La Gardienne du Phare/10

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Le Courrier Fédéral Ltée (p. 26-29).

CHAPITRE X

La surprise

Le procès de Claire a eu lieu. Les jurés ont dit « Coupable » et, dans un mois maintenant, Claire d’Ivery aura cessé de vivre.

Depuis plusieurs semaines qu’elle languit dans sa prison, voyant sans cesse devant ses yeux la date du deux juin, jour auquel elle subira un supplice infamant.

Il est huit heures moins dix minutes du soir. La porte du cachot de Claire s’ouvre et elle entend la voix du geôlier dire à une personne qu’il laisse entrer :

« Dix minutes seulement ! À huit heures, il faudra partir. »

Claire se lève de son lit, où elle s’était jetée toute habillée, puis un cri lui échappe :

« Hermance !… Oh ! pauvre vieille Hermance, pourquoi êtes-vous venue ici ? »

— « Je suis ici pour vous sauver. Mademoiselle », répondit-elle simplement. « Dépêchons-nous ! »

— « Me sauver ! » s’écria Claire. « Hélas, c’est impossible ! »

— « Vite, ma bonne Demoiselle, revêtez ce déguisement Nous n’avons que dix minutes à nous et trois de ces précieuses minutes sont déjà écoulées. »

Hermance ôta son manteau, surmonté d’un capuchon et le jeta sur les épaules de Claire ; mais Claire hésita.

« Vous serez emprisonnée à ma place, Hermance, quand on s’apercevra que vous m’avez aidée. »

— « Non, non, faites ce que je vous dis. Hâtons-nous ! Mettez cette perruque blanche, rabattez le capuchon sur vos yeux. Enveloppez le bas de votre visage dans ce foulard… Bien ! Dans ce panier, il y a un autre déguisement : un costume de matelot… et tâchez de trouver à vous engager sur un bateau en partance… Les ciseaux que j’ai mis dans le panier, vous vous en servirez pour couper vos cheveux… c’est dommage, ils sont si beaux !…

« Maintenant, attachez-moi à votre lit avec ce tablier… Avec ce mouchoir, bâillonnez-moi ; on croira que vous m’avez prise de force. Ne craignez rien pour moi ; aussitôt que je serai sortie d’ici, je ferai mettre cette annonce dans un journal : « O. K… H. » et vous comprendrez que tout s’est bien passé. »

Machinalement, Claire suivit les ordres de la vieille Hermance. Il n’y avait pas de temps à perdre. Le geôlier vint ouvrir la porte du cachot comme la jeune fille achevait de bâillonner la vieille femme. Mais avant de quitter celle qui lui sauvait la vie, Claire, protégée par l’ombre de sa cellule, se pencha et mit un baiser sur le front d’Hermance.

« Merci », dit-elle, « chère bonne Hermance !… Je vous bénirai le reste de mes jours. Dieu vous garde !! »

Puis Claire sortit du cachot, suivie du geôlier.

Le geôlier avait hâte de barrer les portes et d’aller se reposer ; c’est donc très-vite et sans adresser la parole à Claire, qu’il la conduisit jusqu’au grand portique, sur lequel ouvrait la porte de sortie. Mais le plus difficile n’était pas fait : deux hommes de police causaient sous le portique et c’est entre eux que Claire devait passer pour atteindre la liberté. Pauvre Claire !… Ses jambes se dérobaient sous elle et il vint un moment où elle crut qu’elle allait avouer qui elle était.

Ce fut pis encore quand un des policiers posa sa main sur l’épaule de la jeune fille. Un frisson d’épouvante la secoua : c’était fini, cette fois !!!

« Bonsoir, la petite mère », dit l’homme de police, en riant. « Bien, vieille Hermance, pourquoi cacher toujours avec tant de soin votre joli minois ? » ajouta-t-il gouailleur. Et il fit mine de poser sa main sur le capuchon qui surmontait la longue collerette dont Claire était enveloppée.

Claire ne put s’empêcher de crier, ce que voyant, l’autre policier, rejoignant son compagnon, dit :

« Laisse-la donc tranquille ! J’aime bien à rire, moi aussi ; mais j’ai ma vieille mère chez moi et, c’est pourquoi, sans doute, je n’aime pas voir insulter une personne âgée. »

L’interpellé rit un peu, mais il dit : « Passez, mère Hermance. »

Il restait six marches à descendre avant d’atteindre la petite barrière en fer forgé qui donnait sur la rue. Ces six marches !!!… Il semblait à Claire, à chacune d’elles, qu’une main allait s’aplatir sur son épaule et l’arrêter… Il n’en fut rien cependant ; elle atteignit la barrière sans être molestée, avec ses doigts tremblants, elle l’ouvrit et mit le pied sur le trottoir : elle était libre !!…

Alors, elle eut envie de courir afin de mettre le plus de distance possible entre elle et la prison ; mais elle se rappela à temps qu’elle personnifiait la vieille Hermance… Ce fut donc sans précipitation, en s’appuyant sur le bâton de la vieille femme, qu’elle parcourut la ville. Plusieurs lui lancèrent un « bonsoir, la mère », — « Bonsoir », répondait Claire, d’une voix qu’étouffait le foulard dont elle s’était enveloppée la figure presqu’en entier.

Enfin, voici la campagne et bientôt, l’obscurité tombera… Claire pénétra dans un petit bois, à droite de la route, elle s’assit sur un tronc d’arbre renversé : elle n’en pouvait plus. Les émotions par lesquelles elle venait de passer l’avaient épuisée.

Claire resta près d’une heure dans le petit bois à se reposer, puis elle reprit la route. Il y avait plusieurs milles à parcourir avant d’atteindre le port de N…, où elle espérait pouvoir trouver un bateau en partance.