il ne s’écoule pas, comme dans la colonie voisine, une demi-douzaine ou une douzaine d’années entre la reconnaissance d’un gisement minier et sa concession ou son exploitation, entre la conception d’une réforme utile au régime des chemins de fer et la réalisation pratique de cette réforme. Les choses s’effectuent promptement et sûrement ; les délais ne s’ajoutent pas interminablement les uns aux autres, décourageant les bonnes volontés. Cette célérité e.st l’un des plus grands mérites en colonisation : la Tunisie paraît n’avoir rien à envier, sous ce rapport, aux colonies anglo-saxonnes, et elle donne un excellent exemple aux autres possessions françaises.

L’extension du réseau ferré témoigne aussi de cette inappréciable qualité. Lors de l’occupation de la Tunisie, il y existait à peine 250 kilomètres de chemins de fer : l’accroissement de ce réseau fat longtemps entravé par l’opposition systématique, dans le Parlement métropolitain, d’un homme doué d’une redoutable puissance de négation et de destruction, M. Camille Pelletan. Il fallut une demi-douzaine d’années pour que la Tunisie pût triompher de cet obstacle et recouvrer la liberté des concessions des voies ferrées. Depuis lors, tous les principaux ports de la Tunisie sont reliés ou vont l’être à la frontière algérienne. Tous les chemins de fer ont été faits à la voie économique de 1 mètre, qui est considérée dans le monde entier comme la voie coloniale normale et qui, ainsi que le prouve l’exemple décisif de la Société de Gafsa, peut se prêter à un énorme trafic. La Tunisie a ainsi en exploitation, à l’heure présente, 1 180 kilomètres de voies ferrées ; avec les lignes en construction elle en aura 1 600 dans deux ans, et il est probable qu’elle arrivera à en posséder près de 2 000 dans six ou sept ans. Ce réseau important n’aura exigé, en dehors des lignes existant avant l’occupation, presque aucun sacrifice du Trésor, l’abondant trafic des phosphates et des produits miniers venant heureusement s’ajouter à celui des denrées et des voyageurs.

Aidé par cet outillage et par ces ressources nouvelles, le commerce extérieur de la Tunisie qui, dépendant exclusivement des récoltes, oscillait, avant l’occupation française, entre 18 millions (chiffre minimum en 1878) et 27 millions (chiffre maximum en 1876), s’est élevé graduellement à 44 millions en 1883, 51 millions en 1888, 81 millions en 1891, 105 millions en 1899, 155 millions en 1903 et 160 millions en 1904, dont 77 millions en chiffres ronds aux exportations : il a donc septuplé depuis l’occupation.

Les finances publiques ont également pris un vif essor : de 10 à 12 millions, dont plus de la moitié affectée au service de la dette avant l’occupation française, sous le régime de la Commission financière internationale, qui était formée de représentans de l’Angleterre, de la France et de l’Italie, le budget ordinaire des recettes de l’ancienne Régence s’est graduellement élevé à 20 millions en 1890, à 30 millions en 1901, à 38 millions et demi en 1904 ; et tous les budgets, depuis 1890, laissent régulièrement des excédens, dont le moindre fut de 855 000 francs en 1897 et le plus important, qui est aussi le plus récent, de plus de 12 millions en 1901. Ces excédens ont permis de faire, quasi sans aucun emprunt public, depuis vingt ans, d’importans travaux d’outillage colonial ou d’hygiène.

Certes, la France a le droit d’être fière de résultats si notables et si rapides, obtenus avec une si grande simplicité de moyens. Il n’en résulte. pas que l’on puisse se départir de beaucoup de prudence, de modération et de méthode dans les dépenses. Une colonie adolescente est toujours une plante délicate et impressionnable, exigeant des ménagemens.

Nous n’avons pas ici à commenter ces résultats matériels ; ils ont leur éloquence propre et suffisent pour une impression d’ensemble. Des questions d’ordre moral attirent l’attention : il y a trois questions de ce genre, celle de la situation et de l’avenir des musulmans, nos protégés ; celle des israélites indigènes ; et celle enfin des étrangers européens.

La question du traitement et de l’avenir, sous notre domination, de la population musulmane, en Tunisie, diffère par certains côtés de ce qu’elle est en Algérie. L’indigène tunisien est, non pas sujet français, mais protégé français : son amour-propre trouve quelque satisfaction, parfois aussi, non toujours, quelque garantie, dans le maintien du bey et des autorités indigènes diverses. Le musulman tunisien, du moins celui des villes, est intellectuellement plus raffiné que le musulman algérien ; mais ce n’est guère qu’une culture superficielle, littéraire et sociale. Sauf dans la région du Sahel, c’est-à-dire de la côte orientale, où l’olivier et le maraîchage sont l’objet, de la part des indigènes, de soins assez perfectionnés, les musulmans tunisiens, dont le contact avec les méthodes européennes est récent, ne fournissent guère encore une élite d’agriculteurs, de commerçans, d’industriels et d’artisans s’assimilant nos procédés et nos arts. Cela viendra, sans doute, avec le temps. L’administration fait quelques efforts pour y contribuer : on a notamment fondé une école d’agriculture pour les indigènes ; il faudrait étendre les créations de ce genre en les rendant plus simples et plus pratiques.

On a respecté avec raison les institutions musulmanes, notamment celle des habous ou biens de mainmorte ayant une affectation religieuse ou humanitaire : la djemmaïa ou conseil musulman qui en a la garde continue de fonctionner. On a seulement autorisé à céder la jouissance, moyennant une rente foncière perpétuelle, dite enzel, et irrachetable, des biens habous, ce qui en a permis l’occupation et l’exploitation par les Européens. Il est question d’adjoindre à la djemmaïa des habous un contrôleur français. Nous croyons qu’il faut être infiniment circonspect dans ces modifications et éviter scrupuleusement tout ce qui pourrait froisser ou alarmer les indigènes. Nous jugeons en particulier qu’il est impossible d’admettre la demande de certains colons qui voudraient rendre rachetables les enzels ou rentes perpétuelles des habous, — ce qui exposerait ces fondations à toutes les chances de variation et d’amoindrissement de revenu des capitaux mobiliers.

Une question se pose aussi à propos d’une autre catégorie de habous dite les habous privés, qui, eux, n’ont point un but charitable ou religieux, mais constituent, en général, des sortes de biens familiaux, grevés de substitution au profit des descendans d’un auteur commun. Il est souvent question d’en modifier le régime, de manière à rendre ces biens transférables aux Européens. L’opinion arabe s’en inquiète, non sans quelque raison : elle redoute une sorte de dépossession des propriétaires indigènes. Nous avons sous les yeux une brochure récente, provenant d’un indigène, licencié en droit, M. Abdeljelil Zaouche, qui combat ce projet[7]. Nous regarderions une modification radicale des habous privés, aussi bien que des habous publics, comme une mesure malencontreuse et impolitique, source de rancunes et d’animosité chez nos protégés. Il faut respecter la société indigène : tout ce qui tend à la dissoudre ou à l’émietter est un mal.

On s’est ému, en Tunisie, le mois dernier, d’un passage du discours prononcé, il y a quelques semaines, en présence du résident général et de toutes les autorités et notabilités françaises et indigènes, par le président de la djemmaïa des Habous. Si Béchir Sfar, à l’ouverture solennelle de la Tekia, hospice indigène reconstruit avec les fonds propres de cette administration musulmane : « La décadence du commerce et de l’industrie indigène, disait le président de la djemmaïa, le peu d’encouragement que rencontre la main-d’œuvre locale dans les travaux publics et privés, l’aliénation de la terre et d’autres causes encore plongent une grande partie de nos compatriotes dans une profonde misère... Enseignement professionnel, commercial et agricole, largement donné aux indigènes, formation et protection efficace de la main-d’œuvre tunisienne, relèvement des industries locales par des mesures douanières et autres, enfin conservation de la propriété indigène, voilà, monsieur le résident général, à notre humble avis, autant de mesures propres à atténuer, sinon à conjurer, la crise économique, qui sévit actuellement dans la société musulmane[8]. » Qu’il y ait de l’exagération dans ces paroles, cela n’est pas contestable ; la crise dont souffrent actuellement nos protégés musulmans vient surtout d’une série de mauvaises récoltes. Autrement l’occupation et la colonisation française font des appels constans aux indigènes pour les travaux de chemins de fer, des ports, des routes, des mines, des constructions urbaines et des exploitations rurales ; il y a là des sources bienfaisantes de travail et de rémunération pour nos protégés. On s’occupe aussi de relever et de développer leurs industries locales, de ressusciter leur marine. Le vœu, toutefois, en faveur du maintien de la propriété indigène, tient la première place dans le cœur des musulmans, et il mérite d’être satisfait. Les transactions libres portant sur les domaines princiers, sur ceux des grandes compagnies financières, l’achat ou le morcellement de vastes domaines européens de la première heure peuvent fournir aux petits ou aux moyens colons français, sans qu’il soit nécessaire de bouleverser le régime des habous publics ou privés, les terres dont ils peuvent avoir besoin.

Une réforme fiscale serait conseillée à la fois par l’humanité et la politique : c’est la transformation de la medjba, impôt de capitation effroyablement onéreux qui pèse sur tous les indigènes musulmans mâles et adultes, et leur prend 24 francs par tête et par an : tout au moins faudrait-il les classer en trois catégories, suivant leur degré d’aisance, auxquelles on demanderait respectivement 6, 12 et 24 francs : ce serait une brèche de 1 million et demi à 2 millions dans le budget ; mais on ne pourra reculer longtemps devant cette mesure équitable.

Une question délicate est celle de la juridiction à laquelle sont soumis les israélites indigènes : ceux-ci sont très nombreux en Tunisie, relativement plus nombreux qu’en Algérie ; on en compte une soixantaine de mille, dont 30 000 à Tunis. La génération nouvelle s’européanise rapidement par la langue, le costume, les études, les professions : ils forment une très grosse part de la population du lycée de Tunis ; ils remplissent les offices des administrations des banques ; ils se font avocats et médecins. Or, ils restent assujettis à la juridiction des tribunaux musulmans ; ils protestent qu’ils ne trouvent dans ces tribunaux aucune garantie de justice ; ils demandent à être justiciables des tribunaux français : ce serait, comme le déclare le récent rapporteur, à la Chambre, du budget des protectorats, M. Chaumet, une révolution qui ébranlerait toute la société indigène. On cherche, sans aller jusqu’à ce bouleversement, à donner des garanties aux israélites tunisiens, notamment en adjoignant aux tribunaux musulmans un ministère public ou un conseiller européen. Il ne peut être question d’appliquer en Tunisie le décret Crémieux et de naturaliser d’office les israélites indigènes. Jusqu’ici, l’on se refusait à en naturaliser aucun, ce qui était une exclusion excessive.

La situation respective des étrangers européens et des Français est le troisième problème épineux de l’administration tunisienne. Au lieu d’un millier de Français avant l’occupation, on doit en compter aujourd’hui dans la Régence 33 à 34 000 ; ils étaient 27 000 lors du recensement de 1901. Fonctionnaires, membres des professions libérales, industriels, commerçans, colons, grands, moyens, petits ouvriers, on trouve parmi eux toutes les catégories sociales. A côté de ces 33 à 34 000 Français, il doit se rencontrer environ 130 000 résidens étrangers, dont une centaine de mille italiens. On n’a jamais fait le recensement de cet élément étranger. Un ancien professeur au lycée de l’unis, aujourd’hui directeur du collège indigène Alooui, M. Gaston Lotz, dans un livre fort étudié, s’est livré à d’intéressantes recherches à ce sujet, sans arriver à des résultats tout à fait précis. En plus de cette centaine de mille Italiens, il se trouve dans la Régence une douzaine de mille de Maltais, clément plutôt en décroissance, et 8 à 10 000 habitans de nationalités européennes diverses. Qu’il y ait, non seulement de l’émulation, mais quelque jalousie, sans animosité générale toutefois entre l’Italien, ouvrier à bas salaire, et le Français, ouvrier à salaire élevé, on ne doit pas s’en étonner. Ceux qui ne se félicitent pas de l’arrivée des Italiens en Tunisie doivent tout au moins s’y résigner. Les deux élémens peuvent vivre côte à côte et, à la longue, se fondre. On s’efforce d’attirer un plus grand nombre de Français par l’appât de petits lots de terres : en dehors des efforts officiels, les essais méthodiques de métayage et de petites fermes françaises faits par un ancien professeur au lycée de l’unis, qui a fondé une société ayant cet objet, M. Saurin, ont donné de bons résultats. On détermine une proportion d’ouvriers français, 28 à 25 pour 100, de la main-d’œuvre européenne qui doivent être occupés sur les divers chantiers publics.

On a demandé et cela serait admissible, que tous les cantonniers de routes et de chemins de fer fussent Français. On devrait s’efforcer de franciser graduellement une partie des Italiens : l’école et l’Église aussi pourraient y aider. Malheureusement on a importé en Tunisie la déplorable loi contre les congrégations ; et l’Église y est complètement séparée de l’Etat, ce que l’on regrettera un jour prochain : on se prive ainsi de moyens d’influence sur l’âme catholique étrangère. Sous la troisième République, comme sous l’ancien régime, les passions sectaires font obstacle à la colonisation française. Nous avons un autre tort, celui de n’octroyer notre nationalité qu’avec une avarice des plus mesquines : en 1905, il n’a été accordé en Tunisie que 59 naturalisations, dont 38 à des hommes et 21 à des femmes ; parmi ces naturalisés, 42 étaient Italiens, 7 Anglais, 3 Maltais, 3 Espagnols, 1 Alsacien-Lorrain, 1 Autrichien, 1 Suisse ; il en reste un, dont on ne donne pas l’origine : en y joignant 84 enfants mineurs, on a, avec les membres des familles, 143 naturalisations : ce nombre pourrait être triplé sans inconvéniens. La bigarrure de la population du pays impose certaines précautions : ce serait une erreur, par exemple, d’importer à l’heure actuelle les syndicats ouvriers et toute notre législation ouvrière en Tunisie. On ne saurait trop se garder, en ce milieu si différent du nôtre, d’introduire la généralité de nos lois récentes. De même, la transformation dernièrement effectuée de la Conférence consultative n’est pas sans inconvéniens graves : l’introduction et l’expansion du suffrage universel, quand l’élément français est si restreint, apparaît comme une dérision, et une source éventuelle de conflits avec les autres nationalités.


VI

Si certaines critiques doivent s’élever contre notre œuvre dans le Nord de l’Afrique, si nous y avons commis ou y commettons quelques imprudences, il n’en est pas moins vrai que, dans l’ensemble, cette œuvre est féconde et digne d’éloges. Un grand nombre de Français, de « coloniaux » surtout, avaient rêvé de compléter la possession de l’Algérie et de la Tunisie par une mainmise de la France sur le Maroc. Nous n’avons jamais, quant à nous, eu ce désir : il faut proportionner ses domaines à ses ressources et à ses moyens d’action ; l’extension excessive d’une aire d’occupation risque plutôt d’ébranler et de disloquer une colonisation que de la consolider. La France s’en est aperçue, au XVIIIe siècle, dans l’Amérique du Nord et aux Indes : il ne faudrait pas renouveler cette faute en Afrique. Que nous ayons notre part légitime, même prépondérante, d’influence au Maroc, que nous veillions à ce qu’il ne s’y établisse aucune autorité hostile, cela doit nous suffire. Voilà la thèse que depuis vingt ans nous avons toujours soutenue.

La conférence d’Algésiras, qui vient de clore ses laborieux travaux, n’est donc pas pour déplaire aux c’coloniaux » prévoyans. Elle consacre, par l’assentiment de toutes les puissances, nos droits sur la frontière algéro-marocaine, et notre « situation spéciale » dans le reste du pays : aucune influence étrangère hostile ne prendra pied dans cette contrée pour menacer notre sécurité dans nos anciennes possessions. Nous pourrons nous livrer à une véritable et inoffensive « pénétration pacifique, » sans prendre la responsabilité redoutable d’établir l’ordre dans tout le Maroc.

Nos regards devraient maintenant se porter, non plus exclusivement vers l’Ouest, mais vers le Sud. L’Algérie et la Tunisie, outre leur valeur propre, ont une valeur adventice et considérable comme formant la base naturelle de la pénétration dans tout le continent africain. Ce sont les portes de l’Afrique ; jusqu’ici nous les avons à peine entre-baillées. Nous continuons à nous contenter de deux groupes de domaines dispersés, l’Algérie et la Tunisie, d’une part, le Soudan central de l’autre. Il nous serait si facile, et relativement si peu coûteux, à l’imitation de tous les peuplés entreprenans, les Américains du Nord, les Canadiens, les Russes, de réunir par des voies ferrées ces tronçons séparés de notre Empire.

Nous nous attardons dans l’inaction et nous courons le risque de quelque nouvelle fâcheuse surprise. C’est à peine si nous nous sommes enhardis, il y a six ans, à occuper les oasis du Touat et du Tidikelt ; or, si nous eussions hésité quelques années de plus, il est hors de doute que ces terres, infiniment précieuses par leur situation, sinon par elles-mêmes, eussent été perdues pour nous.

Nous nous serions trouvés coupés ou presque coupés de communication avec l’Afrique intérieure. Nous continuons à nous reposer sur nos conventions avec l’Angleterre relativement à l’Afrique centrale ; nous avons, cependant, éprouvé par l’expérience récente, qu’on peut nous dire un jour que c’est une res inter alios acta, qui n’oblige que les tiers. Il faut une occupation effective, une chaîne positive et visible entre l’Algérie et le Soudan français ; les chemins de fer seuls peuvent la constituer. Nous risquons de perdre un jour et le Bornou, et le Ouadaï, et peut-être même l’Ayr, si nous nous y abstenons d’une occupation effective. C’est une inexcusable négligence que de ne pas établir à Agadez un petit poste permanent, dépendant de Zinder.

Il faut enfin nous décider à entreprendre les chemins de fer transsahariens, œuvre stratégique, politique, administrative et économique[9]. Les amorces à faire, sans aucun retard, c’est de pousser jusqu’à Igli d’abord, puis jusqu’au Touat ou au Tidikelt le chemin de fer sud-oranais qui s’arrête actuellement à Béchar ; c’est simultanément, dans la province de Constantine, de porter de Biskra à Ouargla par Touggouri le terminus provisoire de notre ligne ferrée. Si nous continuons d’atermoyer, jamais notre empire africain ne sera solidement constitué, et un tiers pourra un jour, venant de l’Est ou de l’Ouest, revendiquer les contrées entre l’Algérie et le Soudan. Ce serait, dans des conditions beaucoup plus graves, un renouvellement de l’incident marocain.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Les Musulmans français du nord de l’Afrique, par Ismaël Hamet, officier interprète principal à l’Elat-Major de l’armée ; A. Colin, 1906.
  2. Voyez les articles de Camille Roussel dans la Revue, de janvier 1885 à décembre 1888.
  3. Voyez nos ouvrages : l’Algérie et la Tunisie, 2e édition ; et la Colonisation chez les peuples modernes, 5e édition, Alean et Lévy,
  4. Annuaire statistique de la Belgique pour 1901, paru en 1905, p. 100 ; Statistisches Jahrbuck für das deutsche Reich, 1904, p. 2.
  5. Voyez notre ouvrage : l’Algérie et la Tunisie, 2e édition, Alcan éditeur, page 275.
  6. Cf. Bonet-Maury : l’Islamisme et le Christianisme en Afrique, librairie Hachette, 1905.
  7. Abdeljelil Zaouche : En Tunisie, la Propriété indigène et la Colonisation, Tunis, imprimerie rapide, 1906.
  8. Voyez la Tunisie française du 25 mars 1906.
  9. Sur la facilité d’exécution et les chances de productivité de cette œuvre, nous renvoyons à notre ouvrage : le Sahara, le Soudan et les Chemins de fer transsahariens. Paris, Alcan, 1901.