La France du Nord/02

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La France du Nord
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 317-348).
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LA FRANCE DU NORD

LA PICARDIE.

II.[1]
LA VALLEE DE LA SOMME, ABBEVILLE, SAINT-RIQUIER ET LA GUERRE DANS LE NORD.


{{c|I. — LE BASSIN DE LA SOMME PENDANT L’INVASION — L’ÉLEMENT CIVIL ET RADICAL DANS LES OPERATIONS MILITAIRES.

Au mois de juillet 1869, j’avais pris le train de Paris à la station d’Abbeville. Un officier belge vint s’asseoir près de moi, dans le même wagon, et la conversation ne tarda point à s’engager. «Est-il vrai, monsieur, me demanda-t-il, que votre gouvernement a l’intention de déclasser quatre-vingt-quinze forteresses, et qu’Abbeville est du nombre? — On le dit, monsieur, et si cette mesure s’exécute, elle sera certainement accueillie partout avec une vive satisfaction. » Mon compagnon de voyage resta tout surpris. « Cela vous étonne, lui dis-je; mais aujourd’hui, chez nous, personne ne croit plus à la possibilité de la guerre. Dans les livres, dans les journaux, à la tribune, les armées permanentes sont l’objet des plus vives attaques. On signe dans toutes les places fortes des pétitions pour demander le déclassement, et les députés s’empressent de les appuyer, parce qu’il faut suivre le courant de l’opinion, afin de se ménager les voix des électeurs. Il en est de même des conseils municipaux. Les zones de servitude sont fort gênantes, et tous ceux qui sont arrivés aux honneurs de l’édilité locale, ce but suprême des ambitions et parfois aussi des incapacités bourgeoises, tous ceux qui veulent y arriver font comme les députés. — Au lieu de détruire vos forteresses, il serait peut-être plus prudent, répondit l’officier, de faire pour elles ce que nous faisons à Anvers, de les mettre en rapport avec les progrès de la tactique moderne. — Je le pense comme vous, monsieur; mais le gouvernement, l’opposition, les populations, les maires, les conseillers municipaux, les propriétaires qui veulent bâtir, les industriels qui montent des usines, tout le monde demande le déclassement. On ne parle que de combler les fossés, déniveler les demi-lunes, de vendre les matériaux des murailles, d’acheter des terrains militaires. — Je souhaite, reprit mon interlocuteur, que vous n’ayez pas à vous en repentir.» Un an s’était à peine écoulé que la plus terrible guerre venait réveiller les démolisseurs endormis dans l’hallucination humanitaire de la paix perpétuelle, et, par une amère ironie des événemens, on vit à Paris les hommes qui s’étaient montrés à la tribu e le plus hostiles aux fortifications de la capitale et aux zones de servitude condamnés à défendre les murailles contre lesquelles ils avaient tant de fois dressé les batteries de leur éloquence. Il en fut de même dans la région du nord.

A chaque nouvelle étape qui rapprochait l’armée allemande de Paris, il devenait de plus en plus évident que la vallée de la Somme serait appelée à jouer un rôle dans la lutte. Cette vallée a formé l’une des lignes de défense les plus importantes de l’empire romain au temps de la décadence, et les camps permanens, castra stativa, établis sur son parcours à Saint-Valery, à Caubert-lès-Mareull, à Liercourt, à Létoile, à Picquigny, montrent avec quel soin les passages en étaient gardées, et avec quelle parfaite intelligence l’état-major des césars savait mettre à profit les accidens du terrain[2], Villars après Malplaquet, Napoléon après Waterloo, ont un moment songé à s’y replier. Elle pouvait dans la dernière guerre offrir une excellente base d’opérations, et si au moment des premiers revers on y avait concentré des réserves, eu versant dans les cadres de quelques régimens de ligne les 25 ou 30,000 mobiles qui sont restés inactifs à Montreuil, Boulogne, Calais, Dunkerque et les environs, on aurait eu dès la mi-octobre le noyau d’une armée solidement établie à trente lieues de la capitale dans des positions que des marais et des tourbières rendent inabordables. Cette armée, qu’il était facile de renforcer et d’approvisionner par le littoral, se serait appuyée sur Abbeville, Amiens, Péronne et Ham. Par malheur, ces places, dans l’état où la guerre les avait surprises, ne pouvaient opposer une résistance sérieuse. Il eût fallu suppléer à leur insuffisance par des travaux avancés, et pourvoir à leur armement; mais on ne fit absolument rien à Péronne, on n’entreprit que tardivement à Amiens quelques travaux défectueux et incomplets. Abbeville, dont on avait l’année précédente démoli les portes en ouvrant dans ses remparts et ses demi-lunes de larges trouées, était restée de tous côtés à la merci des hauteurs qui la dominent, et ce fut seulement après l’investissement de Paris que le gouvernement de la défense nationale s’aperçut qu’il serait peut-être utile de former une armée du nord et de mettre la ligne de la Somme en état de résister.

Un certain nombre d’officiers échappés aux catastrophes de l’armée du Rhin étaient parvenus à rentrer en France par la Belgique? 5 ou 6,000 hommes, sous-officiers et soldats, étaient rentrés en même temps; mais, si les officiers étaient excellens et animés des meilleures dispositions, il n’en était pas de même de la plupart des soldats. Démoralisés par leurs défaites et par de vieilles habitudes d’indiscipline, ils se traînaient dans les villes et les villages, mendiant de porte en porte, s’enivrant et prêchant la haine de leurs chefs, « ces traîtres, disaient-ils, qui à l’armée du Rhin les avaient vendus[3]. » Les mobiles et les mobilisés se conduisaient généralement bien, et ne donnaient point de pareils scandales; mais, au lieu de perfectionner leur instruction militaire, ils passaient leur temps à jouer au billard et aux cartes; leurs officiers, nommés à l’élection, n’étaient que trop souvent les premiers à donner l’exemple du désœuvrement. La grande majorité n’avait que des fusils à piston, ancien modèle, souvent sans baïonnette, et, sauf les braconniers et les chasseurs, la plupart ne savaient pas même charger leurs armes. Ils ne tiraient à la cible que dans quelques bataillons commandés par des officiers d’élite, et nous pourrions citer des compagnies auxquelles on a fait brûler leur première cartouche quinze jours après l’armistice. Jamais, même dans les armées du moyen âge, l’incurie ne fut poussée aussi loin. Les meneurs de la démagogie, les fauteurs du désordre à outrance, profitaient de la désorganisation générale pour briser les derniers liens de la discipline : ils invitaient les soldats à assister aux clubs par des cartes portant que les troupiers seuls y seraient admis à l’exclusion de tout chef. Ils les exhortaient à la révolte, à la désertion, et ces honteuses manœuvres portaient si bien leurs fruits qu’on vit à Amiens plusieurs compagnies du 43e forcer les portes du quartier, et partir avec armes et bagages sous prétexte de marcher au secours de Paris. Il fallut toute la fermeté du major, M. Fradin de Lignères, pour les faire rentrer dans le devoir. Ce n’était pas avec de pareilles ressources qu’il était possible de rien tenter; mais il était en même temps fort difficile d’en créer de nouvelles, car les Prussiens avaient aboli la conscription dans les départemens limitrophes du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme. Les autorités françaises usaient des subterfuges les plus divers pour faire passer aux maires des affiches et des placards appelant les conscrits sous les drapeaux, et pour leur enjoindre de presser les départs; mais les préfets allemands de leur côté notifiaient à ces mêmes fonctionnaires que les mesures les plus rigoureuses seraient prises contre eux, s’ils n’empêchaient pas de tout leur pouvoir les recrues de partir. « Quel parti prendre dans ces conjonctures? dit l’auteur des Opérations de l’armée du nord. Des mères de famille allèrent trouver les autorités prussiennes pour demander ce qu’elles devaient faire de leurs fils le jour où le gouvernement français viendrait à les réclamer. — Ce jour-là, fut-il répondu par le préfet de Laon, M. Lansberg, vous me les enverrez, et je leur ferai signer une feuille de route pour la Prusse. » Malgré ces menaces et la surveillance incessante exercée par l’ennemi, un assez grand nombre de jeunes gens de Vervins, de Laon, de Saint-Quentin, de Soissons et même de Reims arrivèrent par petits groupes à Amiens et à Lille.

Les opinions de M. Testelin, docteur en médecine et très habile oculiste de Lille, l’avaient désigné au choix de M. Gambetta pour les fonctions de commissaire-général de la défense nationale dans la région du nord. En acceptant ce fardeau, M. Testelin fit preuve du plus honorable désintéressement: il refusa toute espèce de traitement et prit même à sa charge de lourdes dépenses : mais il était complètement étranger aux questions qu’il était appelé à résoudre, et se faisait au sujet des choses militaires les plus étranges illusions. Comme la plupart des hommes de son parti, il croyait encore avec Danton « qu’un peuple eu armes est toujours assez fort pour détruire les automates à qui la discipline ne tient pas lieu de force et de vie, » et sa plus grande préoccupation était de mobiliser. Cependant, quoique ses sympathies pour les officiers de l’armée régulière fussent très problématiques, il avait eu le bon esprit de confier à M. le colonel du génie Farre le soin de faire confectionner les objets d’armement et d’équipement qui faisaient absolument défaut. Le colonel se mit à l’œuvre avec un infatigable dévoûment. Tandis que M. Testelin prenait des arrêtés, faisait des circulaires, il fit des armes, et, quand le général Bourbaki arriva le 22 octobre pour prendre le commandement de la cohue qu’on désignait sous le nom de 22e corps, il put donner à une partie des troupes autre chose que des fusils de rebut et des fusils de pacotille qui se trouvaient hors de service aux premiers coups de feu.

Il faut avoir visité les départemens du nord et recueilli sur place le témoignage des habitans pour se faire d’une part une idée du talent d’organisation et de l’activité du général Bourbaki, et de l’autre des embarras que lui suscitèrent les meneurs du parti radical, et de l’indigne conduite que ce parti tint à son égard. Malgré la proclamation par laquelle il avait adhéré à la nouvelle forme du gouvernement, on l’accusait d’arriver avec des idées hostiles à la république, de « manquer de confiance dans l’efficacité de la prolongation de la résistance. » A son passage à Douai, la population couvrit sa voiture de boue; elle l’accabla des injures les plus grossières, et certains journaux ne cessèrent de s’acharner contre lui et de le signaler à la haine des radicaux; mais le général s’éleva au-dessus de ces misères. En un mois, malgré son isolement du reste de la France, il réussit à constituer une petite armée avec les élémens incohérens qu’il avait sous la main et à la plier à l’obéissance. Le 18 novembre, trois brigades mixtes étaient organisées: elles comptaient chacune quatre bataillons de troupes de ligne et trois bataillons de mobiles formant un effectif de 5,000 hommes environ, deux compagnies du génie, deux escadrons de gendarmes, deux escadrons de dragons, un parc de six voitures, soit en tout 15,300 hommes d’infanterie, 350 hommes de cavalerie et 54 pièces de campagne. Les soldats de la ligne étaient en grande partie habillés; mais il leur manquait des marmites, des bidons, et, ce qui était plus essentiel encore, des souliers. Le petit nombre de ceux qui leur avaient été distribués étaient si mauvais qu’après deux ou trois jours de marche ils ne pouvaient manquer d’être mis hors de service, ce qui arriva en effet et leur valut dans le nord le nom de souliers de carton sous lequel ils sont devenus légendaires. Quant aux mobiles, ils manquaient de tout, principalement ceux du Gard, qui à cause de l’éloignement de leurs dépôts n’avaient rien reçu. Pendant que dès le 8 octobre le général Manteuffel par un ordre du jour daté de Rouen, annonçait que le roi de Prusse avait ordonné que les troupes portassent leur provision de bas à deux paires par homme, qu’une commande importante venait d’être faite, et que, si cette commande ne suffisait pas, les hommes étaient autorisés à s’approvisionner par voie de réquisition, l’intendance française en était réduite à recommander, en attendant la distribution des chaussettes de laine, de faire graisser l’intérieur de la chaussure tout comme préservatif contre le froid que pour rendre cette chaussure plus douce. Le reste était à l’avenant. La plupart des mobiles n’avaient que des blouses de toile ou des vareuses sans trame qui se déchiraient au moindre effort. Justement inquiet d’une pareille situation, le général Bourbaki ne voulait agir qu’après avoir complété l’équipement; il demandait quinze jours de délai pour mettre à exécution un plan habilement conçu, et d’après lequel.il se proposait d’occuper la ligne du chemin de fer d’Amiens à Rouen, de se réunir à l’armée de Normandie, et, la jonction faite, de se porter par une marche rapide sur Beauvais et sur Creil; cette combinaison promettait des résultats importants, car le général était parvenu à faire croire aux Prussiens que l’armée du. nord n’était qu’un mythe, une vaine menace mise en avant pour inspirer quelque confiance aux populations, et il ne se trouvait alors, aucun corps ennemi entre Amiens, Beauvais, Chantilly et Gisors. L’armée se montrait pleine de confiance, si mal équipée qu’elle fût, et ne demandait qu’à marcher, lorsque le général fut appelé à Nevers pour organiser une nouvelle. armée. Son départ eut des conséquences désastreuses.

La délégation de Tours confia le commandement intérimaire du 22e corps au colonel, depuis général Farre. Ce brave officier continuait les préparatifs, et il eût sans doute mis à exécution le plan de Bourbaki, si la délégation de Tours, qui était sujette à de soudaines illuminations stratégiques et qui avait besoin de bulletins de combats, ne lui eût point donné l’ordre le 21 novembre de marcher, sur Amiens, qui n’était point menacé. Le 27, l’armée prenait position au sud en avant de cette ville. Elle perdit la bataille de Villers-Bretonneux. engagée dans les conditions les plus défavorables. Le 22e corps se trouva complètement désorganisé, l’armée de Normandie, resta livrée à elle-même, et toute tentative ultérieure de jonction fut dès lors rendue impossible.

Telle est l’histoire de la formation de la première armée du nord: Bourbaki avait fait tout ce qu’il était humainement possible de Faire, et peut-être, si M. Gambetta l’eût laissé à son poste, un nouveau revers nous eût été épargné; mais, il fallait dans cette guerre fatale que toutes les mesures fussent prises à contre-temps et que l’élément civil et radical vînt toujours, comme après Coulmiers, organiser la défaite. Les troupes qui avaient combattu à Villers-Bretonneux se ne plièrent sur Arras, Lille, Douai, Saint-Omer, Cambrai, Béthune, dans un état de dénûment qui vous fendait le cœur. Une foule de soldats avaient à peine quelques lambeaux de souliers ; d’autres n’avaient point de chemises, quelques-uns montraient leurs fusils dont les cheminées imparfaitement percées ne pouvaient faire feu, car on n’avait pas même laissé le temps au général Farre de compléter l’armement ; quelques petits détachemens se dirigèrent sur Abbeville, où lonn vit arriver en bon ordre et tout prêts à recommencer la lutte les francs-tireurs de M. de Lameth, qui se signalèrent pendant la campagne par leur courage et leur discipline, et firent éprouver à l’ennemi des pertes sensibles.

On n’avait plus désormais à se faire d’illusions sur le résultat final de la guerre dans la région du nord. Les Allemands étaient maîtres d’Amiens et de la ligne de Rouen. Aux nouveaux efforts qui devaient être tentés contre eux, ils pouvaient opposer des forces énormes, qu’il leur était facile d’augmenter à tout instant par des troupes tirées de Paris et de la Normandie ; mais ceux qui avaient proclamé la guerre à outrance tenaient peu de compte de la terrible réalité des faits, et M. Gambetta résolut de recommencer une lutte sans espoir. Le général Faidherbe fut appelé au commandement des débris du 22e corps. Le 5 décembre, il entra en fonctions, et par des prodiges d’activité il parvint en quinze jours à organiser, sur des bases aussi solides que le permettaient les difficultés du moment, une armée double de celle qui avait combattu à Villers-Bretonneux. Cette armée, composée de 42 bataillons d’infanterie au maximum de 550 hommes, 11 batteries et 4 escadrons, présentait un total de 27,900 combattans effectifs. Elle était appuyée par une colonne volante de 3,000 hommes, chargée de l’éclairer et de harceler l’ennemi. Trois officiers du premier mérite, MM. Lecointe, Deroja et Du Bessol, étaient placés à la tête des divisions, et les préparatifs s’étaient faits avec tant de célérité et de prudence discrète, on était si habilement parvenu, comme la première fois, à donner le change à l’ennemi, que, malgré la proximité d’Amiens, qu’ils occupaient depuis le 28 novembre, les Prussiens ne soupçonnèrent absolument rien de ce qui se passait. Manteuffel opérait dans la Normandie sans se douter le moins du monde qu’il allait avoir sur les bras une armée résolue à faire bravement son devoir, et commandée par des chefs qui sauraient prouver que les grandes traditions militaires n’étaient point perdues en France.

Pour le général Faidherbe comme pour le général Bourbaki, la création et l’organisation de l’armée du nord sont des titres glorieux à la reconnaissance du pays. L’histoire générale des opérations de cette armée a été exposée ici même par M. de Mazade avec une clarté et une précision qui ne laissent rien à désirer : nous n’avons donc pas à y revenir; mais à côté de la vue d’ensemble il y a le détail, le fait local et particulier qui éclaire et qui complète. Nous allons rencontrer sur notre route quelques-unes des localités qui ont été le théâtre des combats des 22e et 23e corps, et, si le triomphe définitif n’a point couronné leurs efforts, le simple récit des faits montre du moins que pour les généraux et les soldats la lutte n’a pas été sans gloire, et qu’il y a eu là un élan de courage et d’abnégation auquel l’ennemi lui-même a rendu une éclatante justice, car pendant l’occupation il n’est pas un seul habitant d’Amiens ou d’Abbeville qui n’ait entendu dire vingt fois aux officiers comme aux soldats prussiens : « L’armée du nord! oh! bonne armée. Faidherbe, bon général. » Ils étaient cependant fort irrités contre lui, car, disaient-ils, ils ne savaient jamais où il était; il les avait beaucoup fatigués en les forçant à marcher toujours, et ce qu’ils ne pouvaient surtout lui pardonner, c’était de les avoir empêchés de dormir[4]. Cette bonne armée, à l’exception de 4,000 ou 5,000 hommes, était cependant composée de ce qu’on appelait sur les lieux « des soldats de quinze jours. »


II. — ABBEVILLE. — LE DERNIEU AUTO-DA-FÉ. — M. BOUCHER DE PERTHES ET L’HOMME FOSSILE. — LES PRUSSIENS A ABBEVILLE.

Vers l’an 222 avant Jésus-Christ, le consul Cnéus Cornélius Scipion demanda aux députés de Marseille des nouvelles de la terre britannique; dix-neuf cents ans plus tard, l’un des fils les plus célèbres d’Abbeville, Nicolas Sanson, géographe du roi Louis XIV, s’imagina que l’oncle du vainqueur d’Annibal avait voulu s’enquérir auprès des Marsiliens d’une cité très importante, Britannia, qui florissait dans la vallée de Somme, et, par une de ces hallucinations patriotiques fréquentes chez les savans, il crut reconnaître dans cette cité la ville même qui lui avait donné le jour. Cette opinion trouva des partisans à une époque où l’on croyait que Tournay avait été fondé par Turnus, et Toul par Tullus Hostilius; mais la science, mieux informée, a reconnu depuis que Nicolas Sanson avait été conduit par une fausse interprétation d’un texte grec à prendre le Pirée pour un homme, et le seul fait positif qui soit acquis à l’histoire, c’est que l’existence d’Abbeville ne remonte pas au-delà de 831. C’était à cette date une métairie de l’abbaye de Saint-Riquier, Abbatis villa, un de ces domaines que les rois francs donnaient en précaire au clergé, et qu’ils ne se faisaient aucun scrupule de confisquer pour les transférer aux leudes quand ils avaient besoin de leurs services. A l’avènement de la troisième race, Hugues Capet reprit ce domaine aux abbés et le fit fortifier[5]. La ville nouvelle ne tarda point à s’agrandir, et dès 1130 elle obtint du comte de Ponthieu la concession verbale d’une commune: cette concession fut ratifiée par écrit en 1184. On voit encore aujourd’hui dans l’une des salles de l’hôtel de ville le texte original de la charte d’affranchissement, écrit par le notaire du comte, et c’est là un des rares documens de ce genre qui soient parvenus jusqu’à nous.

Comme toutes les communes du nord, celle d’Abbeville formait un gouvernement complet, qui réunissait le pouvoir législatif, administratif et judiciaire; mais elle ne se gouvernait pas seulement par délégation : dans les circonstances graves, tous les habitans, de quelque condition qu’ils fussent, le peuple gras et le peuple maigre, se réunissaient en assemblées générales extraordinaires. C’était la démocratie dans sa forme la plus absolue; mais alors, comme aujourd’hui, les Abbevillois étaient essentiellement conservateurs, et, contrairement à ce qui se passait à Saint-Valéry et à Saint-Riquier, les magistrats municipaux maintenaient sévèrement l’ordre et la paix publique. En 1358, un truand, communard anticipé, qui comprenait la fraternité à la manière des terroristes, ne craignit point de dire qu’il n’avait qu’à lever le doigt pour faire disparaître les riches, et que tous les habitans seraient égaux, si l’on étranglait le maire et sept ou huit échevins. De bons témoins rapportèrent ces paroles aux échevins, — et « pour ce, dit le texte de l’arrêt rendu par ces magistrats, fut jugé Jehan de La Mare à avoir la teste coppée, ycelle teste mise en un glaive et son cors estre traîné et pendu. »

L’histoire des justices municipales dans les communes du nord est encore à faire, et ce serait, on peut le dire, le sujet d’une étude très intéressante. Il y a là un luxe de supplices qui donne le frisson. La pendaison, la décollation, l’enfouissement, les noyades, la section du poing, du nez, des oreilles, des lèvres, l’aveuglement, le bûcher, le fer rouge, la fustigation, la roue, la privation de l’eau et du feu, le bannissement, l’incendie ou la démolition des maisons, rien n’y manque, et cette pénalité terrible est appliquée par des bourgeois ignorans qui n’ont pas même la plus simple notion de la science du droit. Leurs lois, ainsi que l’a dit justement Beccaria, ne sont que des formules domestiques, une sorte de testament des ancêtres, l’immuable expression du passé; leurs arrêts se fondent uniquement sur la coutume; ils ne reconnaissent pour équitable que ce qui est consacré par un si long espace de temps « que nul n’a mémoire du contraire. » L’enquête, l’instruction, la preuve clairement établie, la confrontation, les circonstances atténuantes, sont complètement inconnues: tout est livré à l’appréciation individuelle, et quelquefois même des malheureux sont condamnés sur le simple soupçon. Ce fut la gloire de la royauté et l’honneur des parlemens de faire pénétrer, par l’institution des justices royales et des appels, les principes de l’équité naturelle dans ce chaos sanglant, mais il a fallu des siècles, et le progrès a marché si lentement qu’en 1616 l’échevinage d’Abbeville prononçait encore une condamnation à la peine capitale, sans appel, avec exécution dans les vingt-quatre heures.

Comme place de guerre et comme centre industriel, Abbeville avait au moyen âge une grande importance : elle était agrégée à la hanse teutonique, à la hanse de Londres, et dès 1484 elle possédait une imprimerie renommée à laquelle ou doit une magnifique édition de la Cité de Dieu, la Somme rurale de Bouteiller, et le Triomphe des neuf preux ; mais ses anciennes industries, telles que la fabrication des armes, l’orfèvrerie, la sculpture sur bois, les étoffes de laine, ont disparu l’une après l’antre. La population a diminué de moitié, et parmi les causes de cette décadence il faut compter l’établissement de la manufacture de draps dite des Van Robais, par Colbert, en 1665[6]. Les privilèges excessifs accordés aux fabricans hollandais placés à la tête de cette manufacture portèrent un coup fatal à la fabrication des étoffes de laine qui faisait alors la principale richesse du pays. Les ouvriers émigrèrent en grand nombre, et l’on a cherché depuis, mais en vain, à rendre à Abbeville son ancienne prospérité; les guerres continuelles qui ont dévasté ses environs ont aussi contribué à l’amoindrir, mais du moins elles n’ont jamais affaibli son inviolable attachement à la cause nationale, et ses habitans, à toutes les époques, ont justifié l’honorable devise de leurs armoiries : fidelis. L’un d’eux, un obscur, bourgeois du XIVe siècle, Ringois, s’est même élevé à la hauteur des plus grands dévoûmens de l’antiquité. Abbeville et le Ponthieu ayant été cédés à l’Angleterre par le traité de Brétigny, de continuelles révoltes éclatèrent contre la domination de l’étranger; Ringois, qui s’était mis à la tête du mouvement, fut pris dans une émeute, et les Anglais l’amenèrent à Douvres; ils lui offrirent la liberté, s’il consentait à prêter serment à Edouard III, en l’engageant à user de son influence auprès de ses concitoyens pour leur faire accepter l’autorité de ce prince. Ringois fut inflexible; on le conduisit alors, chargé de fers, au sommet de l’une des tours du château de Douvres. « Reconnaissez-vous pour maître notre roi Edouard? demandèrent les Anglais, en lui montrant les flots qui se brisaient au pied des murailles. — Je ne reconnais pour maître que Jean de Valois! » Et il fut à l’instant précipité dans la mer. Rome lui eût dressé des statues ; chez nous, peuple oublieux que nous sommes, son nom est à peine connu en dehors de sa ville natale..

De tous les monumens du passé, de ses quatorze églises, de ses quinze couvens, où carillonnaient plus de 150 cloches, Abbeville n’offre aujourd’hui à la curiosité des archéologues que son beffroi, le refuge de l’abbaye du Gard, qui datent du XIIIe siècle, et l’église Saint-Wulfran, qui date des premières années du XVIe. L’architecte de Saint-Wulfran s’est évidemment inspiré de Notre-Dame de Paris; la façade de la nef est flanquée de deux grosses tours quadrangulaires, hautes de 63 mètres, soit 2 mètres de moins que les tours, de Notre-Dame. Trois portes, enfoncées sous des voussures et ornées de nombreuses statues, dont, quelques-unes sont d’une belle exécution, s’ouvrent sur le portail; mais ce portail, œuvre d’une époque de transition, prouve que les artistes du XVIe siècle étaient devenus à peu près étrangers aux traditions du symbolisme chrétien. Les grandes épopées sculpturales qui rappellent, comme à Amiens, la vie de l’humanité depuis la création jusqu’au jugement, dernier ont disparu pour faire place à des personnages très divers, qu’aucune idée générale ne relie entre eux, et qui sont pour la plupart les patrons des corporations industrielles de la ville; enfin pour rendre plus sensible encore l’affaiblissement de l’inspiration, catholique, la nef des Eons, placée sous la voussure.de l’une des portes latérales, offre le trivial emblème de l’invasion du réalisme.. Quoi qu’il en soit, le portail de Saint-Wulfran, ainsi que les tours, sont, dans leur ensemble, d’un aspect majestueux. La nef, d’une grande élévation, est beaucoup trop étroite relativement à la hauteur. Quelques très beaux bas-reliefs placés dans les chapelles, deux statues de marbre dues au ciseau d’un Allemand, le comte de Pfaffenhofen, qui vint se fixer à Abbeville à la suite d’un duel, et un assez joli tableau de Mme de Hénain, forment la décoration de la vieille collégiale. Ce qui frappe surtout bon nombre de visiteurs, c’est un petit caïman empaillé suspendu à la muraille du bas côté gauche, et la statuette de saint Gendulfe et de sa femme. Le caïman est un ex-voto offert par quelque marin au retour d’un voyage au Mexique, et que la légende populaire a transformé en un monstre indigène, une espace de vampire aquatique qui sortait toutes les nuits de la Somme pour manger les morts enterrés dans l’église. Quant à saint Gendulfe, c’est un chevalier qui voulut, au retour des croisades, s’assurer si sa femme lui avait gardé foi et loyauté. « Voilà un bassin rempli d’eau, lui dit-il, trempez-y votre main, et jurez que vous n’avez pas manqué à vos devoirs. » — La dame plongea sa main dans l’eau, et l’eau prit feu. Telle est la scène que représente le groupe de saint Gendulfe. Ce brave chevalier, qui portait, il y a encore quelques années, un petit pistolet à sa ceinture, était fort respecté des bonnes gens du pays, et, comme toutes les corporations avaient leur patron dans la milice céleste, ceux qui craignaient de voir la main de leurs femmes brûler dans les ordalies conjugales se plaçaient sous son invocation.

C’est devant le portail de Saint-Wulfran que, le 1er août 1766, le chevalier de La Barre fut amené, avant de marcher au supplice, pour faire l’amende honorable imposée par le présidial d’Abbeville et le parlement de Paris. — Nous n’hésitons point à le dire, ce malheureux jeune homme, mort à dix-neuf ans, victime d’une vengeance d’intérêt, de l’exaltation mystique d’un évêque, des lâches calculs du parlement et de l’égoïsme de Louis XV, ne mérite pas seulement la pitié de l’histoire, il mérite aussi son respect, et les faits sont là pour le prouver.

Dans la nuit du 8 au 9 août 1765, un crucifix placé sur l’un des ponts d’Abbeville fut mutilé avec un instrument tranchant. L’évêque d’Amiens, M. de La Motte d’Orléans, prélat d’un caractère fort doux, mais d’un esprit faible et d’une dévotion étroite, s’empressa de venir à Abbeville, accompagné de douze missionnaires, et se rendit processionnellement, nu-pieds et la corde au cou, sur le lieu qui avait été le théâtre de la profanation. Une foule considérable le suivait en chantant des psaumes; le lieutenant-criminel, Duval de Soicourt, commença une instruction, et, sur des renseignemens très vagues, il fit arrêter cinq jeunes gens appartenant aux plus honorables familles. Dans le nombre se trouvait le chevalier de La Barre, neveu de Mme Feydeau, abbesse de l’un des couvens de femmes de la ville. Soicourt avait eu avec cette dame des démêlés d’intérêt; il trouvait l’occasion de se venger, et, bien qu’aucun témoin n’eût vu commettre la mutilation, bien que le seul grief que l’on pût reprocher à La Barre et à ses amis fût d’avoir répété des vers de Piron, et passé à vingt-cinq pas d’une procession sans se découvrir, il les poursuivit pour crime de sacrilège, en invoquant un édit de Charles IX. Sur les cinq prévenus, trois avaient réussi à s’échapper; mais La Barre, qui pouvait fuir comme eux, refusa de quitter la France et resta aux mains de ses juges avec un coaccusé, que son extrême jeunesse semblait devoir mettre à l’abri d’un châtiment sévère. Voltaire a raconté avec une éloquente indignation ce procès célèbre qui a laissé sur le règne de Louis XV une tache ineffaçable; il a montré comment les règles les plus vulgaires de la justice furent indignement violées. Nous n’avons rien à dire après lui sur la révoltante iniquité de l’arrêt de mort rendu par le présidial d’Abbeville contre La Barre le 28 février 1766; mais nous nous arrêterons à des détails peu connus en dehors de la localité qui vit s’accomplir le dernier crime de l’inquisition française.

L’arrêt du 28 février épuisait contre La Barre l’odieux formalisme des plus cruels supplices du moyen âge : amende honorable, pieds nus et corde au cou, poing coupé, langue percée avec un fer rouge, décollation par le coutelas, cadavre brûlé, restes jetés au vent. Le malheureux jeune homme aurait pu répandre des mémoires, faire appel à la conscience publique et forcer, par la pression de l’opinion, Louis XV à lui faire grâce; mais un de ses parens, M. d’Ormesson, président à mortier du parlement de Paris, avait examiné la procédure; il se persuada qu’il était impossible que la première cour du royaume confirmât la sentence des juges d’Abbeville à cause de l’absence de preuves et des illégalités sans nombre dont elle était entachée, et il engagea La Barre à ne point se défendre publiquement pour éviter un scandale qui pouvait jeter de la défaveur sur son nom. Ce conseil, dicté par une excessive confiance et le sentiment même de l’iniquité de l’arrêt, eut un résultat fatal. Le procès avait été porté en appel au parlement; les membres de ce corps impuissant et respectable, comme dit Barbier, tenaient beaucoup à leur popularité et suivaient volontiers le courant de l’opinion pour se faire applaudir lorsqu’ils passaient dans les rues de Paris : ils auraient sans aucun doute cassé l’arrêt du présidial d’Abbeville, si l’affaire avait été ébruitée dans la capitale et présentée sous son véritable jour; mais en ce moment Paris la connaissaità peine, et le 5 juin 1766 la sentence de mort fut confirmée à la majorité de deux voix, quoique le rapporteur du procès, le conseiller Pellot, eût conclu au renvoi de la plainte. Maupeou présidait ce jour-là le parlement, qu’il devait exiler en 1771. Janséniste par esprit de corps et par-dessus tout intrigant sans conscience, il avait travaillé en 1762 à l’expulsion des jésuites pour plaire à Mme de Pompadour; ceux-ci ne manquaient jamais de l’accuser d’impiété. Un pareil reproche, joint à son titre de parlementaire, pouvait le rendre suspect à Louis XV, et, pour prouver qu’il avait des principes, il montra contre La Barre un acharnement extrême et rédigea la délibération qui confirmait la première sentence. L’évêque d’Amiens, profondément affligé élu lugubre dénoûment d’une affaire qu’il avait contribué à envenimer par ses monitoires et ses processions, sollicita des lettres de grâce; Louis XV refusa de signer, car lui aussi avait à se faire pardonner l’expulsion des jésuites.

Le chevalier de La Barre avait été conduit à Paris pendant l’instruction de l’appel; on le tira des cachots de la tour de Montgommery pour le ramener à Abbeville et lui faire subir son arrêt. Le 1er août, à six heures du matin, il fut mis à la question, et quelques instans après il reçut la visite d’un dominicain, le père Bosquier, qu’il connaissait depuis son enfance. Son courage et son calme ne se démentirent pas un seul instant; il engagea ce digne religieux, qui pleurait à chaudes larmes, à partager son dernier repas, mais celui-ci ne pouvait manger. « Pourquoi donc, lui dit La Barre, ne mangez-vous pas? Vous avez besoin de force pour soutenir le spectacle que je vais vous donner. Prenons du calé, ajouta-t-il en souriant, il ne m’empêchera pas de dormir. »

Vers cinq heures du soir, on le fit monter dans un tombereau, la corde au cou, tête et pieds nus, avec écriteau devant, derrière, portant ces mots : impie, blasphémateur, sacrilège exécrable et abominable. Le père Bosquier, pâle et tremblant de douleur, était assis à ses côtés et lui donnait le crucifix à baiser, tandis que l’un des bourreaux se tenait debout derrière lui, un cierge ardent à la main.

Le lugubre cortège, après avoir parcouru les principales rues de la ville sous une pluie battante, s’arrêta devant l’église Saint-Wulfran pour remplir les formalités de l’amende honorable. La Barre prononça d’une voix ferme les paroles prescrites, mais les bourreaux ne lui percèrent point la langue comme l’ordonnait le jugement, ils en firent seulement le simulacre; le cortège reprit sa marche, « Ce qui me fait le plus de peine, dit le condamné en approchant de la place du Marché--au-Blé où devait avoir lieu son supplice, c’est de voir aux croisées tant de gens que je croyais mes amis. » Arrivé au pied de l’échafaud, il aperçut un tas de bûches, de fagots et de paille. « Voilà donc ma sépulture! » dit-il tranquillement, et se tournant vers les bourreaux : « Qui de vous me tranchera la tête? — Moi, dit le bourreau de Paris. — Tes armes sont-elles bonnes? Voyons-les. — Cela ne se montre pas, monsieur.. — Est-ce toi qui as exécuté le comte de Lally? Tu l’as fait souffrir, — C’est sa faute, il était toujours en mouvement. Placez-vous bien, je ne vous manquerai pas. — Sois tranquille, je ne ferai pas l’enfant. » Ce furent là ses dernières paroles. Le père Bosquier lui donna l’absolution en lui présentant le crucifix, qu’il embrassa plusieurs fois. Comme la toilette se faisait encore à cette époque au lieu même du supplice, le bourreau lui coupa les cheveux sur la plate-forme de l’échafaud, et, quand il lui eut lié les bras et bandé les yeux, il le fit mettre à genoux, lui releva le menton et fit voler la tête d’un seul coup. Le cadavre fut ensuite placé sur le bûcher avec le Dictionnaire philosophique et l’Histoire des deux Indes de Raynal, et, quand la flamme l’eut dévoré, le bourreau écrasa les ossemens avec une barre de fer; les cendres furent jetés à l’eau. Le chevalier de La Barre était complètement innocent de la profanation qui lui était imputée, il en connaissait l’auteur[7], mais il aima mieux mourir que de racheter sa vie en nommant le coupable. Ce fut là le dernier des auto-da-fé qui aient souillé la terre française, et ce fut aussi le dernier fait notable des annales d’Abbeville au XVIIIe siècle. La révolution passa dans cette ville sans y laisser de traces sanglantes : les jacobins y promenèrent en signe de fraternité leur drapeau blasonné d’un pistolet et d’un poignard. Ils s’emparèrent de quelques reliquaires d’argent, brûlèrent quelques ci devant confessionnaux; mais, suivant le langage du temps, ils ne s’écartèrent point des bornes du modérantisme; on vit même, vingt-cinq ans plus tard, les noms des plus ardens figurer au bas des adresses de dévoûment présentées par la bonne ville d’Abbeville au roi Louis XVIII.

Parmi les villes françaises de troisième ordre, Abbeville est l’une de celles qui ont fourni aux lettres, aux sciences et aux arts le plus honorable contingent. Ses graveurs, au nombre de trente-trois, forment une école célèbre qui compte parmi ses maîtres Mellan, artiste de grande et large inspiration, dont l’œuvre ne comprend pas moins de neuf cents pièces, gravées pour la plupart sur ses propres dessins; Daullé, que le portrait de la marquise, de Feuquières, la fille du peintre Mignard, suffirait seul à placer au premier rang; Beauvarlet, les deux Depoilly, et de notre temps même MM. Bridoux et Rousseau. À cette liste s’ajoutent, sans parler des anciens, le compositeur Le Sueur, le géologue Cordier, auteur du célèbre mémoire sur le feu central et organisateur de la galerie géologique du muséum, Millevoye, et par ses origines de famille l’illustre géomètre Cauchy. Une société d’émulation, qui date du XVIIIe siècle, réunit tous les quinze jours les Abbevillois fidèles au culte des lettres et des sciences, et pendant trente ans un homme dont le nom est connu de l’Europe entière, M. Boucher de Perthes, a fait le charme de ce petit cercle, qu’il animait de sa verve intarissable, et qui recevait ses confidences littéraires. S’il n’est pas l’un des hommes les plus célèbres de la France contemporaine, M. de Perthes en est du moins l’une des figures les plus intéressantes et les plus originales. Né à Réthel en 1788, il entra fort jeune dans les douanes, où son père, botaniste distingué et correspondant de l’Institut, remplissait les fonctions de directeur. En 1825, il vint se fixer dans la ville qu’il ne devait plus quitter, et sa vie se partagea entre l’étude et l’administration. Sauf quelques lointains voyages, en Italie, en Russie ou en Orient, chacun de ses jours fut marqué aux mêmes heures par les mêmes occupations. Chaque matin, en se levant, il allait se baigner dans la Somme même par des froids de 15 degrés. Rentré chez lui à l’heure réglementaire, il s’asseyait dans son bureau de directeur, expédiait les affaires avec une ponctualité qui ne s’est jamais démentie un seul instant, et, la besogne officielle terminée, il quittait la plume du douanier pour la plume du littérateur. Son esprit éveillé sur toutes choses se portait un peu au hasard sur les sujets les plus divers; il a publié des romances, des ballades, des satires, des nouvelles, des comédies, des tragédies, des contes fantastiques, des voyages, des mémoires; mais ce n’est point là ce qui fait son originalité. Ce qui lui assure une place à part, c’est le Petit Glossaire, vive et mordante critique du béotisme de certains fonctionnaires et des abus administratifs qui survivent à tous les changemens de gouvernement; c’est l’Opinion de M. Christophe, vigneron, sur la liberté du commerce, c’est l’Essai sur l’origine et la progression des êtres. Ces divers écrits, publiés à Abbeville, mis en dépôt dans les librairies parisiennes spécialement affectées aux livres de province, sont passés à peu près inaperçus au moment de leur publication; mais les petits journaux se sont emparés du Glossaire, ils en ont reproduit une foule d’articles, sans citer l’auteur, qui n’a jamais réclamé, et chacun se disait en les lisant : On a vraiment bien de l’esprit en France. L’Opinion de M. Christophe est l’un des premiers manifestes qui aient paru chez nous contre le système prohibitif. Quelques exemplaires en furent envoyés aux hommes d’état et aux publicistes de l’Angleterre; ils firent une grande sensation au-delà du détroit Les journaux publièrent de nombreux articles; l’illustre Cobden félicita l’auteur, il vint même lui rendre visite, et en 1863, au moment du traité de commerce, la presse anglaise, souvent mieux renseignée que nous-mêmes sur ce qui se fait chez nous, s’empressa de rappeler Monsieur Christophe, et de citer M. de Perthes comme l’un des initiateurs les plus actifs du mouvement libre-échangiste. On peut sans doute ne point partager et condamner même les théories économiques développées dans ce livre, mais on ne saurait lui refuser le rare mérite de traiter sous une forme vive, pittoresque et souvent brillante ces redoutables questions de tarifs qui font le désespoir des commissions législatives, et ce n’est point forcer l’éloge de dire qu’il peut prendre place à côté du pamphlet célèbre de l’abbé Galiani sur la Liberté du commerce des blés, auquel Voltaire accorda de si chaleureux suffrages.

Ce n’est pas seulement dans Monsieur Christophe que M. de Perthes s’est montré précurseur. En 1833, dans un discours inséré au tome premier des Mémoires de la Société d’émulation d’Abbeville, il émettait le vœu que tous les peuples s’entendissent pour réunir dans un seul et même local tous les produits de l’industrie humaine, et montrait ce qu’il y avait de grand et de fécond dans une pareille entreprise; le discours tiré à part fut envoyé aux hommes les plus éminens de l’Europe. Cette publicité éveilla l’attention; l’idée fit son chemin, et M. Michel Chevalier, dans le rapport sur la dernière exposition universelle, a rappelé qu’un souvenir de reconnaissance était dû à M. de Perthes pour l’avoir émise le premier. L’Essai sur l’origine et la progression des êtres a été de même le point de départ d’un mouvement d’études très important et comme la préface des Antiquités celtiques et antédiluviennes, qui ont valu au nom de l’auteur une si retentissante popularité; mais ici il faut prendre garde et ne suivre M. de Perthes qu’avec une extrême prudence, car on s’exposerait souvent à voyager dans le pays des rêves en croyant voyager dans le pays de la science.

Il y avait dans M. de Perthes deux hommes entièrement différens, l’un fin observateur, conteur aimable, économiste aux vues justes et souvent profondes, l’autre fantasque, inquiet du mystère et de l’inconnu, tantôt croyant, tantôt sceptique, donnant libre carrière aux caprices les plus désordonnés de son imagination, et finissant par les accepter comme des réalités. Or c’est l’homme fantasque qui a écrit l’Essai sur l’origine des êtres, genèse bizarre où l’on rencontre, à côté de quelques pages fortes et brillantes qui rappellent Cardan et Spinoza, une zoologie digne des Bestiaires du moyen âge et des Merveilles de la terre du prestre Jean, C’est une promenade vertigineuse à travers le chaos; on entend fermenter tous les germes de la création, et, bien que les ténèbres de cette cosmogonie soient aussi épaisses que celles dont Moïse a enveloppé sa révélation, on peut cependant y démêler l’idée antique de l’unité de la matière et de l’identité de. tous les êtres. Du moment, où les êtres sont identiques, il est tout naturel qu’ils soient contemporains les uns des autres, et M. de Perthes s’est dit : Puisqu’il y avait des mastodontes, des lézards de 50 mètres, des chauves-souris grosses comme des bœufs avant la submersion diluvienne du globe, il est tout simple qu’il y ait eu aussi des hommes[8]. Il est parti de là pour se mettre à la recherche de l’homme antédiluvien, et à force de le chercher il a cru l’avoir trouvé.

Ici nous touchons à une question très délicate, puisqu’il s’agit pour nous de contredire les affirmations d’un homme excellent, qui ne fit que du bien pendant son passage sur cette terre, et qui, sur quelques-uns des points essentiels de ses recherches, a été dupe de ses propres illusions et surtout des mensonges intéressés d’une foule d’individus qui exploitaient sa bienveillance en lui apportant des objets sur la provenance desquels ils le trompaient indignement. Il faut donc, dans l’œuvre archéologique et géologique de M. de Perthes, faire deux parts distinctes, comme dans sa personne, parce que dans ses découvertes il y a un côté légendaire qui a égaré la science, et un côté positif, indiscutable, qui en a largement agrandi les horizons. Occupons-nous d’abord du côté légendaire.

Il existe dans l’un des faubourgs d’Abbeville, le faubourg de Manchecourt, des sablonnières placées à la base des coteaux crayeux qui bordent la vallée de Somme, et dans lesquelles depuis longues années on découvre des ossemens fossiles;[9], Un savant naturaliste, M. Baillon, correspondant du Muséum, a suivi pendant plus de quarante ans les travaux d’extraction : jamais dans ce long espace de temps on n’y a trouvé à côté des ossemens aucune hache, aucun objet de l’âge de pierre portant les traces du travail de l’homme. Les propriétaires ont constaté le même fait; mais un jour M. de Perthes dit aux ouvriers : « Si vous trouvez des haches de pierre dans la sablonnière ou des cailloux travaillés, vous me les apporterez; je vous les paierai bien. » On savait. M. de Perthes très généreux, et comme les silex taillés sont communs sur les coteaux voisins des sablonnières, les ouvriers s’en procuraient facilement et les mettaient en réserve pour les apporter de temps à autre avec des ossemens au trop confiant collectionneur. L’un d’eux, pour se faire un petit revenu et, comme il le disait, mettre le pot au feu le dimanche, établit même un atelier de silex travaillés et de haches antédiluviennes sur l’une des bornes de la zone de servitude, au pied d’un vieux bastion de la porte Marcadé. D’autres s’étaient mis à fabriquer des ossemens fossiles. Alléchés par les gratifications, ils allèrent déterrer un bidet, que son propriétaire avait enfoui dans l’un des enclos qui avoisinent, sur le chemin de Laviers, la sucrerie que l’on bâtit en ce moment. Après en avoir soigneusement nettoyé les os dans un lait de chaux, ils les portèrent en divers endroits de la sablonnière, et les placèrent à quelques centimètres au-dessous du niveau du sol; les pluies d’hiver, en s’infiltrant dans les sables, leur firent prendre une belle couleur terreuse, et quand ils furent à point, on alla les vendre à M. de Perthes, qui s’estima très heureux de posséder les restes vénérables de l’equus antiquus[10].

On avait trouvé la monture; il ne restait plus qu’à trouver le cavalier. M. de Perthes avait dit : Je le trouverai; il tint parole. En avant du champ de manœuvres de la garnison d’Abbeville s’élève une butte circulaire sur laquelle un moulin, appelé le moulin Quignon, tournait avant la guerre, qui l’a fait disparaître, son aile au vent pour faire de blé farine, suivant la formule consacrée dans les affiches locales. C’est là et dans les environs qu’en 1346 on a inhumé les victimes que la peste noire avait faites à Abbeville : M. de Perthes, qui poursuivait toujours avec un zèle et une conviction à toute épreuve la recherche de l’homme antédiluvien, fut prévenu par les ouvriers qu’on extrayait en cet endroit des cailloux pour l’entretien des routes. On y avait, disaient-ils, trouvé dans un temps des os d’hommes. « Cherchez bien, » dit M. de Perthes, et l’on apprit un jour à Abbeville que l’homme antédiluvien, représenté par un fragment de mâchoire, était enfin trouvé. M. de Perthes en informa l’Europe entière. Au moindre doute sur l’authenticité de la découverte, il se montrait si profondément désolé que ceux même dont il invoquait le témoignage se seraient fait un reproche de détruire les illusions d’un vieillard aimé et respecté de tous. Les géologues les plus éminens de la France et de l’Angleterre partageaient les mêmes sentimens; ils gardèrent un silence discret, et il en fut de la mâchoire du moulin Quignon comme des plumes de l’ange Gabriel et des garnitures de la robe de notre mère la sainte église ; elle passa à l’état de relique. L’administration du Muséum l’a lait mettre sous verre, et tout le monde y croit, excepté ceux qui en savent l’histoire.

Voilà pour la partie légendaire ; mais après avoir rétabli la vérité des faits en ce qui touche la présence des haches de pierre et d’ossemens humains dans les terrains diluviens de la Somme, ou de ceux qui à tort ou à raison sont regardés comme tels, nous devons ajouter que M. de Perthes n’en a pas moins rendu à la science le plus signalé service. Le premier parmi les collectionneurs de l’Europe, il a formé un incomparable musée d’objets appartenant à l’industrie primitive; il a provoqué dans le monde savant un mouvement d’études, qui se rattache à l’une des plus grandes questions que puissent aborder l’histoire et la philosophie, l’époque de l’apparition de l’homme sur la terre. À ce titre, il appartient à la grande famille des initiateurs, et son nom ne périra pas.

Par une de ces libéralités qui étaient dans son caractère, M. de Perthes a voulu que le musée qu’il avait formé avec tant de peine et à si grands frais devînt l’inaliénable propriété de la cité où il avait passé une partie de sa vie; il le lui a légué par testament, ainsi que l’hôtel où il était établi, à la condition expresse que les choses resteraient pendant cent ans dans le même état qu’au jour de sa mort, et les touristes, qui ne manquent jamais de le visiter à leur passage à Abbeville, s’accordent tous à dire qu’ils n’ont rencontré nulle part dans nos départemens une galerie particulière plus variée et plus pittoresque. Tous les appartemens depuis le rez-de-chaussée jusqu’au grenier, depuis le salon jusqu’aux recoins les plus obscurs, sont garnis de bas-reliefs, de sculptures sur bois, de meubles du moyen âge, de statues, d’armes de toutes les époques, de reliquaires, de poteries romaines, gallo-romaines, du moyen âge et de la renaissance, de tableaux, d’outils et d’instrumens divers; on y trouve de tout, comme dans les œuvres du fondateur, et si parmi les tableaux il se rencontre bon nombre de toiles au-dessous du médiocre, et parmi les objets archéologiques des bibelots sans valeur, il en est aussi beaucoup d’autres, en très grande majorité, qui seraient placés au premier rang dans les collections publiques de la capitale. Ce qui fait surtout la valeur du musée de Perthes, ce sont les vitrines renfermant les monumens de l’âge de pierre, monumens parfaitement authentiques cette fois, parce que la plupart d’entre eux ont été réunis avant la recherche de l’homme fossile. Une certaine partie de cette collection a été donnée au musée de Saint-Germain, mais ce qui reste à Abbeville forme encore un ensemble unique en son genre. A l’exception des haches de pierre, qui se trouvent dans la vallée de la Somme comme dans les plaines, les débris les plus intéressans ont été extraits des tourbières. Ce sont des casse-têtes en forme de marteaux, percés au centre d’un trou circulaire, ce sont des haches fixées dans des cornes de cerf et garnies de leur manche, des tibias humains aiguisés en forme de lances, des flèches, des couteaux, de petites scies, des polissoirs, des bracelets, des colliers, le tout en pierre et en os, et surtout des figures de bois sculpté, dont la sauvage imperfection offre un spécimen accompli de l’art celtique dans sa période la plus rudimentaire. Le musée de Perthes n’est pas, tant s’en faut, le seul établissement qui recommande Abbeville à la curiosité des étrangers, toujours fort surpris de trouver tant de richesses de toute sorte accumulées dans une sous-préfecture qui compte à peine vingt mille habitans. La bibliothèque publique, aussi mal logée qu’elle est soigneusement entretenue par son conservateur, M. Marcotte, se compose de près de cinquante mille volumes, et ce qui en fait le prix, ce sont les collections spéciales léguées depuis une vingtaine d’années par des amateurs du pays, MM. le comte de Riencourt, Cordier, de Campenelle, comte de Clermont, de Cerisy, de La Motte, Levasseur. Il y a là pour l’ornithologie, la botanique, l’entomologie, une réunion de livres allemands, anglais, suédois, américains, les plus rares et les plus chers, que l’on chercherait vainement dans les bibliothèques de la capitale; la littérature de l’antiquité, celle du XVIIIe siècle, l’histoire héraldique et généalogique, y sont aussi représentées par des ouvrages de choix, reliés pour la plupart avec un grand luxe. Les manuscrits sont peu nombreux, mais il en est un dont les Abbevillois sont particulièrement fiers : c’est un livre d’évangiles, petit in-folio, écrit en lettres d’or sur vélin pourpre, et qui fut donné par Charlemagne à l’abbaye de Saint-Riquier en 801. Il est d’une conservation parfaite, et, d’après, le type des miniatures dont il est orné, on peut croire qu’il a été exécuté par des artistes grecs de l’école de Saint-Gall. — MM. de La Motte et de Cerisy ont légué en outre, l’un un magnifique musée ornithologique, l’autre une collection entomologique dont la réputation est européenne. La Société d’émulation de son côté a formé en 1833 un musée communal qui a pris depuis une véritable importance; il renferme, avec des antiquités et des objets du moyen âge trouvés dans la Picardie, une collection à peu près complète des animaux du pays, oiseaux, reptiles, mammifères. Une galerie de tableaux a été ouverte dans ces derniers temps, et l’on y remarque déjà quelques belles toiles : une marine de Vernet, un portrait de Greuze, et, ce que l’on ne s’attendrait guère à rencontrer sur les bords brumeux de la Somme, une sainte Thérèse par l’un des plus grands peintres de l’Espagne, Rodrigue Velasquez. Cette œuvre magistrale forme avec le tableau de Greuze le plus frappant contraste, et les deux toiles, placées l’une en face de l’autre, résument l’école française du XVIIIe siècle et l’école madrilène du XVIIe dans ce qu’elles ont de plus artistement fini et de plus vigoureusement touché.

Abbeville, au moment de l’investissement de Paris, reçut un commandant militaire qui passa, sans transition, du rang de commis de marine au grade de lieutenant-colonel. Il ne parlait que de s’ensevelir sous les ruines de la ville, de briller sa dernière cartouche, — il ne brûla pas même la première, et il était en train de négocier la capitulation lorsque le préfet, M. Lardière, télégraphia immédiatement à Lille, et l’ordre fut donné à un brave officier de l’armée, M. Babouin, de se rendre à Abbeville avec des troupes et de l’artillerie, et de faire une bonne défense. Vingt et une pièces de canon furent expédiées de Boulogne et de Calais sur Abbeville; mais ces pièces n’avaient ni caissons ni chevaux; elles n’étaient approvisionnées qu’à quarante coups, ce qui était à peine suffisant pour un jour. M. Babouin ne se découragea cependant pas; il fit exécuter des travaux sur les hauteurs qui dominent la ville, y plaça quelques canons pour tenir l’ennemi à distance, et attendit l’attaque, bien résolu à exécuter les ordres du général Faidherbe, qui lui avait recommandé de tenir à tout prix.

Ce qui s’est passé à Abbeville donne une idée exacte de ce qui s’est fait dans toutes les autres places du nord. Ce fut partout, sous la vigoureuse impulsion de la délégation de Tours, le même désarroi, le même défaut de prévoyance. Les mesures, toujours incomplètes, n’étaient prises qu’au dernier moment, et la lutte s’engageait partout dans les plus déplorables conditions d’infériorité. La dissolution des conseils-généraux, le refus de convoquer une assemblée nationale, avaient produit dans les populations calmes et sensées du nord plus d’effet peut-être que sur les autres points de la France; elles étaient profondément attristées et découragées, et la conclusion même de l’armistice leur donna une nouvelle preuve de l’inconsistance des hommes qui s’étaient chargés des destinées du pays. Abbeville n’avait pas été prise; elle n’avait pas même été attaquée, et l’avant-garde des 30,000 hommes qui marchaient pour en faire le siège s’était arrêtée à une distance de six lieues au moment des négociations. Il était donc du droit international qu’une ligne de démarcation fût établie entre les troupes françaises et allemandes sur la base de l’uti possidetis. M. le commandant Babouin avait pris de sages dispositions pour étendre cette ligne le plus loin possible, et il avait envoyé tout de suite de petits détachemens, dont quelques-uns firent 60 kilomètres dans la journée, vers Dieppe et Doullens, pour y arriver avant les Prussiens. Les Prussiens furent en effet prévenus partout; mais Abbeville et les localités voisines n’en furent pas moins englobées dans la ligne d’occupation. Les habitans, justement irrités, réclamèrent auprès des autorités prussiennes. M. de Bismarck s’empressa de reconnaître qu’il avait été induit en erreur, qu’il ne savait pas Abbeville armée et occupée par une garnison française. M. Jules Favre, en traitant de l’armistice, ne le savait pas plus que lui, à moins toutefois qu’il n’ait pas songé à le lui dire, car il pouvait bien oublier une sous-préfecture, lorsque dans les protocoles de la défaite il avait oublié toute une armée. Il faut cependant lui rendre cette justice qu’il obtint l’exemption des contributions de guerre; la ville fut occupée du 6 février au 5 juin 1871, et elle n’eut à supporter que les charges ordinaires, entre autres, pour chaque officier, un supplément de solde de 15 francs par jour, et 200 francs par jour pour la table du général, jusqu’au moment où les fournitures de vivres furent faites par l’intendance prussienne.


III. — SAINT-RIQUIER. — UNE GRANDE ABBAYE AU VIIIe SIÈCLE. — LES FEMMES GUERRIÈRES. — LA DANSE MACABRE.

De même que Rue et Le Crotoy, Saint-Riquier est une de ces cités gastées, comme disent les romanciers du moyen âge, où l’on marche à chaque pas sur des ruines. Au Ve siècle, elle s’appelait Centule, et, si l’on s’en rapporte à la tradition locale, tradition d’ailleurs fort suspecte, ce nom lui avait été donné à cause des cent tours qui défendaient son enceinte :


Turribus a centum Centula dicta fuit.


Deux moines du monastère de Bancor, en Irlande, vinrent y prêcher l’Évangile en 590. Ils convertirent un jeune homme nommé Riquier, Richarius, qui les avait protégés contre les insultes des habitans; celui-ci, après avoir reçu la prêtrise, fonda dans la ville où il était né une abbaye qui fut richement dotée par Dagobert. Aujourd’hui c’est l’industrie qui fait la prospérité des villes; dans la Gaule franque, c’était la foi. Les saints avaient remplacé les dieux topiques de l’antiquité, et partout où se trouvaient des reliques fameuses, les plus obscures bourgades grandissaient rapidement en population et en richesse; il en fut de même à Centule, et, par une rare exception, les documens qui se rapportent à l’histoire de cette localité, au VIIIe et au Ixe siècle, donnent l’idée exacte de ce qu’était une grande habitation claustrale sous la seconde race. L’abbaye de Saint-Riquier, reconstruite en 799, était à cette date aussi peuplée qu’une ville; ses bâtimens offraient le type de l’architecture lombarde, car les artistes de la renaissance carlovingienne, comme ceux de la renaissance du XVIe siècle, avaient été chercher leurs modèles en Italie, et pour instruire le peuple par des images sensibles, pour lui rappeler le plus impénétrable des mystères chrétiens, ils avaient donné à l’ensemble des constructions la forme d’un triangle, parce que les côtés et la base d’un triangle sont inséparables comme la trinité divine. Le nombre trois, symbole de cette trinité, était reproduit partout; trois portes s’ouvraient dans les murs de l’enceinte; trois églises s’élevaient aux angles; dans les clochers de ces églises, il y avait trois chapelles dédiées aux archanges Gabriel, Michel et Raphaël, et dans chacune des églises et des chapelles trois autels, trois ciboires et trois pupitres; trois cents moines, divisés en trois escouades, desservaient les trois églises, avec trente-trois enfans de chœur; ils chantaient dans les processions les trois symboles de Constantinople, de saint Athanase et des apôtres, et l’abbaye nourrissait chaque jour trois cents pauvres.

Charlemagne affectionnait particulièrement Saint-Riquier; il y célébra en 801 l’anniversaire de son couronnement, et non-seulement il en avait fait, avec Tours, Metz et Saint-Gall, l’un des centres intellectuels de la monarchie franque, mais encore le chef-lieu d’un grand commandement militaire. Les abbés de Saint-Riquier furent chargés de réprimer les incursions des Normands. Au nombre de ces abbés, que le glorieux empereur des Francs choisissait parmi les guerriers plutôt que parmi les théologiens, figurent son gendre Angilbert et son petit-fils Nithard, qui fut tué en 853 dans un combat contre les Normands, et que l’on retrouva plus tard sous le porche de l’une des églises, enseveli dans des peaux de mouton.

Au milieu de la barbarie franque, on croyait se racheter des peines éternelles par des donations au clergé, comme on se rachetait dans la société civile du meurtre et du vol par les compositions pénales. Chaque année, les fidèles venaient déposer autour des reliques de l’abbaye des sommes équivalentes à 2 millions de notre monnaie; les rois et les grands donnaient des domaines fonciers, et, — de même que les moines de Saint-Germain-des-Prés, qui possédaient au Ixe siècle 221,187 hectares de terres, de prés, de bois et de vignes, sur lesquels vivaient 10,000 serfs, — les moines de Saint-Riquier comptaient au premier rang des grands propriétaires de la Gaule franque : les 2,500 maisons de la ville bâtie autour du cloître leur appartenaient en propre, ainsi que 33 villages situés dans un rayon de 20 lieues; mais les invasions normandes et la chute des Carlovingiens marquèrent pour la riche et puissante abbaye l’heure de la décadence. Dépossédée de quelques-uns de ses plus beaux domaines par Hugues Capet, pillée par les seigneurs qui se disputaient les reliques de ses patrons, brûlée à diverses reprises par les invasions étrangères, elle ne renfermait plus au moment de la révolution qu’un très petit nombre de moines, et la maison abbatiale, reconstruite dans les premières années du XVIIIe siècle, est aujourd’hui le seul témoignage visible de son passé[11].

Soumis à la servitude monastique jusqu’au règne de Louis le Gros, les habitans de Saint-Riquier furent les premiers qui donnèrent en 1126 le signal du mouvement communal dans la Basse-Picardie; mais la liberté qu’ils avaient péniblement conquise fut toujours orageuse: pendant trois siècles, ils ne cessèrent de plaider avec les moines, leurs anciens seigneurs, quelquefois même ils se portèrent contre eux aux dernières violences. En 1330, dans une fête publique, ils blessèrent grièvement un neveu de l’abbé. Celui-ci s’étant réfugié dans le cloître, ils demandèrent qu’il leur fût livré, mais les religieux fermèrent les portes, et refusèrent de le remettre entre leurs mains. On entendit alors ce cri des insurrections du moyen âge : aux cloches ! aux cloches! Au lieu de rétablir l’ordre, le mayeur se mit à la tête des émeutiers. Ceux-ci, armés de haches et d’arbalètes, donnèrent l’assaut à l’abbaye, incendièrent les portes et firent brèche dans les murs en criant : « Tuons ces ribauds de moines, brûlons leurs privilèges! » Ils pénétrèrent dans le cloître au nombre de 400 ou 500, prêts à tout tuer ; mais l’énergique intervention de quelques officiers royaux arrêta le massacre. L’abbé porta plainte au parlement, les bourgeois furent condamnés à 1,000 livres d’amende envers les religieux et 2,000 livres envers le roi, ce qui représente environ 130,000 fr. de notre monnaie.

Il est peu de villes en France, même dans la région du nord, qui aient souffert des ravages de la guerre plus cruellement que Saint-Riquier. Brûlée par les Normands au Ixe siècle, par le comte de Flandre au siècle suivant, détruite de fond en comble par Hugues de Caudavène, comte de Saint-Pol, qui égorgea en 1131 près de 3,000 habitans, cette malheureuse ville soutint une douzaine de sièges pendant la guerre de cent ans. Les Bourguignons et les Français s’en disputèrent la possession, et Louis XI la fit brûler en expulsant les habitans, quoiqu’elle fût devenue française, de peur qu’elle ne retombât aux mains des Bourguignons, si la guerre venait à se rallumer. Cette fois encore elle se releva de ses ruines pour soutenir de nouveaux assauts dans les invasions du XVIe siècle. En 1536, 2,000 Allemands, avec deux pièces de canon, se présentèrent devant ses murs ; mais à cette époque les Allemands n’avaient pas la ressource de brûler les villes pour se dispenser de les prendre. Il fallait faire brèche ou donner l’escalade. Les habitans, qui n’avaient pour toute garnison qu’une centaine d’hommes, se portèrent sur les murailles, et les femmes leur donnèrent l’exemple ; elles lancèrent sur les assaillans des pierres, des tisons enflammés, et l’une d’elles, Becquetoille, qui était la première à batailler, enleva un étendard au moment où un soldat ennemi le plantait sur la crête du rempart. Les assiégeans, forcés de renoncer à l’attaque, s’éloignèrent, laissant plus de 100 morts au pied des tours, et traînant à leur suite plusieurs charrettes remplies de blessés. François Ier, qui se connaissait en courage, s’empressa de féliciter les dames de Saint-Riquier, et Brantôme leur consacra un souvenir.

Quelques restes de tours, des fossés à demi comblés où fleurissent des pommiers, un beffroi et une église rappellent seuls qu’il y eut là une vieille cité ecclésiastique, municipale et guerrière ; mais cette église est un chef-d’œuvre d’architecture. Commencée dans les dernières années du XVe siècle et terminée en 1511, elle offre, avec les arabesques de la renaissance, un remarquable entre-croisement d’ogives et de pleins cintres. Le portail se divise en trois porches, surmontés d’une tour carrée, du plus bel effet, et à côté des nombreuses figures bibliques qui le décorent, à côté de Charles VII et de Louis XII, se détache la plus noble et la plus pure des images que puisse tailler un ciseau français, l’image de Jeanne d’Arc. L’héroïne est représentée en habits de femme, un chapeau sur la tête ; elle tient dans la main droite une lance à demi brisée, ses yeux sont baissés vers la terre, et son visage d’une beauté parfaite porte l’empreinte d’une profonde tristesse. Or les Anglais, avant de conduire Jeanne au Crotoy, l’avaient pendant quelques jours enfermée dans le château de Drugy situé aux portes mêmes de Saint-Riquier. Les dames de cette ville étaient allées la visiter dans sa prison, et quand l’église fut bâtie, soixante-quinze ans à peine s’étaient écoulés depuis la fatale sortie de Compiègne. Ne peut-on pas supposer que le sculpteur s’est inspiré des traditions qui conservaient vivant encore le souvenir de l’héroïne ? S’il en était ainsi, la statue picarde aurait une grande valeur historique. L’intérieur de l’église n’est pas moins remarquable que la façade. Une harmonie parfaite règne dans toutes les parties, et rappelle les admirables dispositions de la cathédrale d’Amiens. Ce ne sont pas seulement les détails architectoniques qui donnent au monument un grand attrait de curiosité, ce sont aussi de nombreuses œuvres d’art. Tandis que dans la plupart de nos églises les fresques ont disparu sous le pinceau inintelligent des curés badigeonneurs, la trésorerie de Saint-Riquier nous offre encore deux grandes peintures murales qui représentent : l’une la translation des reliques de ce saint par Hugues Capet en 981, l’autre une mesnie de la mort, c’est-à-dire une danse macabre. Cette danse est divisée en trois grands compartimens. Dans le premier sont figurés trois squelettes; l’un d’eux creuse une fosse, l’autre porte une pioche, emblème de démolition, le troisième une flèche, instrument de mort. Au-dessous de ces lugubres personnages, on lit ce quatrain :


O folles gens mal advisées
Qui estes de haut lieu prisées,
Pensez à la mort très certaine
Et leschiés la joye trop mondainne.


Dans le second compartiment, des cavaliers richement vêtus et montés sur des chevaux de grande taille partent pour la chasse, le faucon sur le poing; mais à la vue des squelettes les chevaux refusent d’avancer, et l’un des faucons effaré s’envole à tire-d’aile. Dans le troisième compartiment marchent dans le même sens que les cavaliers des gens de tous les états. Tableau terrible ! sauvage et poétique enseignement qui rappelait aux hommes dans la société féodale, si pleine d’inégalités, l’égalité devant cette fosse creusée par le squelette. C’était là, dans ces allégories funèbres, que s’étaient réfugiées, au déclin du moyen âge, la grandeur et l’austérité de la pensée religieuse. Tandis que les associations burlesques, les Cornards, les Joyeulx enfants de l’abbé Maugouverne et de la mère Sotte, promenaient à travers les villes leurs bandes désordonnées, tandis que le bon roi René, dans ses romans allégoriques, représentait les Dames marinières attrapant des cœurs au filet pour les mettre dans la boîte aux oublies, l’art chrétien tentait un dernier effort pour ramener les fils d’Adam vers Dieu par le spectacle de leur néant. Il leur montrait la mort sous les aspects les plus divers, toujours menaçante et toujours inévitable. Il la plaçait, un cercueil sous le bras, dans le cortège des rois; il la plaçait, une bêche à la main, comme une invitée de la noce, à côté de la mariée qui montait à l’autel, le sein paré du bouquet virginal, ou bien encore il la représentait sous la forme d’un bûcheron occupé à scier par le pied des arbres dont les branches étaient chargées de nobles et de bourgeois, comme pour montrer que, si haut qu’on fût placé, il fallait tomber sous ses coups. La fresque de Saint-Riquier est une page curieuse de ce grand poème de la danse macabre, que l’on pourrait appeler la Divine Comédie de la renaissance.

L’art moderne a aussi une belle et large part dans l’église de Saint-Riquier. Cette église étant celle de l’abbaye, l’un des abbés commendataires, M. d’Aligre, parent du chancelier Étienne d’Aligre, l’un des plus honnêtes hommes de la robe, voulut consacrer les revenus que lui procurait son bénéfice ainsi qu’une partie de sa grande fortune, à l’embellissement du sanctuaire dont la garde lui était confiée. Il s’adressa aux plus célèbres artistes de son temps : au sculpteur Girardon, aux peintres Jean Jouvenet, Antoine Coypel, Claude Guy-Hallé, Bon et Louis Boullogne ; tous répondirent à son généreux appel. Girardon sculpta un Christ en bois plus grand que nature ; Bon Boullogne peignit Saint Angilbert recevant l’habit de Saint-Benoît, Louis Boulogne l’Annonciation, Antoine Coypel le Baptême de Jésus-Christ, Claude Hallé Notre-Seigneur donnant les clés à saint Pierre, et Jouvenet Louis XIV touchant les écrouelles[12]. Le Christ de Girardon, l’une des plus belles œuvres de la sculpture moderne, orne encore aujourd’hui le dessus du maître-autel, et les cinq toiles magistrales suspendues aux murailles des chapelles forment comme un musée inconnu que le respect des habitans a sauvé du vandalisme révolutionnaire, mais qu’il ne défend pas contre l’humidité, qui menace de le faire disparaître.


IV. — COMBAT DE LONGPRÉ-LES-CORPS-SAINTS. — LA CHASSE AUX UHLANS. — LE CURÉ D’AIRAINES.

La prise d’Amiens, le 28 décembre 1870, avait livré jusque sous les remparts d’Abbeville la vallée de la Somme aux Allemands, qui réquisitionnaient les localités situées entre ces deux villes. Les habitans de Longpré-les-Corps-Saints[13], village de 2,000 âmes, sur la rive gauche, à 15 kilomètres d’Abbeville, avaient plusieurs fois reçu leur visite et souffert de leurs déprédations ; ils résolurent de se venger, et, comme ils disaient, de s’amuser sur les uhlans en attendant mieux. Ils sont tous chasseurs, un peu braconniers même et tireurs fort habiles. Ils se mirent en campagne, fondirent leurs cuillers d’étain pour faire des balles, et chaque jour ils allèrent s’embusquer, à l’abri des rideaux et des bouquets d’arbres, sur les routes que parcouraient les éclaireurs ennemis ; ces hardis cavaliers reculèrent plusieurs fois, au nombre de vingt-cinq ou trente, devant quatre ou cinq hommes, sûrs de leurs coups, qui les attendaient de pied ferme, et, bientôt dégoûtés du métier, ils se tinrent à distance, ce qui prouve que, s’ils avaient été partout accueillis de la même manière, nous aurions eu moins souvent l’occasion de vanter leur témérité. Un brave paysan, Joseph Dulin, se signala surtout dans cette chasse aux éclaireurs par une audace à toute épreuve. Armé d’une lourde canardière, il allait seul, en sabots et en bonnet de coton, faire des reconnaissances à 7 ou 8 kilomètres; les Prussiens avaient maltraité son cheval, il avait juré de ne jamais leur pardonner, et d’en descendre le plus possible, — il tint parole.

On était à peu près certain que l’ennemi ne tarderait pas à revenir en force pour punir les habitans d’avoir osé se défendre; 500 mobiles et mobilisés armés de mauvais fusils à piston, dépourvus la plupart de toute instruction militaire, furent envoyés à Longpré. Ils occupaient ce village depuis quelques jours, lorsqu’on vint annoncer qu’une forte reconnaissance se montrait de l’autre côté de la Somme, dans le camp romain qui domine le village de Létoile. Le pont était coupé, mais l’ennemi pouvait passer au moyen de bateaux, et une quarantaine d’hommes, mobiles et gens du pays, se portèrent à la hâte vers la rivière, où ils se tinrent cachés le long du talus. L’avant-garde prussienne était descendue des hauteurs et s’avançait sans défiance dans une rue de Létoile qui faisait face à l’embuscade française. Une décharge bien dirigée renversa une dizaine d’hommes, et l’avant-garde courut s’abriter dans les maisons. Deux compagnies de mobiles arrivaient pendant ce temps sur le lieu de l’action; elles s’étaient portées, sans être vues, sur les bords de la Somme, et se dérobaient derrière des remblais et les débris du pont, lorsqu’une colonne prussienne arriva pour soutenir son avant-garde. Elle marchait en bel ordre, par demi-sections, quand une décharge, aussi bien dirigée que la première, vint porter en plein dans les premiers rangs. Aussitôt officiers et soldats se jetèrent, comme les autres, dans les maisons, et de là par les fenêtres, les lucarnes des toits, les créneaux qu’ils ouvrirent à coups de baïonnette dans les murs en torchis, ils commencèrent un feu violent sur la petite troupe française. Le commandant Peretti della Rocca resta presque tout le temps à découvert pour montrer à ses hommes qu’il ne fallait pas craindre les balles. Le brave Dulin, qui se trouvait comme toujours au premier rang, alla, sous un feu plongeant, détacher une petite barque et traversa la Somme pour canarder de plus près l’ennemi. La fusillade dura près de deux heures, mais comme la lutte ne pouvait aboutir, le commandant donna le signal de la retraite, qui se fit en bon ordre, sous le feu le plus violent. Cette escarmouche nous coûta un mort et deux blessés. L’ennemi, deux fois surpris par des décharges meurtrières, perdit une quarantaine d’hommes, et il en aurait perdu bien davantage, si les gens du pays avaient eu des armes d’une plus longue portée.

Le lendemain, à onze heures, le bruit se répandit que les Prussiens marchaient sur Longpré. Si faibles qu’elles fussent numériquement, les troupes françaises, aidées de la population, auraient pu donner à l’ennemi une rude leçon, si les moindres mesures avaient été prises. Il suffisait d’occuper solidement le château et son enceinte, situés dans une position dominante, de barricader les rues, de créneler quelques maisons faisant tête de ligne, et surtout de se garder, pour savoir au moins de quel côté viendrait l’ennemi; mais rien n’avait été fait, aucun ordre général n’avait été donné, et vers une heure 2,500 hommes environ, commandés par le colonel Pestel du 7e uhlans, cernaient le village à l’improviste et l’attaquaient de trois côtés à la fois. Le château, défendu seulement par quelques hommes, fut enlevé sans coup férir; un certain nombre de mobiles détachés dans la campagne se trouvèrent coupés et durent se replier dans la direction d’Abbeville, les autres se réunirent un peu au hasard autour de leurs officiers. Les habitans prirent leurs fusils de chasse, et la lutte, une lutte désespérée, s’engagea de nouveau pour arrêter le mouvement concentrique des Prussiens. Ceux-ci, contrairement à leur habitude, n’avaient point amené d’artillerie, car ils étaient loin de s’attendre à la résistance qu’ils allaient rencontrer. Malgré l’infériorité de l’armement, on n’avait pas à craindre d’être écrasé à distance sans pouvoir répondre; on allait se voir de près, et l’on reconnut vite à l’extrême circonspection de l’ennemi qu’il se sentait privé de son plus puissant moyen d’action.

Il y eut parmi les mobiles quelques défaillances; mais la plupart, malgré l’écrasante supériorité numérique des assaillans, donnèrent, ainsi que leurs officiers, de grandes preuves de courage. Disséminés par petits groupes dans toutes les rues du village, abrités derrière des haies, embusqués dans les maisons, les encoignures des portes, le tournant des rues, ils disputèrent le terrain pied à pied, et trouvèrent partout à côté d’eux les habitans, qui étaient comme enragés, et auraient brûlé leur village plutôt que de se rendre. Il faut les avoir entendus raconter eux-mêmes, simplement, sans forfanterie et comme on raconterait une partie de chasse, les péripéties de la lutte pour se faire une idée de l’insouciant héroïsme avec lequel ils ont combattu. Joseph Dulin, Joly le pêcheur et un jeune soldat de Longpré qui avait déserté de Boulogne, où l’on ne se battait pas, pour accourir dans son village, où il espérait se battre, berlinguèrent, suivant le mot du pays, plus de trente Prussiens à eux trois. « Ah! disent aujourd’hui ces braves gens, si l’affaire avait été bien menée, il n’en serait pas resté un seul; mais nous avions avec nous des hommes qui ne savaient pas seulement tirer un coup de fusil! »

La résistance s’était prolongée jusqu’à la chute du jour; les huttiers n’avaient plus de balles, les fusils encrassés des mobiles ne partaient plus; on avait d’ailleurs trop peu de monde pour tenir tête plus longtemps à un ennemi qui sur quelques points opposait une compagnie tout entière à une dizaine de tirailleurs. Les mobiles battirent en retraite sur Abbeville, les habitans jetèrent leurs canardières dans les puits ou les fossés, et, comme les Prussiens n’avançaient qu’avec une extrême lenteur de peur de quelque surprise, ils eurent le temps de rentrer dans les maisons, ou de se disperser à travers les tourbières glacées des marais.

Longpré devait s’attendre au sort de Bazeilles et de Châteaudun; mais l’ennemi croyait Abbeville plus fortement occupé qu’il ne l’était réellement : il pouvait craindre une attaque, et se hâta de déguerpir, emmenant 120 mobiles prisonniers et 22 otages qu’il menaçait de fusiller. Les soldats avaient lestement pillé quelques caves, un grand nombre d’entre eux étaient ivres à tomber, et, s’il était arrivé quelques troupes, elles en auraient eu facilement raison. On ne vit rien paraître, et vers sept heures du soir les Prussiens rentraient tranquillement à Airaines avec leurs prisonniers. Deux jours plus tard, les journaux allemands publiaient une dépêche ainsi conçue : « Albert, 30 décembre. — Officiel. — Le 28, le colonel Pestel des uhlans, avec une colonne volante de trois compagnies et trois escadrons, a battu, près de Longpré, trois bataillons de gardes mobiles; il leur a pris trois drapeaux, 10 officiers et 230 hommes. De notre côté, il y a eu six hommes blessés. » La dépêche avait oublié de dire que les trois drapeaux, trouvés dans une salle de la mairie, étaient ceux qui, dans les jours de fête, servaient à pavoiser la maison commune et l’école, et que des blessés, des habitans inoffensifs qui ne prenaient aucune part au combat et une femme même avaient été lâchement assassinés. Du reste nous ne voulons point rejeter sur le colonel Pestel la responsabilité des mensonges de la dépêche, car cet officier, à la suite du combat de Longpré, s’est conduit à l’égard des prisonniers civils capturés par ses troupes d’une façon qui contraste honorablement avec l’indigne conduite tenue par ses compatriotes dans les mêmes circonstances. Ces prisonniers avaient été enfermés dans l’église d’Airaines. Le vénérable curé de ce bourg fut autorisé à se rendre près d’eux. La plupart de ces braves gens, ne se faisant aucune illusion sur le sort qui les attendait, le chargèrent de porter à leurs familles leurs adieux et leurs recommandations. Il se rendit aussitôt auprès du colonel Pestel pour plaider en leur faveur. Celui-ci le reçut avec une grande politesse; mais aux premiers mots d’intercession il répondit en termes très formels : « Monsieur le curé, je reconnais que vous êtes dans votre rôle en venant solliciter pour ces gens-là; mais il n’a point tenu à eux que ma troupe ne fût très maltraitée. Il faut qu’un exemple soit fait pour vos populations. Ils seront conduits à Amiens et subiront leur sort. Il n’y a pas à insister. » Le curé ne se rebuta point; dans une nouvelle visite, il obtint que l’un des prisonniers, un vieillard de soixante-quinze ans, serait mis en liberté. Le lendemain, après une nuit d’angoisses, au moment où les prisonniers, alignés entre deux rangs de soldats, allaient se mettre en marche pour Amiens, le curé se présenta devant le colonel. « Voilà le vieillard dont je vous ai parlé, dit-il ; est-ce là, je vous le demande, un homme capable de s’être battu? — Monsieur le curé, prenez-le, puisque j’ai promis de vous le rendre. — Et celui-là, vaut-il mieux que l’autre? je vous le demande encore. — Pour le coup, dit le colonel, vous êtes trop exigeant! — Eh bien! reprit le curé avec l’autorité que donne le sentiment d’une belle action, ce n’est pas seulement cet homme que je vous demande, mais c’est tous les autres, tous ceux que vous voulez conduire à Amiens. De quoi sont-ils coupables après tout? D’avoir voulu défendre leur pays? Vous ne les tuerez pas de sang-froid! Les lois de la guerre ne justifient point l’assassinat, je le jure au nom du Dieu de miséricorde dont je suis le ministre, au nom du Dieu des armées qui en est aussi le juge! » Les soldats de l’escorte, appuyés sur leurs fusils, ne comprenaient rien aux paroles du pastour; mais ils l’écoutaient avec un étonnement mêlé de respect. Le colonel s’était dressé sur ses étriers; il resta un moment pensif, et, tendant la main vers le curé, qui se rapprochait de lui comme pour lui barrer la route : « Je vous rends vos prisonniers, dit-il; qu’ils retournent dans leurs familles. » C’est là peut-être le seul acte d’humanité qui puisse honorer l’armée prussienne dans le cours de cette terrible guerre.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Les camps romains de la Somme forment un système défensif parfaitement conçu sur une ligne de plus de 70 kilomètres. Celui de Liercourt est le plus remarquable de tous et l’un des mieux conservés qui existent en France. Il est placé entre deux vallées et forme un triangle dont les deux côtés sont défendus par des escarpemens naturels sur lesquels on voit encore très distinctement la trace des travaux qui étaient destinés à en augmenter la force et la base par un retranchement en terre qui n’a pas moins de 8 mètres de hauteur à certains endroits.
  3. Les faits que. nous rapportons ici sont consignés dans un livre publié il y a peu de temps sons ce titre : Opérations de l’armée française du nord, 1 vol. in-18; Paris 1873. Ce livre, accompagné de pièces justificatives et rempli de renseignemens, a pour auteur un officier d’état-major qui a fait toute la campagne.
  4. Tout le monde a remarqué, pendant l’occupation du département de la Somme, l’extrême besoin de sommeil qu’avaient les Allemands; à la moindre fatigue, pendant les premières chaleurs du mois de mai, ils rentraient harassés et s’empressaient de se coucher. Nous avons entendu dire à l’illustre maréchal Bugeaud : « Quand on a devant soi des Allemands ou des Anglais, il faut avant tout chercher à leur couper les vivres, les faire marcher et les empêcher de dormir. Avec ça, on les fait fondre. » Tout ce qui s’est passé en 1870 et 1871 confirme cette remarque; mais on n’avait qu’une seule idée : mobiliser, et, bien loin d’empêcher les Allemands de manger, on ne s’occupait pas même de faire manger les Français. La remarque du maréchal Bugeaud n’en est pas moins importante, et il est bon d’en tenir note. Une campagne d’été aurait peut-être changé la face des choses.
  5. Cet acte de Hugues Capet a donné lieu à de nombreuses discussions. Les historiens de l’ancien régime ne voulaient pas admettre que le fondateur de la troisième race eût dépouillé des moines; mais tout s’explique par le caractère bénéficiaire du domaine d’Abbeville.
  6. Il n’y a pas un seul livre de géographie publié de notre temps même qui ne mentionne la manufacture de drap des Van Robais au nombre des établissemens industriels d’Abbeville. Les bâtimens et les jardins existent encore, mais on n’y fabrique plus de drap. Cette industrie y est remplacée aujourd’hui par la manufacture de tapis de M. Vayson, qui occupe environ 600 ouvriers.
  7. Nous pouvons garantir la parfaite exactitude de ce que nous disons ici. L’auteur de la mutilation nous est connu comme il l’était à La Barre.
  8. Pour avoir une idée exacte de l’esprit ondoyant et divers de M. de Perthes, il faut lire la liste des productions multipliés qui sont sorties de sa plume. Les polygraphes les plus féconds du XVIe siècle eux-mêmes n’ont jamais embrassé une semblable variété de sujets.
  9. C’est là qu’a été trouvée la belle tête de rhinocéros à narines cloisonnées qui se voit aujourd’hui au Muséum d’histoire naturelle dans la galerie géologiques.
  10. Les débris de l’equus antiquus se trouvent encore aujourd’hui dans quelque coin des greniers municipaux.
  11. Les bâtimens de l’abbaye sont maintenant occupés par un collège que dirigent des ecclésiastiques. Une très jolie église a été bâtie dans ces derniers temps pour desservir ce collège. On y remarque devant le maître-autel des rosaces formées des débris d’une mosaïque que Charlemagne avait fait venir de Rome vers l’an 800 pour orner l’une des églises bâties par Angilbert, et des fresques peintes avec beaucoup de talent par un prêtre d’Abbeville, M. l’abbé Dergny, à qui l’on doit la restauration des statues de Saint-Gilles; car, par une rare exception, à Abbeville comme à Amiens les restaurations ont été exclusivement faites, et très bien faites, par des artistes de la localité.
  12. On remarque en outre dans l’église de Saint-Riquier un Saint André de Lépidié, un Saint Benoît à Subiaco, très belle toile de Paillet, de l’Académie de peinture, et un tableau de Ducornet, le peintre sans bras.
  13. Longpré-les-Corps-Saints est ainsi nommé à cause des reliques que le seigneur du lieu, Aliaume de Fontaine, avait rapportées des croisades. Quelques-unes de ces reliques sont à Longpré avec des reliquaires du XIIe siècle.