La France sous la première restauration/02

La bibliothèque libre.
La France sous la première restauration
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 784-820).
◄  01
LA FRANCE
SOUS
LA PREMIÈRE RESTAURATION

II.[1]
LA RENAISSANCE DES PARTIS ET LE MINISTÈRE DU MARÉCHAL SOULT.


I

Le peuple et l’armée restaient hostiles à la royauté. Et non-seulement Louis XVIII n’avait pu gagner leur respect et leur confiance, mais il n’avait pas réalisé les espérances que la noblesse, la bourgeoisie et le monde de la politique avaient fondées sur son gouvernement. Il avait ainsi perdu beaucoup des sympathies que ces classes presque tout entières s’étaient senties pour sa personne aux premiers jours de la restauration.

Pour les royalistes de la veille, la royauté avec une charte constitutionnelle, deux chambres et un ministère formé en partie de bonapartistes ralliés et de libéraux impénitens, la royauté avec l’administration et la justice aux mains des fonctionnaires et des magistrats de l’empire, avec les grands commandemens laissés aux lieutenans de Napoléon, avec des révolutionnaires nommés pairs de France et des régicides maintenus à la cour de cassation, n’était pas la royauté. Louis était-il remonté sur le trône des Bourbons pour adopter les institutions de la république et de l’usurpateur, pour couvrir de son manteau fleurdelisé les crimes et les iniquités de vingt-cinq années ? La modération du roi confondait toutes les idées des émigrés et décevait toutes leurs espérances. Ils avaient un gouvernement qu’ils qualifiaient « d’anarchie révolutionnaire, » tandis qu’ils attendaient « un gouvernement réparateur, » c’est-à-dire « une épuration générale, » la destitution en masse des fonctionnaires, le licenciement de l’armée et sa reconstitution en régimens provinciaux commandés par les anciens condéens et les héros de la Vendée, l’abolition des divisions départementales, le rétablissement des provinces et de leurs anciennes franchises, la suppression des chambres, de la liberté de la presse, de la Légion d’honneur, la restauration des parlemens, la dénonciation du concordat, la restitution des biens d’église et des biens nationaux, — avec ou sans indemnité aux acquéreurs, suffisamment indemnisés par vingt années d’usufruit, — la simple tolérance des cultes dissidens sans salaire à leurs ministres, la réintégration des nobles dans la plupart de leurs privilèges, la réorganisation complète du clergé afin qu’il reprît son rang et son influence dans l’État. En résumé, ce que voulaient les émigrés, c’était la royauté absolue, la contre-révolution, la rétablissement des trois ordres, le retour au régime de 1788. Villèle, dans une brochure adressée aux députés de son département, concluait ainsi : « Revenons à la constitution de nos pères, à celle qui rendit la France heureuse et florissante. Les parties de notre ancienne organisation qui ont souffert nous coûteront moins à réparer que les nouvelles institutions ne coûteraient à établir. » Et le marquis de Chabannes disait au roi : « — Quelques années d’un despotisme absolu, voilà quel sera le baume salutaire. » De plus exaltés encore demandaient que le retour à l’ancien régime fût inauguré par le bannissement d’un bon nombre de révolutionnaires et par le supplice ou tout au moins par la déportation des régicides.

Or, non-seulement le gouvernement de Louis XVIII allait à l’encontre des théories politiques des royalistes et de leurs vœux de représailles, mais il ne faisait rien ou presque rien pour eux-mêmes. L’admission dans la Maison militaire, où la solde était fort peu élevée, quelques pensions sur la cassette royale, quelques emplois dans l’armée, des centaines de croix de Saint-Louis et des milliers de décorations du Lys ne compensaient pas aux yeux des émigrés les places qu’on ne s’empressait pas de leur donner et les biens que la charte défendait de leur restituer. Les plaintes s’élevaient autour du trône. « Des régicides, des factieux, de misérables bonapartistes, écrivait à Blacas le chevalier de Saint-Aignan, obtiennent des places, des dignités, des pensions, et je suis réduit à mendier aux portes du palais de mon souverain une récompense qui m’est due et que je ne devais attendre qu’autant de temps qu’il en aurait fallu pour s’enquérir et s’acquitter. » Jusque dans la chapelle des Tuileries, on condamnait la faiblesse et l’égoïsme de Louis XVIII. On l’appelait, comme la petite cour de Coblentz avait appelé le malheureux Louis XVI : le roi des Jacobins. « C’est à Hartwell, disaient les mécontens, qu’il a pris ces idées libérales. Il n’avait pas le droit de donner cette constitution abominable. Il s’est fait le complice des révolutionnaires en consacrant dans la charte la spoliation de nos biens. Et quel droit peut avoir un roi de disposer du bien d’autrui ? Mais que lui importe, pourvu qu’il mange, qu’il devine des charades et qu’il écrive de petits billets[2] ! »

Ainsi parlaient ceux que l’on accusait d’être « plus royalistes que le roi. » Ils l’étaient, en effet, et non sans motif. La charte n’empêchait pas Louis XVIII de vivre en roi, avec une liste civile de 24 millions, mais elle empêchait les émigrés de recouvrer leurs biens et leurs privilèges. On disait au faubourg Saint-Antoine : « Quand le roi a dîné, il croit son peuple heureux. » On aurait dit non moins justement au faubourg Saint-Germain : « Le roi est rentré aux Tuileries, il croit que nous sommes rentrés dans nos châteaux. » Or, en fait de châteaux, beaucoup d’émigrés, qui avaient épuisé leurs dernières ressources pour venir à Paris, habitaient des mansardes. Au mois de décembre, plusieurs d’entre eux, dénués de tout et las d’espérer, retournèrent en Angleterre reprendre leurs modestes places de professeurs.

La bourgeoisie, devenue déjà quelque peu mécontente de ce qui se passait, était surtout inquiète de ce qui pouvait survenir. Le langage des journaux l’irritait, les propos des royalistes l’exaspéraient, leurs prétentions l’alarmaient. « On va maintenant jusqu’à faire un crime de ce qui a fait le plus d’honneur, écrivait Bondy à Suchet : aimer son pays, être bon Français, gémir sur les maux qui l’ont accablé. » — « Qu’un noble devienne ministre ou officier, écrivait Barante à Montlosier, on trouve cela tout naturel ; mais ce qui révolte, c’est qu’un gentilhomme de campagne, qui a 2,000 ou 3,000 francs de rente, ne sait pas l’orthographe et n’est capable de rien, traite du haut en bas un propriétaire, un avocat, un médecin, est offensé qu’on lui demande des impôts et bientôt croira déroger en les payant. » On aimait le roi, on croyait qu’il voulait sincèrement le maintien de la charte, mais on doutait de sa fermeté ; on craignait qu’il ne se laissât à la fin dominer par sa famille et son entourage. Déjà diverses mesures, comme l’ordonnance sur l’observation des dimanches, le rétablissement des processions, la suspension de la liberté de la presse, semblaient des concessions bien promptes à l’esprit réactionnaire. On trouvait aussi que la dix-neuvième année du règne, la reconstitution de la maison militaire, et le banquet de l’Hôtel de Ville, où le préfet de la Seine et les membres du conseil municipal « avaient eu l’honneur » de servir à table, serviette sous le bras, le roi et les princes, rappelaient un peu trop l’ancien régime. On disait couramment dans la conversation : « Si les Bourbons maintiennent la charte ? » La garde nationale parisienne ressentait une profonde irritation d’avoir été relevée des postes intérieurs des Tuileries, et dans des conditions particulièrement offensantes. Un ordre du jour de Dessoles, annonçant en termes flatteurs pour la garde nationale les modifications apportées à son service, aurait paré à tout. On ne s’en avisa point. Un beau matin, les nouveaux gardes du corps vinrent purement et simplement occuper les postes, et, sans laisser même le temps aux miliciens de s’assembler pour prendre les armes, ils ôtèrent les fusils du râtelier et les jetèrent sous les banquettes[3].

Les politiques de profession, libéraux, bonapartistes et anciens révolutionnaires, s’évertuaient naturellement à agiter l’opinion. Comme ils se croyaient les plus menacés, les uns dans leurs principes, les autres dans leur personne, — cinquante-cinq de ces derniers avaient déjà été exclus de la chambre des pairs, — ils attaquaient pour se détendre. Ils censuraient tous les actes du gouvernement, commentaient les articles imprudens des journaux royalistes, dénonçaient les projets du parti de l’émigration, signalaient l’influence croissante du clergé, montraient la réaction près de triompher, argumentaient avec une subtilité de casuistes sur les infractions à la charte. Durbach, Raynouard, Lambrechts, Bedoch, Dumolard, Flaugergues, Souques, Benjamin Constant, Comte, La Fayette, déclaraient la liberté en péril. Mme de Staël dogmatisait et « faisait rage constitutionnelle » au château de Clichy, où elle recevait à souper trois fois par semaine tout le personnel libéral. Chez la duchesse de Saint-Leu, chez Mme Hamelin, chez Mme de Souza, les bonapartistes criblaient d’épigrammes la famille royale, les ministres, les émigrés, et ne cachaient pas leurs espérances renaissantes. Mais les plus empressés à prédire la chute de Louis XVIII, les plus ardens à exalter les esprits, à provoquer l’agitation, à attiser les haines par leurs paroles et leurs écrits, c’étaient les anciens terroristes, Carnot, Fouché, Thibaudeau, Real, Thuriot, Méhée, Pons de Verdun, Merlin, Villetard, Grégoire, Garat, Prieur de la Marne.

L’opposition était montée du fond à la surface. On n’en était plus à ces premiers temps de la restauration où les classes supérieures et moyennes se félicitaient unanimement du retour des Bourbons, où tous les journaux célébraient la bonté et la raison de Louis XVIII et escomptaient les bienfaits de son gouvernement réparateur, où l’on ne voyait aux devantures des marchands d’estampes que portraits du roi et caricatures de l’empereur, où il ne paraissait d’autres brochures que les Sépulcres de la Grande armée, Buonaparte aux prises avec sa conscience, la Vie de Nicolas, le Mea culpa de Buonaparte, le Corse dévoilé, Robespierre et Buonaparte, la Résurrection d’Henri IV. Maintenant les salons devenaient inquiets et frondeurs. On parlait de coups d’État, d’une loi suspendant la liberté individuelle, d’émeutes, de conspirations militaires. Les étudians, opposés à l’empereur sous l’empire, se rangeaient parmi les ennemis des Bourbons. L’École polytechnique signa par ordre une adresse au roi, mais les élèves dirent : « Le cœur n’y est pour rien. » Les passions, les espérances, les animosités des partis se reflétaient dans la presse. La Quotidienne, — surnommée la Nonne sanglante, — la Gazette de France, le Journal des Mécontens, le Journal royal, soutenaient la politique violente et provocatrice des ultras. Le Journal de Paris, le Journal général, parfois le Journal des Débats[4], défendaient les idées libérales. Le Censeur, dont chaque livraison faisait événement, dénonçait avec autant d’élévation que d’âpreté les actes arbitraires et les tendances rétrogrades du gouvernement[5]. Le Nain jaune, d’une méchanceté diabolique, menait la guerre de personnalités. Il attaquait les ministres, les émigrés, les cléricaux, les écrivains royalistes, les transfuges, les flagorneurs, « les ventre-à-terre des antichambres ; » il appelait les uns les chevaliers de l’Éteignoir, les autres, les chevaliers de la Girouette[6]. On lisait partout le Mémoire au Roi, où, sous couleur de respectueuses représentations à Louis XVIII, Carnot traçait un tableau alarmant de l’état des esprits. Il se vendit, assure-t-on, 600,000 exemplaires de ce Mémoire, qui circulait clandestinement sous toutes les formes, manuscrit, imprimé et lithographie ; on en paya quelques-uns jusqu’à 250 francs. Ce qu’on lisait encore, c’étaient la Lettre à l’abbé de Montesquiou et la Dénonciation au roi, des actes par lesquels les ministres de sa majesté ont violé la constitution, les deux mordans pamphlets du septembriseur Méhée ; c’était une brochure qui, au moyen d’extraits du Moniteur de 1789 et de 1797, remémorait le rôle équivoque du comte de Provence dans le procès de Favras et traitait le roi de tartufe et d’intrigant[7]. Les marchands d’estampes n’exposaient plus de caricatures de Napoléon, et s’ils mettaient toujours en montre les portraits des Bourbons, ils y joignaient des portraits de l’empereur, de Marie-Louise et du roi de Rome[8]. On vendait secrètement des caricatures contre Louis XVIII. Le roi était représenté en croupe derrière un Cosaque, ou à côté de saint Antoine, sous la figure de son traditionnel compagnon.

À l’unanimité de l’opinion avait succédé la contusion des opinions. Les uns pensaient au comte d’Artois, d’autres au duc d’Orléans, d’autres à la république, d’autres à la régence, à Napoléon, au prince Eugène. Mais royalistes, libéraux, jacobins, bonapartistes, tout le monde s’accordait à dire : « Cela ne peut pas durer[9]. »


II

Dès la première quinzaine d’août, l’opposition s’était comptée à la chambre des députés sur la question de la liberté de la presse. Après cinq séances fort animées, où les Parisiens passionnés pour cette discussion envahirent en foule les tribunes et l’hémicycle même, le projet du gouvernement portant rétablissement de la censure préalable ne fut voté que par 137 voix contre 80. Et les libéraux, paraît-il, espéraient une minorité plus nombreuse. À la chambre des pairs, le scrutin donna hl voix pour le rejet et 80 voix pour l’adoption. Les débats furent plus vifs encore qu’au Palais-Bourbon. Lanjuinais, Boissy d’Anglas, Cornudet, le maréchal Macdonald, le général de Valence, les ducs de Brancas et de Praslin combattirent ardemment le projet que défendirent avec non moins d’ardeur les ducs de Brissac, de La Rochefoucauld, de La Force, le comte de Ségur et Clarke, duc de Feltre. Ce dernier, à l’indignation de plusieurs de ses collègues, termina sa péroraison en citant le vieil adage monarchique : « Qui veut le roi, si veut la loi. »

Une discussion, sinon plus acerbe dans la forme, du moins plus grave et plus brûlante dans le fond, s’engagea peu de temps après sur le projet de loi relatif à la restitution des biens d’émigrés restés à l’État. En vertu de l’amnistie de l’an X, l’immense majorité des émigrés avait recouvré dès le consulat les biens non vendus, à l’exception toutefois des immeubles affectés aux services publics et des bois et forêts déclarés inaliénables par la loi du 2 nivôse an IV. C’étaient ces immeubles et ces forêts, d’une superficie totale d’environ 350,000 hectares, que Louis XVIII avait à cœur de taire restituer aux anciens propriétaires. Déjà même, par de simples ordonnances, le comte d’Artois et lui avaient rendu, en violation de la loi, plusieurs forêts à quelques personnes particulièrement privilégiées[10]. Nul parmi les députés ne songeait d’ailleurs à faire opposition sur ce point à la volonté royale. Malheureusement, le ministre d’État Ferrand, chargé de présenter à la chambre le projet de loi, commença par lire un exposé des motifs où il avait accumulé les pires maladresses. Dans la pensée du gouvernement, la loi était un acte de réparation et de pacification. Ferrand y donna le caractère de la revendication et de la rancune. Non content d’alarmer les acquéreurs par des équivoques et des réticences[11], il parut insulter tous les Français, en disant que seuls les émigrés « avaient suivi la ligne droite[12]. » Ce discours provoqua l’indignation dans les chambres et dans le pays. Le général Girard dit le lendemain à l’un des questeurs : « Quoi ! vous avez souffert qu’un méchant boiteux vînt insulter la nation et l’armée en disant que les émigrés ont suivi la ligne droite ! Ne deviez-vous pas le jeter à bas de la tribune ! » Pour comble, huit jours après la séance, le roi commit l’insigne maladresse de donner à Ferrand le titre de comte. Bedoch, rapporteur de la commission nommée pour l’examen du projet de loi, protesta sévèrement contre les paroles de Ferrand et demanda la censure du ministre. La discussion tint neuf séances. Malgré les discours, véritablement provocateurs, de quelques royalistes[13], les libéraux gardèrent dans ces débats une extrême modération ; mais la colère grondait au fond des cœurs. Le 4 novembre enfin, la loi, amendée sur certains points de détail, fut votée par 168 voix contre 23. Le projet passa à la chambre des pairs à la presque unanimité. Macdonald demanda qu’il fût donné aussi une indemnité annuelle aux propriétaires dont les biens avaient été vendus et aux militaires qui avaient perdu leurs dotations à l’étranger. On commencerait par indemniser les plus nécessiteux. C’eût été un acte de justice en même temps qu’un moyen de tranquilliser les acquéreurs. Mais la proposition lut ajournée. Les grands seigneurs dépossédés y étaient hostiles. Ils voulaient davantage. « Tout ou rien, » dit le duc de Fitz-James à Macdonald. « Eh bien, monsieur le duc, répondit le maréchal, cela veut dire : rien[14]. »

Les pétitions qui affluaient au Palais-Bourbon, pétitions contre l’observation des dimanches, contre les processions, contre le maintien des droits réunis, contre les écrits attaquant la validité des ventes nationales, contre la réduction du traitement de la Légion d’honneur, contre les abus de pouvoir des fonctionnaires et contre les prétentions des hobereaux, donnaient sans cesse aux députés du parti libéral l’occasion de censurer les actes et les tendances du gouvernement. Leurs paroles, qui trouvaient toujours un écho dans l’opinion, imposèrent parfois aux ministres de Louis XVIII. C’est ainsi que demeura lettre morte l’antique préambule de l’ordonnance royale du 26 juillet sur la réorganisation de l’École militaire : « Désirant faire jouir la noblesse du royaume des avantages qui lui ont été accordés par l’édit de notre aïeul, du mois de janvier 1751… » C’est ainsi que resta comme non avenue l’ordonnance du 12 septembre sur la suppression des succursales de l’Hôtel des Invalides. C’est ainsi, enfin, que l’on renonça à l’exécution des articles 17 et 18 de l’ordonnance du 19 juillet, supprimant les maisons d’éducation de la Légion d’honneur situées à Écouen, à Paris, aux Barbeaux et aux Loges. Le roi, il est vrai, avait accordé dans sa munificence une pension de 250 francs aux jeunes filles chassées de leur asile. Mais un grand nombre d’entre elles étaient orphelines. Que pouvaient devenir ces malheureuses jetées tout à coup sur le pavé de Paris ? — « Voulez-vous donc, dit crûment Dumolard, que, pour ne pas mourir de faim, les filles des braves entrent dans des maisons de débauche ? » Cette apostrophe provoqua les murmures pudibonds de la droite, mais elle intimida les ministres. À l’exception du château d’Écouen, que l’on restitua au vieux prince de Condé, les maisons de la Légion d’honneur furent conservées.

Louis XVIII prenait sans cesse de telles mesures qu’il s’empressait de retirer à la moindre opposition. Il se déconsidérait par ce jeu de menaces et de reculades, montrant tour à tour sur une même question sa légèreté et sa faiblesse. « Pour mener la France, avait dit Bernadotte au comte d’Artois, il faut une main de fer dans un gant de velours. » Le roi avait une main de velours dans un gant de fer, qui blessait sans maîtriser.

L’opposition de la chambre était d’ailleurs toute constitutionnelle. Comme l’écrivait La Fayette, les libéraux sentaient qu’ils ne pouvaient combattre la monarchie sans l’appui des bonapartistes, et ils repoussaient cette alliance. On défendait la charte contre les empiétemens du pouvoir royal, on- dénonçait à la tribune les actes arbitraires et les tendances rétrogrades du ministère, mais le roi n’était pas mis en cause. Quand ils parlaient de Louis XVIII, les orateurs les plus ardens de la gauche, Durbach, Bedoch, Dumolard, ne manquaient jamais de le nommer : Louis le Désiré, le meilleur des rois, le petit-fils d’Henri IV, le père de ses sujets et même « le père des braves. » La loi qui fixait à vingt-cinq millions la liste civile du roi et à huit millions la dotation des princes de la famille royale fut adoptée à l’unanimité moins quatre voix. Dans Paris, on trouva même que la chambre s’était montrée fort généreuse, avec l’argent des contribuables, en votant ces trente-trois millions. « Napoléon, disait-on, se contentait de vingt-cinq millions, lui qui avait pourtant aussi une nombreuse famille et qui régnait sur un empire quatre fois plus étendu. » C’est également à l’unanimité moins une voix que les députés votèrent une somme de trente millions destinés au paiement des dettes contractées par les Bourbons pendant l’exil. Sans doute, la France ne pouvait avoir un roi insolvable ; mais, comme l’a remarqué Villèle, il aurait été plus habile de comprendre ces trente millions dans le très élastique arriéré de l’empire. De cette façon, on eût évité d’apprendre au pays qu’une partie des centimes additionnels et des droits réunis allait être employée au paiement d’espions, de conspirateurs et d’agens de guerres civiles.

La chambre des députés n’était donc ni hostile ni dangereuse, mais elle était défiante et ferme. En toute circonstance, elle avait affirmé son respect pour la charte, sa haine de l’arbitraire, son esprit libéral. Elle avait appelé l’attention publique sur nombre de pétitions que les ministres eussent préféré voir oublier dans les bureaux ; elle avait réussi à faire rapporter certaines ordonnances ; elle avait résolument manifesté son opposition dans la discussion de la loi sur la censure des journaux et de la loi sur la réorganisation de la cour de cassation. Aux yeux des bons royalistes, les représentans étaient donc des factieux, toujours prêts à faire des censures et des remontrances. Le 30 décembre, les chambres furent prorogées pour quatre mois. Ce gouvernement, qui avait supprimé la liberté de la presse, n’était pas fâché de n’avoir plus à compter, pendant quelque temps, avec la liberté de la tribune.


III

Un mois avant la clôture de la session, Beugnot, directeur-général de la police, avait dû résigner ses fonctions à la suite d’une alerte aux Tuileries. Le 30 novembre, une représentation de gala devait avoir lieu à l’Odéon. Vers cinq heures du soir, le maréchal Marmont, qui était de service avec sa compagnie de gardes du corps[15], apprit l’existence d’un effroyable complot : cent cinquante officiers à la demi-solde, embusqués sur le terre-plein du Pont-Neuf, allaient se ruer contre l’escorte, arrêter les voitures et jeter dans la Seine le roi et toute sa famille. Beugnot connaissait vraisemblablement ce prétendu complot, dont parlaient depuis plusieurs jours les rapports de ses agens, mais soit qu’il ignorât la date fixée par les conjurés pour ce coup de main, soit qu’il ne crût pas à cette conspiration, il n’avait pris aucune mesure particulière pour la sûreté de Louis XVIII.

Le duc de Raguse, lui, ne perdit pas cette occasion de faire parade de son zèle. Toujours fort glorieux du rôle de faiseur de roi qu’il avait rempli à Essonnes, il n’aurait pas été moins jaloux de celui de sauveur de roi. Le maréchal entra très agité chez Louis XVIII, lui révéla tout le complot et le supplia de ne point aller au théâtre. « — Mon cher maréchal, répondit spirituellement le roi, votre affaire est de me garder ; la mienne est d’aller m’amuser à la comédie. » Aussitôt Marmont fit appeler le général Maison, gouverneur de Paris, et le général Dessolles, commandant de la garde nationale. En une heure, toutes les troupes furent consignées, tous les postes doublés. Dix mille hommes s’échelonnèrent des Tuileries au Luxembourg. Marmont escorta à cheval la voiture royale, avec ses gardes du corps armés jusqu’aux dents. Quant aux conspirateurs, si conspirateurs il y avait, ils étaient restés chez eux. Aucun incident tragique ne vint troubler la représentation de la Petite ville, de Picard. Le lendemain, on rit un peu de la grande prise d’armes de Marmont, mais Beugnot, regardé comme peu vigilant, n’en dut pas moins quitter son poste.

Le roi donna à Beugnot le portefeuille de la marine, sans titulaire depuis la mort de Malouet, et, sur l’avis du comte d’Artois, il mit Dandré à la police. Ancien constituant, promoteur de la loi martiale, émigré en 1792, Dandré était rentré clandestinement à Paris en 1797, s’était mêlé aux conspirateurs de Clichy, puis avait été le conseil de Louis XVIII jusqu’en 1809.

En même temps qu’il déplaçait Beugnot, le roi remplaça Dupont. Avant son entrée dans le cabinet, Dupont était généralement méprisé par l’armée, qui se souvenait de Baylen : au ministère, il n’avait rien fait pour reconquérir son estime. Il avait réduit les effectifs, mis dix mille officiers à la demi-solde, contresigné de scandaleuses nominations dans la Légion d’honneur ; il avait souffert la création des compagnies rouges, l’intrusion dans les cadres de chouans et d’émigrés, la réorganisation aristocratique de l’école militaire, le licenciement des invalides, la suppression des maîtres de la Légion d’honneur[16] ; enfin il n’avait pas su obtenir l’exécution de l’ordonnance royale du 1er juillet relative au paiement des sommes dues aux officiers, sous-officiers et soldats pour leur solde arriérée. D’un autre côté, malgré son inlassable complaisance envers les protégés des Tuileries, Dupont était attaqué par les royalistes. Ils lui reprochaient de manquer de fermeté, l’accusaient de ne point vouloir sévir et le rendaient responsable du mauvais esprit de l’armée. Louis XVIII hésitait néanmoins à se séparer d’un ministre de la guerre d’un commerce si facile, toujours prêt à devancer ses désirs, lorsque le 13 octobre une pétition qui dénonçait Dupont pour avoir prévariqué dans l’adjudication de fournitures de vivres lut portée à la chambre. Les députés votèrent l’ordre du jour, mais un ministre de la guerre ne doit pas être soupçonné, surtout quand pèse sur lui le souvenir d’une capitulation en rase campagne, signée, a-t-on dit, pour sauver dans ses bagages personnels un million en or et en argent[17]. D’ailleurs, des nouvelles de Vienne où se négociait une alliance entre la France, l’Autriche et l’Angleterre, faisaient prévoir, sinon la guerre, du moins la nécessité d’une mobilisation. Il importait que le ministère fût en de meilleures mains. Dupont reçut comme dédommagement une pension de 40,000 francs et le gouvernement de la 22e division militaire.

Marmont espérait être appelé au ministère de la guerre. Il était bien en cour et très protégé par Vitrolles, mais il était encore plus décrié que Dupont. Les soldats disaient : « Si le maréchal Judas ose prendre un commandement en temps de guerre, son affaire sera bientôt faite. » Dans les salons comme dans les corps de garde, on contait que beaucoup de personnages déclinaient ses invitations à dîner, qu’à Châtillon, des ouvriers avaient refusé de travailler pour lui, que la duchesse de Raguse, honteuse de porter un nom déshonoré, demandait le divorce. Marmont était impossible. Louis XVIII nomma un autre royaliste, zélé, le maréchal Soult.

D’abord en disgrâce, Soult avait été relevé de son commandement et exclu de la chambre des pairs. Ce n’était pas qu’il eût tardé à se retourner du côté du soleil levant, puisque, le 1er mai à Toulouse, il proposa au duc d’Angoulême de marcher sur Paris, avec ses vieux soldats d’Espagne « pour jeter par les fenêtres » les constituans trop libéraux du sénat. Mais on l’accusait « d’avoir fait verser inutilement le sang français » en livrant la bataille de Toulouse, et l’on redoutait l’audacieuse ambition de ce capitaine qui avait rêvé la monarchie du Portugal et que les couronnes de ses camarades, Murat et Bernadotte, empêchaient de dormir. Dans les derniers jours de juin, cependant, sur les instances du comte de Bruges, qui se porta garant de son dévoûment, le maréchal fut nommé gouverneur de la 13e division militaire. À Rennes, il fit éclater son zèle pour la cause du roi et de la religion. Déjà, en écoutant à Notre-Dame le panégyrique de Louis XVI, il avait été tellement touché « que des larmes roulaient dans ses yeux. » Après avoir publié une ardente proclamation royaliste, il s’occupa de faire offrir à Louis XVIII par les populations bretonnes, en don de joyeux avènement, une grosse somme d’argent ; puis il provoqua dans toute la France une souscription pour ériger un monument aux victimes de Quiberon. On blâma généralement ce projet, qui réveillait des souvenirs blessans pour tout le monde ; mais la cour en sut gré au duc de Dalmatie, et si grands que fussent ses talens militaires et administratifs, le monument de Quiberon ne fut pas son moindre titre aux yeux du roi quand il fallut remplacer Dupont.

La nomination de Soult fut accueillie avec confiance dans les premiers jours. Quoiqu’il vînt « de chouanner un peu en Bretagne, » on attendait de lui plus de justice et d’ordre que de Dupont. Malheureusement, Soult n’avait pas seulement à bien servir les intérêts de l’armée, ce qui eût été cependant le meilleur moyen de bien servir le roi. Il était obligé de donner d’abord de nouveaux gages au parti qui l’avait fait ministre, et il ne suffisait pas pour cela de prendre un chapelain au ministère de la guerre, comme il s’en empressa. Louis XVIII avait dit à Dupont, au cours de son audience de congé : — « Nous avons été trop bons, vous et moi. Il fallait de la sévérité. » On voulait une main de fer, et l’on se flattait de l’avoir trouvée chez Soult qui s’était engagé vis-à-vis de son protecteur, le comte de Bruges, à rétablir promptement la discipline. Pour commencer, il résolut de bannir de Paris tous les officiers à la demi-solde, en assignant à chacun d’eux son lieu de naissance comme résidence. Mais comprenant bien que cette mesure, vraiment révoltante, qui assimilait des officiers français aux forçats libérés, provoquerait la résistance, il s’avisa comme moyen d’intimidation de faire un exemple éclatant.

À la fin du mois de novembre, le docteur Andral, médecin de la cour de Naples, passant à Paris, le général Exelmans, ancien aide-de-camp de Murat, lui avait confié une lettre pour ce roi. La lettre fut saisie à Villejuif, le 27 novembre, dans les papiers de lord Oxford, grand admirateur de Napoléon et de Murat, à qui Andral l’avait confiée[18], et bien qu’elle ne contînt que des félicitations, des vœux et de vagues offres de services[19], on s’en émut aux Tuileries. Dupont, encore ministre, gronda amicalement Exelmans et l’engagea à se montrer plus circonspect à l’avenir. L’affaire en était restée là, lorsque le surlendemain de la nomination de Soult, Exelmans fut de nouveau mandé au ministère. Soult le réprimanda durement pour sa lettre, et lui reprocha en outre (1) d’avoir propagé le bruit d’un complot royaliste contre la vie d’une vingtaine de généraux de l’empire. — « J’ai correspondu non pas avec Napoléon, mais avec Murat, répondit Exelmans. Le roi de Naples est mon bienfaiteur, je ne puis être indifférent à ses succès ni à ses revers. Quant aux chouans que j’ai dénoncés, le fait est vrai ; mais je suis sur mes gardes. » Puis, s’animant, il montra deux pistolets qu’il portait sous son uniforme et dit : — « Je m’en servirai même dans votre antichambre si j’y suis forcé. »

Trois jours plus tard, le 10 décembre, Exelmans fut relevé de ses fonctions d’inspecteur-général de cavalerie et reçut une lettre de Soult, qui lui enjoignait de se rendre sur-le-champ à Bar-sur-Ornain, lieu de sa naissance, où il jouirait du traitement de demi-activité[20]. Exelmans était, en effet, né à Bar, mais il avait quitté cette ville depuis plus de vingt ans. Quand il ne faisait pas campagne, il habitait Paris ; il s’y était marié en 1808, ses enfans y étaient nés, et il y était locataire par bail d’une partie d’hôtel. Il écrivit au ministre, lui exposant ces raisons et l’assurant, d’ailleurs, qu’il s’empresserait d’obéir aux ordres du roi si l’état de grossesse avancée de Mme Exelmans ne le retenait temporairement à Paris. Mais, averti par Maison que Soult ne voulait lui accorder aucun délai, il consulta ses amis, entre autres Macdonald, qui décida qu’Exelmans étant en non-activité et ayant son domicile à Paris, le ministre n’avait aucun droit de le reléguer à Bar-sur-Ornain. Soult en jugeait autrement. Le 14 décembre, un officier et deux gendarmes se présentèrent chez Exelmans et lui signifièrent qu’ils étaient chargés de le garder à vue dans son logement jusqu’à nouvel ordre. Le général, exaspéré, écrivit de nouveau à Soult pour protester contre cette violence. Il termina sa lettre par cette phrase ironique, qui marquait sa résolution de rester à Paris : « Votre intention a été que je me rendisse chez moi ; je crois vous obéir en y restant. »

On apprit bientôt la séquestration d’Exelmans. Il devint le héros du jour, non-seulement pour les officiers de tout grade, qui craignaient eux-mêmes un pareil traitement, mais aussi pour les constitutionnels. Si ennemis qu’ils fussent des « sabreurs, » les libéraux se déclarèrent ouvertement pour Exelmans, puisque la liberté individuelle était menacée en lui. Mme de Staël écrivit au général un chaleureux billet. Lanjuinais fit prendre de ses nouvelles deux fois chaque jour, La Fayette lui offrit comme asile son château de Lagrange, Comte demanda à être son avocat si on le déférait au conseil de guerre. Visites, lettres, cartes, se multiplièrent chez le prisonnier pour l’encourager à la résistance. Toute une semaine, Paris se passionna pour cette lutte entre le droit et l’arbitraire. Mais Soult avait la raison du plus fort.

Dans la nuit du 19 au 20 décembre, un piquet de troupes vient occuper les abords de l’hôtel. Le matin, le lieutenant Dayglen, accompagné de six gendarmes, pénètre dans la chambre d’Exelmans. Celui-ci s’exalte et découvrant sa poitrine : — « Je sais que vous venez pour m’assassiner. Finissons-en ! je suis prêt. » Peu d’instans après, Grundler, commandant la place de Paris, étant entré à son tour, un autre accès reprend Exelmans. Il saisit un pistolet pour se brûler la cervelle, Grundler lui arrache l’arme des mains. Pendant ce temps, l’adjudant-commandant Laborde et une nuée d’agens de police fouillent les tiroirs, bouleversent les papiers, décachètent même une lettre adressée par Mme Exelmans à son frère. La comtesse Exelmans, à qui l’on persuade que la désobéissance de son mari l’expose à une condamnation capitale, s’évanouit cinq fois. Impuissant à vaincre la résistance du général, qui persiste dans son refus de suivre les gendarmes, Grundler se retire en ordonnant qu’Exelmans soit mis au secret. La consigne fut si rigoureusement observée, qu’aucun des domestiques ni des autres locataires de l’hôtel ne put en sortir et que l’on refusa même d’y laisser entrer le médecin de la comtesse Exelmans. La nuit suivante, Exelmans s’évada par les jardins, laissant sur la table une lettre pour le roi et une pétition adressée à la chambre. Cette pétition fut lue dans la séance du 24 décembre, ainsi qu’une autre pétition de Mme Exelmans dénonçant les mêmes faits. Après une violente discussion, qui retentit dans tout le pays, la chambre vota le renvoi au gouvernement de la pétition de la comtesse Exelmans et l’ordre du jour sur celle du général, « un conseil de guerre étant saisi de l’affaire. » En effet, Exelmans, traduit devant le conseil de guerre de la 16e division militaire sous la quintuple accusation de correspondance avec l’ennemi, d’espionnage, d’offense au roi, de désobéissance et de violation de serment, allait bientôt se constituer prisonnier à la citadelle de Lille.

Tandis que cette affaire agitait Paris, des scènes tumultueuses se passaient dans les départemens du nord-ouest. Le nouveau ministre de la guerre avait sinon peut-être suggéré, du moins adopté d’enthousiasme, l’idée de donner des pensions « aux officiers et soldats des armées royales de l’Ouest, blessés pour la défense du trône. » Dès la fin de décembre, des commissaires se rendirent sur les lieux afin de voir les intéressés et de dresser les listes de propositions. Dans la Vendée, pays de vraie guerre plutôt que de chouannerie, les opérations s’effectuèrent avec assez de calme[21]. Mais en Normandie et en Bretagne, les anciens soldats des bandes royalistes furent reçus par la foule ameutée aux cris de : Mort aux chouans ! Il paraît, d’ailleurs, que ces survivans des guerres civiles ne payaient pas de mine. « Les hommes que j’ai vus, écrivait le vicomte de Ricé, préfet de l’Orne, ressemblent plus à des brigands qu’à des serviteurs dignes des bienfaits du roi. Leurs excès et leurs cruautés ont laissé les plus exécrables souvenirs dans le pays. Les grades et les pensions que l’on accorde à ces individus portent une atteinte funeste à l’opinion publique. »

À Rennes, Soult avait désigné comme commissaires du roi Picquet Du Boisguy, Desol de Grisolles et Joseph Cadoudal, — la fleur de la chouannerie. Entre tous les chefs de bandes, Du Boisguy avait laissé un exécrable renom. Outre les massacres de bleus désarmés, les pillages de voitures publiques, les incendies de chaumières, les extorsions d’argent en chauffant plus que de raison les pieds des récalcitrans, on lui attribuait certaines gentillesses d’un goût autrement relevé. Il avait, disait-on, fait enterrer vifs le même jour une centaine de soldats républicains, et il avait violé deux de ses cousines, suspectes de tiédeur royaliste, après quoi il les avait livrées à ses hommes pour les violer à leur tour et les égorger ensuite. Et c’était ce personnage dont Soult contresignait la nomination au grade de maréchal-de-camp et qu’il choisissait comme représentant du roi ! Le jour de leur arrivée à Rennes, les commissaires, impatiens de montrer leurs uniformes tout battant neufs, se rendirent au théâtre en grande tenue. À leur vue, les cris : A bas les assassins ! à la porte les assassins ! éclatent si violemment qu’ils sont contraints de quitter la salle. Les jours suivans, l’agitation s’accroît dans la ville et gagne les campagnes. « Non-seulement l’exaltation est grande dans la population, écrit à Soult le préfet d’Ille-et-Vilaine, mais elle existe aussi chez les prêtres et chez les nobles qui sont indignés de la présence de Du Boisguy. »

Le 10 janvier, jour indiqué pour la première séance de la commission, la foule se masse devant la préfecture. Les plus exaltés sont les étudians en droit, les officiers à la demi-solde, enfin les paysans des environs, armés de bâtons, de faucilles, de vieux pistolets, et venus, disent-ils, « pour tuer Du Boisguy ! » On crie : « À bas les chouans ! à bas les assassins. Nous avons la tête de Du Boisguy ! » Les anciens volontaires royaux, qui se rendent à la convocation, sont hués, insultés, frappés à coups de poing et à coups de bâton. Le neveu de l’ordonnateur général passe en voiture ; on le prend pour Du Boisguy, on arrête les chevaux. Le malheureux jeune homme est précipité sur le pavé, foulé aux pieds, grièvement blessé ; on va l’achever, lorsqu’il parvient à se faire reconnaître. Un bataillon du 11e léger, rangé devant la préfecture, assiste impassible à ces violences. Ne crie-t-on pas aux soldats qu’on veut leur enlever la solde d’un mois pour la donner aux chouans ? Vainement, le préfet, le général Bigarré, commandant la subdivision, le colonel du 11e léger, tentent de parlementer et disent que les commissaires ne font que remplir les instructions du roi. La foule répond que « c’est outrager le roi de supposer qu’il songe à récompenser des brigands et des assassins, » et les clameurs menaçantes reprennent avec plus de force. Du Boisguy veut que l’on tire sur les émeutiers, mais Bigarré s’y oppose. Il sait que la troupe est travaillée par les mécontens, il craint qu’un ordre rigoureux « ne la provoque à faire cause commune avec le peuple. » Les attroupemens se dispersent seulement vers huit heures du soir, à la nouvelle que Du Boisguy a quitté Rennes. Le commissaire du roi avait réussi à s’échapper furtivement, et il galopait déjà sur la route de Paris, escorté par des dragons[22].


IV

Louis XVIII avait proclamé l’oubli ; il s’était donné comme le père de tous ses sujets, il rêvait une France réconciliée et unie sous son sceptre, et lui et ses ministres semblaient prendre constamment à tâche d’évoquer un passé sanglant, de réveiller les rancunes, de rallumer les colères, de faire deux Frances de la France et de les armer l’une contre l’autre. Était-ce toujours faiblesse pour les anciens défenseurs de la royauté ? N’était-ce pas aussi inconscience des choses et aveuglement ? C’était bien souvent fatalité de la situation. Même les décisions que le roi n’aurait pu ne pas prendre sans manquer au devoir étaient regardées par toute une classe de citoyens comme blessantes et provocatrices. Il fut arrêté que, le 21 janvier, les cendres de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Elisabeth seraient solennellement portées à Saint-Denis, et que l’on poserait la première pierre de deux monumens à la mémoire du roi-martyr, l’un place Louis XV, l’autre au ci-devant cimetière de la Madeleine. Des services funèbres devaient être le même jour célébrés à Notre-Dame et dans toutes les églises du royaume ; il y aurait vacance dans les cours et tribunaux, relâche dans les théâtres. Frère et successeur de Louis XVI, Louis XVIII ne pouvait pas laisser les ossemens du roi pour ainsi dire sans sépulture. Il ne pouvait pas non plus les faire porter clandestinement à Saint-Denis dans un fourgon des pompes funèbres. Les services dans les églises, l’appareil du cortège, la magnificence du catafalque étaient conformes au cérémonial. Enfin, qu’un roi de la maison de Bourbon eût la pensée d’ériger un monument à la mémoire de Louis XVI, cela n’avait rien que d’assez naturel. Malheureusement, comme le service célébré pour Cadoudal, comme la souscription de Quiberon, comme les pensions données aux chouans, comme « la ligne droite » imaginée par Ferrand, comme tant d’autres mesures et paroles « réparatrices, » ces cérémonies dites expiatoires prenaient un caractère offensant et même menaçant pour tous les Français qui avaient fait ou servi la Révolution et pour tous ceux qui en avaient profité[23]. C’étaient ces autels à la vengeance dont a parlé Tacite.

Un bruit sinistre se répandit dans Paris à l’annonce de la cérémonie du 21 janvier. Les royalistes, disait-on, comptaient célébrer cet anniversaire par le massacre « de tous les hommes de sang. » La nuit, des troupes d’assassins soldés, des bandes de chouans fanatiques, qu’on allait faire venir de Bretagne, se porteraient chez les anciens terroristes et les égorgeraient. Le coup serait attribué à l’indignation du « bon peuple de Paris, » provoqué par une fausse émeute que la police organiserait dans la journée au passage du cortège funèbre. Depuis un mois, on dressait des listes de proscription et l’on s’occupait du recrutement des bandes de meurtriers. MM. de Vergennes, le comte d’Escars, étaient dans le secret, et c’était pour concerter cette tuerie que tous les chefs vendéens s’étaient réunis à Paris au milieu de décembre. On ajoutait même que le projet avait été soumis au roi qui, malgré les ardentes sollicitations des princes et surtout de la duchesse d’Angoulême, particulièrement exaltée, l’avait repoussé avec horreur. Mais on agirait sans lui. Le 7 janvier, la nouvelle que le roi allait passer trois semaines à Trianon, le 8 janvier, l’annonce du départ de presque toute la garnison de Paris, accréditèrent ces rumeurs. On disait que les chefs du complot avaient réussi à éloigner le roi et les troupes afin de rester les maîtres. L’alarme devint grande, principalement parmi les citoyens que leur rôle dans la révolution semblait désigner comme premières victimes. Plusieurs quittèrent Paris, d’autres prirent des dispositions pour se défendre chez eux[24].

Dans le parti royaliste, l’approche du 21 janvier troublait les esprits. Les ultras parlaient de faire venir les régicides à Saint-Denis, nu-pieds et torches en main. Ils s’indignaient que Wellington donnât un bal le 18 janvier et demandaient qu’un deuil public fût imposé quatre jours avant et quatre jours après la cérémonie. Leurs journaux célébraient à l’envi le grand acte d’expiation qui allait s’accomplir et déclamaient contre les régicides. Le Journal royal posa cette question : « Une loi a défendu de rechercher ou d’inquiéter qui que ce soit pour des votes, des opinions ou même des faits relatifs à la révolution. Mais la charte ne parle que de faits et d’opinions et non de crimes. On demande donc si un coupable peut se prévaloir pour éluder le jugement de ses crimes d’une amnistie générale pour des faits. »

On était dans l’attente anxieuse du jour anniversaire, lorsque survint un incident qui exaspéra l’opinion déjà très excitée. Le 15 janvier, Mlle Raucourt mourut presque subitement. Cette tragédienne fameuse avait mené dans sa jeunesse une existence fort peu édifiante, mais, en vieillissant, elle s’était donnée à Dieu. Elle quêtait à Saint-Roch, y offrait le pain bénit, et sa bourse s’ouvrait souvent pour les pauvres de la paroisse comme pour les frais du culte. Le curé de Saint-Roch, l’abbé Marduel, touché de sa conversion, ne dédaignait point, paraît-il, de la visiter et même de dîner chez elle. Ce fut seulement quand elle entra en agonie qu’il se souvint qu’elle était comédienne. Il refusa, dit-on, de lui envoyer un prêtre, et il opposa à la demande d’un service à l’église la défense du chapitre métropolitain d’accorder les prières ecclésiastiques à une excommuniée. Les camarades et les amis de la Raucourt se résignèrent à conduire le corps directement au cimetière.

Mais la chose s’était ébruitée. Le 17 janvier, à l’heure fixée pour le départ de la maison mortuaire, la rue du Helder se trouve pleine de monde. La foule, où les invites sont en très petit nombre, profère des menaces contre les prêtres et déclare qu’il faut forcer le curé à célébrer le service funèbre. Au débouché de la rue, comme le char tourne à gauche afin de suivre les boulevards, une vingtaine d’individus se jettent à la tête des chevaux et leur font prendre le chemin de Saint-Roch. Les portes de l’église sont fermées. Quelques personnes entrent par la petite porte de la rue Saint-Roch, pénètrent dans la sacristie et conjurent l’abbé Marduel de céder au vœu populaire. Le prêtre demeure inébranlable. Au dehors, la foule toujours grossissante, — il y a maintenant cinq ou six mille hommes massés dans la rue Saint-Honoré et les rues adjacentes, — s’apprête à enfoncer la porte. Une escouade de gendarmerie, envoyée par la préfecture de police, se retire sans faire de résistance. Inquiets des suites de ce tumulte, les comédiens donnent secrètement aux voitures l’ordre de gagner le cimetière. Mais au premier mouvement, on arrête le char et on coupe les traits des chevaux. On crie : « Les prêtres à la lanterne ! À mort Marduel ! » Quelqu’un dit : — « Puisque nous ne pouvons entrer à Saint-Roch, portons le corps dans la chapelle des Tuileries. » Cependant, la porte cède sous une suprême poussée. On envahit l’église, le cercueil est porté en triomphe par mille bras jusque dans le chœur dont les grilles sont tordues et renversées. Si l’on n’a pas l’officiant, on a du moins le sanctuaire. On allume les cierges et les lustres. L’église, sans prêtre et bruyante comme un club, resplendit ainsi qu’au jour de Pâques. Enfin un commissaire de police sort de la sacristie et annonce « qu’il a requis le clergé de Saint-Roch de rendre à Mlle Raucourt les honneurs du service divin. » Quand les piquets de troupes, envoyés un peu tardivement par Maison pour contenir le peuple, arrivèrent devant l’église, le service était commencé et l’ordre rétabli.

Sur l’injonction de la police, aucun journal ne parla du tumulte de Saint-Roch, mais tout Paris s’en occupa. Tandis que les royalistes ultras criaient au scandale, les neuf dixièmes des Parisiens s’indignaient contre l’intolérance des prêtres, disaient que depuis le retour des Bourbons le clergé s’imaginait pouvoir faire rétrograder la France de deux siècles, et qu’il amènerait ainsi une nouvelle révolution. Pendant plusieurs jours, on cria : A bas les calotins ! au passage des ecclésiastiques. Quelques-uns furent assaillis à coups de boules de neige. D’abord le peuple avait su gré à Louis XVIII de sa conduite dans l’affaire Raucourt ; il y avait même eu des a Vive le roi ! » à Saint-Roch quand le commissaire de police était venu annoncer la célébration du service. On croyait que l’ordre émanait des Tuileries. Cette bonne opinion ne dura pas. Le bruit se répandit que le refus de la cérémonie religieuse avait été concerté par le roi, son grand-aumônier et l’abbé Marduel, et que le monarque n’avait cédé qu’à la crainte d’une émeute. Tout cela était faux[25], mais dans la lutte des passions et des intérêts politiques, il n’y a pas de vérité. C’est ce qui se dit qui est vrai.

Les Parisiens se trouvaient donc assez mal disposés à prendre le deuil le 21 janvier. Ils manifestèrent leurs sentimens par une attitude peu recueillie au passage du cortège. Sur le boulevard des Italiens, un des chevaux s’étant abattu, la foule se prit à rire. — Il n’y avait vraiment pas de quoi ! — Le duc d’Orléans mit alors la tête à la portière de sa voiture ; il fut hué par un groupe de royalistes en souvenir de son père, le régicide Philippe-Égalité. Rue du Faubourg-Saint-Denis, une draperie du char, qui était fort élevé, s’engagea dans un réverbère. On cria : A la lanterne ! Les troupes qui faisaient la haie ne paraissaient pas plus émues. Quelques soldats fredonnaient : Bon voyage, monsieur Dumollet ! À Saint-Denis, l’abbé de Boulogne, évêque de Troyes, prononça l’oraison funèbre. Il avait pris pour texte les paroles de David : Gardez-vous de le tuer, car qui pourra porter la main sur l’oint du Seigneur et être sauvé ? (On voit dans quel esprit d’apaisement était conçu le sermon.) La chaire évangélique retentit d’anathèmes et d’appels à la vengeance, si bien qu’au sortir de l’église, le maréchal Oudinot, qui avait tenu un des cordons du poêle, dit tout haut : « — Il va falloir maintenant, par expiation, nous couper tous le cou les uns aux autres[26]. »

La nuit se passa sans événemens. Rien ne vint confirmer les appréhensions d’une nouvelle Saint-Barthélémy qui couraient dans Paris depuis trois semaines. Naturellement, il se trouva des gens pour déclarer que c’était l’attitude menaçante du peuple aux obsèques de la Raucourt qui avait intimidé les royalistes. À vrai dire, il est impossible de croire qu’un pareil projet ait jamais été sérieusement discuté, que l’on ait arrêté le plan d’un massacre et qu’on en ait fixé la date. Mais peut-on affirmer que des rêves de vengeance ne hantaient pas certains fanatiques, que ceux-ci ne se communiquaient pas leurs idées, que des propositions dans ce sens ne furent pas soumises aux princes qui les repoussèrent sans trop s’indigner ? Peut-on affirmer, enfin, que quelques chenapans, pareils à Maubreuil, ne s’occupèrent pas de recruter des hommes prêts à toutes les besognes pour le jour où se présenterait l’occasion de les employer ? Dans le Mémoire de Blacas, dans une lettre d’Alexandre au comte de Grimoard, il est question de projets sanguinaires agités aux Tuileries. L’affaire du colonel Stévenot, accusé d’enrôlemens clandestins, et dont l’arrestation fit tant de bruit au mois de février, fut étouffée de crainte de révélations compromettantes[27]. On dressa des guets-apens contre le duc de Bassano et contre Savary. Des gardes du corps assaillirent à coups de sabre, en plein jardin du Palais-Royal, le capitaine de gendarmerie Plusdorff parce qu’il avait coopéré, étant maréchal des logis, à l’arrestation du duc d’Enghien. Exelmans dénonça à Soult un complot de royalistes que Wellington avait, de son côté, mentionné dans une lettre à lord Castlereagh. Le maréchal Lefebvre dit plus tard qu’il avait vécu six mois « sous le poignard des chouans. » Enfin Carnot, — Carnot qui n’était pas apparemment homme à s’effrayer pour rien, — resta debout et armé toute la nuit du 21 au 22 janvier. Ransonnet, l’avocat Descoutures et une dizaine d’officiers supérieurs en retraite ou à la demi-solde, qui s’étaient donné rendez-vous dans la maison de la rue Saint-Louis, dont l’escalier fut barricadé, veillèrent avec lui, disposés à une défense énergique. Tant d’indices et de témoignages prouvent que si ces craintes d’assassinats, propagées avec une persistance singulière par la rumeur publique, étaient fort exagérées pour la nuit même du 21 janvier, elles n’étaient point, d’une façon générale, tout à fait imaginaires.


V

Les tumultueuses obsèques de Mlle Raucourt et l’émotion provoquée par l’anniversaire du 21 janvier n’avaient pas fait oublier l’affaire d’Exelmans. Un Mémoire justificatif, rédigé par Comte en forme de réquisitoire contre Soult, venait de paraître dans le Censeur, dont un tirage à part se distribuait gratuitement chez le portier du général. Le 25 janvier, on apprit qu’Exelmans avait été acquitté à l’unanimité par le conseil de guerre, et qu’à la sortie de l’audience le peuple de Lille, qui passait cependant pour très royaliste, l’avait porté en triomphe[28]. Cette nouvelle fit une grande sensation dans Paris et dans la France entière. L’opposition représenta l’arrêt du conseil de guerre comme « une victoire d’avant-poste. » Le Censeur, le seul des journaux qui donna les plaidoiries, fut lu avec avidité. Les lettres de félicitations parvinrent par centaines à Exelmans et à Comte, son vigoureux défenseur. La duchesse de Raguse, qui ne manquait aucune occasion d’afficher son bonapartisme, se fit présenter le général Fressinet, autre conseil d’Exelmans, et l’embrassa en plein salon. Pour les royalistes, qui espéraient une condamnation sévère (le duc de Berry avait demandé au roi qu’il s’engageât à ne point faire grâce)[29], ils dissimulèrent leur confusion en faisant célébrer dans leurs journaux l’indépendance de la justice sous le descendant de saint Louis. « Au temps de Buonaparte, dit le Journal des Débats, les choses eussent tourné d’une autre façon. » Mais la cour avait beau paraître triompher de cette défaite, elle n’en voulait pas moins au maréchal Soult, qui offrit sa démission. On lui reprochait son zèle maladroit. Il n’aurait pas dû traduire Exelmans devant un conseil de guerre « s’il n’était pas sûr des généraux ! »

« Sûr des généraux, » on n’avait pu jamais l’être au point d’attendre d’eux un arrêt inique. Mais il était vrai de dire que l’enthousiasme pour les Bourbons qu’ils avaient manifesté aux premiers jours de la restauration s’était refroidi. Tous les officiers-généraux qui possédaient des dotations en pays étranger les avaient perdues. Un grand nombre d’entre eux avaient été mis à la demi-solde. Plusieurs, comme Exelmans, avaient été maltraités, outragés. La croix de Saint-Louis, conférée au général Milhaud, lui fut enlevée parce qu’il était régicide. — On aurait pu se rappeler son vote à la Convention avant de le décorer. — Davout, injurieusement accusé d’avoir enlevé les fonds de la banque de Hambourg, fut relevé de son commandement, exclu de la chambre des pairs, relégué à Savigny-sur-Orge. Il demandait à passer devant un conseil d’enquête ; on lui refusa ce moyen de se justifier, comme si l’on voulait laisser courir la calomnie. Vandamme subit un affront aux Tuileries. Comme il se présentait avec, des officiers de son grade à l’audience publique du roi, un huissier l’invita tout haut à se retirer. Le surlendemain, il reçut l’ordre de Dupont de s’éloigner de Paris dans les vingt-quatre heures et de se rendre dans ses propriétés de Cassel[30]. Le duc de Berry brutalisa des officiers. Pour une question de préséance, le duc de La Force traita comme un tambour le général Laplane. La solidarité militaire faisait ressentir à tous les injustices et les outrages subis par quelques-uns. — « Je détestais Bonaparte, disait le général Chouart, mais les Bourbons me le font aimer. »

Même les officiers-généraux qui étaient le plus en faveur, qui avaient un commandement, la pairie, leurs entrées au château, qui voyaient toutes leurs vanités satisfaites, souffraient dans leur fierté. D’abord ils s’étaient trouvés très flattés d’approcher le roi, d’être reçus « dans une vraie cour, » de frayer avec « de vrais princes, » de troquer leurs titres de maréchaux d’empire et de généraux de division contre ceux de maréchaux de France et de lieutenans-généraux des armées du roi. Sans qu’ils se l’avouassent, car on sent ces choses-là, mais on ne se les avoue pas, il leur semblait être désencanaillés. Marmont nous apprend que Louis XVIII avait plus de majesté que Napoléon. D’autres maréchaux pensaient vraisemblablement comme Marmont, et ils étaient tout fiers de servir un homme si majestueux. Mais cette première heure d’éblouissement avait été courte. Les chefs de l’armée ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’aux Tuileries, ils n’étaient plus chez eux. Leur présence était seulement tolérée. On plaisantait la Légion d’honneur, les ducs et les comtes « jadis va-nu-pieds ; » les généraux dont les pères avaient tanné du cuir ou cerclé des tonneaux. Les journaux rappelaient en raillant que Murat (ils avaient pour mot d’ordre de ne pas l’appeler le roi de Naples) était fils d’un aubergiste. À la cour, le dédain perçait sous la politesse affectée des grands seigneurs. On daignait les considérer comme des héros, ces soldats illustres, mais cela n’empêchait pas de les regarder comme des parvenus. Ils avaient gagné des batailles, mais « ils n’étaient pas nés, » et s’ils avaient versé leur sang, ce n’était pas du sang bleu. Plusieurs étaient pairs de France, mais les nobles ne tenaient pas « ces anoblis » pour leurs égaux. « — Quel dommage, disait amicalement un vieux duc à un maréchal de France, quel dommage que vous n’ayez pas, comme un de nous, ce qui ne se donne pas ! »

Les femmes des dignitaires de l’empire, qui, bien qu’elles ne fussent pas toutes d’ex-vivandières comme la maréchale duchesse de Dantzig, avaient pour la plupart une modeste origine, souffraient plus encore que leurs maris de ces blessures d’amour-propre. La duchesse d’Angoulême ne les appelait que par leur nom patronymique : — « Vous êtes madame Junot ? » dit-elle à la duchesse d’Abrantès. Le cercle féminin de la cour les mettait dans une quarantaine à peine dissimulée. Elles entendaient ces propos : « — Quelle est donc cette dame ? — Je ne connais pas ces femmes-là, c’est une maréchale. » La maréchale Ney était fille de Mme Auguié, cette femme de chambre de Marie-Antoinette qui devint folle en apprenant le supplice de la reine et se suicida. La duchesse d’Angoulême lui témoignait donc beaucoup de sympathie, mais de cette sympathie un peu hautaine et très familière que l’on reporte d’un vieux serviteur sur son enfant. Elle affectait d’oublier en public comme en privé que la petite Auguié était devenue duchesse d’Elchingen et princesse de la Moskowa. Rien n’était plus pénible à la maréchale que de paraître à ces Tuileries où elle avait été reçue naguère avec tant d’honneur et d’où elle ne sortait plus maintenant que la rougeur au front et des larmes dans les yeux. Ney, qui aimait passionnément sa femme, était exaspéré. — « Vous êtes bien heureux, dit-il un jour à La Vallette, de vous être mis à l’écart. Vous n’avez à subir ni insultes ni injustice. » Puis, s’emportant, comme il lui arrivait trop souvent : — « Ces gens-ci ne connaissent rien. Ils ne savent pas ce que c’est que Ney. Faudra-t-il le leur apprendre ! »


VI

Tandis que le mécontentement gagnait un grand nombre d’officiers-généraux, il augmentait parmi les cadres et surtout chez les officiers à la demi-solde. On détestait Soult plus qu’on n’avait jamais détesté Dupont. « Soult s’est vendu aux Bourbons, » était le cri de l’armée. Sans doute, si des influences et des préoccupations extra-militaires ne l’avaient dominé, le duc de Dalmatie eût été un bon ministre. Il s’en faut que tout fût à blâmer dans son administration. Il pressa le rappel des soldats en congé, opération assez mal mise en train par son prédécesseur ; il s’occupa de l’approvisionnement des places fortes, de l’instruction des troupes, qui était fort négligée, de la liquidation de la solde arriérée, d’un plan de concentration. Enfin, il demanda à plusieurs reprises la suppression des compagnies rouges, et, afin d’arrêter les scandaleuses nominations de légionnaires, il obtint du roi une ordonnance réglant les conditions d’admissibilité et d’avancement dans la Légion d’honneur. Mais on était moins reconnaissant à Soult de ces mesures qu’on ne lui en voulait pour son arbitraire, sa courtisanerie et ses défis au sentiment national. Il avait interdit le séjour de Paris aux officiers sans emploi, traité odieusement Exelmans, donné des pensions aux Vendéens, mis à la demi-solde sept cents officiers de plus, fait une promotion de généraux entièrement composée d’émigrés et de chouans[31]. Il avait osé dire au général Travot : « — Je ne vous emploierai qu’après que vous aurez rendu vos biens d’émigrés. » Il venait enfin de porter l’irritation au comble en provoquant dans les régimens une souscription à peu près obligatoire pour ériger un monument à Louis XVI et en faisant nommer grand-chancelier de la Légion d’honneur le comte de Bruges, qui n’avait jamais commandé qu’un régiment noir à la solde de l’Angleterre. Puis, malgré les promesses et les circulaires du duc de Dalmatie, la solde arriérée resterait impayée. Chaque jour d’audience publique, les officiers à la demi-solde, qui s’autorisaient de l’acquittement d’Exelmans pour rester à Paris en dépit de l’ordre du 17 décembre, arrivaient en foule rue Saint-Dominique. Un jeudi de février, ils étaient plusieurs milliers. Leurs femmes braillaient : « Les gens qui ne manquent de rien veulent nous faire crier : Vive le roi ! nous crierons : Vive celui qui nous fera vivre et meurent tous ceux qui nous font crever de faim ! » Soult apostropha des officiers qui portaient encore des boutons à l’aigle : « — Quand le gouvernement nous aura payé ce qu’il nous doit, répliqua l’un d’eux, nous serons assez riches pour faire changer nos boutons. Jusque-là nous les garderons, car ils nous rappellent notre ancienne prospérité. »

Les nouvelles du congrès de Vienne avaient déterminé Louis XVIII à rappeler 60,000 hommes sous les drapeaux. Ce fut parmi les 100,000 déserteurs des classes 1814 et antérieures, portés comme « rentrés dans leurs foyers sans permission, » que l’on résolut de lever ce contingent. Ces hommes, il fallait s’y attendre, ne se prêtèrent pas de bon gré à leur réincorporation. Seuls, les individus qui avaient quelque motif de réforme à faire valoir se présentèrent aux revues d’appel. Ceux que l’autorité militaire retenait comme bons pour le service s’insurgeaient et bousculaient les gendarmes aux cris de : Vive l’empereur ! Les recrues de la Gironde disaient : « Avec la paix nous aimons mieux le roi, mais pour faire la guerre nous voulons Napoléon, qui marchera à notre tête. » À Avesnes, les rappelés allumèrent une sorte de bûcher et y placèrent le buste de Louis XVIII. À Trévoux, à Belley, à Sancerre, ils parcoururent les rues, battant la caisse, criant : Vive l’empereur ! et maltraitant les passans qui portaient la cocarde blanche. À Saint-Florent, ils insultèrent une procession, par des chansons obscènes, des blasphèmes et des bordées d’injures contre le curé et le roi. Dans l’Isère, les maires aidaient les insoumis à se cacher. Les deux tiers des anciens soldats désertaient en route. Le 76e reçut 15 hommes au lieu de 160, le 45e, 116 au lieu de 535.

Cet appel alarma la population en venant confirmer les bruits de guerre. Or, la France, rebelle à la guerre en 1814, quand il s’agissait de défendre les frontières mêmes de la patrie, voulait encore moins prendre les armes en 1815 pour conserver une province au roi de Saxe et pour rendre Naples au roi des Deux-Siciles. La croyance à un conflit était générale ; déjà l’on s’en apercevait à la stagnation des affaires, au ralentissement des commandes, à l’arrêt des travaux. Mais le fisc n’y perdait rien. Malgré l’atroce misère du pays, résultat de l’invasion et d’une mauvaise récolte, les amendes, les saisies, les ventes, les garnisaires se multipliaient. « Le commerce est tourmenté, écrivait le comte d’Hauterive à Talleyrand, les manufactures sont paralysées, les propriétaires sont chargés d’impôts que l’on exige avec une barbare rigidité, même dans les pays où les alliés n’ont laissé que la misère. Les droits réunis et le monopole sur les tabacs s’exercent comme sous Bonaparte, et même avec un peu plus de rigueur[32]. »

Aux craintes de guerre, au chômage, aux exécutions brutales des agens du fisc s’ajoutaient les provocations et les menaces des nobles de province. Loin d’être satisfaits par la restitution de leurs biens restés à l’État, ils semblaient plus ardens à recouvrer leurs biens vendus. Les journaux royalistes annoncèrent mensongèrement que le maréchal Berthier, ne voulant point conserver un bien mal acquis, avait remis au roi les titres de propriété de son château de Grosbois. On habitant de Rennes, acquéreur pendant la révolution d’une maison estimée 25,000 francs, offrit à l’ancien propriétaire 5,000 francs pour ratifier la vente. Celui-ci s’indigna, prétendant que bientôt la maison lui serait rendue sans bourse délier. Des émigrés disaient qu’ils ne donneraient pas désormais à moitié prix la propriété de leurs biens confisqués. Inquiets d’avoir à payer leur fermage aux anciens possesseurs, certains paysans se précautionnaient en refusant de le payer aux propriétaires. Dans la Creuse, un officier de dragons en congé de semestre, se trouvant à la chasse avec le maire de la commune, acquéreur de ses biens, le provoque en duel. À Salon (Bouches-du-Rhône), le comte de D… entre avec quelques bons compagnons chez un individu qui a acheté sa ferme et l’en chasse à coups de bâton. Dans l’Isère, un émigré vient chez un paysan et l’accuse de lui avoir volé sa maison et ses terres. Le paysan réplique qu’il les a bel et bien payés ; l’émigré le frappe avec sa canne, l’autre saisit une serpe et l’abat à ses pieds. Le parquet refusa de poursuivre, considérant que tous les torts étaient à l’ancien possesseur. Mais les biens nationaux n’en demeuraient pas moins frappés de discrédit. Si quelque ferme ou quelque maison ayant cette tache originelle était mise en vente, les enchères atteignaient à peine à la moitié ou au tiers de sa valeur. À Paris même, ces immeubles ne trouvaient parfois acquéreurs à aucun prix[33].

Le clergé provincial n’était pas moins aveuglé que la noblesse. « Les prêtres deviennent insupportables, » écrivait le 22 février le préfet de la Nièvre. En Auvergne, on réimprima l’ancien catéchisme de Clermont avec l’article relatif à la dîme. En Alsace, le clergé se montrait si intolérant que les protestans avaient des craintes pour le libre exercice de leur culte. Dans tout l’Ouest, les prêtres tonnaient en chair contre les acquéreurs, les menaçant de damnation éternelle. « Il faut rendre les biens volés, disaient-ils. Les ordonnances du roi de France qui reconnaissent la légitimité de ces ventes sont nulles aux yeux du roi des rois… Ceux qui ne restitueront pas les biens des émigrés auront le sort de Jézabel : ils seront dévorés par les chiens. » Au confessionnal, au chevet des moribonds, ils proféraient les mêmes menaces et les mêmes anathèmes. Ils refusaient les derniers sacremens aux acquéreurs et, parfois, ils réussissaient, en évoquant le tableau des flammes de l’enfer, à extorquer des restitutions in extremis. « Ces gens-là, écrivait, le 3 février, le lieutenant de gendarmerie de Saint-Pol de Léon, feraient douter de la bonté du roi. »

Tout cela ne popularisait pas le gouvernement de Louis XVIII. En février 1815, le Paris des boulevards fronde, le Paris des faubourgs gronde. Dans les salons, on lit le Nain jaune ; dans les rues, on chante la Marseillaise. En province, où l’on a hué les députés ministériels et porté en triomphe les députés de l’opposition, les opinions sont plus surexcitées. La noblesse est ultra-royaliste. La bourgeoisie est libérale. Elle regarde la charte comme une chose sacrée, jalouse les nobles, déblatère contre les prêtres. Un notaire d’Évaux (Creuse) dit publiquement : « — Il faudra bien que Louis XVIII fasse comme nous voudrons, sinon nous le traiterons comme Louis XVI. » Quant au peuple, la plupart des préfets signalent chez lui la persistance de l’esprit de 1789 et des souvenirs bonapartistes. L’Ouest est ardemment divisé. « Pour la garde nationale, écrit le 12 janvier à Montesquiou le comte de Beaumont, préfet de la Vendée, les maires royalistes ne veulent y inscrire que ceux qui ont chouanné, les maires patriotes ne veulent y enrôler aucun brigand. » À Hericy, près Melun, le premier jeudi de mars, on promène avec des rires et des huées deux mannequins représentant le roi et un curé. Dans vingt départemens, on profère des cris séditieux, on outrage les images de Louis XVIII, on enlève les drapeaux blancs des clochers et les armes royales des enseignes des boutiques. Et le colonel Tholozé écrit à Soult : « On ne saurait mettre trop de douceur dans la répression sous peine de malheur. » Sur les routes du Mans à Angers, d’Orléans à Bourges, de Montpellier à Rodez, de Guéret à Aurillac, les réfractaires unis aux contribuables en fuite arrêtent les diligences, pillent les caisses publiques, détroussent les voyageurs, fusillent avec les gendarmes. Dans les environs de Sarlat, il y a deux mille paysans en armes.

Mais aux Tuileries on ne s’inquiète pas. Si le roi lit chaque jour les rapports de police et les lettres ouvertes par le cabinet noir[34], c’est pour y chercher son amusement et non pour en faire son profit. Au reste, il sait que personnellement il est plutôt populaire, du moins à Paris, et que l’on attribue à ses bons parens et à ses ministres tous les abus et toutes les injustices[35]. Il a bien quelque désir de voir Napoléon déporté aux Açores par les puissances, mais la pensée de son terrible prédécesseur ne l’effraie pas plus que ne l’inquiètent les murmures du peuple, les imprudences de la noblesse et le mécontentement de la bourgeoisie. « Il ne tiendrait qu’à moi de ne pas avoir un instant de repos, écrit-il à Talleyrand, et cependant mon sommeil est aussi paisible que dans ma jeunesse… Je sais qu’il existe de la fermentation, mais je ne m’en inquiète point. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, je verrai se dissiper ces nuages. »

Pour les princes, ils n’ignoraient pas ce que la France pensait et disait d’eux, mais ils bravaient l’impopularité, et peut-être même le comte d’Artois s’en faisait-il gloire. Vers la fin de février, on intriguait beaucoup au pavillon de Marsan. On cherchait à ruiner l’influence de Blacas qui, plutôt par prudence que par sentiment, soutenait la politique modérée, et l’on espérait mettre bientôt à la raison tous les frondeurs et tous les mécontens en formant un ministère de vrais royalistes où le comte de Bruges aurait la guerre et Hyde de Neuville la police. Selon d’autres témoignages plus ou moins véridiques, on pensait même à contraindre le roi à révoquer la charte et à rappeler les parlemens ; s’il s’y refusait, on devait l’enfermer comme un simple Mérovingien et l’obliger à abdiquer en faveur de son frère. En attendant, on obtenait de Louis XVIII « l’élimination » de la Cour de cassation et de l’Institut des ex-conventionnels et autres personnes mal pensantes. Le premier président Muraire, le procureur-général Merlin et dix conseillers furent exclus par l’ordonnance du 17 février, et peu de temps après, les journaux annoncèrent, comme la chose la plus naturelle du monde, que le roi avait pourvu au remplacement des académiciens : Monge, Carnot, Napoléon Bonaparte, Guyton-Morveau, Cambacérès, Merlin, Rœderer, Lucien Bonaparte, Maury, Sieyès, Joseph Bonaparte, Grégoire, Garât et Lakanal[36]. Tandis que Montesquiou recommandait dans les conseils du roi et s’efforçait d’appliquer dans son administration « la politique d’assoupissement, » Louis XVIII, cédant aux prières et aux objurgations de sa famille, irritait sans cesse l’opinion par des futilités de ce genre. Qu’importait donc à la solidité du trône que Lakanal et Monge fussent de l’Institut et que Napoléon figurât dans l’Almanach royal comme membre de la section de mécanique ?


VII

Cependant, les mécontens menaçaient de passer des paroles aux actes. Dans les divers partis, les meneurs s’agitaient. Un sous-préfet démissionnaire, Fleury de Chaboulon, partait pour l’île d’Elbe afin d’exposer à celui qu’il appelait toujours l’empereur la situation troublée du pays. Rovigo disait à Jaucourt : « — Nous reverrons Bonaparte, et ce sera bien la faute des Bourbons. » Et Barras disait au comte de Blacas : « — Je vais m’occuper de réaliser quelques fonds qui me permettront de m’expatrier si le tyran de ma patrie réussit à la remettre sous le joug. » Plusieurs députés constitutionnels étaient revenus à Paris sous l’influence de l’exaltation de la province, déterminés à obtenir ou à conquérir des garanties sérieuses contre l’arbitraire des ministres et les revendications des émigrés. Le parti libéral se préparait à une lutte vigoureuse au cours de la prochaine session, et, s’il le fallait, à un nouveau 14 juillet. Plus impatiens et doutant un peu de l’énergie des constitutionnels, les bonapartistes et les jacobins voulaient au contraire profiter de l’absence des chambres pour un coup de force. Le complot ourdi depuis plus de six mois, et que l’on avait tour à tour ajourné, abandonné et enfin repris et modifié, se tramait à nouveau. Fouché en était le principal chef. Après avoir tenté, ainsi que plusieurs autres sénateurs évincés, d’entrer à la chambre des pairs, après avoir offert vingt fois ses services et son Dévoûment aux Bourbons, après avoir eu des entrevues sans nombre avec Vitrolles, avec Blacas, avec Malouet, avec Beurnonville, avec le duc d’Havre, ce Scapin tragique pensait à renverser le roi, puisque le roi tardait à le faire ministre.

Dès le mois de juillet 1814, Fouché avait conçu le projet de remplacer Louis XVIII par le duc d’Orléans, qui, fils d’un régicide et soldat de la révolution en 1792, aurait pour lui, pensait-il, les libéraux, les jacobins et même les bonapartistes. Il s’en ouvrit à Talleyrand, alors assez mécontent de la tournure des choses et du peu de cas que l’on faisait de ses conseils sur la politique intérieure. Talleyrand parla discrètement au duc d’Orléans, mais celui-ci l’écouta avec froideur, et, sans nommer personne, il rapporta, dit-on, l’entretien au roi. Le prince se dérobant, les deux compères revinrent à l’idée d’une régence, ce rêve qui les avait hantés pendant la dernière campagne de Napoléon. Un complot fut formé ou plutôt ébauché avec la connivence de plusieurs officiers-généraux, d’anciens révolutionnaires et de meneurs du faubourg Saint-Antoine. Les moyens d’exécution consistaient en un mouvement sur les Tuileries d’une partie de la garnison de Paris, appuyée par les faubourgs en armes. Le but était la proclamation de Napoléon II, avec Marie-Louise régente et le prince Eugène, Talleyrand, Fouché et Davout, membres du conseil de régence. Avant d’agir, il fallait connaître les sentimens de Marie-Louise, du prince Eugène, de la cour de Vienne. Il fallait surtout que Napoléon fût éloigné de l’Europe, car on craignait qu’il n’eût pas assez d’abnégation pour ne point vouloir profiter personnellement de cette révolution. Marie-Louise se trouvait alors aux eaux d’Aix, en Savoie ; on lui dépêcha Corvisart et Isabey. Fouché écrivit à Eugène, et, le 16 septembre, Talleyrand, désigné par le roi comme son plénipotentiaire au congrès, partit pour Vienne. Tout en y défendant « les principes du droit des gens, » il allait travailler à faire déporter Napoléon dans une île de l’océan. Ce n’était point que le prince de Bénévent se fût entièrement livré à Fouché et à ses complices, mais, dans cette circonstance comme dans tant d’autres, cet homme à double face agissait à deux fins. En poursuivant l’enlèvement de Napoléon, il servait Louis XVIII, et il secondait, en même temps, sans se compromettre, le parti qui se préparait à le renverser. « Double intrigue, dit Barras, intrigue perpétuelle de Talleyrand comme de Fouché ! »

Fouché, du reste, rêvait pour l’empereur un exil plus sûr. L’un de ses affidés fit proposer à Louis XVIII de donner son assentiment à l’assassinat de Bonaparte. L’assassin, paraît-il, était trouvé ; mais les conspirateurs voulaient pouvoir accuser plus tard de ce crime le gouvernement royal. Le roi, qui comptait sur les puissances pour le débarrasser de « l’homme de l’île d’Elbe, » s’indigna et repoussa le projet. Fouché, d’ailleurs, n’avait pas cessé de correspondre avec Talleyrand ; il lui écrivait tantôt directement, tantôt sous le couvert de Dalberg, qui avait été adjoint au prince comme second plénipotentiaire. Ce fut sur les instances de Dalberg que Metternich consentit à entrer en correspondance secrète avec Fouché[37]. Mais, partisan déterminé des Bourbons et absolument hostile à l’idée d’une régence, Metternich était fort éloigné de prêter la main aux machinations de Fouché et de Talleyrand. Sans doute la raison qui l’engagea à écrire au duc d’Otrante fut de se renseigner sur la véritable opinion des Français, dont on était assez préoccupé à Vienne.

En attendant que le congrès décidât du sort de Napoléon, Fouché s’était retiré dans son château de Ferrières, mais les révolutionnaires et les officiers qu’il avait facilement associés à ses projets ne cessaient pas leurs conciliabules. C’est ainsi qu’en octobre et en novembre, le bruit d’une conjuration militaire se répandit partout. À la fin d’octobre, on arrêta une trentaine d’officiers à la demi-solde et quelques gardes du corps, soupçonnés à tort ou à raison de comploter l’assassinat du roi et des princes. Ces rumeurs émurent les cabinets européens. Le tsar questionna Talleyrand. Lord Liverpool se montrait déterminé à rappeler Wellington, de peur que, s’il restait à Paris, les chefs de la conjuration ne le gardassent comme otage. « Il n’est pas douteux, écrivait-il le 4 novembre, qu’un mouvement ne menace d’éclater à Paris. Dans cette prévision, le roi doit prendre des précautions. La principale serait que les membres de la famille royale ne restassent pas tous ensemble à Paris, car le but des conspirateurs étant d’en finir avec la dynastie, ils ne tenteront rien si les Bourbons sont dispersés. Le salut d’un seul sera la sauvegarde de tous. »

L’alarme était grande aussi dans l’entourage du roi. On a vu que le soir du 30 novembre Marmont mit toute la garnison de Paris sous les armes. Ce déploiement de forces parut excessif, mais les appréhensions de Marmont n’étaient pas tout à fait chimériques. Son erreur fut de croire que la date de l’exécution du complot était fixée, alors que les conjurés discutaient encore leur plan et leurs moyens d’action.

Deux mois plus tard, le procès d’Exelmans et le langage des royalistes le 21 janvier ayant avivé les colères, et l’émeute de Saint-Roch, dont quelques révolutionnaires regrettèrent de n’avoir point profité, ayant montré que le peuple était facile à soulever, les conspirateurs résolurent de brusquer les choses, quitte à se passer de Fouché. Celui-ci, averti, revint en hâte à Paris. Il tint plusieurs conférences, avec Thibaudeau, Davout, Merlin, Regnaud, Drouet d’Erlon, les frères Lallemand et autres. Bassano, Rovigo, La Vallette, Real, Oudot, Thuriot, Garât, Grégoire, Sieyès, Prieur de la Marne, Gauthier, les généraux Lefebvre-Desnouettes, Turreau, Chouart, Frégeville, Merlin (fils du régicide), César Delaville, Chastel, Berton, connaissaient aussi le complot ; mais si les uns y étaient positivement affiliés, les autres le désapprouvaient et refusèrent de s’y associer[38]. Fouché aurait voulu enrôler Carnot dont le Mémoire au roi avait raffermi la popularité. Mais l’ancien membre du comité de salut public avait trop de défiance contre les bonapartistes et de mépris pour le duc d’Otrante. Il se confina dans sa petite maison du Marais. Au dernier moment, Davout déclara qu’il renonçait à prendre part à la conspiration. On se résigna à agir sans lui. Il fut décidé que, sur un mot envoyé de Paris, toutes les troupes stationnées dans la 16e division militaire, que pourrait entraîner Drouet d’Erlon, se mettraient en marche. Elles rallieraient, chemin faisant, les garnisons intermédiaires, et pénétrant dans Paris par différentes barrières, elles déboucheraient à l’improviste devant les Tuileries, où les rejoindraient les officiers à la demi-solde et le peuple des faubourgs. On comptait que la garnison de Paris n’engagerait pas un combat pour le roi, et Fouché garantissait au moins la neutralité de la garde nationale. Il n’y aurait donc à vaincre, pensait-on, que la résistance peu redoutable des gardes du corps et des mousquetaires de service.

Le plus curieux, c’est que l’on avait arrêté ce beau plan avant de se mettre d’accord sur le but même de la conspiration. La régence, qui eût satisfait à peu près tout le monde, devenait impossible puisque François Ier et ses conseillers ne paraissaient nullement disposés à laisser sortir d’Autriche le petit roi de Rome, et que, d’ailleurs, Napoléon était encore à l’île d’Elbe. Les bonapartistes proposaient donc de proclamer purement et simplement l’empereur et de l’envoyer chercher sur un aviso de l’État. Les patriotes, au nombre desquels on trouvait Fouché, les régicides et plusieurs généraux, repoussaient l’idée du rappel de l’empereur. Ils voulaient contraindre Louis XVIII, le sabre sur la gorge, à prendre son ministère parmi eux, et, s’il s’y refusait, « forcer » le duc d’Orléans à accepter le pouvoir. Quant au roi et aux princes, on les garderait comme otages, ou « on les expédierait dans la mêlée, sauf à déplorer ensuite cet accident. » Dans la difficulté de s’entendre et dans la nécessité d’agir, on passa outre aux discussions. Une haine commune réunissait ces hommes si profondément divisés. L’important pour eux était de renverser les Bourbons. On verrait après. Le général Chouart, ancien maréchal des logis aux cuirassiers, résumait le sentiment de tous en disant dans son langage de corps de garde : « — Moi, tout ça m’est bien égal, pourvu que le gros magot s’en aille. »

La noblesse aigrie contre Louis XVIII et attendant impatiemment que la Providence ouvrît ou fermât les yeux à ce roi jacobin, la bourgeoisie déçue, jalouse et frondeuse, encore plus inquiète de l’avenir que mécontente du présent, et disant en songeant à la santé précaire de Louis XVIII et aux principes absolutistes de son successeur désigné : « Dieu conserve le roi ! » le peuple alarmé et irrité, les casernes pleines de murmures et de menaces, les libéraux se préparant à une opposition ardente, les bonapartistes et les jacobins ourdissant un vaste complot dont l’avortement presque certain allait amener une répression sanguinaire, courber le pays sous le régime de l’état de siège et des cours prévôtales et assurer le triomphe du parti des émigrés, telle était la situation à la fin de février 1815, quand Napoléon quitta l’île d’Elbe avec onze cents hommes et quatre pièces de canon pour conquérir la France.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Voir la Revue du 1er octobre 1892.
  2. Rapports de police, 29 juillet, 2-27 septembre, 9 novembre. (Archives nationales F7, 3738, F7, 3773.) Chabannes, Lettres 36, 91, 73. J.-P. Brès à son oncle. Paris, 4 juillet. (Archives des affaires étrangères, 675.) Wellington à Castlereagh, 4 octobre : « Les émigrés sont aussi irrités contre le roi que les jacobins et les bonapartistes. » (Dispatches, Supplément IX.)
  3. J.-P. Brès à son oncle, Paris, 4 juillet. (Archives des affaires étrangères, 675.) Lettre du général Berge, Paris, 19 juillet. (Archives de la guerre.) Comte, Histoire de la garde nationale de Paris, 421-422. Rapports de police, 21 juillet, 31 août. (Archives nationales F7, 3738.) — Cette grave maladresse est d’autant plus inexplicable que, jusqu’à ce jour (25 juin), le gouvernement avait tout fait pour gagner la garde nationale. Le comte d’Artois avait pris l’uniforme de ce corps le jour de son entrée à Paris ; le roi avait confié à la milice, de préférence à la troupe, le service des Tuileries ; enfin, les gardes nationaux avaient été décorés en masse de l’ordre du Lys avec un ruban spécial, liséré de bleu, et par surcroit nombre d’entre eux avaient reçu la Légion d’honneur.
  4. Notamment dans la question de liberté de la presse. Mais s’il se rangeait parfois du côté des libéraux, le Journal des Débats n’en continuait pas moins d’attaquer avec la dernière violence les hommes, les actes et les souvenirs de la Révolution. L’article signé A…, du 29 septembre 1814, donne le ton du journal à cette époque.
  5. Le Censeur, rédigé par Comte et Dunoyer et principal organe du parti libéral, paraissait par livraisons de 20 feuilles in-8o, afin d’échapper à la censure préalable.
  6. Le Nain jaune, qui paraissait depuis cinq ans avec ce sous-titre : Journal des arts, des sciences et de la littérature, se transforma en journal semi-politique à la fin de 1814, sous l’inspiration, dit-on, des habitués du salon de l’ex-reine Hortense. Les rédacteurs du Nain jaune, Cauchois-Lemaire, Bory Saint-Vincent, Etienne, Jouy, Harel, Merle, étaient en effet bonapartistes, mais ils eurent soin de cacher leur drapeau, n’attaquèrent jamais le roi et prirent pour épigraphe : le Roi et la Charte. Sous la protection de cette devise constitutionnelle, ils jetèrent impunément le ridicule sur les hommes et les tendances du ministère et du parti de l’émigration. On a dit qu’il ne déplaisait pas à Louis XVIII de voir ainsi maltraiter la faction des ultras et qu’il envoyait même des nouvelles à la main à ce journal. D’après une note des Archives nationales (6 février, F7, 3739), le roi répondit à des courtisans qui réclamaient la suppression du Nain jaune : « Non, c’est par ce journal que j’ai appris des choses qu’un roi ne doit point ignorer. »
  7. Cette brochure, qui parut dans le courant de septembre, fut saisie. L’auteur, l’imprimeur et le libraire furent condamnés à cinq ans de prison (Quotidienne, 15 novembre).
  8. Rapports de police, 24 octobre, 13 décembre, 27 janvier, 25 février. (Archives nationales F7, 3739, F7, 3168.) Pozzo, Correspondance, I, 19-20. — De temps à autre, la police saisissait ces portraits, mais ils reparaissaient quelques jours après.
  9. « Tous les partis semblent s’accorder dans ce refrain : Cela ne peut pas durer. » D’Hauterive à Talleyrand, 25 septembre. (Correspondance de Talleyrand et de Louis XVIII, 139, note.) — « Tout le monde est mécontent et prêt à saisir l’occasion de faire n’importe quel changement. » Wellington à Castlereagh, Paris, 4 octobre. (Dispatches, Supplément IX.) — « L’opinion n’a jamais été si mauvaise qu’en ce moment. On entend partout répéter : Les Bourbons ne tiendront pas deux mois. » Rapport de police, 9 novembre. (Archives nationales, F7, 3739.) — « Tout le monde disait : Cela ne peut pas durer. » Mme de Staël, Considérations sur la Révolution, III, 80.
  10. Ordonnances des 20 avril, 12, 18, 29 mai, rendues en faveur des ducs de Noailles et d’Havre, du comte de Langeron, émigré au service de la Russie, des princes de Condé et de Poix, de la duchesse de Montbarey, du duc d’Orléans, etc. (Archives nationales, F1a, 585.) — Les Bourbons pouvaient d’ailleurs s’autoriser de précédons créés par Napoléon, qui avait restitué à plusieurs émigrés des biens déclarés inaliénables.
  11. « Dans les premiers momens, il faut être réservé alors qu’on voudrait s’abandonner à une extrême prodigalité… La loi reconnaît un droit de propriété qui existe toujours… Le roi regrette de ne pouvoir donner à cet acte de justice toute l’extension qui est au fond de son cœur… Vous trouverez toujours le roi prêt à saisir toutes les occasions, tous les moyens de restaurer la France entière… » (Moniteur, 14 septembre.)
  12. Les paroles de Ferrand allaient plus loin que sa pensée. En parlant des émigrés qui « avaient suivi la ligne droite, » il opposait leur conduite non pas à la conduite de tous les Français, mais seulement à celle des partisans du roi demeurés en France pendant la Révolution.
  13. Celui de M. de La Rigauderie, entre autres. (Moniteur du 26 octobre.) On assure, d’ailleurs, que sur l’ordre de Beugnot, qui craignait d’émouvoir l’opinion, les journaux ne reproduisirent ce discours qu’en en atténuant beaucoup les termes et les idées.
  14. La motion de Macdonald était, comme on voit, la première idée du milliard des émigrés voté par les chambres quelques années plus tard. L’empereur, du reste, avait eu aussi le projet de former « une masse » de tous les biens non vendus et de les distribuer proportionnellement aux émigrés rentrés.
  15. Les six compagnies de gardes du corps étaient de service aux Tuileries chacune pendant six semaines consécutives. La 6e compagnie (compagnie Raguse) avait pris son service le 16 novembre.
  16. Comme on l’a vu, ces ordonnances furent rapportées ou modifiées, grâce à la chambre des députés, mais elles n’en avaient pas moins été publiées sans que Dupont y eût fait opposition.
  17. Extrait de la Gazette de Madrid du 9 octobre 1808, et note de l’empereur jointe à l’extrait. (Archives de la guerre, armées d’Espagne.) — L’article 11 de la capitulation de Baylen stipulait en effet que les officiers-généraux conserveraient une voiture et un fourgon « sans être soumis à aucun examen. » Mais est-ce une raison suffisante pour accuser Dupont ?
  18. D’après la lettre même d’Exelmans : « Je profite de l’occasion de M. A…, » cette lettre fut remise à Andral, mais d’après les lettres de Wellington à Liverpool, à Castlereagh, à lord Oxford 5 Paris, 28 novembre (Dispatches, XII et Supplément II), elle fut saisie dans les papiers de lord Oxford. — À en croire une lettre de N… au prince de Laval, Paris, 13 décembre (Archives des affaires étrangères, 675), la police aurait saisi en même temps une lettre de Mme de Staël à Murat ainsi conçue : « Je vous adore non parce que vous êtes roi, non parce que vous êtes un héros, mais parce que vous êtes un vrai ami de la liberté. » Ajoutons, d’après un rapport de police du 26 décembre 1814 (Archives nationales, F7, 3739), que Dandré aurait rendu cette lettre à Mme de Staël en lui disant : — « Madame, faites ce que vous voudrez, écrivez, sortez de France, restez-y. On met si peu d’importance à ce que vous faites, à ce que vous dites, à ce que vous écrivez que le gouvernement ne veut pas s’en occuper. Voilà ce que je suis chargé de vous dire de la part de Sa Majesté. »
  19. «… Je vous félicite de l’arrangement de l’affaire de Naples… L’Europe est forcée de vous reconnaître, excepté, cependant, ceux qui ne sont nullement dangereux pour un souverain tel que vous… Mais si les choses n’avaient pas pris pour Votre Majesté une tournure aussi favorable, un millier de braves officiers, instruits à l’école et sous les yeux de Votre Majesté, seraient accourus à sa voix pour lui offrir leurs bras. » Exelmans à Murat, s. d. (20 novembre 1814.) (Dossier d’Exelmans, Archives de la guerre.) Exelmans avait écrit du même coup à Détrez, aide-de-camp de Murat, afin de lui réclamer sa solde arriérée. Pour des juges non prévenus, la lettre à Détrez n’était-elle pas le vrai motif de la correspondance d’Exelmans, et n’avait-il pas écrit à Murat uniquement parce qu’il écrivait à Détrez ?
  20. Soult à Exelmans, 10 décembre. (Moniteur, 25 décembre). — Le terme de « demi-activité » est impropre. Soult aurait dû écrire : « de demi-solde, » traitement accordé sous la restauration aux officiers mis en non-activité par suite de la réduction des cadres. Soult prétendit à tort qu’il y avait une distinction entre la demi-activité et la demi-solde et qu’Exelmans était en demi-activité. Exelmans avait été bel et bien mis en non-activité et à la demi-solde le 10 décembre 1814, ainsi que l’atteste la mention portée à cette date sur ses états de services. (Dossier d’Exelmans, Archives de la guerre.)
  21. Sauf cependant à Challans, où des paysans et le piquet de hussards chargé de maintenir l’ordre assaillirent les Vendéens. Maire de Challans à préfet de la Vendée, 23 janvier. Préfet de la Vendée à Soult, 25 janvier. (Archives de la guerre.)
  22. Rapports à Soult de Bigarré, du préfet et du commissaire de police. Rennes, 11 janvier. Colonel de Pontbriand au même, Rennes, 12 janvier. Du Boisguy au même, Paris, 13 janvier. Préfet à Dandré, Rennes, 17 janvier. Colonel Tholosé à Soult, Rennes, 17 janvier. (Archives de la guerre.) — Des poursuites commencées à l’occasion des troubles de Rennes furent abandonnées au mois de février, « afin de ne pas affliger un grand nombre d’honorables familles. » Soult à Dandré, 25 janvier. Dambray à Soult, 25 février. (Archives de la guerre.)
  23. « On prêche sans cesse l’oubli, et chaque jour on s’efforce de classer les Français en amis et en ennemis. » D’Hauterive à Talleyrand. (Correspondance de Talleyrand et de Louis XVIII, 463, note.) — « Qui veut pardonner doit faire oublier. Or, on cherche à tout rappeler. Voilà ce qui inquiète pour l’avenir et fait croire qu’il y aura proscription contre une classe de citoyens. » Rapport général sur l’esprit public, 13 janvier. (Archives nationales, F7, 3739.)
  24. Rapports de police, 10-12 décembre, 6-9-10-11-13-19 janvier. (Archives nationales F7, 3200 4 ; F7, 3739 ; F7, 3688 24.) Lettre de Descoutures, citée dans les Mémoires sur Carnot, II, 398-399 ; Barère, Mémoires, III, 205. Cf. Thibaudeau, X, 158. Dossier de Stévenot. (Archives de la guerre.) Mémoire de Blacas. (Archives des affaires étrangères, 615.) Dufey (de l’Yonne), 41-42. Wellington à Castlereagh, 5 décembre. (Dispatches, III). — C’était en raison des nouvelles du congrès de Vienne et pour augmenter les forces aux frontières que Soult avait ordonné le départ de dix régimens. D’ailleurs, sur la réclamation de Maison, qui demanda à conserver des troupes « pour assurer la sécurité de Paris, » l’exécution de cet ordre fut ajourné. (Soult à Maison et Maison à Soult, 8-9-11 janvier. Archives de la guerre.) De même, la nouvelle du départ du roi pour Trianon, donnée par les journaux officieux, fut démentie le surlendemain par les mêmes journaux ; mais l’alarme n’en avait pas moins été portée dans la population.
  25. La vérité, c’est que le roi, consulté le 16, avait répondu qu’il ne trouvait nullement mauvais que Mlle Raucourt reçût les prières de l’Église, mais « qu’il ne voulait pas donner d’ordres au clergé. » La vérité aussi, c’est que, le 17, le roi ne fut même pas informé de ce qui se passait devant Saint-Roch, et que ce fut le commissaire de police qui, de sa propre autorité, requit le curé de faire célébrer le service. (Jaucourt à Talleyrand, 20 janvier ; Wellington à Castlereagh, 19 janvier.)
  26. Rapport de police, 27 janvier. (Archives nationales, F7, 3739.) — La prédication de l’abbé de Boulogne était d’une si grande violence que les journaux reçurent l’ordre de ne la point reproduire textuellement. L’analyse qu’en donne la Quotidienne du 22 janvier est déjà suffisamment caractéristique. — Dans nombre d’autres églises de Paris et des départemens, on prononça en chaire des sermons non moins véhémens. Le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois dit : « Jurez de poursuivre sans relâche les scélérats qui ont commis ce crime. » Rapport de police, 23 janvier. (Archives nationales, F7, 3739.)
  27. Stévenot, d’abord commissaire de section à Paris, fut condamné le 27 septembre 1792 pour spoliation d’effets, à douze ans de fer avec exposition. Il s’évada deux ans plus tard du bagne de Brest, entra sous le nom de Richard dans l’armée vendéenne, où il devint colonel et chevalier de Saint-Louis. Revenu à Paris en 1814, il reprit, on ne sait pourquoi, son nom de Stévenot, et en qualité d’ancien colonel, il sollicita le grade de maréchal-de-camp. (Son nom, porté sur la liste des propositions, ne fut radié qu’au mois de mars, après son arrestation.) En attendant, il s’occupa de recruter dans les cabarets des volontaires pour une légion royale, a destinée, disait-il, à s’opposer aux machinations ourdies par les jacobins et les bonapartistes. » Sans peut-être avoir consulté la cour, Dandré le fit arrêter le 25 février. Des journaux trop pressés annoncèrent cette arrestation dès le 26, ce qui produisit une grande agitation. On se trouva fort embarrassé de ce prévenu, qui prétendait n’avoir agi que d’après les ordres du comte d’Artois, du duc de Berry et de M. d’Escars. On pensait déjà à l’aider à s’échapper quand on découvrit que ce colonel était un forçat évadé. Il était facile de le réintégrer au bagne sans autre forme de procès. En attendant qu’il fût statué sur son sort, on l’écroua à la Force, puis, Louis XVIII se disposant à laisser Paris à Napoléon, on le mît en liberté le 19 mars. En décembre 1816, il fut question de l’arrêter de nouveau, mais le ministre de la police, Decazes, écrivit « qu’il serait dangereux d’envoyer Stévenot devant les tribunaux, car il citerait le nom des princes. » On se décida donc à le gracier en 1817. Douze ans plus tard, sur la présentation de plusieurs pièces, entre autres d’une lettre du comte de La Fruglaye, ancien général vendéen, qui affirma que Stévenot n’avait agi en 1814 et 1815 que d’après les ordres des princes, ce personnage fut solennellement réhabilité (arrêt de la cour du 14 juillet 1829) et, peu de jours après, il fut admis à la retraite comme maréchal-de-camp. (Dossier de Stévenot. Archives de la guerre. Rapports de police, 4-6 mars. Archives nationales, F’, 3739.)
  28. Exelmans comparut le 23 janvier devant le premier conseil de guerre permanent de la 16e division militaire, présidé par Drouet d’Erlon. Parmi les juges, il y avait les généraux Teste et Dubreton. Le rapporteur déclara qu’un seul des cinq chefs d’accusation, celui de désobéissance, lui paraissait digne de quelque attention ; encore conclut-il sur ce point, comme sur les quatre autres, à l’acquittement du général.
  29. Procès-verbaux du conseil des ministres, 26 décembre. (Archives nationales, AF V1.) — Le roi, qui était encore dans sa période débonnaire, répondit très bien à l’ardent duc de Berry : « — Mon neveu, n’allons pas plus vite que la justice. »
  30. Wellington à Castlereagh, Paris, 4 octobre. (Dispatches, Supplément, IX.) Vandamme à Marmont, 10 octobre. (Archives de la guerre.) — En traitant ainsi un général français, le roi servait ou paraissait servir les haines allemandes que Vandamme avait provoquées dans ses divers commandemens d’outre-Rhin par son excessive sévérité.
  31. Promotion du 30 décembre 1814 : Picquet Du Boisguy, de Frotté, de Malartic, d’Andigné, de La Prévallaye, Châtelain, dit Tranquille, de Rohan-Chabot, etc.
  32. D’Hauterive à Talleyrand ; Paris, 18 octobre 1814. (Correspondance de Talleyrand et de Louis XVIII, 19, note.) Arrêté du préfet de l’Indre, 21 janvier. Soult à Amey, 4 février. Baron Louis à Soult, 7 février. Amey à Soult, 18 février, etc. (Archives de la guerre.) Rapports généraux de police (13 janvier) : « Les poursuites pour les droits réunis sont aussi rigoureuses que sous l’Empire. » — (4 mars) : « La rigueur excessive pour la rentrée des impôts, l’envoi de garnisaires, etc., mécontentent tous les départemens… La satisfaction des rentiers pour la hausse à la Bourse ne compense pas le mécontentement des départemens… Les instructions du baron Louis sont tellement impitoyables qu’il en sera question aux chambres. » (Archives nationales, II, 3739.)
  33. Ce fut pour combattre cet état de choses que Saint-Simon publia en février 1815 le prospectus d’un ouvrage périodique ayant pour titre : le Défenseur des propriétaires des biens nationaux, ou recherches sur les causes du discrédit où sont tombées les propriétés nationales et sur les moyens d’élever ces propriétés à la même valeur que les propriétés patrimoniales. — Un autre écrit, intitulé : Avis aux propriétaires de biens nationaux, et qui avait aussi pour objet une ligue défensive des acquéreurs, circula en décembre 1814 dans les départemens de l’Ouest. Rapport s. d. (Archives nationales, F7, 3200 4)
  34. Aux Archives des affaires étrangères, le volume 675-676, qui contient 293 pièces, est exclusivement formé de copies de lettres décachetées par la police. Il y a là non-seulement des lettres de Français, généraux, magistrats, préfets et personnages connus comme Mme de Staël, Alexandre, Brès, etc., mais même des lettres confidentielles que les ministres étrangers accrédités près la cour des Tuileries adressaient à leur souverain ou à leur département. Sous la restauration, les diplomates jouissaient de toutes les immunités, sauf du secret des lettres.
  35. De l’ensemble des rapports de police de juin 1814 à fin février 1815 (Archives nationales, F7,3200 4, F7, 3738, F7, 3739), il ressort que, d’une façon générale, mais avec de nombreuses exceptions, le roi était aimé à Paris et sa personne exempte des critiques qu’on adressait au gouvernement. Sans doute, dans quelques quartiers excentriques et même, deux ou trois fois, dans le jardin des Tuileries, il fut hué, mais bien plus souvent il était acclamé. Au théâtre, par exemple, il était toujours accueilli par des vivats, auxquels se mêlaient parfois quelques cris : « À bas les calotins ! » Sans doute, aussi, on plaisantait son obésité, sa faiblesse, son indolence ; on le caricaturait ; mais cela n’empêchait pas de vanter sa bonté, réelle ou imaginaire. En province, il en allait tout autrement. (Nous parlons toujours d’une façon générale et sans tenir compte des exceptions.) Là, comme on souffrait davantage des rigoureuses mesures du baron Louis, des vexations des nobles, des menées des prêtres, et comme on craignait la dîme et l’invalidation des ventes nationales, on envoyait au diable les ministres, les princes et « le bon roi. »
  36. Journal des Débats, Gazette de France, Quotidienne, etc., 25 février, 8-9-10 mars. Cf. Jaucourt à Talleyrand, 4 mars (Archives des affaires étrangères, 080.) — L’ordonnance fut signée le 5 mars, mais les événemens qui survinrent engagèrent le gouvernement à en ajourner la publication dans le Moniteur. Elle y parut seulement un an plus tard, le 21 mars 1810, mais la liste se trouva augmentée de cinq personnes : le duc de Bassano, Arnault, Regnaud de Saint-Jean-d’Angely, Etienne et le grand peintre Louis David. Ce dernier, d’ailleurs, eût été certainement radié, dès 1814, par une ordonnance projetée sur la quatrième classe (Beaux-Arts) qui devait être distincte de l’Institut et reprendre son ancien nom d’Académie royale de peinture.
  37. La lettre ou une des lettres de Metternich à Fouché lui posait ces trois questions : « Qu’arrivera-t-il : 1° si l’empereur reparaissait en France ? 2° si le roi de Rome se présentait à la frontière appuyé d’un corps autrichien ? 3° si rien de tout cela n’arrivait, mais qu’une révolution se fit toute seule ? » Fouché répondit : « Dans le premier cas, tout dépendrait d’un régiment ; s’il passait du côté de Bonaparte, l’armée suivrait. Dans le second cas, toute la France se déclarerait pour le roi de Rome. Dans le troisième cas, la révolution se ferait en faveur du duc d’Orléans. »
  38. Cf. Lavallette, Mémoires, II, 135, 138-142. Rovigo, Mémoires, VII, 337-339, 347. La Fayette, Mémoires, V, 354. Hyde de Neuville, Mémoires, II, 45, 48. Thibaudeau, X, 206-210, 235-236. Mémoires de Fouché, II, 303-304. Note de Foudras, 10 février. Rapports de police, 12-13-31 août, 23 septembre, 26 octobre, 23-30 novembre, 2-16 décembre 1814, 20-27 février, 4-6 mars 1815. (Archives nationales, F7, 3200 4 et F7, 3739.) Dossiers d’Exelmans, de Drouet d’Erlon et de Lefebvre-Desnouettes. (Archives de la guerre.) — D’après certains indices, nous pouvons avancer, sans prétendre cependant l’affirmer, que les généraux Lanusse, Flahaut, Corbineau-Girardin, Exelmans, Fressinet, Lacroix, Labriche, Sébastiani Defrance, et, parmi les civils, le duc de Cadore, Gaillard, Lecomte, Villetard, Lamarque, Ginou, de Fermon, Louis de Verdun, Lambrechts, etc., connaissaient également le complot. — Le général Quesnel, selon une tradition rapportée dans le Supplément de la Biographie Michaud, fut aussi affilié à la conspiration. Soupçonné par ses complices de vouloir révéler leur secret, il aurait été jeté dans la Seine au sortir d’une des réunions. En effet, le 4 mars, on trouva le corps de Quesnel flottant sur la Seine entre Boulogne et Saint-Cloud, et cette mort mystérieuse causa une grande sensation dans Paris. (Rapport de police, 4 mars, Archives nationales, F7,3739 ; Journal des Débats, 7 mars.) Mais ni au dossier de Quesnel, aux Archives de la guerre, ni dans les rapports de police des Archives nationales, il n’existe aucune pièce de nature à faire la lumière sur les causes de ce suicide ou de cet assassinat.