La France juive/Livre Troisième

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Marpon et Flammarion (p. 527-574).


LIVRE TROISIÈME




GAMBETTA ET SA COUR


Le cléricalisme voilà l’ennemi…


Un Empereur juif. — Les origines. — Les Gamberlé. — La jeunesse. — L’obsession de Morny — Barbey d’Aurevilly et Voiture. — Le voyage en Orient. — Le 4 Septembre et la Commune. — Les comptes de la Défense nationale. — Les nouvelles couches. — La réclame juive. — Nos illusions. — Les Augustiani. — Henri Rochefort. — La campagne antigambettiste. — La réunion de la rue Saint-Blaise. — La Fortune contraire. — La situation critique de Gambetta. — Les Rois en exil chez Daudet. — La mort. — Un mot de femme du peuple. — Le cerveau d’un ténor. — Le vocabulaire de Gambetta. — La haine des intelligents. — Le mépris de l’humanité. — Un couronnement au Grand-Orient.




Parmi tant de portraits, en existe-t-il un seul qui donne une idée complète de l’homme dont l’incompréhensible et extraordinaire fortune sera un perpétuel sujet d’étonnement pour l’histoire ? Je ne le crois pas. Est-ce donc que cette figure demande l’analyse pénétrante et subtile d’un Carlyle ou d’un Taine ? Assurément non. Malgré ses roueries et ses finesses, cet être est trop grossier pour ne pas être relativement aisé à saisir. Il faut seulement bien voir les deux éléments dont il se compose : c’est un Juif et c’est un Empereur ; un Juif modernisé, croisé et métissé tant que vous voudrez, un tempérament d’Empereur de l’ordre le plus vil et le plus bas, je vous l’accorde, mais enfin c’est l’un et l’autre.

Quand Rome eut conquis le monde, le monde conquit Rome, Rome eut successivement des Empereurs espagnols et des Empereurs africains ; elle eut des Empereurs gaulois qui mangeaient un bœuf à leur souper, et des Empereurs thraces qui abattaient d’un coup de poing les chefs de cohortes qui déplaisaient. Elle eut un Empereur syrien, l’Héliogabale de seize ans, qui, constamment vêtu en femme, les bras chargés de bracelets, présidait, dans sa longue robe traînante à la phénicienne, au mariage de la Pierre Noire avec la Lune. Quoique le fils de Sœmias fût circoncis, Rome n’eut point d’Empereur juif. Gambetta fut un instant cet Empereur. Ce n’est point un César déclassé précisément, c’est un César oublié qui avait manqué son entrée et qui a repris son tour dans le hasard d’un interrègne. Pour le bien comprendre, il faut se figurer une manière de Barabbas, Barabbas gracié, devenu préfet du Prétoire un beau matin, au milieu d’une bagarre, et se faisant adjuger la pourpre à force de bagout.

Cette sorte de réapparition tardive d’un type lointain est curieuse et vaut la peine qu’on examine bien l’évolution du personnage.

La foudre ne gronde pas autour de ce berceau le jour de la naissance, mais l’origine est intéressante. Gambetta ne naît pas de parents étrangers, car, somme toute, être étranger dans un pays, c’est avoir une Patrie quelque part ; il a pour générateurs des forains. À la suite du remuement des peuples par la Révolution française, certains Juifs, ainsi que nous l’avons expliqué, se mirent à parcourir l’Europe, cherchant çà et là où s’établir. Un Juif wurtembergeois, A. Gamberlé, se fixa à Gênes au temps du blocus continental, fit le commerce des cafés et la contrebande, épousa une Juive du pays dont un des parents avait été pendu et italianisa alors son nom, en s’appelant Gambetta[1]. Le fils ou le petit-fils vint en France, s’établit à Cahors, et nous donna le grand homme qui n’eut jamais absolument rien de français, pas même le style.

Est-il Hébreu, Génois, Illyrien, Dalmate,
Italien, Bohême, Hellène ou Prussien ?
D’où vient-il ? Entre nous, lui-même n’en sait rien.

Ainsi chantait l’aimable rimeur des Cent sonnets « par un merle blanc. » Lui-même ne savait même pas la date exacte de sa naissance. En tête de la thèse de licencié de ce licencieux, thèse relative aux hypothèques, on lit : « L’acte public sur les matières ci-après sera soutenu le lundi 19 janvier 1860, à deux heures, par M. Léon Gambetta, né à Cahors (Lot), le 11 avril 1838. » Or, l’acte de naissance qui a été publié porte que Léon-Michel Gambetta est né le 3 avril 1838, à huit heures du matin.

À Paris, quoi qu’on en ait dit, le futur dictateur ne fit pas plus d’effet que beaucoup de médiocres qui s’agitent beaucoup sans qu’on les regarde. Il n’exerça point sur ses contemporains l’ascendant grave qu’ont exercé tout jeunes certains hommes. Membre d’un petit groupe, dont faisaient partie Hebrard, Dépret et quelques autres, et qui se réunissait chaque semaine chez Brébant, il fatiguait plus ses amis, me racontait l’un d’eux, de son assourdissant tapage, qu’il ne frappait par son éloquence. « Tais-toi, gueulard ! » était le mot habituel dont on se servait avec lui, ce qui n’implique, on l’avouera, aucune espèce de prestige chez celui qu’on rappelait ainsi à l’ordre.

C’est des fenêtres d’un cabinet de Brébant où le cénacle s’était donné rendez-vous pour la circonstance, que Gambetta vit passer ce convoi du duc de Morny, qui se déroule dans le Nahab comme un défilé du monde impérial. Nul ne soupçonnait à coup sûr que le braillard occuperait le palais du grand seigneur qui, du moins, cachait, sous des grâces de patricien, une absence de sens moral moins complète, certainement, que celle de son successeur ; nul ne prévoyait que, dix-sept ans après, le bruyant déclamateur d’alors aurait des funérailles presque aussi solennelles que celles de l’homme d’État-dandy, qui avait attelé au char brillant de sa fortune la politique de l’amour et l’amour de la politique.

Peut-être la vision du Palais-Bourbon hantait-elle déjà l’obscur avocat ?

L’obsession exercée par Morny sur les gens qui étaient jeunes en 1852 a été très vive, et Alphonse Daudet a bien traduit cette impression. Homme de main, homme du monde, homme de Bourse, connaisseur d’art, ce voluptueux sans scrupules fut un idéal pour beaucoup d’hommes de cette génération fermés à tout sentiment supérieur.

Chacun prit de ce rôle complexe ce qu’il en put supporter et le joua avec les moyens dont il disposait.

L’homme de proie s’incarna dans Raoul Rigault qui, très probablement, lorsqu’il passait sa soirée aux Délassements, le jour où commençait la bataille des rues, pensait au Morny de l’Opéra-Comique.

Il y a une réminiscence et comme une charge de Morny-Mécènes dans Proust organisant des loteries et maquignonnant des œuvres d’art qui apparaît dans un portrait de Manet digne en tous points de l’original, sanglé dans une redingote indescriptible.

L’homme de finances, c’est Gambetta. Soyez convaincus qu’en organisant l’affaire de la Tunisie, il a été très fier de plagier le Mexique et qu’il a été tout heureux alors de poser devant sa galerie d’affranchis pour le faiseur sans scrupules.

Ce temps était encore loin. Chez Gambetta, avocat, on n’aperçoit nul goût pour sa profession, nul amour de la bonne renommée qu’on acquiert par le mérite et le travail.

Barbey d’Aurevilly charge l’avocat stagiaire d’un procès de presse. La cause était piquante, l’affaire bonne pour un débutant. Gambetta remercie, puis disparaît, ne prépare rien, vient trouver Barbey le matin de l’audience pour lui demander ce qu’il faut dire et finalement, à la stupéfaction profonde du tribunal, il compare l’auteur du Prêtre marié… à Voiture.

— Vous avez plaidé comme un fiacre, Monsieur, lui dit d’Aurevilly avec cet accent qu’on lui connaît.

Comparer Barbey d’Aurevilly à Voiture ! Cette pensée ne pouvait venir qu’à l’inventeur des coursiers fougueux qui s’élancent dans la mer. Ce n’est rien, sans doute, mais ne découvrez-vous pas là comme une manifestation de plus de cette nature si anti-artistique et si anti-française, si déliée et si fine pour tout ce qui touche aux questions d’intérêt, si obtuse et si réfractaire à toutes les nuances intellectuelles ? Cette comparaison saugrenue a dû venir tout naturellement à l’esprit de ce mal appris comme lui venaient l’épithète qui ne convient pas, la métaphore qui prête à rire et la phrase prudhommesque où tous les mots hurlent de se trouver ensemble.

Le moyen d’existence du futur dictateur était, en ce temps-là, de servir d’homme de compagnie — de mauvaise compagnie bien entendu — à une sorte de mercanti fort activement mêlé, comme secrétaire de Crémieux, à toutes les affaires de la Juiverie. C’était un type encore que ce Laurier, et Jules Vallès a eu, jusqu’à un certain point, raison d’écrire : « Ce petit homme sans menton, sans lèvres, à la tête de belette et aussi de linotte, est une des caboches les plus fortes de son temps, le Machiavel de son époque, — un Machiavel chafouin, blagueur, fouilleur, viveur, puisqu’il vient après Tortillard, Jean Hiroux, Calchas et Giboyer. »

C’est l’Orient toujours que visait ce monde sémitique qui devait réaliser là de si beaux bénéfices. Laurier alla tâter le terrain avec Gambetta à Constantinople, en passant par Vienne pour s’y concerter avec les Juifs d’Autriche. En chemin il expliqua à son compagnon ce qui se préparait, l’initia au rêve que caressait Israël d’un gouvernement franc-maçonnique et financier, qui ferait suer à la France tout l’or de ses épargnes, l’opéra des quelques superstitions honnêtement républicaines qu’il pouvait avoir encore, lui montra la vie comme Vautrin l’avait montré à Rastignac, dans la pension Vauquers ; au retour, il plaça son disciple chez Crémieux. Près du vieux, Gambetta se trouva en pleine cuisine du Temple de Salomon, en plein Grand Orient, en pleine Alliance israélite. De ce jour-là, il fut fameux. La presse juive grossit démesurément le mérite du discours du procès Baudin, fit sa chose du succès de l’orateur.

Bien prévenu, resté dans une demi-réserve, Gambetta était l’homme de la situation quand éclata la guerre de 1870, la guerre juive. À le voir partir pour la province, en compagnie de son inséparable Laurier, il semble voir mise en action une fable de Berakhia Hanack : Le Loup cervier et le Porc déguisé en Lion.

On a raconté à maintes reprises cette débauche de cinq mois, cette orgie éhontée, cette mise en coupe réglée de la France par tous les cosmopolites, depuis Spuller jusqu’à Garibaldi, depuis Bordone jusqu’à Steenackers.

Achille, à la cour de Lycomède, se trahit en se précipitant sur l’épée cachée sous un monceau d’étoffes et de bijoux ; le fils de Juif, si quelque doute était resté, se fût vite révélé dès son arrivée à Tours. Écartant toutes les épées loyales et luisantes au soleil, il cria : où est l’or ? où est le coup de Bourse ?

L’emprunt était l’essentiel, la guerre n’était qu’une question secondaire ; elle avait l’avantage seulement de faite tuer des Français, de faire de la place ; elle en fit, et la Commune en fit encore plus.

On parlait du rôle de Gambetta pendant la Commune, un jour chez Victor Hugo.

— Ah ! répondit le poète, j’ai reçu à Bruxelles une lettre bien significative de lui là-dessus, il était absolument d’accord avec Thiers.

— Comment ? lui demanda-t-on ?

— Oui, ajouta-t-il, la Commune a été faite par ceux qui en ont profité.

Il allait en dire plus long quand le petit Lockroy détourna vite la conversation avec quelque faribole.

L’avenir seul pourra connaître le rôle plus ou moins considérable joué dans la Commune par Gambetta, représenté par Ranc, l’oblique Jacobin qui s’esquiva dès que l’affaire fut engagée. Les historiens de l’avenir auront sur ceux du passé cet avantage, que nous leur donnons, dès maintenant, les grandes lignes de toutes les manœuvres de ce temps et qu’ils n’auront à découvrir que le menu détail des intrigues.

Tranquille à Saint-Sébastien, et sentant bien ce qui était en cause, Gambetta s’abstint de dire une parole dans un sens ou dans un autre.

Sylla offrait tranquillement un sacrifice à la Fortune lorsque autour du temple retentirent soudain de grands cris. — Ce n’est rien, dit-il, à ceux qui l’entouraient, c’est trente mille Marianistes qu’on égorge. À l’abri, lui aussi, dans le temple de la Fortune, Gambetta montra la même impassibilité avant et pendant les journées de Mai, avec cette différence que ce n’étaient pas ses ennemis qu’on égorgeait, mais ses amis, ses électeurs, ces plébéiens illusionnaires qui, de bonne foi, avaient cru en lui. Peu brave de sa nature, il eut, dit-on, une crise en quittant le sol espagnol. Son sort, en effet, était aux mains de la majorité ; il semblait véritablement insensé d’espérer que cette majorité ne demandât pas de comptes à un homme qui, sans mandat aucun, s’était constitué le maître de la France.

Cette espérance insensée se réalisa cependant. Jamais les actes du gouvernement de la Défense nationale ne furent discutés. On accepta les histoires les plus invraisemblables qu’il plut à Gambetta de raconter ; la légende notamment des pièces de comptabilité qu’on aurait justement choisi l’époque du 18 Mars pour envoyer à Paris, et qui auraient été détruites dans l’incendie du ministère des finances ; le récit du second incendie, en chemin de fer, celui-là, d’autres pièces qu’on se hâtait également d’envoyer à Paris. On ratifia le paiement d’une somme de 75,138,978 francs pour lesquels on n’apportait aucune justification, absolument aucune. On n’eut pas même l’idée de dire : « Il y a des gens qui ont payé et d’autres qui ont reçu, qu’ils fournissent un duplicata de leurs pièces de comptabilité. »

Cet abandon, par la majorité, des intérêts de la France et des droits de la justice, semblerait invraisemblable, si le rapport de la Cour des comptes du 31 août 1876 n’était pas là pour démontrer que ceci est de l’histoire.

L’incendie du ministère des finances, dit ce rapport, a détruit les pièces afférentes aux paiements faits à Tours.

Celles relatives aux paiements réalisés à Bordeaux ont dû, en exécution de l’arrêté du gouvernement du 25 avril 1871, être communiquées à la Commission des marchés. Elles n’ont pu être retrouvées.

Les deux paiements compris, l’un au compte du trésorier-payeur général du Rhône, l’autre au compte du trésorier-paveur général de la Seine-Inférieure, et tous deux relatifs à des avances pour le service de la Commission d’armement, sont restés dénués de justification.

Quant au paiement de deux millions imputé sur le chapitre xvi du budget extraordinaire du ministère de l’intérieur (exécution des batteries d’artillerie dans les départements), et résultant d’une ordonnance délivrée au nom du président de la Commission d’armement, sur la caisse du payeur central, pour prix de trente batteries d’artillerie achetées en Amérique pour le compte des départements, ce paiement n’a pas été justifié.|95}}

Un seul membre de la droite, M. de Lorgeril, semble avoir protesté avec indignation contre cette absence de toute pièce justificative qui cachait des vols éhontés ; on lui répondit, en riant aux éclats : « que ces pièces avaient sans doute été comprises dans un convoi de trois wagons incendiés entre Bordeaux et Versailles. »

Les marchés Ferrand étaient plus scandaleux, si c’est possible. Ici encore il faut citer le rapport de la Cour des comptes.

Il a été payé à Ferrand, au titre de l’exercice 1870, en divers mandats, 1,005,039 fr. 50 par le trésorier-payeur d’Ille-et-Vilaine ; sur procuration, 96,897 francs et par le trésorier-payeur de Maine-et-Loire, 400,000 francs.

Aucune justification d’emploi n’a été produite dans les comptes pour ces différentes sommes.

Il en est de même pour diverses avances montant à 1,913,400 francs délivrées par trois trésoriers-payeurs généraux à des agents de la maison Ferrand.

Des mémoires, un certain nombre de marchés ont été joints à l’appui des dépenses montant à 4,590,480 francs 42 centimes, payés directement par trois trésoriers-payeurs généraux, à des fournisseurs ou traitants.

Mais si ces justifications, certifiées par le sieur Ferrand, étaient de nature à établir que les fournitures lui avaient été livrées, elles ne pouvaient, à aucun degré, donner la preuve que l’État, qui avait supporté la dépense, avait été mis en possession régulière des approvisionnements acquis en son nom.

La complicité de Gambetta avec Ferrand était flagrante. Protecteur de Ferrand, qui avait déjà fait faillite, commandité par Ferrand pour la République française, hôte de Ferrand à Lesnavar, prévenant même de sa prochaine arrestation ce misérable qui avait volé la France agonisante, Gambetta ne fut pas même inquiété.

À partir de cette époque, Gambetta fut relativement tranquille. Sans doute, il eut encore ce qu’on pourrait appeler des venettes, mais cela venait de son caractère essentiellement poltron. Au 24 Mai, Léon Renault, tripoteur d’affaires comme lui[2], digne d’être Juif, s’il ne l’est pas, trahit le gouvernement qu’il servait sans y croire, au profit du gouvernement qu’il combattait avec la certitude qu’il triompherait, et tint Gambetta au courant de tout. Au 16 Mai, il hésita une minute et fut vite rassuré dès qu’il vit que toute l’énergie des sauveurs de la société consistait à gêner la vente du Petit Journal dans les départements. On donnait des coups de canif au lieu de donner des coups de sabre, selon l’expression de l’amiral de Gueydon. On allait voir de quelle audace est capable le Juif dès qu’il a cessé de trembler.

Nous avons déjà montré comment, à la suite des événements de 1870, tout un flot d’aventuriers s’était rué sur la France. Un monde nouveau était né ou plutôt avait poussé comme un champignon malfaisant sur le sol profondément remué. Gambetta aperçut bien ce fumier en ébullition et les couches successives qui s’élevaient dessus, il comprit qu’on pourrait faire quelque chose avec cela et prononça à Grenoble, en 1872, cette fameuse harangue sur les nouvelles couches, qui est le seul discours de lui où il y ait une idée, le seul qui corresponde à une situation vraie.

N’a-t-on pas vu apparaître, depuis la chute de l’Empire, une génération neuve, ardente quoique contenue, intelligente, propre aux affaires, amoureuse de la justice, soucieuse des droits généraux ?

N’a-t-on pas vu apparaître sur toute la surface du pays — et je tiens absolument à mettre en relief cette génération si nouvelle de la démocratie — un nouveau personnel politique électoral, un nouveau personnel de suffrage universel ?

Oui, je pressens, je sens, j’annonce la venue et la présence dans la politique d’une couche sociale nouvelle qui est aux affaires depuis tantôt dix-huit mois et qui est loin, à coup sûr, d’être inférieure à ses devancières.

Sur le moment, on ne comprit rien à ce discours, et beaucoup, même aujourd’hui, ne sont pas loin de voir là une manifestation de plus du verbiage ordinaire à ce fougueux diseur de riens. Quelle est, se demande-t-on, cette nouvelle couche dont parlait l’orateur ? Il n’y a, dans notre société démocratique, qu’un élément nouveau qui puisse avoir accession à la vie publique, se faire une place plus considérable dans le gouvernement du pays, c’est le Peuple, le quatrième Etat, selon l’expression des socialistes. Or, la haine de Gambetta pour l’ouvrier est connue de tous, les candidatures ouvrières qui, logiquement, auraient eu raison d’être sous une République radicale, ont été toujours combattues par le gambettisme ; depuis 1870, pas un ouvrier, à part Brialou, n’est arrivé à la Chambre.

La nouvelle couche, nous l’avons dit, existait réellement ; elle formait comme un personnel tout prêt pour qui saurait s’en servir. La nouvelle couche se composait de beaucoup de Juifs avec un appoint de Francs-Maçons pour lesquels le mot de conscience n’avait pas de signification, de boutiquiers peu scrupuleux, comme Tirard, de faiseurs de dupes qui avaient frisé le bagne, comme Constans, de bohèmes et de piliers d’estaminet, comme Lepère et Cazot, de généraux déshonorés, comme Thibaudin, de débris de 48, de médecins sans clientèle, d’officiers de santé, de vétérinaires, d’étudiants culotteurs de pipes, retirés en province et qui, sous un gouvernement régulier, auraient achevé tranquillement de tomber en enfance en caressant la fille et la fiole.

C’était, avec l’élément sémitique en plus, l’éternelle tourbe avide et sans pudeur dont parle le poète grec, « le menu fretin d’étrangers qui n’auraient eu qu’à invoquer Jupiter fouetté, d’esclaves, de gens mal nés et ne valant guère mieux, arrivés d’hier et dont Athènes n’aurait pas même voulu jadis pour victimes expiatoires. »

À tous ces citoyens équivoques, un vrai Français eût pu adresser l’apostrophe que Scipion Émilien lança du haut des Rostres un jour qu’une cohue d’esclaves et d’affranchis interrompait le second Africain : « Silence, faux fils de l’Italie, vous aurez beau faire, ceux que j’ai amenés garrottés à Rome ne m’effraieront pas, tout déliés qu’ils sont maintenant ! »

Le pacte fut signé définitivement avec les Juifs quand Gambetta eut formellement promis la persécution dans ce mot qui fit de lui presqu’un roi : Le cléricalisme, c’est l’ennemi.

Connaissez-vous le Zophar ? C’est une corne de bélier recourbée à sa partie inférieure et qui annonce joyeusement, avec ses deux sonneries alternées, la Tekiah et la Terouah, les fêtes du Rosch-Haschanach.

Dans la vie ordinaire, comme au Temple, les Juifs sont de merveilleux joueurs de Zophar. Ils vous trompettent un nom d’écrivain, de cantatrice, de cabotin ou de cabotine jusqu’à ce que vous en ayez plein les oreilles ; ce sont les plus prodigieux réclamiers qui existent.

Ils avaient jadis battu la grosse caisse autour de Daniel Manin[3], et transformé cet avocat médiocre en une espèce de personnage, ils se surpassèrent pour Gambetta. Jamais mise en scène ne fut mieux organisée et l’on ne peut se défendre d’admiration devant l’incomparable façon dont cette personnalité fut nettoyée d’abord, puis posée, prônée, glorifiée, idéalisée, apothéosée.

Cet art spécial aux Juifs est tout moderne, puisque la presse y joue le principal rôle, et, néanmoins, rappelle ces évocations du Moyen Âge, ces fantasmagories qui faisaient apparaître devant le regard des êtres qui avaient des formes humaines, qui marchaient, qui parlaient et qui, cependant, n’étaient pas des réalités. Il y a là comme un mélange des artifices magiques et des procédés du puffisme contemporain, en ce qu’ils ont de plus cynique et de plus adroit, de plus grossier et de plus malin, — comme une collaboration du grand Albert et de Barnum, comme une alliance entre Merlin, le vieil enchanteur celtique, et Goudchau le Juif, marchand de confections d’aujourd’hui.

On sait ce que c’est que le phénomène de la suggestion. Certains médecins mettent quelques brins de paille sous le nez de quelques malheureuses hypnotisées, en leur disant : « Sentez ce bouquet de roses ! » Les infortunées se pâment. « Quelles belles roses ! Quelle odeur délicieuse ! » Véritablement, vous affirmeront tous les savants, elles ont senti des roses. Les Juifs, grâce à leurs journaux, nous firent sentir de même les lauriers de Gambetta. Ils prirent cet homme, qui n’avait commis que des sottises et des actes malhonnêtes pendant la guerre, qui avait fumé des cigares exquis tandis que les autres se battaient, qui s’était enfui lâchement au moment de rendre ses comptes, et nous le présentèrent, nous l’imposèrent comme l’architype du patriote, le héros de la Défense, l’espoir de la Revanche.

Cela se produisit, en plein jour, en plein soleil, en pleine liberté de la presse, sans aucune de ces circonstances de mystère et de lointain, qui aident à grandir une personnalité qu’on ne voit pas.

Qui a été dupe de ces manœuvres ? me direz-vous. Tout le monde et vous-même. L’obsession d’un nom, constamment répété, est telle, que les plus sceptiques et les mieux informés, ne peuvent se défendre d’une sorte d’hésitation.

Grâce au bruit de ces syllabes sonores, sans cesse renouvelé, Gambetta finit par hanter l’esprit de tous, amis ou ennemis ; on le prit pour support du rêve patriotique que chacun caressait. La France crédule, amoureuse de fictions, se laissa aller à en faire comme le héros de son roman. N’était-ce pas un avocat, Juarez, qui avait délivré le Mexique ? Qui sait si cet homme, si jeune encore, et qui, en apparence, semblait appelé comme par une invisible prédestination, ne gardait pas au plus profond de son cœur l’amertume secrète de la défaite ?

Avouez que tous, plus ou moins, vous avez éprouvé ce sentiment. Je juge les autres d’après moi-même. À coup sûr, je n’attendais nul service de Gambetta ; c’est à peine si j’ai dîné deux ou trois fois avec lui dans des maisons littéraires, et j’ai été frappé surtout de la signification de ses doigts crochus, qui avaient une si singulière éloquence au point de vue de la révélation des appétits inférieurs. Malgré tout, je me suis surpris à parler de lui, au commencement, quand son nom venait par hasard sous ma plume dans un article, avec une relative déférence.

Encore une fois nous avons tous été plus ou moins les complices involontaires de ce comédien. Il exista un moment en sa faveur une espèce de conspiration silencieuse comme il s’en organisait en Italie pendant la domination autrichienne, un complot général auquel tout le monde était affilié. Chacun s’imaginait être dans le secret de ce Brutus, qui contrefaisait l’énergumène pour mieux tromper les regards jaloux, de cet obstiné couveur de revanche, qui bien avant dans la nuit, disait-on, s’entretenait tour à tour avec de vieux généraux et de jeunes colonels. Chacun attendait le moment où, réunissant toute la France dans un élan irrésistible, poussant Charette dans les bras des communards, jetant les prêtres dans les bras des libres-penseurs, mêlant les soldats de Bazaine aux compagnons de Faidherbe, il s’écrierait : « Le moment est venu, nos coffres sont pleins d’argent, nos arsenaux regorgent d’armes, la France s’est silencieusement refaite, l’Europe nous est favorable, en avant[4] ! »

Le voile commença à se déchirer lorsque des généraux, comme Ducrot et comme Bourbaki, furent chassés de l’armée dont l’incapable Farre devenait le chef. Le charme, cependant, ne fut tout à fait brisé qu’au moment de la campagne des décrets, alors qu’on vit nos soldats mettre sac au dos et bayonnette au fusil pour arracher de leur domicile des vieillards et des religieux inoffensifs, des citoyens français repoussés du prétoire, et l’infâme Cazot déclarer en ricanant qu’il n’y avait plus de tribunaux, et que son caprice était la seule loi. Derrière le faux Gambetta, auquel on pardonnait tant de choses, on aperçut le Juif, qui, pour satisfaire des haines de ghettos, déchaînait sur le pays, qui l’avait si bien accueilli, le fléau des guerres religieuses. La France désensorcelée, réveillée de son rêve, guérie de son roman, n’eut qu’un cri : « Oh ! le misérable ! »

Ce fut alors qu’on songea à regarder l’entourage. C’était bien le plus hétéroclite assemblage qu’on pût imaginer, un bouquet de Juifs, un véritable selam de youtres de tous les pays et de toutes les couleurs. Tous les Juifs du monde, en âge de se transporter, étaient là, ils s’étaient agglomérés au palais Bourbon comme les molécules au centre d’une tasse de café. Quelques-uns venaient d’Espagne et étaient nés à Hambourg, d’autres venaient d’Autriche et étaient nés en France. Il y avait Porgès, Reinach, Arène, Laurent, Lévy-Crémieu, Jean David, Reynal, Strauss ; il y avait Dreyfus, qui avait vu le jour en Allemagne, Etienne, parent des Etienne d’Autriche, Thomson, dont la famille était anglaise, Veil Picard qui arrivait seulement de Besançon. Tout cela tripotait, spéculait, agiotait, dénonçait, adulait ; tout cela avait pour commune devise le mot des Narcisse et des Pallas : Hoc agamus ne quis quidquam habeat !

Néron avait ses Augustiani qui, moyennant un traitement de vingt-cinq mille sesterces, accompagnaient partout le divin Empereur pour battre frénétiquement des mains dans tous les théâtres où il faisait entendre sa voix sans égale, et pour dénoncer les méchants coupables d’avoir bâillé au spectacle ou de ne pas avoir assisté à un sacrifice offert pour le chanteur enrhumé. Gambetta avait ses jeunes Juifs qui frissonnaient d’admiration à chaque parole du maître ; ils entonnaient ses louanges en chœur dans un baragouin confus, où le tudesque se mêlait au castillan, où le patois levantin fraternisait avec l’argot de la petite Bourse du boulevard. Ils avaient foi en lui d’ailleurs ; il n’était point douteux, pour eux, que dans le cabinet de toilette des Jardies, où se rajustaient à la hâte les interlopes visiteuses qui venaient entretenir le maître des affaires du Tonkin[5], ne fût placée cette statue d’or de la Victoire, qui ne quittait le chevet de l’Empereur que quand l’Empereur était mort et qu’Antonin, près d’expirer, envoya à son successeur, en disant au centurion d’aller demander le mot d’ordre à Marc-Aurèle.

Ce coin d’empire juif, apparaissant tout à coup en pleine France, sera l’émerveillement de l’avenir qui ne reverra rien d’aussi extraordinaire d’ici à bien longtemps. Sans doute tous ces cortigiani procédaient de certains personnages de Balzac, ils se rattachaient aux Andoche Finot, aux Werbrust, aux du Tillet, ces cormorans que l’auteur de la Comédie humaine nous montre « éclos dans l’écume de l’océan parisien ». Une pointe de sectaire cependant se mêlait chez eux à l’absence de toute croyance et de tout préjugé. En recueillant partout les petits papiers, en ramassant dans les imprimeries la copie des écrivains, pour en fabriquer plus tard de fausses lettres, ils ne servaient pas seulement un homme, ils servaient une cause ; ils trouvaient parfois une ombre de talent pour insulter de saints religieux ou des petites Sœurs des Pauvres, de la même plume qui venait de vanter les actions d’une société nouvelle.

Tout ce petit groupe haineux et avide crut vraiment, à un moment donné, que la France était conquise. Les excursions dans les départements rappelèrent le célèbre voyage en Achaïe que Néron entreprit lorsqu’il jugea Rome indigne de l’applaudir. Après Cahors, ce fut Lisieux ; partout des scènes d’une indescriptible gaîté signalent ces pérégrinations. Les estrades s’écroulent, les orateurs roulent les uns sur les autres ; la clique claque, on claque la clique. Arnaud de l’Ariège, qui veut faire oublier, par l’exagération de son zèle, qu’il n’est pas d’origine juive, menace de la main un reporter qui, coram populo, corrige immédiatement le cubicularius. La musique électrisée, qui croit que c’est dans le programme, attaque énergiquement la Marseillaise, pendant que Spuller, tout meurtri de sa chute de l’estrade, se met tout à coup à commencer un discours en allemand..…

Le désordre est tel en France, l’entraînement vers la servitude si irrésistible, l’amour d’une autorité quelle qu’elle soit si profondément invétéré qu’on rend spontanément des honneurs souverains à un homme qui n’y a pas plus droit que le premier député venu.

S’il y avait eu une ombre d’organisation dans le pays, pensez-vous qu’on eût gardé dans les cadres de l’armée îe général qui, commandant à Cahors, se permettait, au mépris de tous les règlements, de faire prendre les armes à la garnison pour former la haie devant un citoyen qui n’était plus même président de la Chambre, puisque la session était close ?

Pourquoi ce général faisait-il cela ? Tout bonnement, parce qu’il était prêt à obéir à n’importe qui.

Au moment du vote du scrutin de liste par la Chambre, Gambetta exerçait véritablement l’impérium. Il régnait derrière le président Judith, qu’on n’avait choisi qu’à cause de son nom, et qui, après avoir brisé les crucifix dans sa jeunesse, regardait en souriant, dans sa vieillesse, d’autres les briser à sa place. Les invitations aux légendaires déjeuners de Trompette étaient aussi recherchées que l’eussent été des invitations au Palatin : la terre, à dix-huit cents ans de distance, revoyait cette chose étrange, avilissante et très folle aussi qui avait été le bas empire. Il y eut, en effet dans tout ce que faisait Gambetta, un côté fantaisiste, imprévu, extravagant, histrionnesque, méprisant pour l’humanité qui est particulière à l’impérialat et que les royautés, même les moins raisonnables, ne connaissent point.

Antoine avait donné une ville d’Asie à son cuisinier pour le récompenser d’un bon repas. Gambetta eut des accès de générosité analogues.

Un jour on fait goûter au maître de la bière qu’il trouve excellente.

— Qui a fabriqué ce nectar ? demande-t-il.

— C’est un Juif, il s’appelle du nom biblique d’Agar.

— Je le nomme préfet. Ce brasseur brassera des affaires..…

Préfet, ce n’était pas encore le compte de ce disciple de Gambrinus, qui demande à permuter contre une place de trésorier général à Cahors valant 80,000 fr.

Remarquez, comme un nouveau signe de la platitude française, que personne n’eut l’idée de demander à quel titre cet homme, sans passé administratif, était promu à ces hautes fonctions, au détriment de vieux serviteurs qui remplissaient des emplois modestes depuis vingt ou vingt-cinq ans. Quand l’astre de Gambetta déclina, on enleva cependant à ce brasseur trop favorisé cette grosse sinécure, et on lui donna en échange une place d’inspecteur des eaux à Aix, qui ne rapporte guère qu’une dizaine de mille francs ; mais, sur le moment, ce choix ne scandalisa personne[6].

Ces monstrueuses autorités d’Empereurs avaient pour contrepoids le poignard d’un Chereas, ce fut fa plume d’un journaliste qui tua cet Empire naissant à peine.

C’est une singulière figure encore que celle de M. Henri Rochefort, et il faut, pour bien dégager ce type, tenir compte des innombrables variétés d’êtres et d’idées, qu’ont semées dans ce pays tant de régimes, d’invasions, de passages de nations, d’incarnations humaines différentes, laissant de leur graine. Semblables à ces arbres qui revivent après des années écoulées, dans un coin de la forêt, parce qu’un germe d’eux-mêmes, déposé sur le sol, s’est conservé et développé, certaines formes d’êtres lointaines reviennent parfois tout à coup dans toute l’originalité première.

Rochefort c’est le féodal.

Ce n’est pas le grand seigneur, le marquis, le gentilhomme déchu ; c’est le féodal, non point croyant, dévoué, l’âme enfantine et pure, mais le féodal possédé du diable, le féodal blasphémant comme on en vit en pleins siècles de foi, disant, comme Raoul de Cambrai : « Vous planterez ma tente au milieu de l’église, vous ferez mon lit devant l’autel, vous mettrez mes faucons sur le crucifix d’or. »

Il a une façon de désobéir qui n’est qu’à lui, ou plutôt il revendique vis-à-vis de toute autorité ses droits premiers. Pour lui. Napoléon iii n’était qu’un homme de peu de naissance, auquel l’idée ne pouvait venir à un descendant de baron de se soumettre. Quant à Henri v, ce n’était lui aussi qu’un usurpateur et, tout en tenant compte de son ancienneté, Rochefort, qui se regardait comme d’aussi bonne naissance, ne se croyait pas tenu à s’agenouiller devant lui comme certains nobles de fraîche date. Le pamphlétaire, en effet, descend en droite ligne de Guy le Rouge — le rouge est resté dans la famille, — le sire de Rochefort, batailleur, hargneux et mauvais coucheur auquel Louis vii offrit sa fille pour son fils, afin d’avoir dans ses domaines un peu de tranquillité et de paix.

Cet être, profondément atavique, absolument étranger à ce qu’on est convenu d’appeler les idées modernes, n’a guère, j’en suis convaincu, lu plus de livres dans sa vie qu’un chevalier du XIIe siècle. Il n’a compris, il n’a retenu, il ne cite que du Victor Hugo, parce que les vers de l’auteur des Burgraves ont des sonorités de Chanson de geste. Joignez à cela quelques fragments de pièces entendues, et vous aurez toute son éducation littéraire.

Qu’a-t-il besoin d’un apport de seconde main ? il bat monnaie comme ses ancêtres de la noblesse d’épée ou de la noblesse de plume, comme Joinville, comme de Retz, comme Saint-Simon, il a une langue à lui. Comme les féodaux d’autrefois, il s’élance chaque matin de son journal ainsi que d’un burg, frappe au hasard et revient.

C’est un inconscient, c’est un sauvage, c’est un damné, dirais-je, si un chrétien avait le droit d’écrire, à propos d’un de ses frères, ce mot qui semblerait douter de la miséricorde de Dieu, c’est tout ce qu’on voudra de mauvais, de funeste, d’irritant, mais ce n’est pas un Juif[7]

Pour le Juif, Rochefort n’éprouve guère que le sentiment de répulsion presque physique du Moyen Âge. Figurez vous un beni Israël quelconque happé sur une route et emmené dans quelque château-fort pour y distraire d’abord le maître, puis les varlets et les enfants des varlets. Cela vous donnera un aperçu de ce que devint le Juif Gambetta entre les mains de Rochefort. Chaque matin il servait à un divertissement nouveau, tantôt on lui tirait les cheveux, tantôt on lui arrachait la barbe ; un jour sa tête était transformée en tête de Turc et le lendemain le rédacteur en chef de l’Intransigeant essayait autre part la force de son pied.

Un autre que Gambetta aurait préféré un duel à mort à tous ces outrages, lui endura tout, mais sans en être plus content.

De ceci, il souffrait relativement peu, quoiqu’il eût d’effroyables fureurs, non pas au point de vue de l’honneur, auquel il était insensible, mais au point de vue du dommage causé. Mais c’était la domesticité qu’il fallait voir ! Ce petit monde des Reinach, des Laurent et des Veil Picard, né de cabotins ou d’usuriers et conséquemment très respectueux, non de ce qui est digne de toutes les vénérations : la vertu, la gloire, le génie, mais de la situation acquise, de l’argent possédé, avait des colères blanches en pensant qu’un simple écrivain pouvait parler ainsi d’un homme qui avait fait le coup de Bône à Guelma.

Quant aux chrétiens, aux Français autochthones, ils devraient avouer, s’ils étaient sincères, qu’ils ont dû à ce mécréant de Rochefort les seules satisfactions qu’ils eussent ressenties depuis de longues années. Une loi mystérieuse avait voulu que cet homme, par le seul fait qu’il était de race française, vengeât sur l’étranger ces pauvres religieux qui n’avaient pas d’ongles pour se défendre.

Que de fois, ouvriers et hommes du monde, réconciliés par le même sentiment de mépris, ont échangé un regard dans la rue, en constatant qu’ils lisaient le même journal !

Presque tous les matins je suivais le trottoir devant le palais de la Présidence, l’ancien hôtel Lassay, dont j’ai raconté jadis les vicissitudes, et il n’est pas un jour où je n’aie aperçu un passant, portant la blouse ou la redingote, coiffé de la casquette, du chapeau ou du képi, lançant un numéro de l’Intransigeant par-dessus la grille le long de laquelle des roses trémières dressaient leurs lances en forme de thyrse. Le maître du lieu, qui aimait au commencement à se promener vers les dix heures sous ces verdures pleines du souvenir de Morny, dut aller porter ailleurs ses rêveries matinales ; il trouvait toujours vingt-cinq numéros de l’Intransigeant sous ses pieds.

Cette race française qui, trompée, pervertie, abrutie, garde quand même cette qualité de n’être pas encore juive, il devait la retrouver au fond d’un faubourg de Paris.

Qui n’a encore présente aux regards cette scène de la rue Saint-Blaise et ce hangar banal dans lequel se passa un de ces épisodes qui parfois décident de la marche d’un siècle ?

Avec la pluie tombant à flots au dehors, les assistants piétinant dans une boue noirâtre et tantôt plongés dans la pénombre, tantôt brutalement éclairés par des projections de lumière électrique, ce chantier, qui servait de champ de bataille nocturne à la lutte pour le trône, avait un aspect à demi fantastique. C’était bien le royaume d’en bas, où l’homme d’État, sorti du néant, allait demander une nouvelle consécration aux puissances inférieures qui l’avaient créé. Devant ce César en représentation dans quelque bouge de Suburre, on se reportait à ces heures lointaines où l’investiture de la Royauté se donnait au chant des orgues, au bruit des hymnes pieuses montant vers le ciel, à la lueur des épées vaillantes tirées du fourreau.

Voilà le rhéteur devant la foule..… S’il triomphe, il est le maître quand même de la Chambre future et, comme il le dit, le représentant de la démocratie. Alors c’est la guerre, la guerre folle, la guerre ignoble plutôt, où le sang français ruissellera pour se changer en or pour les Juifs.

Il va commencer. Il ébauche déjà le geste que l’on sait. Qu’il était topique ce geste ! Les doigts ne s’élevaient point, comme ceux d’un Boudha, pour signifier paix et concorde, la droite ne s’étendait pas comme celle d’un chef pour commander. Ramenées, la paume en l’air, vers un point central situé en bas, ces mains s’inclinaient et s’arrondissaient graduellement. Cupides et amoureuses du lucre, ces mains semblaient ainsi caresser et comme peloter sur la tribune un petit tas de pièces de monnaie …

Il ouvre la bouche… Et en moins d’une seconde, une trombe de sifflets et de huées balaye le dictateur et la dictature…

— À bas Judas ! crie une voix mâle au milieu du vacarme.

Qui a crié cela ? Qui a sifflé le premier ? Nul ne le sait. Ceux qui, la tâche de la journée terminée, vinrent à Charonne accomplir cette besogne de justice, resteront des inconnus pour l’histoire. Au fond de ces faubourgs sombres, où ils ont vécu, ils seront peut-être, dans un de ces jours où le vertige est dans l’air, acteurs en quelque assassinat comme celui de la rue de Haxo ; ils tomberont peut-être le long d’un mur victimes de représailles implacables. Il convient de dire qu’ils furent utiles et grands, de féliciter, au nom de la Patrie, cet être anonyme et impersonnel : le Peuple, qui, parmi tant d’abjections et de hontes, eut un éclair d’indignation, un élan de généreuse colère.

« Tirez le rideau, la farce est jouée ! » aurait pu dire le nouvel Auguste, s’il avait eu la force de parler, pendant que les fidèles tiraient à la hâte une portière qui devait protéger sa fuite. Mais le maître n’avait pas l’esprit à des réminiscences classiques. Pris d’un accident, habituel à Cléon, s’il faut en croire Aristophane, il souillait les coussins du beau coupé qui courait à fond de train sur le dur pavé des rues populaires. Il allait, il allait le coupé et les lanternes de cristal jetaient, en passant, sur l’angle noir d’un mur, sur les vitres d’un cabaret suspect, sur la fille debout près d’une borne, des clartés étincelantes, rapides comme le galop furieux du pur sang. Parfois, on entendait sortir du véhicule des sons gutturaux et inintelligibles. C’était Spuller qui, comme dans toutes les grandes émotions, s’était mis à parler allemand et qui n’interrompait ses lamentations tudesques que pour s’écrier en français : « Cela n’est bas pon ! Cela ne sent bas pon ! »

César, ce jour-là, n’alla pas jusqu’aux Gémonies et ne songea pas à demander à quelque Épaphrodite de lui apprendre comment on se tuait ; il n’en était pas moins blessé à mort[8].

Vos yeux se sont-ils arrêtés parfois sur une curieuse eau-forte de Rembrandt : La Fortune contraire ? Le long du rivage un lourd cavalier, un Vitellius à tête laurée, poussif et bouffi de graisse, vient de rouler à bas de son cheval. Dans le lointain on aperçoit des statues, des Hermès. À gauche, la foule se précipite vers un temple dont les colonnes rappellent un peu la Bourse. À droite, une Fortune debout tend la voile d’une barque qui s’éloigne avec le vent en poupe. Absolument nue, celfe Fortune montre ses fesses au cavalier désarçonné qui, étalé dans la poussière, jette en vain vers la déesse un regard suppliant. Cette allégorie brutale m’a toujours paru merveilleusement résumer, par son cynisme même, la fin de cette destinée restée si basse en dépit d’une chance si incompréhensible.

Ce cavalier grotesque n’est ni un Titan foudroyé, ni un héros terrassé par le sort, c’est moins encore que Vitellius, c’est un bazochien pris de vin qui a voulu se montrer au Bois et qui a ridiculement culbuté.

Au-dessus des champs de bataille, où vient de succomber le rêve de puissance d’un Napoléon ou le rêve de liberté d’un Brutus, on voit planer, graves et s’envolant lentement, des Fortunes ailées qui semblent respectueuses de ceux qu’elles viennent de frapper. Ce n’est ni dans les Parthénons, ni dans les Capitoles, c’est au musée de Naples qu’habite la Fortune qui convenait ici, la Fortune obscène qui, honteuse du favori qu’elle avait choisi, pendant un moment d’égarement, lui montre en s’éloignant le moins noble de ses deux visages.

La situation était difficile pour Gambetta. Il avait gorgé ses créatures sans pouvoir les satisfaire et devant le déficit, qui déjà menaçait, on avait dû clôturer ce compte de liquidation qui, échappant au contrôle de la Cour des comptes, permettait les dilapidations les plus effrontées.

Un beau jour, un député, du nom de Baïhaut, était venu en souriant proposer, aux représentants de la France, d’approuver à la fois les dépenses de 1870, montant à deux milliards cinq cent dix millions six cent vingt et un mille cinquante-sept francs quatre-vingt-treize centimes, plus les dépenses effectuées sur ce même budget, jusqu’à la clôture du compte de liquidation et fixées à deux milliards quatre cent quarante-huit millions six cent soixante-trois mille cinq cent quarante-neuf francs vingt-neuf centimes, plus encore des dépenses restant à payer montant à soixante et un millions neuf cent cinquante-sept mille cinq cent huit francs soixante-quatre centimes. Tout cela pour arriver à ne pas pouvoir mettre un régiment sur pied au moment de la guerre de Tunisie et à faire écrire au colonel Grand-Clément : « nous n’avons pas d’armée. »

La Chambre, servile comme d’habitude, avait voté cette bagatelle de quelques milliards sans une seule discussion, sans demander une seule explication, sans rechercher ce qu’il avait dû se commettre là-dedans d’actes irréguliers et frauduleux.

Ce Baïhaut, d’ailleurs, qui garantissait sur sa parole que ces sommes énormes avaient été honnêtement employées, n’était pas un novice en matière financière ; ancien chef de bureau au Crédit lyonnais, il avait contribué à la fondation d’une société des Pêcheries dont les actions, émises à cinq cents francs, se vendent maintenant au prix du papier et il répétait volontiers dans les couloirs le mot qu’il adressait aux actionnaires mécontents : « Allez et ne péchez plus ! »

À force de traire la pauvre France, le sang, cependant, commençait à venir aux pis de la malheureuse bête. Gambetta le savait, il prévoyait la banqueroute, il sentait surtout qu’il n’avait plus rien à donner au monde d’affamés qu’il traînait derrière lui.

Comme les voleurs qui mettent le feu pour cacher leurs exploits, les faiseurs souhaitaient ardemment la guerre ; les Juifs la réclamaient à grands cris, mais la France, nous l’avons dit, ne voulait pas en entendre parler et Gambetta, après son échec de Belleville, n’était plus en état d’imposer rien.

Il y eut des querelles et des récriminations. Pour comble de malheur, Gambetta s’était brouillé avec Rothschild. Le 10 juin 1881, avait eu lieu un souper intime, dont tous les journaux ont parlé, et auquel assistaient, outre Gambetta, Alphonse de Rothschild et Gallifet, quelques grands seigneurs chargés d’amuser : le marquis du Lau, Kerjegu et le marquis de Breteuil. Gambetta avait plaisanté un peu vivement le baron sur tout l’argent qu’il avait gagné depuis quelques années.

Malgré une vigoureuse tape sur le ventre qui soulignait l’intention amicale du propos, Alphonse de Rothschild, qui avait sa névrose ce jour-là, prit mal la chose. Le baron n’aime pas qu’on le traite aussi familièrement quand il y a des gens titrés.

Gambetta fut-il abandonné par les Juifs, qui oublièrent tous les services antérieurs, quand ils crurent qu’il n’était plus bon à rien ? Reçut-il l’ordre de quitter le ministère pour accélérer, par une crise parlementaire et presque gouvernementale, la catastrophe de l’Union générale ? Il est difficile de se prononcer, car tout ce qui a rapport à l’éphémère ministère de Gambetta est encore très peu connu ; le prolixe travail publié par Reinach sur ce sujet, dans la Revue politique, n’a fait que rendre obscur ce qui paraissait clair.

La décadence physique, prompte toujours dans ces races, était venue de bonne heure, d’ailleurs, chez cet homme qui avait demandé à l’existence tout ce qu’elle peut contenir de plaisir.

La dernière fois que je l’aperçus, c’est à la lecture des Rois en exil, chez Daudet. Il était déjà perdu, il avait ce signe des gens marqués qui ne trompe guère les yeux expérimentés. Cramoisi, vieilli, gris et rouge en même temps, les chairs gonflées d’une mauvaise graisse, il ne pouvait se tenir assis et, appuyé à la porte du cabinet de Daudet, il resta debout toute la soirée en fumant continuellement. Quoique profondément triste, il paraissait suivre Coquelin avec attention. En entendant son acteur de prédilection lire cette pièce, où l’on tournait en dérision tous ces porte-sceptres de jadis, tous ces descendants d’augustes familles qui avaient régné sur l’Europe, il semblait dire :

— C’est à mon tour maintenant !

Et derrière lui on eût pu voir la Mort qui déjà avait sa main glacée sur l’épaule de ce favori du Hasard, de ce maître si utile à quelques-uns dont le moindre geste était épié par des regards complaisants.

Charcot, sans doute, qui promenait dans ce salon plein de lumières et de fleurs ce visage d’Esculape de marbre, ce visage pensif et bienveillant malgré la sarcastique contraction des lèvres, savait probablement, dès cette époque, à quoi s’en tenir. Quelles amères et profondes jouissances philosophiques doivent avoir les confesseurs laïques de la pénétration de celui-là, qui circulent à travers le monde, sachant la blessure invisible de tant d’intelligences, le délai bref assigné parfois par la Destinée à certains ambitieux qui ne mettent point de bornes à leurs espérances quand déjà la vie en a mis à leurs jours !

Il serait peut être revenu au pouvoir pour pousser à cette guerre à laquelle on aspirait tant autour de lui ; mais Dieu jugea qu’il avait fait assez de mal, il le toucha du doigt et il ne vit pas l’année nouvelle. Par une rencontre singulière, cet aventurier, qui tient tant des héros de Balzac, mourut dans la villa même de l’auteur de la Comédie Humaine. Balzac, qui avait prévu la grandeur d’Israël, a eu le Juif pour remplaçant dans toutes les maisons qu’il a occupées. C’est Gambetta qui s’est assis sous les arbres qu’avait plantés le peintre de tant de présidents du conseil, grands seigneurs et grands hommes d’État ; rue de Monceau, Mme de Balzac venait à peine d’expirer que Mme Salomon de Rothschild envoyait réclamer les clefs de l’hôtel qu’elle avait acheté. Aux champs, Balzac eut pour successeur Gaudissart, à la ville, il eût Nucingen.

Le dimanche où mourut Gambetta, nous lisions à l’office du jour : « Tolle puerum et matrem ejus, defuncti sunt enim qui quœrebant animam pueri. Reprenez l’enfant et la mère, car ils sont morts ceux qui en voulaient à l’âme de l’enfant. »

Je songeai à cette parole en cheminant encore une fois devant le palais où l’on venait de ramener le cadavre de ce tout-puissant.

En même temps que moi une femme du peuple, à l’air honnête et au type bien français, passait avec son garçonnet et regardait, elle aussi, cette demeure que Paris connaissait.

— Pourquoi qu’il est mort Gambetta ? demanda l’enfant.

— Parce qu’il voulait empêcher les petits enfants de faire leur prière.

Cette humble ouvrière venait tout simplement de traduire l’Écriture..…

La Franc-Maçonnerie juive, avec l’habileté de mise en scène qui la caractérise, n’épargna rien pour les funérailles de l’homme qui l’avait servi. Bichoffsheim mit un drapeau noir à son hôtel. Camondo loua tout un étage de l’hôtel Continental, pour voir défiler le cortège. Peixotto, président des B’nai B’rith (Fils de l’Alliance) et vice-consul des États-Unis[9], déclara au monde qu’il était inconsolable. Simia montra, pendant trois colonnes, un visage inondé de larmes. Aristide Astruc, rabbin honoraire de Bruxelles, fut dithyrambique, au point de paraître farceur ; il affirma impudemment, dans les Archives israélites, « que c’était la signature même de la Patrie, que Gambetta a inscrite contre l’anti-sémitisme, nous laissant ainsi l’enseignement que la régénération des hommes, soit au dehors, soit au dedans, s’accomplit par la liberté, le droit commun et la fraternité. »

La liberté d’enseignement, le droit commun des religieux, la régénération des hommes par les tripotages financiers..… Vous voyez cela d’ici. Quel aplomb ! est le mot qu’il faut toujours répéter.

Eugène Mayer fut une gaîté dans ces tristesses. Il vint pour pleurer, lui aussi, au Palais Bourbon, et Déroulède, sans respect pour l’endroit, menaça de le battre encore.

— Pas sur la même joue, cria Mayer, changez au moins de côté..…

Devant cet intermède, un éclat de rire, d’abord discret, puis incapable de se maîtriser, prit l’assistance, agita joyeusement les tentures funèbres du lieu sacré, fit remuer les draperies du catafalque et danser les flammes qui brûlaient dans les lampadaires. Le municipal de service étouffait de rire dans son uniforme, et l’on aperçut comme des ondulations de dos qui riaient dans la députation des membres de la gauche, qui défilait gravement, mêlant à de patriotiques lamentations des appréciations diverses sur les mines d’or de l’Uruguay de Tirard, qui valaient encore deux écus, et les pêcheries de Baïhaut, qui ne valaient plus que vingt sous tout mouillé !

La vision de la place de la Concorde, au grand jour des obsèques, m’est restée dans les yeux. Un temps de mars, avec des giboulées menaçantes plus qu’un temps de janvier, un soleil trempé de pluie, les cavaliers de retour du Bois arrêtant leurs chevaux au bas de l’avenue, des femmes de tous les mondes, en toilette du matin, grimpées sur des voitures, des grappes humaines dans les arbres, la terrasse des cercles pleine de curieux, au loin la façade de la Chambre avec son grand voile noir, — décor théâtral qui ne choquait pas et convenait à l’homme et à la circonstance.

L’impression, d’un bout à l’autre de Paris, fut la même. Un certain plaisir d’être débarrassé, mais nulle haine. Gambetta mort n’inspirait pas la haine, on ne découvrait pas en lui les côtés bassement féroces de Ferry, qui goûte un plaisir personnel aux méfaits qu’il commet. L’opinion unanime, devançant le jugement de l’histoire qui commençait déjà, sentait très bien que cet homme avait été un instrument, un délégué des Francs-Maçons, qui lui avaient offert le verre dans lequel avait bu Luther, un chargé d’affaires des Juifs, qui avaient mis sur ses épaules un manteau d’Empereur temporaire.

Le prince de Hohenlohe, qui vint une minute devant la Chambre et qui, naturellement, refusa de suivre un enterrement civil, dit simplement sur le pont de la Concorde à une dame que je pourrai citer : « Vous n’avez pas perdu grand chose avec Gambetta, mais c’est un grand malheur pour vous que la mort de Chanzy. »

Le poids du cerveau disait le peu de fonds intellectuel qu’il y avait chez cet homme bruyant comme tout ce qui est vide. Le cerveau de Byron pesait 2,238 grammes, celui de Cromwell 2,231 grammes, celui de Cuvier 1,829 grammes, celui de Dupuytren 1,436 grammes, le cerveau de Gambetta ne pesait que 1,160 grammes. C’était un cerveau de ténor et effectivement il y avait du ténor chez ce grand premier rôle de la politique qui resta comédien jusque dans les moelles.

Ténor certes, artiste jamais. Rien n’est plus intéressant et plus instructif, selon moi, que l’étude de ce talent. On a ri à gorge déployée de ces phrases devenues légendaires : « Havrais, je connais vos besoins, je connais aussi vos moyens d’écoulement..… Audacieux coursiers, élancez-vous sur cette mer qui vous sollicite par devant..… Vos applaudissements font plus que de couronner mon passé, ils illuminent mon avenir..… »

Je trouve qu’il y a plus qu’une occasion de rire dans le spectacle de ce malencontreux qui ne peut arriver à prononcer deux phrases correctes de suite ; il y a un enseignement à tirer de l’impuissance de cet étranger à parler une langue qui n’est pas la sienne.

N’est-elle pas saisissante cette impossibilité radicale, absolue, d’un homme qui possède certains dons, à lier deux idées dans une forme régulière ? Gambetta rencontrait d’instinct l’épithète ridicule et fâcheuse, comme Lamartine rencontrait la belle image, la comparaison vibrante et juste, l’éloquente évocation du bois natal, du fleuve, de la mer.

— Oui, j’ai conspiré avec la Révolution, comme le paratonnerre conspire avec la foudre ! ainsi s’écrie le tribun de 1848.

Figurez vous Gambetta ayant à exprimer la même idée, il aurait dit : « Oui, j’ai eu des attaches avec les partis avancés, comme l’Océan est mêlé aux agissements des lions qui rugissent. »

Pourquoi la langue fourchait-elle toujours à ce virtuose si habile comme exécutant ? C’est qu’il n’avait absolument aucune fibre par laquelle il tînt au sol, qu’il ne communiait réellement avec aucun des sentiments vivants dans l’âme française[10]. Il n’avait pas plus le sens exact des mots, nés en son absence pendant que les siens psalmodiaient l’hébreu dans les ghettos d’Allemagne, qu’il n’avait la tradition de ces pensées magnanimes ou de ces notions innées, en quelque sorte, qui empêchent aussi bien les Français de frapper sur les faibles que de dire que Bouvines est une défaite.

Les mots, sans rapports entre eux, employés presque au hasard, indiquent merveilleusement l’homme qui ne tient à rien, le politique qui ne se rattache ni au passé, ni à l’avenir. Les phrases ici ne sont ni les fleurs dont les racines plongent dans la terre et qu’on voit se former et se développer, ni les fleurs qui, cueillies, gardent encore dans leur calice et dans leur tige une fraîcheur qui dure quelques jours. — C’est le bouquet, cousu de fil grossier, attaché avec de la paille, entouré de papier blanc, qu’on donne aux filles dans les restaurants de nuit, ou qu’on jette aux cabotines dans les cafés-concerts ; celles-ci le cèdent à une bouquetière qui le recède à une autre jusqu’à ce qu’on le balaie dans le ruisseau. Ce bouquet coûte cher, il représente de l’argent sans valoir rien, il fait de l’effet, il est comme le signe bruyant d’enthousiasmes faux, il n’a point cependant la poésie de la plus humble plante qui exprime une émotion sincère ou une passion vraie.

Du spectacle de cet homme, qui a pu arriver à être un moment le maître de la France, sans parvenir à prononcer jamais une phrase française, qui a pu nous dérober notre bourse, et n’a pu nous prendre notre style, il faut rapprocher l’aversion native, spontanée, franchement accusée qu’ont éprouvée pour cet intrus tous les esprits lettrés, affinés, élevés. Républicains et conservateurs, catholiques et libres-penseurs, tous ont été d’accord sur ce point.

Écoutez Georges Sand, la vieille républicaine, qui maudit et raille à la fois Arlequin dictateur. À entendre les reproches indignés qu’elle lance du fond de son Berry, où elle est témoin des folies de la guerre en province, au viveur qui, pour prolonger l’orgie davantage, fait massacrer nos pauvres mobiles, ne semble-t-il pas entendre la France terrienne pleurant ses paysans ?

Voici qu’Alexandre Dumas complète en philosophe ce qui, chez Georges Sand, était surtout un mouvement du cœur gonflé de dégoût. Dès 1872, il tire à cet infatigable déclamateur un horoscope qui s’est réalisé de point en point et qui atteste chez l’écrivain une singulière puissance de prévision.

Gambetta, dit-il, ne fait appel qu’à des instincts, il ne rallie pas une âme et il se retrouve toujours au point de départ. Il passera sa vie à recommencer. Il s’est enfermé dans la petite boîte noire de l’athéisme ; il y donne de grand coups de tête croyant crever le ciel ; il n’arrive qu’à faire sauter le couvercle comme un joujou enragé. Il n’en sortira jamais : il a les pieds pris dans ce qui est mort. Pour ne pas se soumettre à un principe, il s’est rivé à un système. Il est à ressorts et immobile ; il est effrayant et vide ; il est diabolique et bon enfant. Quelle contradiction ! Il prétend à être le maître de ceux qui n’en veulent plus avoir ; il se croit le dieu de ceux qui n’en ont pas. Rien à craindre, et ce qui est plus triste encore, rien à espérer de cet homme. Il est purement verbal. Il mourra d’un éclair de vérité comme son aïeul le cyclope Brontés d’une flèche d’Apollon.

Mais prêtez l’oreille. Une salle entière bat des mains, une salle, qui contient tout ce que Paris compte d’illustre, acclame cette œuvre verveuse et hardie, qui, du moins, nous venge un peu par le rire : Rabagas.

Qu’il est exact encore le portrait de Daudet, le premier, le vrai, le bon, le portrait avant les retouches ! Comme le Gambetta président de la Chambre est bien resté le Gambetta de la table d’hôte de la rue de Tournon !

Quel train c’était — de notre temps — à l’heure des repas ! Il y avait là une douzaine d’étudiants méridionaux — mais du vilain Midi — avec des barbes en palissandre, trop noires, trop luisantes, un accent criard, des gestes désordonnés et de grands nez tombants qui leur faisaient à tous des têtes de cheval. Mon Dieu ! que ces jeunes Gascons étaient donc insupportables ! Quelle agitation dans le vide, quelle niaiserie, quel aplomb, quelle turbulence I Un d’eux surtout, le plus criard, le plus gesticulant de la bande, m’est resté particulièrement dans le souvenir. Je le vois toujours arriver dans la salle, le dos voûté, roulant des épaules, borgne avec cela et le visage tout enflammé.

Dès qu’il entrait, les autres têtes de cheval se dressaient autour de la table, et un hennissement formidable l’accueillait :

Ah ! ah ! ah ! voilà Gambetta !

Ils disaient Ghâmbettàh, ces monstres ! et ils en avaient plein la bouche.

Lui s’asseyait bruyamment, s’étalait sur la table, se renversait sur sa chaise, pérorait, frappait du poing, riait à fondre les vitres, tirait la nappe à lui, crachait loin, se grisait sans boire, vous arrachait les plats des mains, les paroles de la bouche, et, après avoir parlé tout le temps, s’en allait sans avoir rien dit ! Gaudissart et Gazonal tout ensemble, c’est-à-dire ce qu’on peut imaginer de plus provincial, de plus sonore et de plus ennuyeux. Je me souviens qu’une fois j’avais amené à notre table un petit employé de la Ville, garçon très froid, très en dedans, qui venait de débuter au Charivari et signait Henri Rochefort des articles de théâtre d’une prose aussi sobre et aussi réservée que sa personne. Gambetta, pour faire honneur au journaliste, le prit à sa droite, du côté de son bon œil, et l’abreuva tout un soir de son éloquence, si bien et si longtemps, que le futur directeur de la commission des barricades en emporta de mon dîner une magnifique migraine qui coupa court à nos relations. Je l’ai bien regretté depuis.

Vallès a vu surtout l’histrion et son Charonnas, sans être creusé à fond, est d’un relief étrange.

La vulgarité même de Charonnas sert à sa vogue, la banalité de son fond d’idées est l’engrais de son talent. Cabotin jusqu’au bout des griffes, il ne prend pas une minute de vacances, n’accroche à aucune patère ni de salon bourgeois, ni de café de noceurs, ni de cabaret louche son ulster en peau de lion — toujours Dantonnesque, même à table, même au lit !

Il a lu que Danton, avant d’éternuer dans le son, déclara qu’il ne regrettait pas la vie ayant bien soiffé avec les buveurs, bien riboté avec les filles ; et il fait le soiffeur, le riboteur, le Gargantua et le Roquelaure.

Ce mélange de libertinage soulard et de faconde tribunitienne emplit d’admiration les petits de la conférence Molé ou les ratés du café de Madrid qui s’en vont criant à la foule :

— Hein ! est-ce un mâle ?

Cabotin ! cabotin !

Il serait injuste de ne pas mentionner, à côté de ces appréciations violentes, une très bonne étude de M. Amagat, très modérée, très juste, foncièrement droite avec je ne sais quoi de la rondeur auvergnate. On sent dans ces pages la tristesse d’un républicain qui songe à ce que cet homme aurait pu faire pour le pays, si, au lieu de diviser et de corrompre, il s’était efforcé d’unir, si au lieu d’avoir l’arrière-pensée de détruire la France, il avait eu la généreuse ambition de la sauver.

Aucune école républicaine, dit M. Amagat, ne réclamera M. Gambetta si elle exerce sur lui une saine critique.

Les partis, dont la morale est peu sévère l’épargneront peut-être, ne distinguant pas bien à travers ses variations où commence l’ami, où finit l’adversaire. L’histoire sérieuse, nous osons l’affirmer, ne l’absoudra pas. L’histoire sérieuse ne se trompera pas sur son œuvre délétère.

Qu’a-t-il fait pour son pays ? Démagogue aux élections de 1869, il a réveillé ces fureurs qui éclatent périodiquement dans notre histoire, depuis la Saint-Barthélémy et la Ligue jusqu’à la Terreur et la Commune, pour épouvanter la capitale. Agitateur en 1872, il ne laisse pas une heure de repos au gouvernement qui répare les maux de la patrie, et l’ennemi campe encore sur notre territoire. Agitateur en 1876, il provoque par sa violence ce trop coupable Seize-Mai, qui faillit nous jeter dans la guerre civile et qui nous a plongés dans le désordre politique où nous nous débattons. Intrigant et corrupteur durant sa longue présidence, il tente de corrompre, pour le mieux asservir, ce noble pays de France que les plus vils despotes ont bien possédé un instant, mais qu’ils ne sont jamais parvenus à avilir et à déshonorer[11].

Sur tous Gambetta faisait la même impression.

Un jour, Goncourt sortait avec Burty de l’exposition des Arts décoratifs ; un gros homme, à la porte, s’accroche à Burty, et tous trois font route ensemble jusqu’à la place de la Concorde.

— Qu’est-ce que ce courtier marron, avec lequel vous causiez ? c’est un Juif, n’est-ce pas ? demande Goncourt à Burty, quand l’autre s’est éloigné.

— Ah ça ! mon cher, répond Burty, vous me faites poser..…

— Non, qui donc est-ce ?

— Mais c’est Gambetta !

— Ah !

Telle est la sensation qu’avait ressentie un délicat et un observateur attentif entre tous, en voyant pour la première fois le grand homme.

La dernière fois que je rencontrai Paul de Saint Victor, il me parla de Gambetta, c’est-à-dire de Cléon, à propos des Deux masques, dont il préparait le second volume.

— Comme c’est cela, ce Paphlagonien, aux doigts crochus, qui dit : « Quand j’ai dévoré un thon tout chaud et bu là-dessus un grand verre de vin pur, je me moque des généraux de Pylos.»

— C’est cela, mon cher maître, et ce n’est pas cela. D’abord Gambetta coûte plus cher à engraisser ; puis Cléon est un démagogue, mais il n’est pas Juif, il n’est pas circoncis, comme dit ailleurs Aristophane en parlant d’un autre personnage ; enfin, il a pris Sphacterie, et il est mort en combattant. Je crois, entre nous, que Gambetta ne mourra pas de cette façon..…

— Vénus blesse quelquefois, me dit en riant Saint Victor, sans se douter qu’il était prophète..…

Cet éloignement pour lui de tout ce qui était intelligent et honnête était, d’ailleurs, assez indifférent à Gambetta. Il avait sur la presse les idées juives, il n’y voyait qu’un commerce comme un autre, et n’admettait pas qu’on eût une conviction ; il lui semblait tout simple qu’un journal changeât d’avis dès qu’on y mettait le prix.

Quand il voulut se saisir du Petit Journal et de la France, il ne lui vint pas une minute à la pensée que les rédacteurs pussent avoir une opinion à eux, et qu’il fût déloyal, par la force brutale de l’argent, de contraindre des travailleurs intellectuels à opter entre leur situation acquise et leur conscience.

Il n’avait point le secret de conquérir, de séduire, de gagner, de rallier, il ne corrompait pas par des caresses, comme Morny, il achetait et, par un phénomène qui semble bizarre mais qui est cependant facile à expliquer, il n’estimait pas ceux qui avaient refusé de se vendre. « L’affaire était bonne, disait-il, s’ils ne l’ont pas faite c’est que ce sont des imbéciles, conséquemment, ils ne m’auraient pas été utiles. »

C’est par le mépris de l’homme uniquement qu’il se rapproche de Napoléon Ier. Le mépris chez lui était inextinguible, immense, profond, à croire qu’il avait passé sa vie devant son miroir.

Le rapprochement, bien entendu, n’est que relatif. Si Napoléon avait méprisé les Jacobins nantis, les régicides devenus chambellans, comme Gambetta avait le droit de mépriser les Noailles, les Choiseul, les Montebello devenus ses complaisants et ses adulateurs, le grand Empereur avait respecté toujours cette masse sublime et généreuse, ce peuple militaire auquel il devait ses victoires ; il payait ses vétérans de leur dévouement en les grandissant à leurs propres yeux, en leur parlant le plus magnifique langage qu’on ait parlé à des hommes. Quand ces obscurs héros passaient devant lui pour aller à quelque charge meurtrière, il ôtait son petit chapeau et les regardait défiler tête nue. L’autre méprisait ceux même dont l’enthousiasme naïf et l’enfantine crédulité l’avaient élevé au pouvoir, il affichait bruyamment l’espoir de faire égorger ceux qui avaient échappé à la Commune ; il les faisait recenser dans ce but peu philanthropique et, quand ils avaient murmuré devant lui, il les menaçait de sa canne comme un garde-chiourme aviné.

Ce mépriseur de tous finit méprisé de tous. Il avait surgi dans une fin d’Empire qui ressemblait déjà à une République, avec l’abjection, les sacrilèges et les persécutions en moins, il disparut dans une fin de République qui ressemble beaucoup à un Empire, avec la banqueroute en plus. Il fut lui-même comme une caricature d’Empereur, un Empereur juif, avons-nous dit en commençant ; il aurait projeté, si tant est qu’en dehors du rêve d’une guerre insensée il ait poursuivi quelque dessein bien arrêté, d’installer un impérialat juif dans les cadres de la vieille société française et de se faire sacrer au Grand Orient de la rue Cadet, dans quelque burlesque cérémonie. Le tablier du Franc-Maçon aurait tenu lieu du manteau semé d’abeilles, et la truelle aurait remplacé le sceptre et la main de justice…

  1. Voir à ce sujet un étrange volume dont nous avons déjà parlé, le Judaïsme en France, publié à Stuttgard en 1872, ouvrage presque introuvable, les Juifs eu ayant fait disparaître tous les exemplaires, qui contient de très curieux renseignements sur le mouvement juif en France, et particulièrement sur le rôle joué par Mgr Bauer.

    Les Archives israélites nous ont conservé un joli mot du prince de

    Bismarck à propos de Gambetta. « Je m’étonne, disait le Chancelier à son passage à Berlin en 1880, que les Juifs du Conseil municipal de Berlin n’aient pas encore nommé citoyen honoraire de Berlin le Sémite Gambetta ; c’est peut-être par égard pour le maréchal de Moltke et pour moi ; mais ils se trompent, le Sémite Gambetta nous amuserait fort comme citoyen d’honneur. »
  2. Nous avons vu le rôle joué par Léon Renault dans les affaires tunisiennes, nous le retrouvons comme administrateur d’une société en faillite : La grande Compagnie d’assurances. M. Beaugé, le syndic, relève dans la gestion les irrégularités les plus graves : une opération de quatre millions ne figure pas sur les livres, des dividendes fictifs ont été distribués. « La faillite, conclut le syndic, est due à l’inobservation des statuts et aux combinaisons inventées par plusieurs personnes pour s’enrichir aux dépens de la société. »

    Comment s’expliquer qu’un gouvernement, qui portait ce titre de gouvernement de l’Ordre moral, le plus beau après celui de gouvernement de l’Ordre chrétien, eût laissé un pareil personnage à la tête de la Préfecture de police après le 24 Mai ? Comment l’idée n’est-elle pas venue aux politiques, qui avaient assumé une si haute tâche, de prendre soit un homme comme Maxime Du Camp, qui connaît à fond Paris et le personnel révolutionnaire, soit un brave provincial, honnête et fin, habitué à traiter d’affaires avec les paysans et qui aurait été aussi malin que les Parisiens ? M. de Vitrolles, qui fut le principal, le seul auteur de la Restauration, n’avait point traîné dans cette bazoche qui émousse à jamais la notion du Bien et du Mal, il élevait des moutons avant de s’occuper de politique et dès les premiers pas se révéla plus habile que tous les intrigants qui entouraient les Princes.

  3. Comme presque tous les révolutionnaires et les agitateurs, Daniel Manin était d’origine juive. Son père, disent les Archives israélites (vol. 36), appartenait à une famille Israélite du nom de Fonsecca et s’était fait baptiser vers la fin du siècle dernier ; il avait pris alors, selon la coutume, le nom de son parrain, frère du doge régnant Luigi Manin.

    Le fait est attesté d’ailleurs dans un livre paru en 1872 à Venise, sous ce titre : La vita et i tiempi di Daniele Manin. Narrazione du prof. Alberto Errera et aw Cesare Fingi correlata dai documenti inediti depositi nel Museo Correr dal generale Georgio Manin.

    On trouve aussi quelques détails sur ce point dans un livre publié par Rudolf Goltschal, Mois d’automne en Italie. L’auteur raconte que Manin lui-même lui a avoué être d’origine juive.

  4. Gambetta, dans les dernières années, n’acceptait jamais d’invitations à dîner pour le vendredi. Tandis que la pauvre romanesque de France se forgeait un idéal de rêveur de revanche, l’irréconciliable ennemi de la Prusse dînait tous les vendredis avec Proust et Spuller chez la Païva, devenue la comtesse Henckel de Donnesmarck ; il s’asseyait à la table du premier gouverneur de l’Alsace Lorraine. Chose curieuse, c’est Spuller qui se dégoûta le premier d’aller là.

    J’ai contrôlé avec soin ce renseignement, qui me paraissait invraisemblable. Si Déroulède, le chantre de Gambetta patriote, le désire, je lui dirai de qui je tiens le fait et il n’aura aucun doute sur son exactitude.

  5. Il faut lire les documents publiés au sujet des commencements de cette affaire du Tonkin par tous les journaux et notamment par la Réforme, qui a longtemps appartenu à Waldeck-Rousseau, que le mépris public a affublé du nom de Valtesse-Rousseau. Ils éclairent bien l’ignominie de ce gouvernement qui envoie à la mort un héros comme Rivière pour satisfaire la fantaisie d’une courtisane.

    Un premier rapport avait été adressé par Mlle Valtesse. Il était ainsi conçu :

    « Pour mener à bien les choses, ici, il faudrait s’appuyer sur le roi Tu-Duc, qui est avide et vaniteux, le mettre en défiance contre la Chine et l’Espagne (à tort, on a laissé s’implanter ici des missionnaires espagnols), s’il était possible, provoquer de la part des Chinois du Yun-Nam une tentative d’action sur le Tonkin, offrir au roi l’abri du pavillon français et imposer le protectorat.

    « Septembre 1880.

    « Valtesse de la Bigne. »

    Gambetta répondit à cette dame :

    Paris, 14 septembre 1880.
    Madame,

    « Je vous remercie et je vous suis très reconnaissant de la communication que vous avez bien voulu me faire. Je la trouve excellente de forme et de fond, et vous devriez bien la faire publier, si vous ne préférez que je la fasse publier moi-même.

    « Je compte sur votre bonne promesse au retour de la personne bien renseignée, et je la recevrai avec bien du plaisir.

    « Avec mes remerciements, recevez l’assurance de mes meilleurs sentiments.

    « Gambetta. »

    Plus tard, de nombreuses entrevues eurent lieu à Ville-d’Avray entre Gambetta et cette intéressante personne pour aviser au moyen de tirer quelque profit du sang de nos pauvres soldats. C’était Laurier qui avait mis toute cette affaire en train, mais il paraît s’en être retiré, ne la trouvant pas assez avantageuse. C’est à cette occasion

    qu’il écrivit ce mot fameux : « M. Dupuis trouve que les députés sont trop chers. »

    Les prix, paraît il, ont baissé depuis. Je puis ajouter que c’est à M. Gal, l’aimable directeur de la Liberté, que Mlle Valtesse était venue tout d’abord confier ses projets de colonisation. Gal, qui est du Midi, mais du Midi fin, éconduisit sagement la visiteuse en lui disant gentiment : « Allez voir Gambetta, mon enfant, vous trouverez là tout ce qu’il vous faut. »

  6. Aujourd’hui il est redevenu simple receveur des contributions, à Pithiviers, je crois.
  7. Quand, sur la proposition de Crémieux, les membres du gouvernement de la Défense nationale qui avaient déclaré « qu’ils étaient non à l’honneur mais à la peine, » s’allouèrent une indemnité qui représentait cinquante mille francs par an, Henri Rochefort refusa énergiquement de toucher ce traitement. Il se refusa également à publier aucun journal pendant le siège pour ne pas agiter l’opinion et la détourner de la pensée de l’ennemi par des luttes intérieures.
  8. Quelques jours avant cette soirée néfaste pour lui, Gambetta avait eu une parole qui caractérise bien le degré d’orgueil où il était arrivé.
        On sait que l’ancienne circonscription de Belleville avait été divisée en deux. Les actionnaires de Gambetta tinrent une assemblée générale pour savoir s’il devait se présenter dans les deux sections ou en laisser une libre pour Tony-Révillon. En bons courtisans, les affidés du maître se prononcèrent pour les deux sections : succès assuré, apothéose certaine, etc… Une voix prévoyante s’éleva cependant pour conseiller la prudence et déclarer que Gambetta pourrait bien être battu par Tony Révillon. Naturellement la clairvoyance fut huée ; mais Quentin qui menait le chœur des enthousiastes fut directement interpellé par l’homme prévoyant qui lui dit :

    — Voyons, Quentin, c’est vous-même qui m’avez dit cela : Est-ce la vérité ?

    À ce mot, Gambetta se lève, tout enflammé de colère, et s’écrie :

    — Ah ! la vérité ! la vérité ! J’en ai assez de la vérité !

    N’est-ce pas là tout à fait un mot d’empereur romain ?

  9. Ce Peixotto, auquel les plus simples convenances auraient dû interdire de prendre parti dans nos affaires et de se déclarer en faveur d’un homme qui avait choqué les croyances de tant de Français, a toujours joué un rôle considérable dans la politique juive. Les Archives israélites nous le montrent intervenant de la façon la plus effrontée dans les affaires de la Roumanie. La convention générale des B’nai B’rith, tenue à Chicago en 1874, ayant fait appel à toutes les loges en faveur de la mission dite de Roumanie, une somme de 3,153 dollars fut recueillie et envoyée à Peixotto avec l’ordre de rester à son poste ; il contribua ensuite aux démarches multipliées auprès du congrès de Berlin dans l’intérêt des Israélites Roumains.
        En 1884, quand Lasker, chassé d’Allemagne par la réprobation universelle, fut allé mourir d’une indigestion en Amérique, les Juifs essayèrent de faire ce que Peixotto avait fait pour Gambetta ; ils envoyèrent une adresse à la Chambre prussienne dans laquelle ils déclaraient que ce Juif était le plus grand homme de l’humanité ; mais l’Allemagne n’est point tombée au niveau de la France ; le prince de Bismarck prit l’adresse du bout des doigts et la déposa délicatement sur le bureau du président du Congrès, par l’entremise de M. Eisendecher, en disant aux Juifs d’utiliser ce papier comme ils l’entendraient.
  10. « Entre la langue et le caractère d’un peuple, a dit très justement Leibnitz, il y a la même relation mystérieuse qu’entre la lune et la mer. »
  11. M. Gambetta et son rôle politique. Revue des Deux-Mondes du 15 mai 1884.