La France et la rédemption des esclaves en Algérie à la fin du XVIIe siècle

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La France et la rédemption des esclaves en Algérie à la fin du XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 898-923).
LA FRANCE
ET LA
RÉDEMPTION DES ESCLAVES EN ALGÉRIE
Á LA FIN DU XVIIe SIÈCLE

J’ai dit, ici même, il y a quelques années[1], quel était le sort affreux des chrétiens captifs en Barbarie, depuis la seconde moitié du XVe siècle, quels travaux et quelles misères ils avaient à endurer, quelles tentations à repousser, et j’ai montré le dévouement admirable avec lequel les Trinitaires, les Pères de la Mercy et les Lazaristes s’étaient tour à tour consacrés à racheter et rapatrier les uns, et à consoler et secourir les autres, qui restaient sur la terre de servitude. Je me suis efforcé de remettre en pleine lumière ces humbles moines, trop oubliés et méconnus de nos jours, qui, au prix de mille fatigues et dangers, au risque de leur liberté et parfois de leur vie, allaient porter secours à ces esclaves chrétiens, détenus dans les bagnes ou sur les galères d’Alger, de Tunis ou de Salé (Maroc) et qui, poussés au désespoir, en venaient souvent à renier le Christ. Plusieurs, entre autres les Pères Lazaristes Le Vacher et Montmasson, cueillirent, sur ce champ de travail et de lutte contre la tyrannie turque, les palmes du martyre.

Je voudrais, aujourd’hui, à l’aide de documens conservés aux archives du ministère des Affaires étrangères et de deux livres publiés récemment[2], reprendre l’étude de ce sujet au point où je l’avais laissée, c’est-à-dire à l’année 1681 et, cette fois, montrer le rôle plus important que jouèrent les consuls ou les envoyés extraordinaires du roi de France en Alger.

Il faut remonter un peu plus haut, pour expliquer l’intérêt politique et commercial que la France avait dans cette partie septentrionale de l’Afrique, appelée le Magreb. Les deys d’Alger, les beys de Tunis, Salé et de Tripoli, sujets du sultan de Constantinople, disposaient alors de la marine la plus formidable qu’on connût sur la Méditerranée. Le premier, à lui seul, avait 75 à 80 galères ; si l’on y ajoute celles de Salé, Tunis et Tripoli, et la flotte des Turcs, on arrivera au chiffre de 250 à 300 voiles pour le total des forces maritimes des musulmans. Seules les flottes d’Espagne et de Venise étaient en état de leur tenir tête ; mais la marine de la France n’existait pas encore et les côtes de Provence et du Bas-Languedoc étaient exposées sans défense aux incursions et aux razzias de ces hardis corsaires. Les navires marchands de Marseille et de Bordeaux n’eurent pas moins à en souffrir. Les dommages se montaient chaque année à des centaines de mille livres de marchandises et à des milliers de Français, capitaines ou matelots, ouvriers ou paysans.

Aussi comprendra-t-on que François Ier, déjà allié de la Porte Ottomane (depuis 1525), dès qu’il apprit la nomination, par le sultan Selim II, de Barberousse au poste de capitan-pacha, c’est-à-dire amiral des flottes musulmanes, s’empressa de se concilier son appui contre Charles-Quint. L’Espagnol, en effet, était l’ennemi commun, c’était la puissance la plus redoutable pour les musulmans d’Afrique. Depuis 1505, il avait conquis Mers-el-Kebir, Oran, Bougie ; il fut maître de Tripoli jusqu’à 1551, et de Tunis jusqu’à 1574.

Ce fut le terrible Barberousse qui fit les premières avances, en envoyant à François Ier, l’année même où il fut promu au rang de capitan-pacha (juillet 1533), un ambassadeur avec de riches présens ; l’année suivante, une trêve de trois ans était conclue entre le Roi très chrétien et le bey musulman qui assurait la sécurité à nos navires et à nos commerçans trafiquant dans le Magreb. En février 1536, la régence d’Alger était comprise dans les capitulations de la France avec la Sublime Porte ; l’article 10 stipulait la mise en liberté de tous les captifs des deux États et défendait aux corsaires turcs de faire prise sur les marchandises ou les personnes de la nation française. On sait, par l’histoire générale, combien les descentes de la flotte turque sur les côtes de Calabre firent une utile diversion à l’invasion de Charles-Quint en Provence.

Ce ne fut pas seulement l’intérêt politique, mais le commerce français qui profita de ce premier traité d’alliance franco-algérien. Les marchands et marins de Provence fréquentaient depuis longtemps sur la côte opposée d’Afrique, soit pour la pêche du corail, soit pour le commerce des cuirs et laines. Par ce traité, la France obtint une première concession en Afrique. Deux marchands de Marseille, Thomas Linché (un Corse, nommé le Lincio) et Carlin Didier s’étaient associés pour la pêche du corail dans le golfe de Stora. Forts du consentement de la Porte, ils traitèrent avec les cheiks maures du pays et établirent le Bastion de France, qui a joué plus tard un rôle important dans nos relations avec Alger[3]. C’était une maison ou magasin, qui servait de dépôt au corail ou aux marchandises de trafic ; il était entouré de murailles et de fossés, qui pouvaient les mettre à l’abri d’un coup de main ; un chenal de 7 à 800 mètres menait à l’étang du Bastion, qui servait de refuge aux bateaux corailleurs.

Un peu plus à l’Est, l’établissement des Génois à l’île de Tabarka gênait beaucoup les entreprises des Marseillais. A la faveur de la mort d’André Doria, la Compagnie française d’Afrique y prit pied et cela devint la concession du Cap Nègre (1604), qui leur servit pour le commerce des grains, des laines, des cuirs et de la cire. On y pêchait aussi le corail. Ce comptoir ne fut supprimé qu’en 1814, sans que jamais d’ailleurs la France eût renoncé à ses droits.

Tels furent les premiers bénéfices que la France retira de l’alliance franco-algérienne conclue par François Ier. Mais cent ans après, à l’époque où la puissance de la Porte Ottomane commença à décliner, le naturel des corsaires barbaresques reprit le dessus et, oublieux des anciens traités, ils se mirent à courir sus à tous les navires marchands, même français, et provoquèrent les doléances des commerçans provençaux. Le cardinal de Richelieu comprit que la sécurité de notre commerce, dans la Méditerranée, ne serait assurée que lorsque ces nids de pirates seraient détruits ; malheureusement notre marine de guerre, sous son gouvernement et celui de Mazarin, était encore rudimentaire et incapable de se mesurer avec la flotte barbaresque. De là, pendant un demi-siècle (1635-1690), une politique hésitante, et par suite inefficace, consistant en alternatives de démonstrations navales et de négociations. On a vu, par notre précédent récit, que l’apparition de nos vaisseaux de guerre devant Alger avait eu pour conséquence fatale le massacre de nos consuls, aumôniers et nationaux, et un redoublement de rigueur dans le traitement des esclaves. Nous allons assister, cette fois, à une série de négociations, ayant pour objet la paix maritime et surtout le rachat des captifs.


I

Rappelons d’abord comment se faisait le triage des prisonniers et à quels travaux ils étaient forcés. À peine étaient-ils amenés à bord du navire ennemi, que les corsaires, par des questions adroites et flatteuses, s’enquéraient en détail de leur pays d’origine, de leur famille, de leur profession et de leurs ressources, renseignemens précieux, d’après lesquels ils évaluaient leur valeur vénale, et éventuellement leur rançon. Tout cela était noté avec soin sur un registre. Puis on enchaînait les hommes. Arrivé au port d’Alger, on les débarquait et l’on faisait un triage préliminaire.

Dans un premier lot, on plaçait les gens de marque : gentilshommes et officiers, prêtres et religieux. C’est parmi eux que le dey, le pacha et l’agha, ou chef de la milice, faisaient à tour de rôle leur choix ; ces dignitaires réservaient aussi, pour leur harem, les plus belles captives. Un second lot, le plus nombreux, se composait des capitaines de navire, patrons de barque, chirurgiens, pilotes et matelots, qui devenaient les esclaves du corps de la milice. Ceux-ci étaient envoyés au beylik ou bagne de l’odjak[4] d’Alger et employés au service de la marine. On tenait un registre exact de ces esclaves publics. Le reste, qui consistait en laboureurs et artisans, écrivains ou ouvriers d’art, était conduit au badistan ou marché. Le capitaine du navire corsaire les remettait au crieur public, avec le procès-verbal de la capture et une note personnelle. Au jour fixé, la vente à l’encan avait lieu en public. Les marchands faisaient mettre l’esclave tout nu, pour voir s’il n’avait pas quelque tare, on lui faisait ouvrir la bouche pour examiner ses dents, on lui faisait porter des fardeaux, tout comme on fait encore au Maroc pour la vente des nègres. Dans ces marchés, on n’avait cure des liens de famille qui unissaient les captifs. On se fera une idée des déchiremens produits par cet abominable trafic, d’après l’extrait suivant d’une comédie de Cervantes[5], qui, ayant été lui-même esclave à Alger, en fut souvent le témoin indigné, mais impuissant.


ACTE II
SCÈNE DEUXIÈME

Un crieur public vendant deux jeunes garçons, la mère et le père.

LE CRIEUR. — Y a-t-il acheteur pour les enfans, pour le vieux, ce grand homme-là et pour la vieille avec son gros ventre ? Par ma foi, ils sont gentils. De celui-ci on m’offre cent deux écus, de celui-là, deux cents. Mais je ne les lâche pas à ce prix. Venez çà, chiens que vous êtes !

JEAN. — Qu’est ceci, mère ? Est-ce que, par hasard, ces Maures voudraient nous vendre ?

LA MERE. — Oui, mon fils, leurs richesses s’augmentent de notre infortune.

LE CRIEUR. — N’y a-t-il personne qui veuille acheter l’enfant et la mère ensemble ?

LA MERE. — O terribles et tristes extrémités, plus amères que la mort !

LE PERE. — Tais-toi, femme, puisque notre Dieu a permis qu’on nous mît en cet état, Lui seul sait pourquoi.

LA MERE. — J’ai pitié de ces enfans, qui sait ce qu’ils deviendront ?

LE PERE. — Femme, laisse s’accomplir la volonté du Très-Haut.

LE MARCHAND. — Et combien t’offre-t-on pour celui-ci, dis ?

LE CRIEUR. — On en offre cent deux écus.

LE MARCHAND. — Le donnerait-on pour cent dix ?

LE CRIEUR. — Non, il faut y mettre davantage.

LE MARCHAND. — Est-il en bonne santé ?

LE CRIEUR, ouvrant la bouche de l’enfant. — Il l’est.

LE MARCHAND. — Ouvre donc, n’aie pas peur !

JUAN. — Ne me l’arrachez pas, señor, elle tombera bien d’elle-même.

LE MARCHAND. — Le mioche croit-il que je veux lui arracher une dent ?

JEAN. — Là, doucement, señor, elle ne me fait pas mal ; doucement, de grâce, je me meurs.

AÏDAR. — Et de cet autre, combien en offre-t-on ?

LE CRIEUR. — On en offre deux cents écus.

AÏDAR. — Et pour combien le laissera-t-on ?

LE CRIEUR. — On en veut trois cents.

AÏDAR. — Si je t’achète, seras-tu bien sage ?

FRANCISCO. — Je serais sage, même si vous ne m’achetiez pas !

AÏDAR. — Pour tout de bon ?

FRANCISCO. — Ne le suis-je pas déjà, sans me vanter.

LE CRIEUR. — Il est à vous. Vienne l’argent.

LE MARCHAND. — Je désire payer chez moi.

LA MERE. — Mon cœur se fend.

LE MARCHAND. — Achetez, les amis, achetez l’autre petit. Viens, enfant, viens t’amuser.

JUAN. — Señor, je ne veux pas quitter ma mère, pour aller avec d’autres.

LA MERE. — Va, mon fils, déjà tu n’appartiens qu’à celui qui t’a acheté.

JUAN. — Quoi ! mère, vous m’abandonneriez ?

LA MERE. — O Dieu ! que tu es cruel !

LE MARCHAND. — En route, petit, viens avec moi.

JUAN. — Partons ensemble, mon père.

FRANCISCO. — Je ne puis, cela ne dépend pas de moi. Que Dieu te protège !

LA MERE. — O mon trésor ! O ma joie ! que Dieu ne t’abandonne pas !

JUAN. — Où donc m’emmène-t-on, sans vous, ô ma mère !

LA MERE. — Permettez, señor, que je parle un instant à mon fils. Accordez-moi cette brève joie, puisque ma douleur sera éternelle.

LE MARCHAND. — Dis-lui ce que tu voudras, car c’est pour la dernière fois.

LA MERE. — Pour moi, c’est la première où je me vois en pareille angoisse.

JUAN. — Gardez-moi ici avec vous, car je ne sais où l’on m’emmène.

LA MERE. — Toute chance t’abandonne, mon fils, car je t’ai enfanté. Tout, dans mon désespoir, s’est ligué contre moi. Le ciel s’est obscurci, les élémens, la mer et les vents se sont déchaînés. Toi, tu ne connais pas encore ton malheur, bien que tu y sois plongé, car celui qui ne l’a pas connu peut encore croire au bonheur. Mais je t’en conjure, ma chère âme, puisqu’il ne me sera plus donné de te voir, promets-moi de ne jamais oublier de réciter l’Ave Maria. C’est elle, cette Reine de bonté, de vertu, pleine de grâce, qui rompra tes chaînes et te rendra à la liberté.

AÏDAR. — Écoute cette méchante chrétienne, qui donne de pareils conseils à son fils ! Pourvu qu’elle n’ait pas été une ivrogne, comme, toi, fausse et dissolue.

JOAN. — Mère, il est donc vrai, je pars, je m’en vais avec ces Maures ?

LA MERE. — Ah ! crois-moi, plus que toi-même, j’ai peur de te voir aller où tu vas. Tu vas tout oublier, ton Dieu, moi, toi-même ; car n’est-ce pas là ce qui doit arriver quand, dans un âge si tendre, on est jeté au milieu de cette race impie ?

(Le crieur fait taire la mère, en la menaçant du bâton, et puis se met en devoir de vendre l’autre petit garçon, Francisco, à Aïdar. La scène des adieux à ses parens est aussi déchirante qu’admirable.)

FRANCISCO. — Puisque le sort fatal me sépare de vous, chers parens, qu’ordonnez-vous ?

LE PERE. — Mon fils, promets-moi que ni menaces, ni promesses, ni présens, ni le fouet, ni les coups ne viendront à bout de te convertir et que tous les trésors du monde ne t’empêcheront pas de mourir dans le Christ plutôt que d’embrasser la foi de ces Maures.

FRANCISCO. — Je le ferai, si possible, car mon doux Jésus m’aidera, tant que mon âme restera fidèle à sa foi, à ses sentimens et à la crainte de Dieu.

LE CRIEUR. — Oh ! comme il se montre chrétien, cet enfant ! Je vous en préviens, il faudra lever vivement le bras et la main droite. Ces petits chrétiens pleurent beaucoup au début ; mais ensuite ils deviennent souvent des Maures plus croyans que les vieux croyans.


Une fois le marché conclu, l’acheteur payait la somme qui était versée au trésor public et emmenait ses esclaves chez lui.

Rien de plus varié que les catégories de captifs : les uns, qui avaient un métier, tels que laboureur, maçon ou charpentier, étaient employés aux travaux de leur état ; ceux qui n’en avaient pas servaient comme domestiques et avaient à couper le bois et porter l’eau pour leurs maîtres. Les plus vigoureux faisaient le travail de caravaniers ou portefaix, c’est-à-dire charriaient la pierre pour les réparations du port. D’autres étaient occupés comme jardiniers à la campagne et logés dans les « maceries » ou villas. Les plus heureux étaient les architectes, les écrivains ou comptables : leurs maîtres les employaient à construire et décorer leurs maisons. — C’est un captif italien qui a fait et exécuté les plans de la mosquée située sur la place du Gouvernement. — Les orfèvres exécutaient pour les femmes des bijoux ou de riches parures. Les lingots d’or et d’argent trouvés dans les prises, et les piastres sévillanes, reçues pour les rançons, se transformaient en colliers, bracelets ou coffrets de valeur. Ceux-ci étaient mieux traités et pouvaient amasser un pécule, qui leur servait à se racheter. Mais ceux qui étaient occupés comme manœuvres à Alger étaient renfermés la nuit dans le bagne[6], sorte de grande salle voûtée, entourée de chambres, où l’on en entassait jusqu’à trois mille. A chaque bagne était annexée une chapelle, où le vicaire apostolique, ou bien les prêtres, — dont plusieurs étaient même esclaves, — venaient dire la messe le vendredi, jour de repos des Musulmans.

Ils étaient mal nourris, presque exclusivement de végétaux et à peine vêtus ; le costume ordinaire était une paire de braies, un hoqueton[7] de laine et un bonnet noir. Un des négociateurs français écrivait au ministre de la Marine « qu’il avait apporté cent costumes de matelots pour nos pauvres esclaves qu’on disait tout nus[8]. » A la moindre faute, ou bien si l’on trouvait que l’esclave n’avait pas assez travaillé, il recevait des coups de corde à nœuds, voire même des coups de bâton. Souvent, lorsque le captif était en train de négocier son rachat, le maître redoublait de mauvais traitemens, afin d’obtenir une plus forte rançon. Quant aux plus jeunes, — il ne manquait pas de mousses de douze à seize ans, — on s’efforçait de les convertir à l’islamisme, tantôt par des séductions ou des promesses, tantôt par des violences. D’ordinaire, on les menait à la taverne, on les grisait et l’on profitait de leur état d’ivresse pour obtenir le moindre signe d’adhésion à Mahomet ; puis on les affublait d’un turban. Quelques patrons allèrent jusqu’à offrir la main de leur fille, avec la liberté, à des captifs pour prix de leur abjuration. En fait, il y avait un grand nombre de renégats, qui avaient abjuré afin d’obtenir un adoucissement à leur misère. Malheur à ceux qui résistaient ou qui, une fois dégrisés, se rétractaient ! On leur faisait subir de véritables tortures, témoin ce jeune mousse de Saint-Tropez, âgé de quinze ans, qui subit la bastonnade et des châtimens cruels plutôt que de renier le Christ (1633)[9].

Dès que la milice d’Alger entrait en guerre avec une nation européenne et que, seulement, se répandait le bruit de mauvais traitemens infligés à des Turcs dans un port de l’Europe : Naples, Gênes ou Marseille, aussitôt le bey faisait mettre aux fers tous les esclaves détenus dans la régence et usait de représailles sur ceux du beylik. C’était bien pis, lorsqu’un captif, poussé à bout par la souffrance ou entraîné par la soif de la liberté, essayait de fuir[10]. Ces tentatives d’évasion avaient souvent lieu pendant la présence de vaisseaux français dans la rade, car ils envoyaient chaque jour à terre des chaloupes, pour porter les officiers ou ramener le consul ou faire des provisions. Heureux l’esclave qui, trompant la vigilance des « chaoux, » pouvait s’y glisser ! Il était sauvé. D’autres, plus hardis, se lançaient à la nage et essayaient de gagner le navire ancré à distance ; quelques-uns y parvenaient, mais beaucoup, trahis par leurs forces, se noyaient ou étaient rattrapés par les corsaires Il y avait, en effet, en permanence dans le port, une demi-galère, prête à courir sus à ces fuyards. Malheur à ceux qui étaient ainsi repris. Ils étaient en général condamnés à mort et on les faisait périr dans les supplices les plus cruels afin d’intimider les autres esclaves. Le Père Dan n’a pas relevé moins de vingt-deux genres de torture. Le pal ou le feu lent sur un bûcher étaient les plus ordinaires. L’un des plus atroces était celui des « gauches » qui consistait à enfoncer dans le corps du malheureux des crocs de fer et à le tenir ainsi suspendu aux portes de la ville, jusqu’à ce qu’il mourût de soif ou d’épuisement. C’était un supplice analogue à celui de la crucifixion.

Il est impossible de dresser la statistique exacte des esclaves français détenus dans la régence d’Alger, à la fin du XVIIe siècle. Vivonne, dans une lettre à Charles IX[11], l’évaluait à 20 000. Soixante ans après, le Père Dan estime à 36 000 le nombre des Européens captifs dans les trois États barbaresques : Alger, Tunis et le Maroc, et il est sans doute au-dessous de la vérité. Alger étant celui des trois États qui avait la marine la plus nombreuse et la plus redoutable, on peut supposer que, malgré plusieurs rédemptions effectuées au cours du XVIIe siècle, le chiffre n’était guère inférieur à 15 000. Toutes les nations méditerranéennes et même l’Angleterre, la Néerlande et la Suède étaient représentées ; les Espagnols formaient le plus gros contingent. Le nombre des captifs français varia suivant qu’on était en paix ou en guerre ; le maximum fut atteint au moment des déclarations de guerre en 1683, parce qu’alors le dey d’Alger fit main basse sur tous les Français résidant en ville et même sur l’équipage des navires stationnant dans le port. Avant le bombardement d’Alger par Duquesne, il devait y avoir 5 à 6 000 esclaves français (commencement de l’année 1684). D’après une lettre du capitaine Marcel, envoyé par Seignelay, ministre de la Marine, pour négocier la paix (16 novembre 1689), il y en avait alors 1 033. Depuis lors, à la suite des rédemptions opérées tour à tour par le Consulat de France et par les Trinitaires, le chiffre alla toujours en décroissant. Il était, en mai 1690, de 850, en 1691, de 440. Enfin, en 1693, après les rachats opérés par Denys Du Sault, il n’en restait plus que 8, et encore, ne les laissa-t-on en servitude que parce qu’ils étaient des « nouveaux convertis, » c’est-à-dire des Réformés français, convertis de force au catholicisme et qui étaient revenus au culte protestant[12].


II

Le misérable sort de ces esclaves préoccupa de bonne heure les chrétiens d’Europe et, en particulier, les nations riveraines de la Méditerranée, Espagne, Italie, France. La première eut, dès le XIIIe siècle, ses rescatadores les Al-fakher, hommes d’élite, sachant assez bien l’arabe et chargés d’aller racheter les captifs pris par les Sarrasins[13]. Saint François d’Assise se préoccupa de leur venir en aide, et son projet de voyage en Afrique avait été conçu dans ce dessein, mais il ne put le réaliser. Raymond Lull, ancien sénéchal de Jacques Ier, roi d’Aragon, fonda dans l’île de Majorque, qui venait d’être reprise aux Arabes (1269), un couvent de Franciscains, où l’on étudiait l’arabe. Il avait conçu le projet d’y fonder un séminaire pour l’éducation de missionnaires, qui iraient porter des consolations aux captifs des Barbaresques et s’efforceraient de convertir ces derniers. Les premiers prêtres qu’il envoya furent mis à mort ; lui-même, dix-sept ans après, joignant l’exemple au précepte, s’embarqua pour Tunis. Mais là, ayant voulu disputer avec les muftis sur la vocation prophétique de Mahomet, il fut jeté en prison et n’échappa à la mort que par la clémence de l’émir. Délivré, il reprit ses prédications en Algérie et finit par mourir martyr à Bougie (21 juin 1315). Les Franciscains et Dominicains espagnols, venus au Magreb sous le règne du fils d’Almanzor, desservaient les oratoires et chapelles des « fondouks » européens dans les ports et visitaient les esclaves dispersés dans les fermes de l’intérieur.

Mais ce furent surtout les rois de France et des ordres religieux fondés par des Français, qui furent les principaux agens de la rédemption des esclaves. Saint Louis, dans ses deux croisades (1250 et 1270) se proposa moins la délivrance des Lieux Saints, que la restauration du christianisme et la délivrance des captifs, qui gémissaient sur cette terre, illustrée jadis par les travaux des Tertullien, des saint Cyprien et des saint Augustin. La dernière expédition ne fut pas tout à fait infructueuse à cet égard. Après sa mort, son fils Philippe le Hardi, secondé par Charles d’Anjou et Thibaut de Navarre, signa avec l’émir de Tunis, Mohammed et Mostancer, un traité qui donnait des sûretés pour le commerce et garantissait la liberté de culte aux chrétiens, libres ou esclaves, résidant en Afrique.

D’après l’article VI du traité, les moines et prêtres chrétiens pouvaient demeurer dans les États de l’émir et se bâtir des églises et des monastères, prêcher en icelles et servir Dieu suivant les rites de leur religion. Chose remarquable, l’établissement de ces fondouks et la construction même des chapelles devaient être faits aux frais du trésor beylical. Les religieux Dominicains et Franciscains ne se firent pas faute d’user de ces privilèges, ils allaient librement en ville, causant avec les cheiks, visitant les esclaves et traitant avec leurs maîtres de leur rançon.

Dans ce même XIIIe siècle, qui vit les deux croisades de saint Louis, les guerres contre les Sarrasins avaient pris un caractère plus acharné, les corsaires musulmans, partis d’Alger, de Sale ou Tripoli, infestaient les rivages et les îles de la Méditerranée, faisant de vraies razzias de chrétiens, qu’ils emmenaient en servitude. C’est alors que furent fondés par des Français deux ordres religieux, spécialement consacrés à l’œuvre du rachat des captifs, les Trinitaires ou Mathurins et les Pères de Notre-Dame de la Mercy. Nous avons fait, ici même[14], le récit des origines et des services rendus par ces religieux, leur dévouement aux victimes de la tyrannie barbaresque. Nous nous bornerons à le compléter, au moyen des documens trouvés par nous aux archives des Affaires étrangères et d’un ouvrage récent[15].

Quant aux Pères de la Mercy, l’ordre ayant pris une plus grande extension en Espagne, leur supérieur résidait à Huete (Castille), mais ils avaient à Paris un vicaire général, qui dirigeait les affaires de la rédemption des captifs français. Ce vicaire, en 1690, était le R. P. Jacques Moissant, qui traitait directement avec le ministre de la Marine. Louis XIII, qui les avait en particulière estime, les avait chargés par un arrêt du Conseil du rachat des captifs au Maroc, et avait ordonné aux évêques de lever des aumônes dans tout le royaume au profit de l’œuvre.

Une fâcheuse rivalité, allant jusqu’à la jalousie, s’éleva bientôt entre ces deux ordres, animés des mêmes intentions, mais qui s’étaient malheureusement imbus des passions et des préjugés des deux nations chez lesquelles ils se recrutaient. Charles-Quint avait déjà dû intervenir comme arbitre et conclure entre eux une sorte de traité de paix (1527). Le grand Conseil du roi de France, à son tour, rendit, le 6 août 1638, un arrêt, qui ordonnait que la France fût partagée entre les deux ordres rédempteurs pour les quêtes. On tira au sort les provinces où chaque ordre collecterait. Les Mercédaires obtinrent la Bretagne, la Guyenne, le Languedoc et la Provence. Aux Trinitaires échurent l’Ile-de-France, l’Orléanais, la Normandie, la Picardie, la Champagne et la Bourgogne. Paris, la capitale, restait indivis.

A la fin du XVIIe siècle, le général des Trinitaires résidait à Fontainebleau ; l’ordre ne comptait pas moins de cent cinquante maisons en France et avait été autorisé à faire des quêtes dans tous les diocèses, pour l’objet en question. Ils étaient secondés dans cette tâche à Marseille par les Pénitens blancs, chargés des opérations de change des monnaies, car les maîtres d’esclaves, en Algérie, ne recevaient en paiement que les piastres mexicaines ou sévillanes. C’était également le bureau des Trinitaires, à Marseille, qui assurait le passage des agens rédempteurs et nolisait un navire pour ramener les captifs libérés. Il paraît que l’abondance même de leurs ressources avait donné lieu à des abus ; car le Parlement de Provence rendit un arrêt (30 juin 1684), confirmant diverses transactions passées auparavant entre les prieurs de l’ordre et les magistrats de la ville, concernant la régie des aumônes destinées au rachat des esclaves. Ainsi, la convention de 1602 stipulait que la caisse serait déposée dans l’église de la Sainte-Trinité et fermée par une serrure à trois clefs ; chacune remise à l’une des parties intéressées. On ne devait l’ouvrir que lorsque le supérieur ordonnerait de faire une rédemption générale. D’après celle de 1627, les Pères quêteurs ne devaient rien promettre aux esclaves libérés, sans la participation du prieur. Les gratifications devaient leur être remises, seulement après qu’ils auraient assisté à la procession[16].

À ces deux ordres rédempteurs vinrent se joindre au XVIIe siècle les Lazaristes. Le besoin de secours aux captifs se faisait sentir ; car, soit par l’effet de l’excès des richesses, soit plutôt par suite des divisions et procès entre les deux ordres rivaux, ils s’étaient bien relâchés de leur zèle. Saint Vincent de Paul, alors qu’il était précepteur des enfans de Philippe de Gondi, général des galères, avait songé d’abord à proposer au roi de France, comme le cardinal Ximenès l’avait fait jadis à Charles-Quint, de réduire Alger et Tunis par la force[17].

Ayant été lui-même esclave dans cette dernière ville, il éprouvait comme Cervantes une profonde commisération pour les captifs des Barbaresques et constatait, en 1654, que les Mathurins avaient depuis tantôt dix ans discontinué leurs rédemptions. Il conçut donc le projet de les secourir, dans l’intervalle des rachats, c’est-à-dire d’assister ceux qui étaient malades et de fortifier dans la foi ceux qui étaient défaillans. D’autre part, la supplique des captifs français à Tunis (1631) au roi de France avait ému Louis XIII et la pitié avait gagné plusieurs grandes dames de la Cour et des bourgeois de Paris. Ayant reçu du Roi et de Mme d’Aiguillon deux grosses donations, et après avoir envoyé comme éclaireurs deux prêtres de la mission à Alger, le bon M. Vincent organisa la « mission d’Afrique. » Elle avait pour objet, moins de faire des rédemptions que d’exercer le ministère de prédication, des sacremens et de la charité auprès des esclaves à Alger, Tunis et autres lieux de Barbarie. Outre les secours moraux, les Lazaristes organisèrent un service de correspondance entre les captifs et leurs familles qui restaient souvent longtemps sans nouvelles. Quoique le rachat ne fût pas leur objet propre, ils y contribuèrent néanmoins souvent de leurs aumônes ; saint Vincent de Paul, dans les quinze dernières années de sa vie, ne dépensa pas moins de un million de livres pour délivrer environ douze cents esclaves (1645-60).

Parmi ces esclaves, il y en avait un bon nombre qui étaient grecs ou protestans. « Les provinces maritimes, lit-on dans les actes du Synode national de Jargeau (1610), font de grandes plaintes sur la multitude des captifs, qui sont dans les chaînes à Alger, Tunis, Salé et autres lieux de Barbarie. » Il y avait, en outre, à Salé (Maroc) un assez grand nombre de réformés faisant du négoce, qui avaient écrit aux Pays-Bas pour avoir un prédicateur[18]. L’idée la plus naturelle était de demander les bons offices des Trinitaires et, en 1644, on s’adressa au Père Héraut, qui allait partir pour un voyage de rédemption en Barbarie ; mais, soit qu’on n’ait pu rassembler les sommes d’argent à temps, soit à cause des scrupules des moines rédempteurs à racheter des hérétiques, l’affaire n’aboutit pas. En général, les religieux français ou espagnols avaient pour principe de ne racheter que les captifs de leur nation et de leur religion. A défaut des Trinitaires, on aurait pu recourir aux agens du roi de France, mais ceux-là avaient reçu des instructions formelles du ministre de la Marine, à savoir de ne racheter les protestans qu’à condition qu’ils abjurassent. Or, il y a peu d’exemples d’apostats parmi eux. « Les religionnaires français, écrit Du Sault, persévèrent dans leur entêtement, le préférant à leur liberté. » Noble entêtement, qui mérite l’admiration plutôt que le blâme !

Les synodes des Églises réformées ordonnèrent des quêtes générales pour le rachat de ces pauvres captifs. Le produit devait être adressé, avec la liste des noms des esclaves, à l’Eglise de Paris, pour ceux qui étaient originaires de Bretagne, Normandie, Anjou, Berri, Ile-de-France ; à l’Église de La Rochelle, pour ceux de Saintonge, Poitou, Basses-Pyrénées et Béarn ; à celle de Lyon, pour ceux du Haut-Languedoc, Cévennes, Vivarais, Dauphiné. De 1657 à 1683, les Églises réformées de France ne fourniront pas moins de trois mille cent soixante et dix-sept livres pour cette œuvre. C’étaient des capitaines de la marine marchande ou des négocians qui, à certaines occasions, prenaient les fonds et se rendaient en Barbarie, « avec un ordre du Roy, » pour opérer le rachat[19]. Après la révocation de l’Edit de Nantes, ce furent les protestans, réfugiés en Angleterre et aux Pays-Bas, qui continuèrent à s’occuper des captifs en Barbarie, et en outre, hélas ! de leurs coreligionnaires condamnés aux galères du roi de France.


III

La même sollicitude pour les captifs, qui avait inspiré tes fondateurs des ordres religieux, anima aussi un grand nombre de princes français au XVIe et au XVIIe siècle. C’est ainsi qu’Antoine de Bourbon, roi de Navarre, dans le traité qu’il conclut en 1559 avec Moulay-Abdallah et Gatib, sultan du Maroc, et dont le bénéfice devait s’appliquer, non seulement à ses sujets, mais à ceux du roi de France surtout, avait fait insérer l’article suivant :

« Tous les Français, qui dépendent du Prince des croyans, pourront être rachetés, moyennant une rançon de 91 onces lourdes par tête… Cependant, on ne peut empêcher personne d’avoir un esclave français dans toute l’étendue du pays. Lorsque des Français amènent des captifs de Castille ou de Portugal, notre maistre leur donnera en échange des captifs français[20]. »

Au XVIIe siècle, lorsque Colbert eut organisé notre marine de guerre, ce furent des chefs d’escadre, comme Duquesne ou Tourville, qui prirent charge d’exiger par la force la libération des captifs. Après la démonstration navale faite par l’escadre française devant Alger, le chevalier de Tourville, dans le traité conclu au nom de Louis XIV avec les « Pacha, Dey, divan et milice d’Alger, » fit insérer des clauses nombreuses en faveur des captifs. L’article IV stipulait l’échange « des Français détenus esclaves dans le royaume d’Alger et de ceux de la milice dudit royaume qui sont sur les galères de France. » L’article VIII accordait la liberté immédiate à tous les Français, pris par les ennemis de l’empereur de France « qui seraient conduits à Alger et autres ports dudit royaume, et ils ne pourraient pas être retenus en esclavage, même au cas que les vaisseaux de Tripoli et de Tunis ou autres lieux, en guerre avec l’empereur de France, missent à terre des esclaves français. Ceux-ci devaient être rachetés au meilleur prix possible. D’après l’article XII, les étrangers, passagers trouvés sur des vaisseaux de France, ni pareillement les Français pris sur des vaisseaux étrangers ne pourraient être faits esclaves, sous quelque prétexte que ce fût. »

Quand la paix fut conclue (25 avril 1684), ce furent les consuls de France à Alger et à Tunis, qui furent chargés par le Roi, de concert avec les religieux rédempteurs, de s’employer au rachat des captifs. Ce fut dès lors considéré comme une affaire d’État. L’exercice du consulat d’Alger, d’abord confié à des Lazaristes (1646-1653)[21], ayant soulevé de graves objections de la part de la congrégation de la Propagande, qui considérait leurs fonctions commerciales comme incompatibles avec les obligations d’un religieux, il fut attribué à des laïques.

Le premier de ces consuls, André Piolle, nommé à Alger le 9 février 1685, fait allusion aux grandes ressources dont les Lazaristes, ses prédécesseurs, avaient disposé pour cet objet et qui lui faisaient défaut.

« Ce sont, écrit-il à Seignelay, ministre de la Marine, le 11 octobre de cette année, les coutumes que les Pères de la Mission ont établies dans ce pays lorsqu’ils ont occupé le consulat. Encore en donnaient-ils bien davantage pour se faire des amis à la Puissance. Ces missionnaires le pouvaient faire : ils ont seize mille livres et tant de pension de trois personnes de Paris pour le rachat des pauvres esclaves[22]. »

Il ressort du traité dont nous venons de parler, de celui conclu par le capitaine Marcel avec le dey d’Alger (19 septembre 1687), de celui conclu avec le bey de Tripoli (1693) et des instructions données à Denis Du Sault, gouverneur du Bastion de France, pour obtenir l’exécution complète de ces traités, que cette rédemption fut la grosse préoccupation du gouvernement français. Il n’y avait pas là seulement un motif d’humanité ou de religion, mais un intérêt grave pour notre marine, tant marchande que militaire ; en effet, les deux tiers des esclaves étaient capitaines, patrons débarque, pilotes ou matelots, et notre marine, alors, n’avait pas trop de toutes ses forces, pour lutter contre les marines rivales d’Espagne ou des Pays-Bas.

Quelques articles, choisis dans les instructions données au capitaine Marcel, mettront en pleine lumière l’objet poursuivi dans ces rachats.

« ARTICLE PREMIER. — Il commencera par redemander en échange de ces bâtimens les 112 Français, qui étaient sur les bâtimens retenus dans le port d’Alger, lors de la déclaration de guerre ; plus 24 esclaves.

ART. 3. — Il travaillera ensuite au rachat des esclaves qui resteront, à quoi Sa Majesté lui a permis d’employer la valeur estimée des bâtimens et effets retenus dans ledit port. Et comme ils se monteront à une somme considérable, que les Pères de la Mercy, qui s’embarqueront avec lui, porteront près de 90 000 livres et qu’ils seront suivis par les Mathurins, Sa Majesté espère qu’il ramènera un grand nombre de ses sujets, et au moins tous les matelots.

ART. 8. — Le sieur Marcel aura une application particulière à rechercher les petits garçons, qui servaient de mousses sur les bâtimens pris, que les Turcs cachent avec soin dans le dessein de les engager dans la suite à renier et de renvoyer à bord les esclaves, aussitôt qu’ils auront été rachetés, pour éviter toute sortes d’inconvéniens.

ART. 9. — Il demandera la liberté des 26 Français et 25 filles ou femmes de la religion prétendue réformée, qui ont été pris dans la Manche, en 1687, sur des bâtimens hollandais, étant sortis du Royaume pour passer en Angleterre, aux termes de l’article 12 du traité de 1684. »

On voit, par une lettre du capitaine Marcel au ministre, du 14 février 1690, que le consul d’Angleterre, de son côté, avait racheté ces captifs des deniers de l’aumône, et comme ces infortunés ne se souciaient pas de retourner en France sous le régime des dragonnades, ils avaient prié ce dernier d’obtenir du dey le permis d’embarquement sur un navire britannique. Mais, chose triste à dire, sur un veto de l’envoyé français, qui les revendiquait comme appartenant au Roi, quelle que fût leur religion, cette permission leur fut refusée et ils restèrent en esclavage. Exemple admirable de fidélité à leur croyance !

Voyons, maintenant, comment s’effectuait le rachat des captifs. Dès que le navire, portant les agens de la rédemption, était signalé en rade, le dey d’Alger faisait tirer le canon en signe de réjouissance et, pendant vingt-quatre heures, on retirait aux esclaves du beylik l’anneau de fer qui entravait leur jambe. Une fois le navire amarré au quai, on lui enlevait le gouvernail et les voiles, de peur qu’il prît le large, avec des fugitifs qui n’eussent pas payé la rançon. Quand les libérateurs étaient des religieux, ils payaient une « lune, » c’est-à-dire un mensuel d’une piastre à tous les esclaves de leur nation, pendant tout le temps que duraient les pourparlers. Le dey faisait d’abord racheter cinq de ses esclaves qu’il choisissait parmi les plus inutiles, — c’étaient en général les invalides, — et qu’il vendait fort cher, Pour les esclaves du beylik, ils étaient souvent échangés contre des Turcs, qu’on ramenait des galères de Toulon. Quant aux esclaves des particuliers, il fallait marchander, et souvent très longtemps, car il n’y avait point de tarif.

Le prix dépendait de trois causes : la loi du rapport entre l’offre et la demande, la qualité et les aptitudes des captifs et les circonstances de la capture. On commençait par échanger les Turcs contre autant de Français, la milice d’Alger tenant beaucoup à avoir les siens, lorsqu’on en avait, c’était une monnaie d’or, qui permettait de racheter des patrons de barque ou des capitaines français. Les captifs maures avaient moins de valeur, soit qu’ils fussent moins vigoureux, soit plutôt parce qu’ils n’étaient pas de pur sang arabe ; on comptait qu’un Turc valait, deux Maures. Ensuite, on distinguait entre les esclaves du beylik, c’est-à-dire de l’État, et ceux des particuliers. Exemple : « Les Français, pris depuis la guerre, est-il dit dans les instructions données au capitaine Marcel, ayant été rachetés par le Divan à 75 piastres[23], on ne peut se dispenser de nous les rendre au même prix. » Le ministre ajoutait : « Pour ce qui est des esclaves pris au Levant, comme personne n’en aura voulu acheter, de peur d’être obligé de les rendre à cause de la paix, ils seront au Divan pour un dixième ou aux amateurs. On tâchera de les racheter au meilleur marché possible. » En effet, Marcel réussit à les avoir au prix de 33 piastres, c’est-à-dire environ 125 livres. C’est le prix minimum trouvé dans les documens. Voici une échelle de prix moyens d’esclaves, pendant vingt-cinq ans : en 1666, 600 livres ; en 1687, 935 ; en 1689, 675 livres. En 1692, après la peste qui avait enlevé 35 000 esclaves et les opérations des deux rédemptions espagnoles, 800 livres[24]. D’après ces chiffres, on peut conclure que le prix moyen d’un esclave était de 750 livres. Plus tard, au XVIIIe siècle, il monta jusqu’à 1 000 livres.


IV

Il nous reste, pour compléter le tableau de ce grand marché aux esclaves qu’était alors Alger, à signaler quelques rédemptions à la fin du XVIIe siècle. Tandis que le dey d’Alger se plaignait, au ministre de la Marine et au consul de France, de la mauvaise volonté des officiers des galères de Marseille, qui cachaient leurs rameurs turcs, pour ne pas être obligés de les rendre, les Pères de la Mercy négociaient avec le Divan la rançon des esclaves. « L’aumône d’Espagne, écrit d’Alger le consul André Piolle[25], arrivée ici le 1er avril, en est repartie le 20, avec 337 esclaves de rachat. Comme on les passait en revue, avant de s’embarquer, il s’en jeta 9 dans les mosquées, — c’étaient des renégats, — et le pacha ne voulut pas les rendre. »

En novembre 1689, le provincial des Mercédaires de France, le P. Nolasque Malaisé, envoya à Alger trois religieux, avec deux frères convers, pour racheter des captifs français. Ces rédempteurs, munis d’un passeport du roi de France, n’avaient pas moins de 90 000 livres dans leur bourse, à cet effet. « J’écris aux Pères de la Mercy de s’entendre avec vous, écrivait Seignelay au capitaine Marcel, pour l’emploi des deniers[26]. » Ils ne purent quitter Marseille que le 25 février et débarquèrent à Alger, le 16 mars 1690. Ils trouvèrent cette ville-ci agitée par des bruits de guerre et furent cinq jours sans pouvoir rien faire. Enfin, le 23 mars, la paix fut conclue entre le dey et le capitaine, et puis ratifiée par la milice ; les opérations de rédemption s’ouvrirent le 1er avril.

On échangea d’abord 90 Turcs, contre autant d’esclaves français. Ensuite, conformément aux instructions du ministre de la Marine, on racheta les officiers, mariniers et matelots portés sur le rôle et enfin les non-marins. Mais que d’obstacles imprévus, que de vicissitudes rencontra cette libération ! Le 11 avril, le bruit courut que plusieurs captifs s’étaient enfuis à la nage et avaient été recueillis à bord des chaloupes des vaisseaux français en rade. Aussitôt, leurs maîtres de courir au Divan pour se plaindre et de faire retentir Alger de leurs doléances ; la population maure s’agite et s’indigne : on crie : « A mort, les chrétiens ! » Le dey, toujours inquiet des sentimens de la milice et craignant une émeute, fit venir le capitaine Marcel et le menaça, si l’on ne rendait pas les fugitifs, de rompre la négociation[27] et haussa la rançon des officiers prisonniers de 800 à 1 200 livres.

C’est là sans doute ce qui explique le fait mentionné par l’auteur de l’ « Histoire des Pères de la Mercy » racontant que cette année ils ne purent racheter que 150 esclaves et repartirent pour la France, la douleur au cœur, de n’avoir pu procurer la liberté aux 900 qui restaient en servitude. Il est vrai que bientôt après arriva le P. Grégoire de la Forge, vicaire général des Trinitaires, qui en racheta une centaine (1690).

Quelques années avant, on avait vu arriver, sur ce marché aux esclaves d’Alger, un laïque français, qui allait rendre les plus grands services à cette double cause, si étroitement unie : l’influence française, et la rédemption des captifs. Il s’agit de Denys Du Sault. Bayonnais, après avoir exercé quelque temps les fonctions de directeur de la gabelle dans sa ville natale, il avait été choisi par la compagnie du Bastion de France, en Algérie, qui, comme on sait, exploitait depuis la fin du XVIe siècle les pêcheries de corail sur la côte entre Bougie et Philippeville. C’était un commerçant avisé et bon administrateur et qui, connaissant, bien le caractère des Algériens, avait su gagner leur estime et leur confiance. De 1684 à 1720, année de sa mort, il ne négocia pas moins de sept traités de paix ou de commerce avec le Divan d’Alger. C’était d’ailleurs un homme compatissant ; il parvint, pendant sa gérance, à délivrer 15 000 captifs et légua, par testament, 30 000 livres pour la rédemption des esclaves. Louis XIV, qui se connaissait en hommes, lui avait particulièrement recommandé cette affaire.

Il se mit aussitôt en rapport avec les Trinitaires, afin de s’assurer le précieux concours de leur expérience et de leur zèle : « J’ai vu en passant à Fontainebleau, écrit-il à Pontchartrain[28], le général des Mathurins qui m’a assuré avoir donné de bons ordres afin que le religieux qu’il a nommé pour la province de Flandre me vienne joindre avec 21 000 livres, que leur administrateur avait en caisse ; j’ai pris une rescription sur le marchand qui est à Cadix, pour le restant du fonds dont nous trouvons à disposer, afin qu’elle augmente le rachat. » En effet le Trinitaire, délégué par le supérieur, le rejoignit à Toulon porteur d’un crédit de 22 000 livres sur un banquier, qui lui tint la partie en piastres.

Les opérations du rachat commencèrent à la fin d’août. Des 800 esclaves laissés par les Trinitaires en 1690, 350 avaient été enlevés par la peste, il en restait à Alger environ 440. Mais les esclaves étaient alors devenus si rares que le prix moyen se montait à 260 piastres, soit 975 livres, ce qui est un prix très élevé. Du Sault écrivait à Pontchartrain, d’Alger 30 décembre, en s’excusant de n’avoir pu retirer un plus grand nombre d’esclaves. « Les meilleurs matelots qui sont ici, disait-il, sont les esclaves français, les plus propres à ces barbares, tant parce qu’ils sont plus actifs au service, qu’ils ont la facilité du français, plus en usage. La peste a enlevé 2 000 esclaves ; ce qui fait qu’ils sont chers, parce que tous les musulmans ne peuvent avoir aucun serviteur de leur loi, à cause des femmes. Et quand un particulier peut avoir 200 piastres (780 livres), il achète un esclave, tant pour l’utilité que par grandeur. Le dey lui-même n’a point d’autre domestique que des esclaves chrétiens. »

Les Espagnols disposaient alors, pour la rédemption, de fonds beaucoup plus considérables que les Français ; M. Deslandres[29] estime que, tandis que « les nôtres rachetèrent des captifs par escouade, les premiers en emmenaient des escadrons. » En mai 1690, par exemple, les Pères de la Rédemption d’Espagne, sans doute des Pères de la Mercy, apportèrent 300 000 piastres, c’est-à-dire environ 1 128 000 livres, et ils libérèrent pendant sept ans 3 500 esclaves de toute nation.

On sait, d’autre part, que l’hôpital d’Alger avait été fondé et était administré par des Trinitaires espagnols. Or, après le martyre du P. Montmasson, lazariste[30], ce fut un religieux de cette nation, le P. Gianola, qui fut nommé par le Pape vicaire apostolique en Barbarie (1er juin 1690). Ce fait, envenimé par la rivalité qui existait entre les deux nations, fut la cause d’un grave conflit avec les Lazaristes, qui donna fort à faire à notre consul d’Alger.

Les prêtres de la Mission, qui avaient pris à cœur leur tâche apostolique et dont plusieurs avaient payé de la vie leur zèle pour les intérêts français, obtinrent du Saint-Siège, après trois années de démarches, la restitution de cette charge. Innocent XII nomma, en septembre 1693, vicaire apostolique pour Alger et Tunis, le P. Laurence (de Tréguier), lazariste. Le P. Gianola lui céda la place, non sans dépit, mais en partant lui joua un mauvais tour. Désireux de plaire à ceux de sa nation, il racheta une vingtaine d’esclaves au prix de 4 500 piastres et, n’ayant pas de quoi solder leur rançon, les emmena sur sa parole d’envoyer la somme dès son retour en Espagne.

Ce qui est extraordinaire et qui ne peut s’expliquer que par le crédit acquis par les Espagnols, grâce à leurs fréquentes rédemptions, c’est que les autorités d’Alger, d’ordinaire aussi méfiantes qu’avides, aient laissé le P. Gianola partir avec ces esclaves, sur parole. Cependant au bout de quelques mois, ne voyant pas venir la rançon promise, le Divan, sur les réclamations des propriétaires des esclaves, réclama la somme au nouveau vicaire apostolique, le P. Laurence. Celui-ci déclina toute solidarité, dans cette affaire, avec son prédécesseur et, menacé de se voir arrêté, se réfugia au consulat de France. Le dey, devant qui le litige fut porté, décida (1er février 1694) que le P. Laurence était responsable de la dette du P. Gianola. N’avaient-ils pas tous deux agi en qualité de vicaires apostoliques ?

Le P. Lazariste, très inquiet, écrivit lettres sur lettres : au secrétaire de la Propagande à Rome, à son supérieur et au comte Forbin à Paris pour demander secours. Le Pape ordonna que la dette fût acquittée par les Trinitaires espagnols, à leur prochain voyage à Alger. Là-dessus les religieux et leurs compatriotes, prenant fait et cause pour le P. Gionola, s’indignèrent et refuseront de céder.

La querelle s’envenima encore par un conflit de juridiction. Le vicaire apostolique revendiquait la juridiction sur les Trinitaires célébrant la messe dans les chapelles des bagnes et le contrôle sur la gestion de l’hôpital d’Alger. Les Trinitaires, de leur côté, se refusaient énergiquement à cette prétention, qu’ils considéraient comme une usurpation sur leurs privilèges. N’avaient-ils pas été, depuis des siècles, les administrateurs de cette maison hospitalière fondée par l’un d’eux ?

Mais ce qui est étrange, c’est que ces religieux, malgré leur vœu d’obéissance, sollicitèrent l’appui du consul d’Angleterre, nation hérétique, pour défendre leurs droits contre le vicaire apostolique français et contre le Pape même ! Ils suscitèrent au P. Laurence toutes sortes de difficultés. « Les Trinitaires espagnols, écrivait-il à Pontchartrain, voudraient par leurs avanies me forcer à quitter Alger et réunir le vicariat à l’administration de l’hôpital. Et cela serait funeste aux intérêts des esclaves français toujours nombreux ici et qui dépendraient du consul anglais[31]. »

À cette même date, le consul de France, René Lemaire, informait le ministre de la Marine que les Trinitaires espagnols, administrateurs de l’hôpital, ont obtenu du dey un passeport pour faire une rédemption qui doit venir sur un vaisseau anglais. Elle arriva en effet le 21 mars, mais le chef des rédempteurs espagnols refusa d’acquitter la dette de Gianol. Le P. Laurence eut beau exhiber l’ordre du Saint-Siège, les frères espagnols arguèrent de faux la lettre apostolique et subordonnèrent l’autorité du Pape à celle du Divan. Le vicaire lazariste, de plus en plus inquiet, et ne pouvant opposer à l’autorité du consul d’Angleterre celle de notre consul, alors en disgrâce auprès du dey, écrit derechef une lettre pressante au ministre de la Marine, en le priant d’agir directement sur la puissance d’Alger. Le 27 septembre, sur le refus du nouvel administrateur de l’hôpital, un Trinitaire espagnol, le Pape écrit une lettre personnelle au dey, l’assurant que la dette en question incombe à la rédemption d’Espagne. Bref, après six années de démarches et d’intrigues, ces derniers durent s’exécuter (1699).

Il y avait évidemment une cause politique, qui aggravait encore la rivalité entre Trinitaires et Lazaristes. C’était l’époque où l’Espagne était liguée avec l’Angleterre et les Pays-Bas contre Louis XIV. Tandis que nos Lazaristes d’Alger étaient à couteau tiré avec les Trinitaires espagnols, nous étions au mieux avec les Rédempteurs de Portugal. La correspondance consulaire nous apprend, en effet, que le 22 août 1694, René Lemaire, notre consul, « faisant pour les Pères de la Rédemption de Portugal, conclut avec le dey, Divan et milice d’Alger une convention accordant aux premiers la sauvegarde des puissances barbaresques, et toute facilité pour racheter les esclaves de leur nation (art. 8).

L’article 7 portait à 3 pour 100 le droit d’entrée à percevoir sur l’argent qu’ils importeraient et à 6 pour 100 le droit sur les marchandises. Enfin, le dey promit de ne pas les inquiéter à cause de quelque Turc, qui se serait fait chrétien, quelque part que ce fût dans la chrétienté.

Le consul de France ne s’occupait pas seulement de ses nationaux captifs, mais sa sollicitude s’étendait à tous ceux qui n’avaient pas de consul de leur nation à Alger. Or il n’y avait alors que trois puissances qui y eussent un consul : la France, les Pays-Bas et l’Angleterre. Dans tous les traités conclus par nous, depuis 1684 jusqu’à la fin du siècle, avec le dey, on trouve des clauses concernant la libération d’esclaves étrangers. L’article 12 du traité Tourville (26 avril 1684) porte :

« Ainsi les étrangers passagers trouvés sur les vaisseaux français, ni pareillement les Français pris sur les vaisseaux étrangers ne pourront être faits esclaves sous quelque prétexte que ce soit. »

L’article 13 du traité Marcel (19 septembre 1689) reproduit l’article précédent en y ajoutant : « à moins qu’ils ne soient engagés sur ses vaisseaux comme matelots ou soldats et pris les armes à la main. »

L’article 25 est très important au point de vue de l’extension de notre influence. « Le Père de la mission, dit-il, qui fait fonction de vicaire apostolique à Alger, pourra avec ses confrères assister les esclaves qui sont dans ledit royaume, même dans les bagnes du pacha et du dey. Scout les missionnaires, de quelque nation qu’ils soient, regardés comme sujets de l’Empereur de France, qui les prend sous sa protection. »

C’est en vertu de l’article 25 que le consul de France, de concert avec le vicaire lazariste, prêtait ses bons offices et au besoin distribuait des secours aux esclaves italiens, espagnols, allemands et même suédois. Voici, entre plusieurs, un exemple de ce protectorat généreux de la France qui, en ce cas, s’exerça même en faveur d’esclaves non catholiques.

M. de Sparenfeld, gentilhomme suédois, qui était venu en 1692 à Alger, avait résidé trois mois au consulat de France ; en visitant les bagnes, il avait trouvé plusieurs de ses compatriotes, dont la misère avait excité sa commisération. A son retour, il fit part de sa découverte au roi Charles XI, qui résolut de payer leur rançon. « Je vous prie, écrit-il à René Lemaire, de Stockholm, le 5 août 1694, de la part du roi mon maître, de racheter tous les esclaves suédois qui sont en Alger. Envoyez-moi la liste exacte de leurs noms, prénoms, lieux d’origine, etc. » Et il ajoute : « Surtout qu’il n’y ait pas de Danois, ni de Norvégiens ! » On voit par ce trait que l’antipathie entre les deux branches de la race Scandinave ne date pas d’hier. Le consul de France racheta ces esclaves et les recueillit dans sa maison ; mais le consul d’Angleterre, l’ayant appris, alla se plaindre au Divan, que des gens d’une autre religion que la catholique, apostolique et romaine, se vinssent mettre sous la protection de la France, et, en sa qualité de protestant, il revendiqua la protection de ces Luthériens captifs (décembre 1694).

Le ministre du dey, exécutant cette fois loyalement les traités conclus avec la France, déclina l’intervention du consul d’Angleterre et fit donner à Lemaire le nom de tous les esclaves suédois qui restaient encore dans la Régence et qui furent libérés par ses soins.

Avec cet épisode, nous sommes parvenus au terme de la période que nous nous proposions d’étudier. Il ressort de la correspondance des hommes d’Etat, qui se sont succédé au ministère de la Marine, Colbert, Seignelay et Pontchartrain, que le rachat des esclaves a été la grosse affaire des amiraux et des consuls envoyés à Alger, tantôt pour châtier les corsaires d’Alger, tantôt pour négocier la paix. L’étude des lettres et instructions données à nos consuls à Tunis et Tripoli aboutirait aux mêmes conclusions. Tandis que les Mathurins, Mercédaires et Lazaristes n’étaient mus que par un sentiment d’humanité et de solidarité catholique, les agens du roi de France eurent en vue un intérêt patriotique. Ils s’efforçaient de réintégrer dans les équipages de la flotte des centaines de capitaines et des milliers de matelots, qui avaient été capturés avec nos navires, que dis-je ? dont la plupart faisaient un service forcé sur ceux des Algériens. La persévérance du gouvernement français à racheter ces esclaves et à protéger notre marine marchande n’eut d’égale que la mauvaise foi des Algériens dans l’exécution des traités. On en fut réduit, après Pontchartrain, à une politique de conciliation vraiment humiliante ; en 1830, il restait encore 122 esclaves, en majeure partie français, dans les bagnes d’Alger.

Il fallait en finir. La présence de ce nid de pirates, à trois jours de Marseille, était une honte pour l’Europe et un reproche pour notre gouvernement. Une dernière insulte faite à notre consul par le dey Baba-Hussein, amena la rupture et décida Charles X à tirer le glaive justicier de la France. On sait le reste : la prise d’Alger le 5 juillet 1830. Aujourd’hui l’odjak des corsaires redoutables a fait place à une grande ville de commerce et de plaisance. A la place des bagnes et des marchés aux esclaves s’élèvent des hôtels somptueux et de florissantes écoles et facultés. Et sur la kasbah, cette bastille des Barberousse, flotte le drapeau tricolore, symbole de liberté, de progrès et de justice.


GASTON BONET-MAURY.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1896.
  2. Deslandres, l’Ordre des Trinitaires pour le rachat des captifs, 2 vol. in-8o. Paris. 1903. Paul Masson, Histoire des établissemens et du commerce français dans l’Afrique septentrionale, Paris, 1903, in-4o.
  3. Ce poste se trouvait à 6 ou 8 kilomètres à l’est de la Calle, entre Guerra et Mela et le cap Mzera. Voyez le Guide Joanne, en Algérie, route d’Alger à Philippeville.
  4. On appelait ainsi le gouvernement d’Alger.
  5. Voyez El Tratto de Arjel, dans les Obras dramaticas. édit. Paris, 1841.
  6. Il y en avait six à Alger.
  7. Sorte de casaque. Voyez la gravure dans Deslandres, ouv. cité.
  8. Voyez la lettre du capitaine Marcel, 16 novembre 1689.
  9. Voyez P. Dan, Histoire de la Barbarie et de ses corsaires.
  10. Il faut lire dans Cervantes : Ouvr. cité, acte IV, le dialogue entre deux captifs : Saavedra et P. Alvarez, un esclave qui prépare son évasion.
  11. Voyez Comte Hector de Castries, Sources inédites de l’Histoire du Maroc. Paris, 1905, 1er vol., pièce 86.
  12. Lettre de Du Sault à Pontcharlrain, 22 mars et 2 mai 1693.
  13. Les Al-fakher, en arabe : « celui qui délivre, » étaient très populaires en Espagne. Voyez Rosseuw Saint-Hilaire, Histoire d’Espagne, t. III et IV. Organisation militaire.
  14. Revue des Deux Mondes, 15 août 1896.
  15. P. Deslandres, l’Ordre des Trinitaires pour le rachat des captifs. Paris, 1903, 2 vol.
  16. Voyez aux Archives des Affaires étrangères le carton du Rachat des captifs. Arrêt du Parlement de Provence de 1684.
  17. Projets présentés en 1620 et en 1653.
  18. Mercure historique, n° 1699.
  19. M. Mestrezat, pasteur à La Rochelle, et M. Roy, négociant, s’occupèrent avec zèle de cette rédemption des captifs réformés.
  20. Comte Hector de Castries, ouv. cit., pièce XXXII bis.
  21. Voyez, dans l’article de la Revue des Deux Mondes du 15 août 1896, ce que nous avons dit de MM. Jean Bureau, Dubourdieu et des frères Levacher.
  22. Il s’agit de deux caravelles algériennes, qui avaient été prises par les vaisseaux du Roi. Il ne fallut pas moins de 2 missions extraordinaires et de 3 ans et demi pour obtenir l’exécution complète du traité Marcel. (Voyez la lettre de Du Sault au ministre, 27 mai 1693.)
  23. La piastre sévillane valait de 3 liv. 11 sols à 4 livres.
  24. Lettre de Du Sault du 30 décembre 1691.
  25. Lettre du 22 avril 1686.
  26. Instructions au capitaine Marcel du 9 février 1690.
  27. Ces évasions de captifs à bord de nos vaisseaux étaient l’objet de réclamations fréquentes du Divan, qui les assimilait à des vols de propriété. Louis XIV, d’autre part, maintenait le principe, admis par les Levantins « de regarder les vaisseaux battant son pavillon comme un asile où les esclaves fugitifs étaient en sûreté. » (Lettre de Pontchartrain à Vauvré, 18 juillet 1797.) Néanmoins, dans le cas actuel, il fallut donner l’ordre à nos officiers de marine, de ne pas favoriser ces évasions.
  28. Lettre du 15 avril 1691.
  29. Ouvrage cité.
  30. Annales des Prêtres de la Mission. Années 1639 à 1699.
  31. Lettre du 15 février 1691.