La Gageure imprévue

La bibliothèque libre.
La Gageure imprévue
Théâtre de Sedaine, Texte établi par Louis MolandGarnier Frères (p. 333-388).
AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR

La seule scène théâtrale de ce petit ouvrage est tirée d’une des nouvelles de Scarron, intitulée la Précaution inutile, et, je l’avoue, toutes les autres scènes de ma comédie n’ont servi que d’enveloppe à celle où la marquise propose et gagne la gageure. Dans Scarron, la duchesse (car c’en est une) a joué et joue plus gros jeu ; mais les romanciers font ce qu’ils veulent.

Dans la nouvelle suivante, intitulée les Hypocrites, Molière a, je crois, trouvé une des belles scènes de son Tartuffe : celle où ce scélérat se jette aux genoux d’Orgon pour le prier de pardonner à son fils, celle ou il s’avoue un misérable souillé d’ordures, etc. Mais l’auteur l’a si bien fondue dans son drame, elle y est si naturellement amenée, qu’on croirait aisément qu’il n’y avait pas besoin du roman pour l’imaginer.

Cette remarque a fait naître mes regrets sur ce que Molière ne s’est pas servi de la scène que j’ai mise en œuvre ; il aurait dû cueillir cette fleur, elle était sur sa route, et le Théâtre-Français aurait un ouvrage de plus.


Si j’ai marqué l’air, le ton et le jeu des personnages avec une sorte d’affectation, c’est pour les acteurs de société qui n’ont pas vu représenter cette pièce, et même pour quelques comédiens de province s’ils la jugent digne de les occuper.

PERSONNAGES
LE MARQUIS DE CLAINVILLE. 
 M. Préville.
LA MARQUISE DE CLAINVILLE. 
 Mme Préville.
M. DÉTIEULETTE 
 M. Bellecourt.
MADEMOISELLE ADÉLAIDE. 
 Mlle Doligny.
GOTTE. 
 Mme Bellecourt.
DUBOIS, concierge. 
 M. Bouré.
LAFLEUR, domestique 
 M. Auger.
LA GOUVERNANTE de Mlle Adélaïde 
 Mlle Durand.

La scène est au château du marquis.



APPROBATION.

J’ai lu, par ordre de Monseigneur le chancelier, la Gageure imprévue, comédie, et je crois qu’on en peut permettre l’impression.

Marin.
À Paris, ce 10 janvier 1769[1].
LA GAGEURE IMPRÉVUE
COMÉDIE


Scène PREMIÈRE

GOTTE, seule.

Nous nous plaignons, nous autres domestiques, et nous avons tort. Il est vrai que nous avons à souffrir des caprices, des humeurs, des brusqueries, souvent des querelles, dont nous ne devinons pas la cause : mais au moins si cela fâche, cela désennuie. Eh ! l’ennui !… l’ennui !… Ah ! c’est une terrible chose que l’ennui… Si cela dure encore deux heures, ma maîtresse en mourra. Mais pour une femme d’esprit, n’avoir pas l’esprit de s’amuser, cela m’étonne. C’est peut-être que plus on a d’esprit, moins on a de ressources pour se désennuyer. Vivent les sots, pour s’amuser de tout ! Ah ! la voilà, qui quitte enfin son balcon.


Scène II

GOTTE, LA MARQUISE.
GOTTE.

Madame a-t-elle vu passer bien du monde ?

LA MARQUISE.
Oui, des gens bien mouillés, des voituriers, de pauvres gens qui font pitié. Voilà une journée d’une tristesse… La pluie est encore augmentée.
GOTTE.

Je ne sais si madame s’ennuie : mais je vous assure que moi… de ce temps-là on est tout je ne sais comment.

LA MABQUISE.

Il m’est venu l’idée la plus folle… S’il était passé sur le grand chemin quelqu’un qui eût eu figure humaine, je l’aurais fait appeler pour me tenir compagnie.

GOTTE.

Il n’est point de cavalier qui n’en eût été bien aise. Mais, madame, monsieur le marquis n’aura pas lieu d’être satisfait de sa chasse ?

LA MARQUISE.

Je n’en suis pas fâchée.

GOTTE.

Hier au soir, vous lui avez conseillé d’y aller.

LA MARQUISE.

Il en mourait d’envie, et j’attendais des visites. La comtesse de Wordacle…

GOTTE.

Quoi ! cette dame si laide ?

LA MARQUISE.

Je ne hais pas les femmes laides.

GOTTE.

Vous pourriez même aimer les jolies.

LA MARQUISE.

Je badine & je ne hais personne. Donnez-moi ce livre. (Elle prend le livre.) Ah ! de la morale : je ne lirai pas. Si mon clavecin… Je vous avais dit de faire arranger mon clavecin ; mais vous ne songez à rien. S’il était accordé,

j’en toucherais.
GOTTE.

Il l’est, madame, le facteur est venu ce matin.

LA MARQUISE.

J’en jouerai ce soir : cela amusera monsieur de Clainville… Je vais broder… Non, approchez une table, je veux écrire. Ah, dieux !

GOTTE, approche une table.

La voilà.

LA MARQUISE, regarde les plumes et les jette.

Ah ! pas une seule plume en état d’écrire.

GOTTE.

En voici de toutes neuves.

LA MARQUISE.

Pensez-vous que je ne les vois pas ?… Faites donc fermer cette fenêtre… Non, je vais m’y remettre, laissez. (La marquise va se remettre à la fenêtre)

GOTTE.

Ah ! de l’humeur, c’est un peu trop. Voilà donc de la morale : de la morale ! il faut que je lise cela, pour savoir ce que c’est que la morale. (Elle lit.) Essai sur l’homme. Voilà une singulière morale. Il faut que je lise cela… (Elle remet le livre.)

LA MARQUISE.

Gotte, Gotte.

GOTTE.

Madame ?

LA MARQUISE.
Sonne quelqu’un. Cela sera plaisant… Ah ! c’est un peu… Il faut que ma réputation soit aussi bien établie qu’elle l’est, pour risquer cette plaisanterie.

Scène III

LA MARQUISE, GOTTE, un domestique,
LA MARQUISE, au domestique.

Allez vite à la petite porte du parc. Vous verrez passer un officier qui a un surtout bleu, un chapeau bordé d’argent. Vous lui direz : Monsieur, une dame que vous venez de saluer, vous prie de vouloir bien vous arrêter un instant. Vous le ferez entrer par les basses-cours. S’il vous demande mon nom, vous lui direz que c’est madame le comtesse de Wordacle.

LE DOMESTIQUE.

Madame la comtesse de Wordacle ?

LA MARQUISE.

Oui ; courez vite


Scène IV

LA MARQUISE, GOTTE.
GOTTE.

Madame la comtesse de Wordacle ?

LA MARQUISE.

Oui.

GOTTE.

Cette comtesse si vieille, si laide, si bossue ?

LA MARQUISE.
Oui : cela sera très-singulier. Partout où mon officier en fera le portrait, on se moquera de lui.
GOTTE.

Connaissez-vous cet officier ?

LA MARQUISE.

Non.

GOTTE.

S’il vous connaît ?

LA MARQUISE.

En ce cas, le domestique n’avait pas le sens commun ; il aura dit un nom pour un autre.

GOTTE.

Mais, madame, avez-vous pensé ?…

LA MARQUISE.

J’ai pensé à tout : je ne dînerai pas seule. En fait de compagnie à la campagne, on prend ce qu’on trouve.

GOTTE.

Mais si c’était quelqu’un qui ne convint pas à madame ?

LA MARQUISE.

Ne vais-je pas voir quel homme c’est ? Faites fermer les fenêtres. (Gotte sonne.)


Scène V

GOTTE, LA MARQUISE, LAFLEUR.

La marquise tire son mouchoir de poche : elle regarde si ses cheveux ne sont pas dérangés, et si son rouge est bien. Lafleur, après avoir fermé la fenêtre, parle à l’oreille de Gotte, et finit en disant :

LAFLEUR.
Je l’ai vu.
GOTTE.

Ah ! madame ! voilà bien de quoi vous désennuyer. Il y a une dame enfermée dans l’appartement de monsieur le marquis.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

GOTTE.

Parle, parle : conte donc.

LAFLEUR.

Madame… (À Gotte) Babillarde !

LA MARQUISE.

Je vous écoute.

LAFLEUR.

Madame, parlant par révérence…

LA MARQUISE.

Supprimez vos révérences.

LAFLEUR.

Sauf votre respect, madame…

LA MARQUISE.

Que ces gens-là sont bêtes avec leur respect et leurs révérences ! Ensuite ?

LAFLEUR.

J’allais, madame, au fond du corridor, lorsque par la petite fenêtre qui donne sur la terrasse du cabinet de monsieur, j’ai vu, comme j’ai l’honneur de voir madame la marquise…

LA MARQUISE.

Voilà de l’honneur à présent. Hé bien ! qu’avez-vous vu ?

LAFLEUR.

J’ai vu derrière la croisée du grand cabinet de monsieur le marquis, j’ai vu remuer un rideau, ensuite une petite main, une main droite ou une main gauche : oui, c’était une main droite, qui a tiré le rideau comme ça. J’ai regardé, j’ai aperçu une jeune demoiselle de seize à dix-huit ans : je n’assurerais pas qu’elle a dix-huit ans, mais elle en a bien seize.

LA MARQUISE.

Et… Êtes-vous sûr de ce que vous dites ?

LAFLEUR.

Ah ! madame, voudrais-je ?…

LA MARQUISE.

C’est, sans doute, quelque femme que le concierge aura fait entrer dans l’appartement. Faites venir Dubois. Lafleur, n’en avez-vous parlé à personne ?

LAFLEUR.

Hors à mademoiselle Gotte.

LA MARQUISE.

Si l’un ou l’autre vous en dites un mot, je vous renvoie. Faites venir Dubois.


Scène VI

LA MARQUISE, GOTTE.
GOTTE, faisant la pleureuse.

Je ne crois pas, madame, avoir jamais eu le malheur de manquer envers vous ; je n’ai jamais dit aucun secret.

LA MARQUISE.

Je vous permets de dire les miens.

GOTTE.
Madame, est-il possible… que vous puissiez… penser que ?…
LA MARQUISE.

Ha, ha, vous allez pleurer ; je n’aime pas ces petites simagrées ; je vous prie de finir, ou allez dans votre chambre ; cela se passera.


Scène VII

LA MARQUISE, GOTTE, DUBOIS.
LA MARQUISE.

Monsieur Dubois, qu’est-ce que cette jeune personne qui est dans l’appartement de mon mari ?

DUBOIS.

Une jeune personne qui est dans l’appartement de monsieur !

LA MARQUISE.

Je vois que vous cherchez à me mentir ; mais je vous prie de songer que ce serait me manquer de respect ; et je ne le pardonne pas.

DUBOIS.

Madame, depuis vingt-sept ans que j’ai l’honneur d’être valet de chambre à monsieur le marquis, il n’a jamais eu sujet de penser que je pouvais manquer de respect ; et lorsque les maîtres font tant que de vouloir bien nous interroger… il y a onze ans, madame…

LA MARQUISE.

Vous cherchez à éluder la question ; mais je vous prie d’y répondre précisément. Quelle est cette jeune personne qui est dans le cabinet de monsieur de Clainville ?

DUBOIS.
Ah, madame ! vous pouvez me perdre ; et si monsieur sait que je vous l’ai dit… peut-être veut-il en faire un secret.
LA MARQUISE.

Eh bien ce secret, vous n’êtes pas venu me trouver pour me le dire. Monsieur de Clainville saura que je vous ai interrogé sur ce que je savais, et que vous n’avez osé ni me mentir, ni me désobéir.

DUBOIS.

Ah ! madame ! quel tort cela pourrait me faire !

LA MARQUISE.

Aucun. Ceci me regarde et j’aurai assez de pouvoir sur son esprit…

DUBOIS.

Ah ! madame ! vous pouvez tout ; et si vous interrogiez monsieur, je suis sûr qu’il vous dirait…

LA MARQUISE.

Revenons à ce que je vous demandais. Sortez, Gotte.


Scène VIII

LA MARQUISE, DUBOIS.
LA MARQUISE.

Vous ne devez avoir aucun sujet de crainte.

DUBOIS.

Madame, hier au matin, monsieur me dit : Dubois, prends ce papier, et exécute de point en point ce qu’il renferme.

LA MARQUISE.

Quel papier ?

DUBOIS.

Je crois l’avoir encore. Le voici

LA MARQUISE.
Lisez.
DUBOIS.

C’est de la main de monsieur le marquis. « Ce jeudi, 16 du courant, au matin. Aujourd’hui, à cinq heures un quart du soir, Dubois dira à sa femme de s’habiller, et de mettre une robe. À six heures et demie, il partira de chez lui avec sa femme, sous le prétexte d’aller promener. À sept heures et demie, il se trouvera à la petite porte du parc. À huit heures sonnées, il confiera à sa femme qu’ils sont là l’un et l’autre pour m’attendre. À huit heures et demie… »

LA MARQUISE.

Voilà bien du détail : donnez, donnez. (Elle parcourt le papier des yeux.) Eh bien ?

DUBOIS.

Monsieur est arrivé à dix heures passées. Ma femme mourait de froid : c’est qu’il était survenu un accident à la voiture. Monsieur était dans sa diligence ; il en fait descendre deux femmes, l’une jeune et l’autre âgée. Il a dit à ma femme : « Conduisez-les dans mon appartement par votre escalier. » Monsieur est rentré. Il n’a dit à la plus jeune que deux mots ; et il nous les a recommandées.

LA MARQUISE.

Hé ! où ont-elles passé la nuit ?

DUBOIS.

Dans la chambre de ma femme, où j’ai dressé un lit.

LA MARQUISE.

Et monsieur n’a pas eu plus d’attention pour elle ?

DUBOIS.
Vous me pardonnerez, madame ; il est revenu ce matin avant d’aller à la chasse ; il a fait demander la permission d’entrer ; il a fait beaucoup d’honnêteté, beaucoup d’amitié à la jeune personne, beaucoup, beaucoup…
LA MARQUISE.

Voilà ce que je ne vous demande pas. Et vous ne voyez pas à peu près quelles sont ces femmes ?

DUBOIS.

Madame, j’ai exécuté les ordres ; mais ma femme m’a dit que c’est quelqu’un comme il faut.

LA MARQUISE.

Amenez-les moi.

DUBOIS.

Ah ! madame !

LA MARQUISE.

Oui, priez-les ; dites-leur que je les prie de vouloir bien passer chez moi.

DUBOIS.

Mais si…

LA MARQUISE.

Faites ce que je vous dis, n’appréhendez rien. Faites rentrer Gotte.


Scène IX

LA MARQUISE.

Ceci me paraît singulier… Non, je ne peux croire Ah ! les hommes sont bien trompeurs… Au reste, je vais voir.


Scène X

LA MARQUISE, GOTTE.
LA MARQUISE.

Je vous prie de garder le silence sur ce que vous pouvez savoir et ne savoir pas. (À part.) Je suis à présent fâchée de mon étourderie, et de mon officier ! Sitôt qu’il paraîtra…

GOTTE.

Oui, madame ?

LA MARQUISE.

Cet officier. Vous le ferez entrer dans mon petit cabinet : vous le prierez d’attendre un instant, et vous reviendrez.


Scène XI

LA MARQUISE, DUBOIS, mademoiselle ADÉLAIDE, SA GOUVERNANTE.
LA MARQUISE.

Mademoiselle, je suis très-fâchée de troubler votre solitude : mais il faut que monsieur le marquis ait eu des raisons bien essentielles pour me cacher que vous étiez dans son appartement. J’attends de vous la découverte d’un mystère aussi singulier.

LA GOUVERNANTE.

Madame, je vous dirai que…

LA MARQUISE.

Cette femme est à vous ?

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.

Oui, madame, c’est ma gouvernante.

LA MARQUISE.

Permettez-moi de la prier de passer dans mon cabinet.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.
Madame, depuis mon enfance elle ne m’a point quittée. Permettez-lui de rester.
LA MARQUISE, à Dubois.

Avancez un siège, et sortez. (Dubois avance un siège : la marquise montre un siège plus loin.) Asseyez-vous, la bonne, asseyez-vous. Mademoiselle, toute l’honnêteté qui paraît en vous devait ne point faire hésiter monsieur le marquis de vous présenter chez moi.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.

J’ignore, madame, les raisons qui l’en ont empêché ; j’aurais été la première à lui demander cette grâce, si je n’apprenais à l’instant que j’avais l’honneur d’être chez vous.

LA MARQUISE.

Vous ne saviez pas ?

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.

Non, madame.

LA MARQUISE.

Vous redoublez ma curiosité.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.

Je n’ai nulle raison pour ne pas la satisfaire. Monsieur le marquis ne m’a jamais recommandé le secret sur ce qui me concerne.

LA MARQUISE.

Y a-t-il longtemps qu’il a l’honneur de vous connaître ?

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.

Depuis mon enfance, madame. Dans le couvent où j’ai passé ma vie, je n’ai connu que lui pour tuteur, pour parent et pour ami.

LA MARQUISE, à la gouvernante.

Comment se nomme mademoiselle

LA GOUVERNANTE.
Mademoiselle Adélaïde.
LA MARQUISE.

Point d’autre nom ?

LA GOUVERNANTE.

Non, madame.

LA MARQUISE.

Non !… Et vous me direz, mademoiselle, que vous ignorez les idées de monsieur le marquis en vous amenant chez lui, et en vous dérobant à tous les yeux ?

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE, d’un ton un peu sec.

Lorsqu’on respecte les personnes, on ne les presse pas de questions, madame ; et je respectais trop monsieur le marquis, pour le presser de me dire ce qu’il avait voulu me taire.

LA MARQUISE.

On ne peut pas avoir plus de discrétion.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE

Et j’ai déjà eu l’honneur de vous dire, madame, que j’ignorais que j’étais chez vous.

LA MARQUISE.

Vous me le feriez oublier.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE, se levant.

Madame, je me retire.

LA MARQUISE, levée, d’un ton radouci.

Mademoiselle, je désire que monsieur le marquis ne retarde pas le plaisir que j’aurais de vous connaître.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.

Je le désire aussi.

LA MARQUISE.
Il a sans doute eu des motifs que je ne crois injurieux, ni pour vous, ni pour moi ; mais convenez que ce mystérieux silence a besoin de tous les sentiments que vous inspirez, pour n’être pas mal interprété.
MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.

J’en conviens, madame ; et pour vous confirmer dans l’idée que je mérite que l’on prenne de moi, je vous dirai quelle est la mienne sur la conduite de monsieur de Clainville à mon égard. Il y a quelques mois…

LA MARQUISE.

Asseyez-vous, je vous en prie.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE, s’assied, ainsi que la marquise et la gouvernante.

Il y a quelques mois que monsieur de Clainville vint à mon couvent ; il était accompagné d’un gentilhomme de ses amis : il me le présenta. Il me demanda, pour lui, la permission de paraître à la grille ; je l’accordai. Il y vint… je l’ai vu… quelquefois… souvent même ; et lundi passé, monsieur le marquis revint me voir ; il me dit de me disposer à sortir du couvent. Dans la conversation qu’il eut avec moi, il sembla me prévenir sur un changement d’état. Quelques jours après (c’était hier) il est revenu un peu tard ; car la retraite était sonnée. Il m’a fait sortir, non sans quelque chagrin ; j’étais dans ce couvent dès mon enfance ; et il m’a conduite ici. Voici, madame, toute mon histoire ; et s’il était possible que j’imaginasse quelque sujet de craindre l’homme que je respecte le plus, ce serait près de vous que je me réfugierais.


Scène XII

LES PRÉCÉDENTS, GOTTE.
GOTTE.

Il se nomme monsieur Détieulette.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.
Monsieur Détieulette !
LA GOUVERNANTE.

Monsieur Détieulette ?

LA MARQUISE.

Dans mon cabinet ?

GOTTE.

Voilà, il est là.

LA MARQUISE, à Gotte.

Faites-le entrer ici… dans un moment. (À Mlle Adélaïde). Mademoiselle, je ne crois pas que monsieur de Clainville me prive longtemps du plaisir de vous voir. Je ne lui dirai pas que j’ai pris la liberté de l’anticiper : je vous demanderai, mademoiselle, de vouloir bien ne lui en rien dire.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.

Madame, j’observerai le même silence.

LA MARQUISE, à Gotte.

Faites entrer Dubois. Ah !…


Scène XIII

LES PRÉCÉDENTS, DUBOIS.
LA MARQUISE.

Dubois, ayez pour mademoiselle tous les égards, toutes les attentions dont vous êtes capable. Vous ne direz point à monsieur le marquis que mademoiselle a bien voulu passer dans mon appartement, à moins qu’il ne vous le demande. Mademoiselle, j’espère que…

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE.
Madame… (La marquise reconduit jusqu’à la deuxième porte. Gotte est restée ; elle voit entrer M. Détieulette.)
GOTTE.

Il n’a pas mauvaise mine ; elle peut le faire rester à dîner.


Scène XIV.

M. DÉTIEULETTE, LAFLEUR.
M. DÉTIEULETTE.

Tu demeures ici ?

LAFLEUR.

Chez le marquis de Clainville.

M. DÉTIEULETTE.

Chez le marquis de Clainville ? On m’a dit la comtesse de Wordacle.

LAFLEUR.

Madame a ordonné de le dire.

M. DÉTIEULETTE.

Ordre de dire qu’elle se nommait la comtesse de Wordacle ?

LAFLEUR.

Oui, monsieur.

M. DÉTIEULETTE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

LAFLEUR.

Je n’en sais rien.

M. DÉTIEULETTE.

Et où est le marquis ?

LAFLEUR.
On le dit a la chasse.
M. DÉTIEULETTE.

N’est-il point à Montfort ? Je comptais l’y trouver. Revient-il ce soir ?

LAPLEUR.

Oui, madame l’attend.

M. DÉTIEULETTE.

Mais avoir fait dire qu’elle se nommait la comtesse de Wordacle : je n’y conçois rien.

LAFLEUR.

Monsieur, avez-vous toujours Champagne à votre service ?

M. DÉTIEULETTE.

Oui, je l’ai laissé derrière : son cheval n’a pu me suivre : mais voilà un singulier hasard ; et tu ne sais pas le motif ?…

LAFLEUR.

Non, monsieur ; mais ne dites pas… Ah ! voilà madame.


Scène XV

LA MARQUISE, M. DETIEULETTE, GOTTE.
LA MARQUISE.

Quoi monsieur le baron, vous passez devant mon château sans me faire l’honneur… Ah ! monsieur… Ah ! que j’ai de pardons à vous demander : je vous ai pris pour un des parents de mon mari, et je vous ai fait prier de vous arrêter un moment. Je comptais lui faire des reproches, et ce sont des excuses que je vous dois… Ah ! monsieur… Ah ! que je suis fâchée de la peine que je vous ai donnée !

M. DÉTIEULETTE.
Madame…
LA MARQUISE.

Que d’excuses j’ai à vous faire !

M. DÉTIEULETTE.

Je rends grâce à votre méprise ; elle me procure l’honneur de saluer madame la comtesse.

LA MARQUISE.

Ah ! monsieur, on ne peut être plus confuse que je le suis. Mais, Gotte, mais voyez comme monsieur ressemble au baron.

GOTTE.

Oui, madame, à s’y méprendre.

LA MARQUISE.

Je ne reviens pas de mon étonnement : même taille, même air de tête…


Scène XVI

LES PRÉCÉDENTS, UN MAÎTRE D’HÔTEL.
LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Madame est servie.

LA MARQUISE.

Monsieur, restez ; peut-être n’avez-vous pas dîné ? Monsieur, quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître…

M. DÉTIEULETTE.

Madame…

LA MARQUISE, au maître d’hôtel.

Monsieur reste.

M. DÉTIEULETTE.
Je ne sais, madame la comtesse, si je dois accepter l’honneur…
LA MARQUISE.

Vous devez, monsieur, me donner le temps d’effacer de votre esprit l’opinion d’étourderie que vous devez, sans doute, m’accorder. (M. Détieulette donne la main ; ils passent dans la salle à manger.)


Scène XVII

GOTTE.

Ah ! pour cela, on ne peut mieux jouer la comédie. Ah ! les femmes ont un talent merveilleux. Elle l’a dit, elle ne dînera pas seule. Je ne reviens pas de sa tranquillité.


Scène XVIII

GOTTE, LAFLEUR.

Gotte lève un coussin de berger, tire de dessous une manchette qu’elle brode, Lafleur paraît ; elle est prête à la cacher, et voyant que c’est Lafleur, elle se remet à broder. Lafleur a une serviette à la main, comme un domestique qui sert à table.

LAFLEUR.

Enfin, on peut causer.

GOTTE.

Ah ! te voilà ! je pensais à toi. Tu ne sers pas à table ?

LAFLEUR.

Est-ce qu’il faut être douze pour servir deux personnes ?

GOTTE.

Et si madame te demande ?

LAFLEUR.
Elle a Julien. Je suis cependant fâché de n’être pas resté, j’aurais écouté. (Il tire le fil de Gotte.)
GOTTE.

Finis donc.

LAFLEUR.

C’est que je t’aime bien.

GOTTE.

Ah ! tu m’aimes : je veux bien le croire. Mais il faut avouer que tu es bien singulier avec toutes tes niaiseries.

LAFLEUR.

Quoi donc ?

GOTTE.

Madame, sur votre respect. Madame, révérence parler. Madame, j’ai eu l’honneur d’aller au bout du corridor. (Pendant ce couplet, Lafleur rit.)

LAFLEUR.

Ha, ha !

GOTTE.

Hé ! de quoi ris-tu ?

LAFLEUR.

Comment ! tu es la dupe de cela, toi ?

GOTTE.

Quoi la dupe ?

LAFLEUR.

Oui, quand je parle comme cela à madame.

GOTTE.

Sans doute.

LAFLEUR.

Et que je fais le nigaud.

GOTTE.
Comment ?
LAFLEUR.

Je le fais exprès.

GOTTE.

Tu le fais exprès ?

LAFLEUR.

Tu ne sais donc pas comme les maîtres sont aises quand nous leur donnons occasion de dire : Ah ! que ces gens-là sont bêtes ! Ah ! quelle ineptie ! Ah ! quelle sotte espèce ! Ils devraient bien manger de l’herbe, et mille autres propos. C’est comme s’ils se disaient à eux-mêmes : Ah ! que j’ai d’esprit ! Ah ! quelle pénétration ! Ah ! comme je suis bien au-dessus de tout ça ! Hé ! pourquoi leur épargner ce plaisir-là ? Moi, je le leur donne toujours, et tant qu’ils veulent ; et je m’en trouve bien. Qu’est-ce que cela coûte ?

GOTTE.

Je ne te croyais ni si fin, ni si adroit,

LAFLEUR.

J’ai déjà fait cinq conditions ; j’ai été renvoyé de chez trois pour avoir fait l’entendu, pour leur avoir prouvé que j’avais plus de bon sens qu’eux. Depuis ce temps-là j’ai fait tout le contraire, et cela me réussit ; car j’ai déjà devant moi une assez bonne petite somme, que je veux mettre aux pieds de la charmante brodeuse, qui veut bien… (Il veut l’embrasser.)

GOTTE.

Mais, finis donc ; tu m’impatientes.

LAFLEUR.

Tiens, Gotte, j’ai lu dans un livre relié, que pour cette fortune, il suffit de n’avoir ni honneur ni humeur.

GOTTE.
À l’humeur près, ta fortune est faite.
LAFLEUR.

Ah ! je ferai fortune.

GOTTE.

Mais, tu as lu ; est-ce que tu sais lire ?

LAFLEUR.

Oui ; quand je suis entré ici, j’ai dit que je ne savais ni lire ni écrire. Cela fait bien, on se méfie moins de nous ; et pourvu qu’on remplisse son devoir, qu’on fasse bien ses commissions, avec cela l’air un peu stupide, attaché, secret, voilà tout. Ah ! je ferai fortune. Mais avant, ô ma charmante petite Gotte…

GOTTE.

Mais, finis donc, finis donc, finis donc : tu m’as fait casser mon fil. Tiens, tes manchettes seront faites quand elles voudront. (Elle les jette par terre, Lafleur les ramasse.)

LAFLEUR.

Vous respectez joliment mes manchettes. Ah ! c’est bien brodé. Mais les as-tu commencées pour moi ?

GOTTE.

Donne, donne. Tu as donc peur de faire voir à madame que tu as de l’esprit ?

LAFLEUR.

Oui, vraiment.

GOTTE.

Vraiment ; mais ne t’y fie pas. Madame voit tout ce qu’on croit lui cacher. Il y a sept ans que je suis à son service, je l’ai bien observée : c’est un ange pour la conduite, c’est un démon pour la finesse. Cette finesse-là l’entraîne souvent plus loin qu’elle ne le veut, et la jette dans des étourderies ; étourderies pour toute autre, témoin celle-ci ; mais je ne sais pas comme elle fait. Ce qui me désolerait moi, finit toujours par lui faire honneur. Je ne suis pas sotte ; hé bien ! elle me devine une heure avant que je parle. Pour monsieur le marquis, qui se croit le plus savant, le plus fin, le plus habile, le premier des hommes, il n’est que l’humble serviteur des volontés de madame ; et il jurerait ses grands dieux qu’elle ne pense, n’agit et ne parle que d’après lui. Ainsi, mon pauvre Lafleur, mets toi à ton aise, ne te gêne pas, déploie tous les trésors de ton bel esprit ; et près de madame tu ne seras jamais qu’un sot, entends-tu.

LAFLEUR.

Et avec cet esprit-là elle n’a jamais eu la moindre petite affaire de cœur ? là quelque…

GOTTE.

Jamais.

LAFLEUR.

Jamais. On dit cependant monsieur jaloux.

GOTTE.

Ah ! comme cela, par saillie. C’est elle bien plutôt qui serait jalouse ; pour lui, il a tort, car c’est presque la seule femme de laquelle je jurerais, et de moi, s’entend.

LAFLEUR.

Ah ! sûrement. Mais cela doit te faire une assez mauvaise condition.

GOTTE.

Ah ! madame est fort généreuse.

LAFLEUR.

Imagine donc ce qu’elle serait, s’il y avait quelque amourette en campagne. Avec les maîtres qui vivent bien ensemble, il n’y a ni plaisir, ni profit. Ah ! que je voudrais être à la place de Dubois.

GOTTE.
Pourquoi ?
LAFLEUR.

Pourquoi ? Et cette jolie personne enfermée chez monsieur, n’est-ce rien ? Je parie que c’est la plus charmante petite intrigue. Monsieur va l’envoyer à Paris ; il lui louera un appartement, il la mettra dans ses meubles ; le valet de chambre fera les emplettes ; c’est tout gain. Madame se doutera de la chose, ou quelque bonne amie viendra en poste de Paris pour lui en parler, sans le faire exprès. Ah ! Gotte, si tu as de l’esprit, ta fortune est faite. Tu feras de bons rapports, vrais ou faux ; tu attiseras le feu ; madame se piquera, prendra de l’humeur, et se vengera. Croirais-tu que je ne l’ai dit à madame que pour la mettre dans le goût de se venger ?

GOTTE.

Tu es un dangereux coquin.

LAFLEUR.

Bon qu’est-ce que cela fait ? Il y a sept ans, dis-tu, que tu es à son service. Il faut qu’un domestique soit bien sot, lorsqu’au bout de sept ans il ne gouverne pas son maître.

GOTTE.

Il ne faudrait pas s’y jouer avec madame ; elle me jetterait là comme une épingle.

LAFLEUR.

Voici, par exemple, pour elle une belle occasion : Monsieur Détieulette est aimable.

GOTTE.

Monsieur ?…

LAFLEUR.

Monsieur Détieulette ; cet officier.

GOTTE.
Est-ce que tu le connais ?
LAFLEUR.

Oui ; il m’a reconnu d’abord. Je l’ai beaucoup vu chez mon ancien maître : il était étonné de me voir chez le marquis de Clainville.

GOTTE.

Est-ce que tu lui as dit chez qui tu étais ?

LAFLEUR.

Oui.

GOTTE.

Chez monsieur de Clainville ?

LAFLEUR.

Oui, à madame de Clainville.

GOTTE.

À madame de Clainville ? Ah ! la bonne chose ! C’est bien fait, avec ses détours, j’en suis bien aise : sa finesse a ce qu’elle mérite.

LAFLEUR.

Pourquoi donc ?

GOTTE.

Je ne m’étonne plus s’il se tuait de l’appeler madame la comtesse. C’est que sous le nom de la comtesse de Wordacle… Quoi ! on a déjà dîné !

LAFLEUR.

Comme le temps passe vite !

GOTTE, cache les manchettes.
Ciel ! voilà madame !

Scène XIX.

LA MARQUISE, M. DÉTIEULETTE, GOTTE, LAFLEUR.
LA MARQUISE, lance un regard sévère sur Lafleur et sur Gotte.

Oui, monsieur, notre sexe trouvera toujours aisément le moyen de gouverner le vôtre. L’autorité que nous prenons marche par une route si fleurie, la pente est si insensible, notre constance dans le même projet a l’air si simple et si naturel, notre patience a si peu d’humeur, que l’empire est pris avant que vous vous en doutiez.

M. DÉTIEULETTE.

Que je m’en doutasse ou non, j’aimerais, madame, à vous le céder.

LA MARQUISE.

Je reçois cela comme un compliment ; mais faites une réflexion. Dès l’enfance on nous ferme la bouche, on nous impose silence jusqu’à notre établissement ; cela tourne au profit de nos yeux et de nos oreilles. Notre coup d’œil en devient plus fin, notre attention plus soutenue, nos réflexions plus délicates ; et la modestie avec laquelle nous nous énonçons donne presque toujours aux hommes une confiance dont nous profiterions aisément si nous nous abaissions jusqu’à les tromper.

M. DÉTIEULETTE.

Ah ! madame, que n’ai-je ici pour second le colonel d’un régiment dans lequel j’ai servi, le marquis de Clainville.

LA MARQUISE.
Le marquis de Clainville ! vous connaissez le marquis de Clainville ?
M. DÉTIEULETTE.

Oui, madame. (Ici Gotte écoute avec attention.)

LA MARQUISE.

Ne vous trompez-vous pas ?

M. DÉTIEULETTE.

Non, madame. C’est un homme qui doit avoir à présent… oui, il doit avoir à présent cinquante à cinquante-deux ans, de moyenne taille, fort bien prise ; beau joueur, bon chasseur, grand parieur, savant, se piquant de l’être, même dans les détails ; connaissant tous les arts, tous les talents, toutes les sciences, depuis la peinture jusqu’à la serrurerie, depuis l’astrologie jusqu’à la médecine ; d’ailleurs, excellent officier, d’un esprit droit et d’un commerce sûr. (Ici, Gotte sourit.)

LA MARQUISE.

La serrurerie ! ah ! vous le connaissez.

M. DÉTIEULETTE.

Je ne sais pas s’il a des terres dans cette province.

LA MARQUISE.

Et monsieur de Clainville vous disait…

M. DÉTIEULETTE.

Vous le connaissez aussi, madame ?

LA MARQUISE.

Beaucoup ; et il vous disait…

M. DÉTIEULETTE.

On m’avait dit qu’il était veuf, et qu’il allait se remarier.

LA MARQUISE.

Non, monsieur, il n’est pas veuf.

M. DÉTIEULETTE.
On le plaignait beaucoup de ce que sa femme…
LA MARQUISE.

Sa femme ?…

M. DÉTIEULETTE.

Avait la tête un peu…

LA MARQUISE.

Un peu ?

M. DÉTIEULETTE.

Oui, qu’elle avait une maladie… d’esprit… des absences… jusqu’à ne pas se ressouvenir des choses les plus simples, jusqu’à oublier son nom.

LA MARQUISE.

Pure calomnie ! (Gotte, pendant ces couplets, rit, et enfin éclate. La marquise se retourne, et dit à Gotte :) Qu’est-ce que c’est donc ?

GOTTE.

Madame, j’ai un mal de dents affreux.

LA MARQUISE.

Allez plus loin, nous n’avons pas besoin de vos gémissements. (À M. Détieulrtte.) Enfin, que vous disait monsieur de Clainville sur le chapitre des femmes ?

M. DÉTIEULETTE.

Ce qu’il disait était fort simple, et avait l’air assez réfléchi. Les femmes, disait monsieur de Clainville vous m’y forcez, madame ; je n’oserais jamais…

LA MARQUISE.

Dites, monsieur.

M. DÉTIEULETTE.

Les femmes, disait-il, n’ont d’empire que sur les âmes faibles ; leur prudence n’est que de la finesse, leur raison n’est souvent que du raisonnement ; habiles à saisir la superficie, le jugement en elles est sans profondeur aussi n’ont-elles que le sang-froid de l’instant, la présence d’esprit de la minute, et cet esprit est souvent peu de chose ; il éblouit sous le coloris des grâces, il passe avec elles, il s’évapore avec leur jeunesse, il se dissipe avec leur beauté. Elles aiment mieux… Madame, c’est monsieur de Clainville qui parle, ce n’est pas moi ; je suis si loin de penser…

LA MARQUISE.

Continuez, monsieur. Elles aiment mieux ?…

M. DÉTIEULETTE.

Elles aiment mieux réussir par l’intrigue que par la droiture et par la simplicité ; secrètes sur un seul article, mystérieuses sur quelques autres, dissimulées sur tous. Elles ne sont presque jamais agitées que de deux passions, qui même n’en font qu’une, l’amour d’un sexe, et la haine de l’autre. Défendez-vous, ajoutait-il… Madame, je…

LA MARQUISE.

Achevez, monsieur, achevez.

M. DÉTIEULETTE.

Défendez-vous, ajoutait-il, de leur premier coup d’œil ; ne croyez jamais leur première phrase, et elles ne pourront vous tromper. Je ne l’ai jamais été par elles dans la moindre petite affaire, et je ne le serai jamais.

LA MARQUISE.

Et monsieur de Clainville vous disait cela ?

M. DÉTIEULETTE.

À moi, madame, et à tous les officiers qui avaient l’honneur de manger chez lui. Là-dessus il entrait dans des détails…

LA MARQUISE.
Je n’en suis pas fort curieuse. Et sans doute, messieurs, que vous applaudissiez ; car lorsqu’un de vous s’amuse sur notre chapitre…
M. DÉTIEULETTE.

Je me taisais, madame ; mais si j’avais eu le bonheur de vous connaître, quel avantage n’aurais-je pas eu sur lui, pour lui prouver que la force de la raison, la solidité du jugement…

LA MARQUISE, un peu piquée.

Monsieur, je ne m’aperçois pas que j’abuse de la complaisance que vous avez eue de vous arrêter ici. Vous m’avez dit qu’il vous restait encore dix lieues à faire ; et la nuit…


Scène XX

LA MARQUISE, M. DÉTIEULETTE, GOTTE.
GOTTE.

Madame, voici monsieur le marquis… non, monsieur le comte, qui revient de la chasse.

LA MARQUISE, joue l’embarras.

Quoi ! déjà ?… Ô ciel ! Monsieur… je ne sais… je suis…

M. DÉTIEULETTE.

Madame, quelque chose paraît altérer votre tranquillité. Serais-je la cause ?…

LA MARQUISE.

J’hésite sur ce que j’ai à vous proposer. Mon mari n’est pas jaloux, non, il ne l’est pas, et il n’a pas sujet de l’être ; mais il est si délicat sur de certaines choses, et la manière dont je vous ai retenu…

M. DÉTIEULETTE.

Hé bien, madame ?

LA MARQUISE.
Il va, sans doute, venir me dire des nouvelles de sa chasse, et il ne restera pas longtemps.
M. DÉTIEULETTE.

Madame, que faut-il faire ?

LA MARQUISE.

Si vous vouliez passer un instant dans ce cabinet ?

M. DÉTIEULETTE.

Avec plaisir.

LA MARQUISE.

Vous n’y serez pas longtemps. Sitôt qu’il sera sorti de mon appartement, vous serez libre. Vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer ; vous pourrez de la entendre notre conversation. Je serai même charmée que vous nous écoutiez.


Scène XXI

LA MARQUISE, GOTTE.
LA MARQUISE.

Ah ! monsieur de Clainville, nous ne prenons d’empire que sur les âmes faibles ! Je suis piquée au vif… oui… oui… il peut avoir tenu de ces discours-là… je le reconnais. Lui… lui, qui par l’idée de son propre mérite, aurait été l’homme le plus aisé… Ah ! que je serais charmée si je pouvais me venger… m’en venger, là, à l’instant ; et prouver… Mais comment pourrais-je

m’y prendre ?… Si je lui faisais raconter à lui-même, ou plutôt en lui faisant croire… non… il faut que cela intéresse particulièrement mon officier… je veux qu’il en soit en quelque sorte… Si, par quelque gageure. (Ici, elle fixe la porte et la clé en rêvant.) Monsieur de Clainville… Ah ! (Elle dit cela en souriant à l’idée qu’elle a trouvée.) Non, non… il serait pourtant plaisant… Mais que risqué-je…… (Elle se lève, tire la clé du cabinet avec mystère.) Il serait bien singulier que cela réussit. (Elle rit de son idée, en mettant la clé dans sa poche ; elle s’assied.) Gotte, donnez-moi mon sac à ouvrage.
GOTTE.

Le voilà.

LA MARQUISE, rêveuse

Donnez-moi mon sac à ouvrage.

GOTTE.

Hé ! le voilà, madame.

LA MARQUISE.

Ah !


Scène XXII

LE MARQUIS, LA MARQUISE, GOTTE.
LA MARQUISE, sur sa chaise longue, et faisant des nœuds.

Hé bien, monsieur, avez-vous été bien mouillé ?

LE MARQUIS.

J’aime la pluie. Et vous, madame, avez-vous eu beaucoup de monde ?

LA MARQUISE.

Qui que ce soit. Votre chasse a sans doute été heureuse ?

LE MARQUIS.

Ah ! madame, des tours perfides. Nous débusquions des bois de Salveux : voilà nos chiens en défaut. Je soupçonne une traversée ; enfin nous ramenons. Je crie à Brevaut que nous en revoyons ; il me soutient le contraire. Mais je lui dis : « Vois donc la sole pleine, les côtés gros, les pinces rondes, et le talon large ; » il me soutient que c’est une biche brehaigne : cerf dix cors s’il en fut.

LA MARQUISE.

Je suis toujours étonnée, monsieur, de la prodigieuse quantité de mots, de termes que seulement la chasse sait employer. Les femmes croient savoir la langue française ; et nous sommes bien ignorantes. Que de termes d’art, de sciences, de talents et de ces arts que vous appelez…

LE MARQUIS.

Mécaniques.

LA MARQUISE.

Mécaniques ! eh bien ! voilà encore un terme.

LE MARQUIS.

Madame, un homme un peu instruit les sait tous, à peu de chose près.

LA MARQUISE.

Quoi ! de ces arts mécaniques ?

LE MARQUIS.

Oui, madame, je ne me citerai pas pour exemple : je me suis donné une éducation si singulière ! Et sans avoir un empire à réformer, Pierre le Grand n’est pas entré plus que moi dans de plus petits détails ; il y a peu, je ne dis pas de choses servant aux arts, aux sciences, aux talents, mais même aux métiers, dont je n’eusse dit les noms ; j’aurais jouté contre un dictionnaire. (Pendant ce commencement de scène, M. de Clainville peut défaire ses gants, et les donner, ainsi que son couteau de chasse, à un domestique.)

LA MARQUISE.

Je ne jouterais donc pas contre vous ; car, moi, à l’instant, je regardais cette porte, et je me disais : chaque petit morceau de fer qui sert à la construire a certainement son nom ; et, hors la serrure, je n’aurais pas dit le nom d’un seul.

LE MARQUIS.

Hé bien ! moi, madame, je les dirais tous.

LA MARQUISE.
Tous ? cela ne se peut pas.
LE MARQUIS.

Je le parierais.

LA MARQUISE.

Ah ! cela est bientôt dit.

LE MARQUIS.

Je le parie, madame, je le parie.

LA MARQUISE.

Vous le pariez ?

GOTTE, à part.

Notre prisonnier a bien affaire de tout cela.

LE MARQUIS.

Oui, madame, je le parie.

LA MARQUISE.

Soit ; aussi bien depuis quelques jours ai-je besoin de vingt louis.

LE MARQUIS.

Que ne vous adressiez-vous à vos amis ?

LA MARQUISE.

Non, monsieur, je ne veux pas vous devoir un si faible service ; je vous réserve pour de plus grandes occasions, et j’aime mieux vous les gagner.

LE MARQUIS.

Vingt louis ?

LA MARQUISE.

Vingt louis.

GOTTE, à part.

Cela m’impatiente pour lui. Demandez-moi à quel propos cette gageure.

LE MARQUIS.
Soit, je le veux bien.
LA MARQUISE.

Et vous me direz le nom de tous les morceaux de [illisible] qui entrent dans la composition d’une porte, d’une porte de chambre, de celle-ci ?

LE MARQUIS.

Oui, madame.

LA MARQUISE.

Mais il faut écrire à mesure que vous les nommerez ; car je ne me ressouviendrai jamais…

LE MARQUIS.

Sans doute, écrivons, Dubois… (À Gotte.) Mademoiselle, je vous prie de faire venir Dubois. (À la marquise.) Toutes les fois, madame, que je trouverai une occasion de vous prouver que les hommes ont l’avantage de la science, de l’érudition et d’une sorte de profondeur de jugement… Il est vrai, madame, que ce talent divin, accordé par la nature, ce charme, cet ascendant avec lequel un seul de vos regards…

LA MARQUISE.

Ah ! monsieur songez que je suis votre femme, et un compliment n’est rien quand il est déplacé. Revenons à notre gageure, vous voudriez, je crois, me la faire oublier.

LE MARQUIS.

Non, je vous assure.


Scène XXIII

LE MARQUIS, LA MARQUISE, DUBOIS, GOTTE.
LA MARQUISE.
Voici Dubois ; nous n’avons pas de temps à perdre pour prouver ce que j’ai avancé, et nous avons encore dix lieues à faire aujourd’hui.
LE MARQUIS.

Que dites-vous, madame, aujourd’hui ?

LA MARQUISE.

Je vous expliquerai cela ; notre gageure, notre gageure.

LE MARQUIS.

Dubois, prends une plume et de l’encre, mets-toi à cette table, et écris ce que je vais te dicter.

LA MARQUISE.

Dubois, mettez en tête : Vous donnerez vingt louis au porteur du présent, dont je vous tiendrai compte.

LE MARQUIS.

Ils ne sont pas gagnés, madame.

LA MARQUISE,

Voyons, voyons : commencez.

LE MARQUIS.

Madame, ces détails-là vont vous paraître bien bas, bien singuliers, bien ignobles.

LA MARQUISE.

Dites bien brillants : je les trouverai d’or si j’en obtiens ce que je désire. Je suis cependant si bonne, que je veux vous aider à me faire perdre ; vous n’oublierez sans doute pas la serrure, et les petits clous qui l’attachent.

LE MARQUIS.

Ce ne sont pas des clous ; on appelle cela des vis, serrées par des écrous mettez la serrure, les vis, les écrous…

DUBOIS, écrivant.

Écrous.

LE MARQUIS.
L’entrée, la pomme, les rosettes, les fiches…
LA MARQUISE.

Ah ! quelle vivacité, monsieur. Ah ! vous m’effrayez.

DUBOIS.

Les fiches…

LE MARQUIS.

Attendez, madame, tout n’est pas dit.

LA MARQUISE.

Ah ! j’ai perdu, monsieur, j’ai perdu.

LE MARQUIS.

Madame, un instant. Fiches à vases, fiches de brisure, tiges, équerre, verrous, gâches…

LA MARQUISE.

Ah ! monsieur, monsieur, c’est fait de mes vingt louis.

LE MARQUIS.

Je n’hésite pas, madame, je n’hésite pas, vous le voyez : un instant, un instant.

DUBOIS.

Gâches…

LA MARQUISE.

Mais voyez comme en deux mots, monsieur !

LE MARQUIS.

Madame.

LA MARQUISE.

Voulez-vous dix louis de la gageure ?

LE MARQUIS,

Non, non, madame. Équerre, verrous, gâches…

DUBOIS.
C’est mis.
LA MARQUISE.

Dix louis, monsieur, dix louis.

LE MARQUIS.

Non, non, madame. Ah ! vous voulez parier !

LA MARQUISE.

En voulez-vous quinze louis ?

LE MARQUIS.

Je ne ferais pas grâce d’une obole. J’ai perdu trois paris la semaine passée ; il est juste que j’aie mon tour.

LA MARQUISE.

Je baisse pavillon. Je ne demande pas si vous avez oublié quelque terme.

LE MARQUIS.

Je ne le crois pas. Équerre… gâches, verrous, serrure.

LA MARQUISE.

Si c’était de ces grandes portes, vous auriez eu plus de peine.

LE MARQUIS.

Je les aurais dits de même. Gâches, verrous.

LA MARQUISE.

Hé bien, monsieur, avez-vous tout dit ?

LE MARQUIS.

Oui… oui, madame, à ce que je crois, équerre, serrure.

LA MARQUISE.

Monsieur, ce qui me jette dans la plus grande surprise, c’est la promptitude, la précision du coup d’œil avec laquelle vous saisissez…

LE MARQUIS.
Cela vous étonne, madame ?
LA MARQUISE.

Cela ne devrait pas me surprendre. Enfin il ne reste plus rie…

LE MARQUIS.

Que de me payer, madame.

LA MARQUISE.

De vous payer ? Ah ! monsieur ! vous êtes un créancier terrible. Si vous avez perdu, je serai plus honnête et je vous ferai plus de crédit.

LE MARQUIS.

Je n’en demande point.

LA MARQUISE.

Dubois, fermez ce papier et cachetez-le ; voici mon étui.

LE MARQUIS.

Pourquoi donc, madame ? cela est inutile.

LA MARQUISE.

Vous me pardonnerez. J’ai l’attention si paresseuse ; les femmes n’ont que la présence d’esprit de la minute, et elle est passée cette minute.

LE MARQUIS.

Vous croyez rire ; mais ce que vous dites-là, je l’ai dit cent fois.

LA MARQUISE.

Oh ! je vous crois. J’espère, moi, de mon côté, que vous voudrez bien m’accorder une heure pour réfléchir, et examiner si vous n’avez rien oublié.

LE MARQUIS.

Deux jours, si vous l’exigez.

LA MARQUISE.

Non, je ne veux pas plus de temps qu’il ne m’en faut pour vous raconter l’histoire de ma journée ; et la voici : je me suis ennuyée, mais très-ennuyée ; je me suis mise sur le balcon, la pluie m’en a chassée ; j’ai voulu lire, j’ai voulu broder, faire de la musique, l’ennui jetait un voile si noir sur toutes mes idées, que je me suis remise à regarder sur le grand chemin. J’ai vu passer un cavalier, qui pressait fort sa monture ; il m’a saluée : il m’a pris fantaisie de ne pas dîner seule. Je lui ai envoyé dire que madame la comtesse de Wordacle le priait d’entrer chez elle.

LE MARQUIS.

Pourquoi la comtesse de Wordacle ?

LA MARQUISE.

Une idée : je ne voulais pas qu’il sût que je suis femme de monsieur de Clainville (en élevant la voix), de monsieur de Clainville, qui a des terres dans cette province.

LE MARQUIS.

Pourquoi ?…

LA MARQUISE.

Je vous le dirai : il a accepté ma proposition. J’ai vu un cavalier qui se présente très-bien ; il est de ces hommes dont la physionomie honnête et tranquille inspire la confiance. Il m’a fait le compliment le plus flatteur ; il n’a laissé échapper aucune occasion de me prouver que je lui avais plu, il a même osé me le dire ; et soit que naturellement il soit hardi avec les femmes, ou peut-être, malgré moi, a-t-il vu dans mes yeux tout le plaisir que sa présence me faisait… Enfin, que vous dirai-je ? excusez ma sincérité, mais je connais l’empire que j’ai sur votre âme, dans l’instant le plus décidé d’une conversation assez vive vous êtes arrivé, et je n’ai eu que le temps de le faire passer dans ce cabinet, d’où il m’entend, si le récit que je vous fais lui laisse assez d’attention pour nous écouter. Alors, vous êtes entré ; je vous ai proposé ce pari assez indiscrètement ; je ne supposais pas que vous l’accepteriez, et j’ai eu tort, fatigué comme vous devez l’être, de vous avoir arrêté… (Le marquis par degrés prend un air sérieux, froid et sec.)

LE MARQUIS.

Madame…

LA MARQUISE.

Mais… monsieur… je m’aperçois… Le cerf que vous avez couru vous a-t-il mené loin ?

LE MARQUIS.

Non, madame.

LA MARQUISE.

Vous me paraissez avoir quelque chagrin.

LE MARQUIS.

Non, madame, je n’en ai point. Mais ce monsieur doit s’ennuyer dans ce cabinet.

GOTTE, à part.

Ah ! ciel !

LA MARQUISE.

N’en parlons plus, je vois que cela vous a fait quelque peine, et j’en suis mortifiée. Je… je… je souhaiterais être seule. (Dubois et Gotte se retirent d’un air embarrassé dans le fond du théâtre. Gotte a l’air plus effrayée.)

LE MARQUIS.

Je le crois.

LA MARQUISE.

Je désirerais…

LE MARQUIS.

Et moi je désire entrer dans ce cabinet, et voir l’homme qui a eu la témérité…

GOTTE.
Ah ! quelle imprudence !
LA MARQUISE, jouant l’embarras.

Permettez-moi, monsieur, de vous proposer un accommodement…

LE MARQUIS.

Un accommodement, madame ? Je ne vois pas quel accommodement…

LA MARQUISE.

Si j’ai perdu le pari, donnez-m’en la revanche.

LE MARQUIS.

Madame, il n’est pas question de plaisanter.

LA MARQUISE.

Je ne plaisante point : je vous demande ma revanche.

LE MARQUIS.

Et moi, madame, je vous demande la clé de ce cabinet, et je vous prie de me la donner.

LA MARQUISE.

La clé, monsieur ?

LE MARQUIS.

Oui, la clé, la clé !

LA MARQUISE.

Et si je ne l’ai pas ?

LE MARQUIS.

Il est un moyen d’entrer, c’est de jeter la porte en dedans.

LA MARQUISE.

Monsieur, point de violence : ce que vous projetez vous sera aussi facile, lorsque vous m’aurez accordé un moment d’audience.

LE MARQUIS.
Je vous écoute, madame.
LA MARQUISE.

Asseyez-vous, monsieur.

LE MARQUIS.

Non, madame.

LA MARQUISE.

Avant de vous emporter à des extrémités, qui sont indignes de vous et de moi, je vous prie de me faire payer les vingt-cinq louis du pari, parce que vous avez perdu.

LE MARQUIS.

Ah ! morbleu ! madame, c’en est trop.

LA MARQUISE.

Arrêtez, monsieur, dans ce pari vous avez oublié de parler d’une clé, d’une clé, d’une clé ; vous ne doutez pas qu’elle ne soit de fer. Vous l’avez bien nommée depuis avec une fureur et un emportement que je n’attendais pas ; mais il n’est plus temps. J’ai voulu faire un badinage de ceci, et vous faire demander à vous-même le morceau de fer que vous aviez oublié ; mais je vois, et trop tard, que je ne devais pas m’exposer à la singularité de vos procédés. Lisez, monsieur. (Elle prend le papier, rompt le cachet, et le lui donne tout ouvert. Il le prend avec dépit, et lit d’un air indécis, distrait et confus.) Quant à cette clé que vous demandez, tenez, monsieur, la voici cette clé ; ouvrez ce cabinet, ouvrez-le vous-même, regardez partout, justifiez vos soupçons, et accordez-moi assez d’esprit pour penser que, lorsque j’ai la prudence d’y faire cacher quelqu’un, je ne dois pas avoir la sottise de vous le dire.

LE MARQUIS, confus.

Ah ! madame !

LA MARQUISE.

Quoi ! vous hésitez, monsieur ? que n’entrez-vous dans

ce cabinet ; je vais l’ouvrir moi-même.
LE MARQUIS.

Ah ! madame, madame ! c’est battre un homme à terre.

LA MARQUISE.

Non, non ce que je vous ai dit, est, sans doute, vrai.

LE MARQUIS.

Ah madame, que je suis coupable !

LA MARQUISE.

Hé ! non, monsieur, vous ne l’êtes point.

LE MARQUIS.

Madame, je tombe à vos genoux.

LA MARQUISE.

Relevez-vous, monsieur.

LE MARQUIS.

Me pardonnez-vous ?

LA MARQUISE.

Oui, monsieur.

LE MARQUIS.

Que de bonté !

LA MARQUISE.

Je vous assure que je n’y ai nulle peine.

LE MARQUIS.

Vous ne le dites pas du profond du cœur.

LA MARQUISE.

Ce n’est point par bonté, c’est par raison.

LE MARQUIS.

Ah ! madame ! qui s’en serait méfié. (En regardant le papier.) Oui… oui. Ô ciel ! avec quelle adresse, avec quelle finesse j’ai été conduit à demander cette clé, cette maudite clé (Il rit.) Oui, oui, voilà bien la serrure, les vis, les écrous. Diable de clé ! maudite clé ! Mais, Dubois, ne l’ai-je pas dit ?

DUBOIS.

Non, monsieur ; j’ai pensé vous le dire.

LE MARQUIS.

Madame, madame, j’en suis charmé, j’en suis enchanté ; cela m’apprendra à n’avoir plus de vivacité avec vous ; voici la dernière de ma vie. Je vais vous envoyer vos vingt louis, et je les paye du meilleur de mon cœur. Vous me pardonnerez, madame ?

LA MARQUISE,

Oui, monsieur, oui, monsieur.

LE MARQUIS, revenant sur ses pas.

Mais admirez combien j’étais simple, avec l’esprit que je vous connais, d’aller penser… d’aller croire… Ah ! je suis… je suis… je vais, madame, je vais faire acquitter ma dette.

LA MARQUISE, le conduit des yeux et met la clé à la porte du cabinet.

Gotte, voyez si monsieur ne revient pas.


Scène XXIV

LA MARQUISE, M. DETIEULETTE, GOTTE
LA MARQUISE, ouvre le cabinet.

Sortez, sortez. Hé bien ! monsieur, sortez.

DÉTIEULETTE.

Madame, je suis étonné, je suis confondu de tout ce que je viens d’entendre.

LA MARQUISE.

Hé bien ! monsieur, avez-vous besoin d’autre preuve pour être convaincu de l’avantage que toute femme peut avoir sur son mari ? et si j’étais plus jolie et plus spirituelle…

M. DÉTIEULETTE.

Cela ne se peut pas.

LA MARQUISE.

Encore, monsieur, ne me suis-je servie que de nos moindres ressources. Que serait-ce si j’avais fait jouer tous les mouvements du dépit, les accents étouffés d’une douleur profonde, si j’avais employé les reproches, les larmes, le désespoir d’une femme qui se dit outragée ? Vous ne vous doutez pas, vous n’avez pas d’idée de l’empire d’une femme qui a su mettre une seule fois son mari dans son tort. Je ne suis pas moins honteuse du personnage que j’ai fait : je n’y penserai jamais sans rougir. Ma petite idée de vengeance m’a conduite plus loin que je ne voulais. Je suis convaincue que le désir de montrer de l’esprit ne nous mène qu’à dire ou à faire des sottises.

M. DÉTIEULETTE.

Quel nom donnez-vous à une plaisanterie !

LA MARQUISE.

Ah ! monsieur, en présence d’un étranger, que j’ai cependant tout sujet de croire un galant homme.

M. DÉTIEULETTE.

Et le plus humble de vos serviteurs.

LA MARQUISE.

J’ai jeté une sorte de ridicule sur mon mari, sur monsieur de Clainville ; car vous savez ma petite finesse à votre égard.

M. DÉTIEULETTE.

Je la savais avant.

LA MARQUISE.
Quoi ! monsieur, vous saviez…
M. DÉTIEULETTE.

Que j’avais l’honneur d’être chez madame de Clainville : un de vos domestiques me l’avait dit.

LA MARQUISE.

Comment, monsieur, j’étais votre dupe ?

M. DÉTIEULETTE.

Non, madame ; mais je n’étais pas la vôtre.

LA MARQUISE.

Ah ! comme cela me confond ! Et cette femme qui a des absences, qui oublie son nom ? Quoi ! monsieur, vous me persifliez ?

M. DÉTIEULETTE.

Madame, je vous en demande pardon.

LA MARQUISE.

Ah ! comme cela me confond et me fortifie dans la pensée d’abjurer toute finesse ! (Elle se promène avec dépit.) Ah ! ciel ! J’espère, monsieur, que cet hiver, à Paris, vous nous ferez l’honneur de nous voir. Je veux alors, en votre présence, demander à monsieur de Clainville pardon du peu de décence de mon procédé. Gotte, faites passer monsieur par votre escalier. Adieu, monsieur.

M. DÉTIEULETTE.

Adieu, madame.

LA MARQUISE.

Je vous souhaite un bon voyage.


Scène XXV

LA MARQUISE.

Comment il le savait ! Ah ! les hommes, les hommes nous valent bien… J’ai bien mal agi… Il a heureusement l’air d’un honnête homme. J’en suis au désespoir… Mon procédé n’est pas bien ; cela est affreux devant un étranger, qui peut aller raconter partout… Voilà ce qui s’appelle se manquer à soi-même.


Scène XXVI

LA MARQUISE, GOTTE.
GOTTE.

Ah ! madame ! je n’ai pas une goutte de sang dans les veines ; vous m’avez fait trembler.

LA MARQUISE.

Pourquoi donc ?

GOTTE.

Et si monsieur était entré ?

LA MARQUISE.

Hé bien !

GOTTE.

Et s’il avait vu ce monsieur ?

LA MARQUISE.

Alors je lui aurais demandé si, lorsqu’il tient dans son appartement deux femmes qu’il connaît depuis quinze ans, il ne m’est pas permis de cacher dans le mien un homme que je ne connais que depuis quinze minutes.

GOTTE.

Ah ! c’est vrai ; je n’y pensais pas.

LA MARQUISE.
Gotte, vous direz à Dubois de faire demain matin le compte de Lafleur, et de le renvoyer.
GOTTE.

Madame, que peut-il avoir fait ? C’est un si bon garçon. Il est vrai qu’il est un peu bête.

LA MARQUISE.

Ce n’est pas cela : je le crois bête et malin. Je n’aime point les domestiques qui reportent chez madame ce qui se passe chez monsieur. Cela peut servir de leçon.

GOTTE, à part.

Le voilà bien avancé avec son bel esprit ; il a bien l’air de ne pas avoir mes manchettes. Madame, j’entends la voix de monsieur.


Scène XXVII

LE MARQUIS, LA MARQUISE, M. DÉTIEULETTE.
LA MARQUISE.

Ah ! ciel !

LE MARQUIS, à M. Détieulette.

Madame ? Madame excusera. Vous êtes en bottines, vous descendez de cheval. Voici, madame, monsieur Détieulette que je vous présente ; bon gentilhomme, brave officier, et qui nous appartiendra bientôt de plus près que par l’amitié. Voici les cinquante louis : j’ai voulu vous les apporter moi-même.

LA MARQUISE.

Cinquante louis ! Ce n’est que vingt Jouis.

LE MARQUIS.

Cinquante, madame : je me suis mis à l’amende. Je vous supplie de les accepter ; au désespoir de ma vivacité.

LA MARQUISE.
C’est moi qui suis interdite.
LE MARQUIS.

Je ne m’en ressouviendrai jamais que pour me corriger.

LA MARQUISE.

Et moi de même.

LE MARQUIS.

Vous, madame ? point du tout : vous badiniez. Mon cher ami, vous n’êtes pas au fait, mais je vous conterai cela ; c’est un tour aussi bien joué… il est charmant, il est délicieux : vous jugerez de l’esprit de madame et de toute sa bonté. Puisse celle que vous épouserez avoir d’aussi excellentes qualités… Elle les aura, elle les aura, soyez-en sûr.

M. DÉTIEULETTE.

Je crois que j’ai tout sujet de le souhaiter.

LA MARQUISE.

Monsieur…

LE MARQUIS.

Madame, retenez monsieur ici un instant. Ah ! mon ami, quelle satisfaction je me prépare ! je reviens, je reviens à l’instant.


Scène XXVIII

M. DÉTIEULETTE, LA MARQUISE.
LA MARQUISE.

Hé bien, monsieur, tout ne sert-il pas à augmenter ma confusion ? Monsieur de Clainville vous a donc rencontré ?

M. DÉTIEULETTE.

Non, madame, je me suis fait présenter chez lui ; il sortait, il m’a conduit ici. Lorsque j’ai eu l’honneur de vous saluer sur le grand chemin, c’est chez lui que je descendais, c’est chez monsieur de Clainville que j’avais affaire. Jugez de ma surprise lorsqu’avec un air de mystère on m’a fait entrer chez vous par la petite porte du parc : ajoutez-y le changement de nom. Je vous l’avouerai, je me suis cru destiné aux grandes aventures.

LA MARQUISE.

Hé ! que veut dire monsieur de Clainville, en disant que vous nous appartiendrez de plus près que par l’amitié ?

M. DÉTIEULETTE.

C’est à lui, madame, à vous expliquer cette énigme ; et il me paraît qu’il n’a point dessein de vous faire attendre ; le voici. Ciel ! c’est mademoiselle de Clainville.


Scène XXIX

LE MARQUIS, LA MARQUISE, M. DÉTIEULETTE, mademoiselle ADÉLAÏDE, Sa gourvernante, GOTTE.
LE MARQUIS.

Oui, la voilà. Est-il rien de plus aimable ? Mon ami, recevez l’amour des mains de l’amitié. Madame, vous ne saviez pas avoir mademoiselle dans votre château ; elle y est depuis hier. Je suis rentré trop tard, et je suis aujourd’hui sorti trop matin pour vous la présenter. Elle nous appartient de très-près : c’est la fille de feu mon frère, ce pauvre chevalier, mort dans mes bras à la journée de Laufeld. Son mariage n’était su que de moi. Vous approuverez certainement les raisons qui m’ont forcé de vous le cacher : mon père était si dur, et dans la famille… je vous expliquerai cela. Ma chère fille, embrassez votre tante.

LA MARQUISE.
C’est, je vous assure, de tout mon cœur.
MADEMOISELLE ADELAÏDE.

Et moi, madame, quelle satisfaction ne dois je pas avoir !

LE MARQUIS.

Madame, je la marie, et je la donne à monsieur : je dis je la donne, c’est un vrai présent ; et il ne l’aurait pas, si je connaissais un plus honnête homme.

M. DÉTIEULETTE.

Quoi ! madame, j’aurai le bonheur d’être votre neveu ?

LE MARQUIS.

Oui, mon ami, et avant trois jours. Je cours demain à Paris ; il y a quelques détails dont je veux me mêler.

M. DÉTIEULETTE.

Mademoiselle, consentez-vous à ma félicité ?

MADEMOISELLE ADELAÏDE.

Monsieur, je ne connaissais pas toute la mienne ; et vous avez à présent à m’obtenir de madame.

M. DÉTIEULETTE.

Madame, puis-je espérer…

LA MARQUISE.

Oui, monsieur, et j’en suis enchantée. Le ciel ne m’a point accordé d’enfant ; et de cet instant-ci je crois avoir une fille et un gendre. Monsieur, je vous l’accorde.

MADEMOISELLE ADÉLAÏDE, en donnant sa main.

C’est autant par inclination que par obéissance.

LE MARQUIS.

Cela doit être. (À la marquise.) Ma nièce est charmante !

LA MARQUISE.

Je suis bien trompée, si mademoiselle n’a pas beaucoup d’esprit ; et je suis sûre que, sans détours, sans finesse, elle n’en fera usage que pour se garantir de la finesse des autres, pour bien régler sa maison, et faire le bonheur de son mari.

M. DÉTIEULETTE.

Si mademoiselle avait besoin d’un modèle, je suis assuré, madame, qu’elle le trouverait en vous.

LA MARQUISE.

Oui, monsieur, oui, monsieur ; la finesse n’est bonne à rien. Point de finesse, point de finesse ; on en est toujours la dupe.

LE MARQUIS.

Et surtout avec moi.

LA MARQUISE.

Ah ! monsieur de Clainville ! ah ! comme j’ai eu tort !

LE MARQUIS.

Quoi ?

LA MARQUISE.

Passons chez vous.

GOTTE, les regarde partir, et dit :

Ah ! si cette aventure pouvait la guérir de ses finesses ! Que de femmes ! que de femmes à qui, pour être corrigées, il en a coûté davantage !


fin de la gageure imprévue
.
  1. Sic, quoique la première édition porte la date de 1768.