La Gardienne du Phare/18

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Le Courrier Fédéral Ltée (p. 43-46).

CHAPITRE XVIII

La Fête du Commandant

Un matin, Marcel Lebrun vint trouver Claire et lui dit d’un air mystérieux :

« Jean Clerc, j’ai découvert, par hasard, que c’est demain la fête du Commandant. Que penserais-tu d’organiser un grand branle-bas pour la circonstance ? »

— « Oui », répondit Claire, « c’est une belle idée que vous avez là, Lebrun ! Nous devons descendre à terre demain matin et nous pourrons nous procurer des fleurs. »

— « Des fleurs ! » s’écria Marcel Lebrun, « tu parles comme une petite fille, Jean, hé, hé, hé ! Mais, c’est bien, nous achèterons des fleurs… Cependant, des fleurs, ça ne se mange pas, tu sais et il faudra un festin en règle. Vois le marmiton et fais préparer un bon menu. Tu pourrais surveiller, toi-même la confection des mets. »

— « Fiez-vous à moi, Lebrun. Nous aurons un grand souper suivi d’un concert. Préparez-vous à nous chanter « Va, petit mousse « que vous dites si bien. »

— « Vrai ! Vrai ! je serai sur le programme !! » s’écria le matelot, flatté ; car, ces marins sont tous de grands enfants, au fond.

— « Oui, oui ! Et Michel jouera le violon et Zenon le violoncelle. Vous verrez, Lebrun, nous ferons quelque chose de bien ! »

Le lendemain soir, donc, quand le Commandant entra dans la salle à manger, grande fut sa surprise d’y voir des décorations de toutes sortes : drapeaux, draperies et fleurs. Une banderole blanche portait ces mots : « Bonne Fête », imprimés en longues lettres rouges. Les tables ornées avec goût, étaient encombrées de mets délicats et succulents : Claire avait bien fait les choses.

« Mes amis ! » voilà tout ce que put dire Hervé ; mais ses yeux se posèrent sur Claire… Il devinait bien qui avait organisé cette fête.

« Vive le Commandant ! », cria-t-on.

Claire tendit à Hervé une coupe remplie de vin. Tous levèrent leurs verres et burent à la santé du Commandant.

Le repas commença et la gaieté ne fît pas défaut. Cette fête rompait la monotonie de la vie du bord, car, comme le disait Marcel Lebrun, le temps avait toujours été au beau fixe, sans le moindre grain pour varier la navigation un brin.

Après le souper, le Commandant et son second montèrent sur le pont. Pendant ce temps les tables de la salle à manger furent débarrassées et on installa des sièges pour le concert. Au fond de la salle, s’installa l’orchestre, c’est-à-dire le violoniste Michel et le violoncelliste Zénon. Des caisses vides, recouvertes d’un tapis, servaient d’estrade.

Le concert commença.

Un jeune mousse, tout fier de son rôle, annonçait, à mesure, les numéros du programme.

« Le premier numéro sur le programme, » annonça-t-il, d’une voix pompeuse, « c’est une marche d’entrée par l’orchestre Michel-Zénon ».

L’orchestre exécuta la marche avec un entrain qui lui valut des applaudissements.

« Le second numéro », reprit le mousse, Va, petit mousse, » extrait de l’opéra « Les cloches de Corneville » sera rendu par monsieur Marcel Lebrun, matelot. »

Marcel Lebrun, rasé de frais, portant son habit des dimanches et fier de lui, à coup sûr, exécuta bien sa tâche et fut vivement applaudi.

« Le quatrième numéro est, « Joyeux anniversaire, » morceau d’orchestre ».

« Le cinquième numéro » continua le mousse, prenant son rôle au sérieux : « Le naufragé », de François Coppée, sera déclamé par monsieur le Lieutenant Beaudry, second de ce bateau. »

Le lieutenant dit si bien cette pièce que tous avaient des larmes dans les yeux, en l’écoutant.

« Le sixième numéro, » acheva le mousse, « Les larmes des fleurs, » composition, paroles et musique du jeune compagnon Jean Clerc, chanté par l’auteur. »

Une salve d’applaudissements accueillit Claire lorsqu’elle parut sur l’estrade, portant un magnifique bouquet. L’orchestre l’accompagnant en sourdine, elle chanta :

LES LARMES DES FLEURS.

La fleur est admirable,
Dans son corps embaumé
Est une âme capable
De souffrir et d’aimer.
Or, elle semble se complaire
Sous le soleil ardent,
Elle aime la brise légère
Qui l’effleure en passant.

Lorsqu’arrive l’automne
Elle souffre vraiment ;
Voyez-la qui frisonne
Et s’incline en tremblant.
Alors, de souffrance, épuisée.
Elle verse des pleurs ;
Les gouttelettes de rosée
Sont les larmes des fleurs.

Tous applaudirent en criant : « Encore ! Encore ! » Tous, excepté Hervé, qui avait légèrement pâli et dont les yeux s’étaient remplie de larmes… Claire ! Sa bien-aimée !!

L’orchestre exécuta une marche triomphale. Les matelots vinrent souhaiter bonne nuit à leur commandant, qui resta seul avec Claire. Tous deux montèrent sur le pont.

« Claire, ma bien-aimée », murmura Hervé, « j’ai failli éclater en sanglots quand je vous ai entendu chanter cette exquise chanson de votre composition. Nous la ferons publier un jour, ma chérie, et vous la signerez : Claire, Comtesse d’Arles. »

« Cher Hervé, » répondit la jeune fille, « je suis contente que vous ayez aimé ma petite chanson ; je l’ai composée exprès pour votre fête. »

« Chère adorée, chantez pour moi seul, « Les larmes des fleurs, » voulez-vous ? »

Sa main dans celle d’Hervé, Claire chanta, sa voix s’élevant, douce et pure dans l’air du soir.

Et ainsi se termina cette fête, que ni Claire ni Hervé n’oublieraient jamais.

Six semaines plus tard, le bateau de ravitaillement s’arrêtait en face du « phare des glaces ».