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La Grèce et les provinces grecques de la Turquie

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La Grèce et les provinces grecques de la Turquie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 840-857).

LA GRÈCE
ET
LES PROVINCES GRECQUES DE LA TURQUIE

Pour n’avoir jamais été résolue qu’à moitié, la question grecque s’impose périodiquement à l’Europe. Aujourd’hui encore, cette question est à l’ordre du jour. Le congrès de Berlin a reconnu la justice des plaintes des provinces grecques de la Turquie, la légitimité des revendications de la Grèce. En vain la Porte a tenté d’éluder les vœux du congrès en multipliant les procédés dilatoires et en recourant à sa force d’inertie, — la seule force, hélas ! qui reste à l’empire ottoman, — il semble qu’elle se décide, sinon à satisfaire tout à fait aux réclamations des Grecs, du moins à les examiner sérieusement. Des commissaires sont nommés de part et d’autre. Ils vont se réunir à Prévéza à l’entrée du golfe d’Arta, pour fixer les délimitations de la nouvelle frontière grecque. Mais, sans citer même les partisans obstinés de la Turquie, ceux-là qui continueront à parler de l’intégrité de l’empire ottoman quand cet empire ne sera plus qu’un souvenir en Europe, il est un certain nombre d’esprits impartiaux, judicieux, qui se demandent si le royaume hellénique doit réellement gagner autant que le prétend sa diplomatie à l’extension de ses frontières, et si les provinces grecques de la Turquie trouveront de véritables avantages à leur annexion à la Grèce. Il paraît utile, pour aider à résoudre ces questions, d’étudier l’histoire politique de la Grèce dans ces dernières années, d’esquisser le tableau de sa situation économique, enfin de rappeler le rôle des Épirotes et des Thessaliens comme Grecs, et leur condition comme sujets turcs.

I

La Grèce moderne a contre elle la courte durée de son existence de nation et les commotions terribles qui ont précédé, accompagné et suivi sa naissance. La Grèce est née blessée. Elle a dû panser ses plaies en même temps qu’elle constituait son organisme. — Tous les praticiens reconnaîtraient que ce sont là de détestables conditions pour la croissance.

C’est en 1830 que l’autonomie a été donnée à la Grèce, après trois siècles et demi d’esclavage, après dix années de guerre acharnée contre les Turcs. Le royaume hellénique ne fut définitivement constitué que deux ans plus tard, en 1832, quand la guerre civile était venue ajouter ses horreurs aux calamités de la guerre étrangère. Le sol était ruiné, les villes en décombres, la population décimée. Le sabre et la torche avaient tout détruit. Plus d’agriculture, plus de commerce, pas d’argent, des familles affamées errant sur l’emplacement des villages en ruines. Tout à faire, et à faire dans l’instant. Une administration entière à créer, et son personnel à recruter soit parmi les Bavarois venus avec le nouveau roi, objets d’animadversion pour les Grecs jaloux de leurs droits nationaux, soit parmi les Hellènes, héros de la guerre de l’indépendance, plus habitués aux fatigues et aux périls des champs de bataille qu’au travail des bureaux. Une armée de soldats et une armée de fonctionnaires à entretenir et à payer, l’instruction publique à fonder, des routes à tracer, des travaux de toute sorte à exécuter : le chaos à organiser.

La Grèce se trouvait obligée de faire face aux dépenses d’un grand état avec des ressources nulles. On commença, avec la garantie des trois puissances protectrices, la Russie, l’Angleterre et la France, par négocier un emprunt de 60 millions de drachmes. Mais sur ces 60 millions, la Grèce toucha à peine 15 millions, défalcation faite des pertes de l’emprunt adjugé à 94 pour 100, de l’escompte bonifié aux adjudicataires, des frais de commission, de l’indemnité payée à la Turquie et autres frais de guerre, des dépenses de la régence bavaroise de 1832 à 1835 et du transport et de l’entretien des troupes allemandes pendant cette période, enfin des sommes affectées à l’amortissement de la dette. Or, bien qu’il ne lui restât que 15 millions de cet emprunt, la Grèce a dû payer les intérêts sur 60 millions, à 6 pour 100, de telle sorte qu’elle payait en réalité des intérêts au taux de 24 pour 100. De plus, sur ces 15 millions combien peu qui ont servi, alors que tous les élémens de l’administration étaient à organiser et que l’état n’avait encore que des revenus dérisoires, à développer les forces vives du pays ! Ainsi l’emprunt de 1832 n’eut d’autre résultat pour la Grèce que de la charger d’une dette écrasante sans lui créer des ressources.

Les passions politiques, innées chez les Grecs modernes comme chez les Grecs anciens, n’étaient point faites pour développer l’agriculture, ni pour favoriser l’industrie. Dans les huit premières années du règne d’Othon, c’étaient tous les trois mois des changemens de ministère, des dissolutions, des élections qui agitaient le pays et parfois l’ensanglantaient. Souvent en effet les partisans d’une candidature la soutenaient à coups de fusil, argumens que leurs adversaires ne trouvaient pas sans réplique et auxquels ils ripostaient par des argumens de même calibre. Ainsi, comme aux États-Unis, les lieux de vote devenaient quelquefois des lieux de combat. On remettait au lendemain les affaires sérieuses, les travaux des champs et des ateliers pour s’occuper le jour des choses plus bruyantes de la politique. Chacun était bien convaincu que le malaise des affaires, le déficit du budget, l’appauvrissement du sol étaient la conséquence de tel ou tel ministère, et que, le cabinet renversé, tout irait le mieux du monde, comme par enchantement. Les Grecs étaient coupables de vivre dans de telles illusions, mais la diplomatie des puissances protectrices n’était-elle pas plus coupable encore d’y entretenir la jeune nation, de faire sans cesse apparaître à ses yeux de décevans mirages ? On sait que les hommes politiques grecs ont été de longues années divisés en trois partis, le parti russe, le parti anglais, le parti français. Le parti russe spéculait sur la similitude des deux religions et sur l’inimitié séculaire des Russes et des Turcs ; le parti anglais fondait ses espérances sur cette opinion plus ou moins discutable que l’Angleterre est de tous les états européens celui qui a le plus d’avantage à faire de la Grèce une nation puissante ; le parti français sur l’esprit d’équité et les sentimens généreux de la France. Chaque parti prenait son mot d’ordre à la légation d’une des trois puissances, où on n’était point avare de promesses pour faire prévaloir son influence. Plus d’un changement de cabinet a été préparé dans ces légations ; le grand mouvement de 1843 qui aboutit à une révolution fut fomenté à l’ambassade russe. Pendant plus de vingt ans, la Grèce fut le champ de bataille pacifique des trois puissances ; elle fut surtout le foyer des intrigues russes en Orient. Le ministère qui représentait un des trois partis était aussitôt attaqué, combattu, renversé par la coalition des deux autres. Après la révolution de septembre 1843, il y eut un ministère purement russe, mais il ne put se maintenir longtemps aux affaires. Ce fut alors une succession de cabinets anglo-français et de cabinets russes qui passèrent, plutôt qu’ils ne gouvernèrent, au milieu des troubles et des émeutes. L’influence française prévalut quelques années avec Kolettis. La Russie s’en vengea en prenant parti pour la Turquie dans un incident diplomatique qui aurait pu avoir les plus funestes conséquences, l’Angleterre en réclamant brutalement et injustement une indemnité de 800,000 drachmes pour des dommages illusoires subis par un sujet anglais, le juif Pacifico. L’affaire alla, on le sait, jusqu’au blocus du Pirée et à la capture de deux cents bâtimens grecs qui ne furent jamais restitués. Grâce à la médiation de la France, l’indemnité fut réduite à 33,000 drachmes, que la Grèce fut forcée de payer, bien qu’elle n’en dût pas la moitié. Le blocus d’Athènes fut levé, mais par l’effet de ce blocus le commerce grec avait subi un coup dont il fut longtemps à se remettre. C’était une façon spéciale à l’Angleterre et à la Russie de comprendre leur rôle de puissance protectrice. Elles étaient protectrices de leur influence pour servir à des ambitions ultérieures. Quant à la Grèce, elle pouvait bien se protéger elle-même !

Il faut le dire à l’honneur de la France, qui au congrès de Berlin a la première pris la défense de la Grèce, la France a eu de tout temps en Grèce, sinon toujours un rôle d’amie, toujours du moins un rôle désintéressé. La question d’Orient, dont la Grèce est un des problèmes depuis 1832, n’est point pour la France, comme pour l’Angleterre et pour la Russie, une question vitale. Bien que le parti russe ait autrefois compté en Grèce les plus nombreux adhérens, les Grecs ne se dissimulaient pas que leur protectrice la plus sincère était la France. Avec les Anglais et les Russes, les Grecs jouaient au plus fin. Ils se trompaient mutuellement. La Grèce feignait de servir les intérêts de ces deux nations, mais elle ne pensait qu’aux siens propres ; les Anglais et les Russes promettaient l’agrandissement futur de la Grèce, mais ils ne cherchaient qu’à trouver dans les Grecs des alliés pour un conflit éventuel. Entre la France et la Grèce, il n’y avait pas tous ces intérêts en jeu ; aussi il y avait plus de vraie sympathie, et plus de franchise dans les rapports. Si depuis 1855 à 1867 l’influence de la France l’a cédé en Grèce à l’influence russe, la cause en est dans l’occupation du Pirée en 1854-57 (occupation dont les Grecs nous ont longtemps gardé rancune) et surtout dans le mauvais vouloir constant pendant toute cette période des représentans de la France à Athènes. On a dit d’un homme de grand talent qu’il se lève tous les jours à quatre heures du matin pour se faire des ennemis. Il fut un temps où on aurait pu dire que la France payait très cher des diplomates pour entretenir de mauvaises relations avec les gouvernemens auprès desquels ils étaient accrédités. — Depuis une dizaine d’années d’ailleurs, l’antagonisme des partis a cessé. Après la fin de l’insurrection de Crète, pendant laquelle la Russie n’a pas assez masqué ses vues égoïstes, la politique russe a été abandonnée par la Grèce au profit de la politique occidentale. Les Grecs, que les derniers événemens ont achevé d’éclairer, savent maintenant que l’hellénisme n’a point d’adversaire plus redoutable que le panslavisme.

Le grand mouvement national contre les Allemands, commencé en 1843 par la révolution qui provoqua l’expulsion de tous les fonctionnaires bavarois, fut achevé en 1862 par la révolution qui fit proclamer la déchéance du roi Othon. La révolution de 1862 eut malheureusement tout d’abord les plus fâcheux résultats. Sous le gouvernement provisoire, tout alla de mal en pis. L’essor de prospérité qui avait commencé pendant la période d’accalmie de 1856 à 1861 s’arrêta net. On fit plus de politique et moins de besogne que jamais. Naturellement, les recettes de l’état diminuèrent ; mais les dépenses augmentèrent. Ce fut la curée des places parmi les politiciens, et la curée des grades parmi les officiers et les soldats, car la révolution de 1862 tenait un peu des pronunciamiento espagnols. De plus l’administration fut déplorable. On a calculé que la révolution de 1862 a coûté à la Grèce 60 millions de drachmes. Ce sont là les bienfaits des révolutions. Le prince George de Danemark, proclamé roi de Grèce, succéda au gouvernement provisoire, qui avait trop duré pour le bien du pays. Le jeune roi eut le bon esprit de ne pas amener avec lui, comme l’avait fait son prédécesseur Othon, tout un personnel étranger. Il conquit ainsi les sympathies de la nation grecque. La cession des îles Ioniennes que consentit l’Angleterre, sorte de don de joyeux avènement à la Grèce, le mariage de George Ier avec une princesse de Russie, enfin la naissance d’un fils l’année qui suivit le mariage, achevèrent de concilier au roi la faveur publique. Quelque peu superstitieux, les Grecs virent dans cet événement presque un miracle de bon augure. Le bruit se répandit même dans le petit peuple, assez ignorant de l’histoire compliquée de Byzance, que depuis Constantin nul empereur d’Orient n’avait eu un héritier direct.

Bien que l’insurrection de Crète, en 1867 et 1868, ait encore passionné le pays et que les secours donnés aux réfugiés lui aient coûté fort cher, la Grèce est entrée sous le règne du roi George dans une période d’apaisement. Les changemens de ministère, fréquens encore, laissent généralement la population indifférente, sauf les politiciens du café de la Belle-Grèce et des trottoirs de la rue d’Éole. On a commencé à travailler sérieusement, le gouvernement en développant les travaux publics, en extirpant le banditisme, en faisant des réformes utiles, le peuple en s’adonnant de meilleur cœur à l’agriculture, au commerce et à l’industrie. De 1865 à 1876, la Grèce a plus gagné au point de vue économique que de 1832 à 1865. Ces dix années de calme relatif ont été plus pour elle que trente ans de stériles agitations. Mais les événemens qui ont ébranlé l’Orient en 1877-78 ont eu un contre-coup naturel en Grèce, d’où l’agitation politique semblait bannie.


II

Les nations modernes se sont toutes plus ou moins inspirées de l’Athènes antique dans leurs institutions et leurs mœurs publiques. La Grèce nouvelle, en modelant son organisation sur celle des états de l’Europe, a pour ainsi dire repris son bien. Les Grecs ont le suffrage universel, l’égalité entre tous les citoyens, le service obligatoire, le jury pour toutes les causes, y compris les procès politiques et les procès de presse. La Grèce est une monarchie constitutionnelle et représentative. Le pouvoir exécutif appartient au roi inviolable et à ses ministres responsables ; le pouvoir législatif est exercé par une seule chambre, le pouvoir judiciaire par des juges inamovibles. Le royaume est divisé en treize départemens sous l’autorité de préfets, subdivisés en un certain nombre d’arrondissemens administrés par des sous-préfets. Les communes nomment leur maire parmi les membres du conseil municipal, également élus par les communes. Chaque arrondissement élit un ou plusieurs députés, — un député pour dix mille électeurs. La Grèce a une cour des comptes, quatre cours royales, treize tribunaux de première instance, deux cents justices de paix, dix chambres de commerce. Les codes sont empruntés au droit romain, au droit français, au droit byzantin et au droit bavarois. — L’armée est divisée en trois bans : l’armée active, forte de 18,000 hommes ; la réserve de l’armée active, forte de 18,000 hommes ; le second ban de la réserve, qu’on évalue à 15,000 hommes. Tout Grec doit le service militaire de dix-huit à vingt-sept ans. Il sert trois ans dans l’armée active et six ans dans les deux bans de la réserve. L’infanterie, habillée à l’européenne, sauf deux bataillons d’élite qui portent la veste, la foustanelle et les jambières des vieux pallicares, est armée du fusil Gras. L’artillerie a des canons du système Krupp. A côté de l’armée proprement dite, la Grèce possède une gendarmerie de 1,800 hommes et une garde nationale d’environ 120,000 hommes. La garde nationale est organisée par commune dans tout le royaume, avec des officiers subalternes nommés à l’élection, et des officiers supérieurs nommés par le pouvoir central. En cas de mobilisation, elle passe sous les ordres du ministre de la guerre et est soumise aux lois militaires. Cette milice, formée d’hommes jeunes, — de vingt-huit à trente-cinq ans, — robustes, sobres, bon marcheurs, et presque tous habitués au tir du fusil, serait un sérieux appoint à l’armée. — La flotte se compose d’une vingtaine de bâtimens, dont deux cuirassés, portant en tout cent quatre-vingt-deux canons. En cas de guerre, cette petite flotte se quadruplerait, se décuplerait rapidement au moyen des bâtimens marchands armés en corsaires et montés par les matelots grecs, qui sont les plus habiles et les plus audacieux caboteurs de la Méditerranée. — La religion de l’état est celle de l’église grecque d’Orient, catholique orthodoxe, dont le siège est à Constantinople. L’église de Grèce est unie dogmatiquement à celle de Constantinople, mais administrativement elle ne relève que d’elle-même. Gouvernée par un synode de cinq évêques, elle exerce des droits souverains. Il y a en Grèce trente et un évêques. Ils sont payés par l’état, mais les simples prêtres ne sont point payés et doivent vivre du casuel. C’est dire qu’ils vivent de peu, car le pays est pauvre, et le Grec ne donne pas facilement. On attribue à la misère l’état d’ignorance et d’abaissement du prêtre grec, souvent réduit à tendre la main, et on s’occupe de remédier à cette situation. Il y a aussi quinze cents moines dans les couvens de la Grèce. C’est parmi eux que se recrute le haut clergé, d’abord parce que naturellement les moines sont célibataires, tandis que les desservans sont mariés pour la plupart, — or le mariage est interdit aux évêques, — ensuite parce qu’au nombre des moines, il se trouve quelques hommes instruits.

L’instruction publique est le chapitre sur lequel le gouvernement grec mérite le plus d’éloges. En Grèce, l’instruction est obligatoire, laïque et gratuite à tous les degrés. L’enseignement supérieur comprend quatre facultés : de théologie, des lettres, de droit, de médecine. L’enseignement secondaire est donné dans les gymnases et les écoles helléniques, qui sont au nombre de cent cinquante-quatre. Les écoles primaires enfin dépassent onze cents. Si on ajoute cent établissemens privés, on aura le chiffre de près de quinze cents établissemens d’enseignement, et on comprendra le proverbe grec, dont les Hellènes sont si fiers à juste titre : « En Grèce, un village sans maître d’école est aussi rare qu’une vallée sans montagne. » — Tout en louant chez les Grecs cette soif de savoir et dans leur gouvernement les sacrifices qu’il s’impose pour la satisfaire, il y a sans doute à regretter la gratuité de l’enseignement à tous les degrés. En la restreignant aux écoles primaires, n’éloignerait-on pas des carrières libérales encombrées une foule de braves gens qui deviennent des médecins sans clientèle, des avocats sans cause, des hommes politiques toujours en disponibilité, et qui auraient fait de bons cultivateurs et d’habiles ouvriers ?

Les finances sont le talon d’Achille de la Grèce. La fortune publique, il est vrai, s’accroît chaque année par un travail plus a#-tif et par une production plus vive. Mais, les dépenses de l’état augmentant au fur et à mesure de ses recettes, l’équilibre du budget n’en reste pas moins la pierre philosophale. Ainsi, en 1833, les recettes étaient en chiffres ronds de 8 millions de drachmes, les dépenses de 13 millions ; en 1865, les recettes de 27 millions, les dépenses de 28 millions ; en 1877, les recettes de 39 millions, les dépenses de 41 millions. Ce déficit permanent ne provient pourtant pas d’une mauvaise gestion constante, ni de l’exagération des traitemens des fonctionnaires. Les ministres qui se succèdent si souvent ne peuvent faire table rase de la situation laissée par leurs prédécesseurs. Remplacez Sisyphe par le plus honnête homme du monde, celui-ci n’en aura pas moins son rocher à pousser. Pour les fonctionnaires de tout ordre, ils sont, même proportionnellement à la vie à bon marché qu’on mène en Grèce, infiniment moins payés que dans tout autre état de l’Europe. S’ils sont peu rétribués, en revanche, ils sont peut-être bien nombreux ! Mais il faut penser que les frais généraux pèsent infiniment plus sur un petit état que sur une grande nation. On ne peut pas exiger de la Grèce qu’elle ne fasse point de liste civile à son roi, qu’elle n’entretienne point une administration, un corps judiciaire, un personnel d’enseignement, une représentation à l’étranger. Quant à son armée, qu’on lui a si souvent reprochée et qui en effet lui coûte fort cher, surtout depuis trois ou quatre ans, la supprimer serait pour la Grèce renoncer à son existence de nation et au rôle qu’elle a à jouer en Orient. — Remarquons, par parenthèse, que c’est grâce à l’entrée des troupes grecques sur le territoire ottoman, au commencement de 1878, que les représentans du cabinet d’Athènes ont été admis à parler devant le congrès de Berlin.

Les déficits des budgets grecs ont aujourd’hui leur cause dans la dette écrasante de l’état, conséquence de la ruine du pays dès l’origine du royaume, de la mauvaise administration de la régence bavaroise, du blocus du Pirée en 1850, des disettes de 1851,52 et 53, des folies de la révolution de 1862, des secours donnés aux Crétois en 1867-68, du changement dans l’armement opéré ces dernières années, résultat enfin de la situation impossible faite à la Grèce parle traité de 1830 qui lui donnait les devoirs, les dépenses, les ambitions d’une nation avec les revenus d’une province. Si la Grèce à l’époque de son affranchissement avait eu seulement la moitié des ressources que lui ont créées, depuis qu’elle est libre, son commerce, son industrie, son agriculture, elle se trouverait aujourd’hui dans un état des plus prospères au point de vue économique. Mais on sait trop que la Grèce de 1830 n’était pas la Grèce de 1878 ! Les déficits successifs, comblés au moyen d’emprunts, ont porté la dette publique intérieure au chiffre de 76 millions de drachmes, sur lesquels l’état paie annuellement en intérêts et amortissemens 6,500,000 drachmes. L’état paie de plus pour la dette provisoire et la dette flottante, qui se montent à 12 millions de drachmes, environ 1 million de drachmes ; pour les pensions, dans lesquelles les secours donnés aux îles ruinées par la guerre de l’indépendance et surtout les indemnités et pensions consenties en faveur des fonctionnaires et sujets anglais des îles Ioniennes entrent pour une part énorme, 3,800,000 drachmes. Voici déjà 11,300,000 drachmes absorbées par la dette. Il faut encore ajouter à cette somme 1,246,000 drachmes pour le service de la dette extérieure (emprunt de 1832)[1], ce qui fait 12,546,000 drachmes. A la vérité par suite des amortissemens, la dette intérieure diminue chaque année. Mais la Grèce va se trouver grevée d’un nouveau passif, puisqu’elle a cette année même réglé la question de la dette différée[2]. D’accord avec les détenteurs des actions des emprunts de 1824 et 25, la Grèce a reconnu devoir la somme de 1,250,000 l. st., soit 31,250,000 drachmes, et s’est engagée à payer annuellement pour les intérêts et amortissemens 1,875,000 drachmes. Les créanciers de la Grèce se sont engagés en échange à faire coter les valeurs grecques à la bourse de Londres, dans le délai de trois mois, faute de quoi la convention sera nulle. On ne peut que féliciter les Grecs de leur bonne volonté à payer leurs dettes. Mais on est enrayé en songeant aux 14 millions et demi que les intérêts de Ces dettes vont leur coûter chaque année.

Si déplorable qu’elle soit, la situation financière ne serait pas désespérée, dans le cas même où par un déni de justice on n’accorderait point à la Grèce un agrandissement de territoire. En effet, les déficits des budgets grecs, qui varient de 1 à 2 millions, ne provenant point des dépenses du présent, mais des dettes du passé, et d’autre part les ressources de l’état augmentant chaque année de 1 million au moins, il s’ensuit de là que dans trois ou quatre ans il sera possible d’équilibrer le budget. On pourrait même espérer voir les recettes dépasser les dépenses, si on recourait à quelques réformes dont il a été souvent question. Il faudrait d’abord renoncer à la perception des impôts en nature, système qui coûte fort cher à l’état et qui ruine le contribuable. On a calculé que tant en dépenses en moins qu’en recettes en plus, le trésor aurait avec l’autre mode de perception un excédant de plus d’un million de drachmes. Quant aux cultivateurs, ils gagneraient le double et le triple à ne pas laisser leurs moissons sécher ou pourrir en attendant les agens du fisc. La rareté du numéraire a empêché jusqu’ici l’état de modifier son système de perception ; cependant un projet de loi sur cette question grave est à l’étude, et on espère qu’on pourra le présenter cette année à la chambre hellénique. Il y aurait aussi à vendre les domaines de l’état, qui ne lui rapportent presque rien. En Grèce, où tout le monde fume, la vente du tabac est libre. La mise en régie du tabac rapporterait, assure-t-on, plus de 2 millions par an au trésor. Mais cet impôt, qui frapperait toute la population, serait excessivement impopulaire. Il est douteux que la chambre ose en assumer la responsabilité. Les Grecs sont cependant aussi patriotes que les Lombards-Vénitiens ; or ne dit-on pas que pendant plusieurs années les Italiens se sont privés de fumer pour tarir une des sources des revenus de l’Autriche ? On n’exige point des Grecs un tel sacrifice. On leur demande seulement que chacune de leurs cigarettes serve à sauver les finances de la Grèce.

En Grèce, c’est surtout l’état qui est pauvre. Le pays même s’enrichit chaque jour. Les statistiques de la Grèce prouvent que tout y est en grand progrès. La population augmente d’une façon remarquable. Sans nous arrêter à l’évaluation arbitraire faite en 1830 de la population grecque, qui donnait le chiffre de 600,000 âmes, nous prendrons pour base le premier recensement régulier, fait en 1838 ; il accusait 752,000 habitans. En 1851, le second recensement officiel donnait 998,000 habitans ; en 1861, le troisième recensement arrivait au chiffre de 1,096,000 habitans ; en 1870, enfin, le dernier recensement élevait à 1,458,000 âmes la population de la Grèce. Il faut, il est vrai, déduire de ce chiffre les 229,000 habitans des îles Ioniennes réunies à la Grèce en 1864. Il reste alors pour les anciennes provinces 1,228,000 habitans. Ainsi de 1838 à 1870, la population s’est accrue de 473,000 habitans, soit dans la proportion de 63 pour 100. Depuis 1870, le nombre des habitans a augmenté au moins dans les mêmes proportions, ce qui porte par analogie la période du doublement de la population à quarante-cinq ans. La Grèce doit donc être rangée parmi les états de l’Europe où se rencontre le plus rapide accroissement de la population. Pour doubler sa population, il faut à la Saxe trente-neuf ans, à la Prusse quarante-huit ans, à l’Angleterre cinquante-neuf ans, à l’Italie cent trente-six ans, et à la France cent soixante-cinq ans.

L’agriculture a naturellement suivi le mouvement ascensionnel de la population. En 1860, l’étendue de la terre cultivée était évaluée à 700,000 hectares ; en 1875, elle était de 1,100,000 hectares. Dans cette augmentation, on signale surtout les céréales, dont la production s’est accrue de plus du tiers ; le cotons dont les plantations, qui couvraient à peine 2,000 hectares il y a quinze ans, s’étendent aujourd’hui sur 11,000 ; le tabac, qui, dans le même laps de temps, s’est élevé de 2,800 à 4,000 hectares et qui donne, au lieu d’un million, trois millions et demi d’oques. L’arboriculture a vu aussi augmenter sa production. Le rendement des oliviers et des figuiers, par exemple, a presque doublé. La culture de la vigne s’est surtout extrêmement développée. Les vignes ne couvraient, en 1860, que 64,000 hectares ; elles couvrent aujourd’hui 103,000 hectares, dont 74,000 pour les vignes et 29,000 pour les raisins de Corinthe. Les autres produits du sol et du sous-sol de la Grèce : la soie, les vallonées, le lin, le chanvre, le plomb, les lignites, l’émeri, les minerais de fer, le soufre, les marbres du Pentétique et de Tinos ont aussi augmenté. Les progrès de l’agriculture seraient plus marqués encore si d’une part elle n’était pas entravée parle détestable système de perception en nature, et si, d’autre part, l’instruction professionnelle était plus répandue. Il faudrait aussi des voies de communication en plus grand nombre ; mais à chaque jour suffit sa peine.

L’industrie, quoique bien loin encore des industries européennes, a cependant pris son essor depuis quelques années. Elle n’existait pas, cela va sans dire, au temps de la domination turque, et il y a vingt ans elle était encore à l’état rudimentaire. Depuis 1865 on a créé, sans parler des autres établissemens industriels, cent huit établissemens à vapeur, moulins à farine et à huile, filatures de coton, fileries de soie, ateliers de machines, tanneries et fonderies. Ces cent huit établissemens réunissent une force de 2,884 chevaux-vapeur, emploient plus de 7,000 ouvriers, représentent une valeur approximative de 29 millions, et fabriquent des produits pour près de 60 millions. L’industrie métallurgique qui, il y a dix ans, était complètement ignorée, occupe aujourd’hui plus de deux mille ouvriers.

Le commerce intérieur et extérieur a augmenté en raison du progrès de l’agriculture et de l’industrie. Depuis 1859, le commerce intérieur a plus que doublé. Les recettes de l’octroi en effet se sont élevées de 843,000 drachmes à 2,340,000 drachmes, — augmentation dans laquelle de légères surtaxes n’entrent que pour une faible part, d’autant plus que depuis cette époque, en 1863, certains impôts ont été abaissés de 10 et de 9 pour 100 à 5 pour 100. Le commerce extérieur s’est accru presque dans les mêmes proportions. En 1865, l’importation était de 90,251,389 drachmes et l’exportation de 51,671,719 drachmes, soit 141,928,108 drachmes. En 1874, l’importation montait à 120,367,159drachmes, et l’exportation à 75,485,907drachmes, soit 195,853,066 drachmes. — Les principales importations sont les céréales, les étoffes, le chanvre, le fer, le bétail, les peaux brutes. Les principales exportations sont les peaux façonnées, le vin, le plomb, l’huile, le tabac, la soie, les figues, les vallonées et surtout les raisins secs qui, ne comptant en 1870 dans l’exportation que pour 17 millions de drachmes, comptaient en 1875 pour 37 millions de drachmes. — Il faut faire remarquer aussi que presque tout le cabotage de la Méditerranée orientale et de la Mer-Noire appartient à la marine marchande hellénique. On sait que la marine marchande grecque tient proportionnellement la tête de toutes les marines marchandes européennes, et le nombre de ses bâtimens va toujours croissant. En 1834, il était de 2,745 ; en 1853, de 4,234 ; en 1874, de 5,202 bâtimens, d’une contenance totale de 250,077 tonnes.

Les institutions financières, les compagnies d’assurances, la banque maritime, le crédit industriel, qui vient de racheter à la compagnie anglaise le chemin de fer d’Athènes au Pirée, dont les dividendes annuels sont de 45 pour 100, la banque des îles Ioniennes, enfin la banque nationale de Grèce, qui a émis ses premières actions à 1,000 drachmes et ses dernières à 3,000 drachmes, ont vu doubler et tripler le chiffre de leurs affaires et sont pour la plupart dans un état très prospère.

Si les esprits qui ne veulent se rendre compte ni des difficultés de toute sorte, ni des événemens imprévus, ni de la situation impossible auxquels le gouvernement grec, celui du roi Othon comme celui du roi George, a dû faire face depuis quarante années, peuvent accuser ce gouvernement d’avoir mal administré les finances de l’état, ils ne peuvent du moins accuser le peuple grec d’avoir mal usé de sa liberté. Les Grecs n’ont pas marchandé leur sang pour conquérir leur indépendance ; ils n’ont point non plus marchandé leur activité et leur initiative pour acquérir une prospérité qui s’annonce déjà. Il y a injustice à comparer la Grèce aux nations européennes, qui comptent des siècles d’existence. Il faut comparer la Grèce de 1878 à la Grèce de 1820, la Grèce libre à la Grèce esclave. Qu’on se représente par les récits des voyageurs du commencement du siècle, Pouqueville, Chateaubriand, Lebrun, Emerson, la Grèce turque : ce pays sauvage où il n’y avait pas une seule route, où les villes les plus importantes n’étaient que de misérables bourgades, où la population des plaines croupissait dans l’esclavage et dans l’ignorance, tandis que les montagnards vivaient plus pauvres encore, mais libres, toujours le fusil à la main. Qu’on parcoure alors la Grèce d’aujourd’hui, qui a des routes nationales sur une longueur de 496 kilomètres, et des routes départementales sur une longueur de 368 kilomètres ; qu’on s’arrête à Athènes, qui est devenue une vraie capitale, avec des squares, des jardins publics, des palais, des hôpitaux, des bibliothèques, des églises, des monumens ; au Pirée, qui est devenu un grand port et une grande usine ; qu’on fasse escale dans ces ports grecs dont plus de quinze ont été construits ou réparés, et que dans la nuit, sur mer, on voie briller ces quarante-six phares dont pas un seul n’existait au temps des Turcs ; qu’on aille à Syra, à Patras, à Sparte, à Mégalopolis, à Petalidi, à Corinthe, à Mentzala, à Adamas, à Othonoupolis, toutes ces villes qu’on a construites sur des déserts ou réédifiées sur des ruines, et on verra ce que vaut la liberté pour un peuple.

Quand on a habité quelques mois la Grèce, on ne peut nier tous ces progrès. De même on ne peut se défendre de vraies sympathies pour ce peuple grec dont les défauts sont si largement compensés par les vertus. On regrette sa turbulence politique, son amour pour les places et les fonctions publiques, passion qui, chez les Grecs comme chez les Français, devient une maladie endémique. On reconnaît que plus d’un Grec s’accommoderait facilement, comme aux beaux jours de la Hellade, que des esclaves barbares travaillassent pour lui aux champs et dans les ateliers, tandis qu’il discuterait à l’agora sur les affaires de l’état ; mais on aime ce peuple intelligent, spirituel, animé, actif sinon laborieux, sobre, de mœurs simples, presque austères, plein de vie et de mouvement. On est touché de son hospitalité et de sa reconnaissance. On admire son patriotisme, ses sincères sentimens démocratiques, sa religion du passé de la Grèce et sa foi en son avenir. Si on tient compte des différences de races, on trouve plus d’une affinité entre ces deux peuples jeunes, les Grecs et les Américains du nord. Le Grec est un Yankee plus policé et moins travailleur, moins pratique et plus séduisant. Si on tient compte aussi des différences de temps, on s’aperçoit que les Grecs anciens revivent dans les Grecs modernes. Ce sont les mêmes hommes, depuis Achille jusqu’à Ulysse et depuis le bavard de l’Agora et l’ambitieux du Pnyx jusqu’au soldat de Marathon.


III

Nous sommes assez d’avis qu’il ne faut pas sous prétexte de progrès imposer contre son gré à un pays les bienfaits de la civilisation, et nous pensons qu’il ne convient pas davantage, au nom du principe des nationalités, de contraindre des populations à une annexion dont elles ne sentent nullement le besoin. Si donc les provinces grecques de la Turquie étaient satisfaites du gouvernement ottoman, les revendications de la Grèce nous sembleraient parfaitement vaines. Mais ce n’est point là le cas en Épire et en Thessalie. Depuis la conquête de la Grèce par les Turcs de Mahomet II, les Thessaliens et les Epirotes n’ont pas supporté avec moins de douleur que leurs frères du Péloponèse et des îles la domination ottomane. Au nord comme au midi, ce furent sans cesse des révoltes et des prises d’armes contre les musulmans ; ce fut la même fermeté inébranlable dans la foi chrétienne, ce fut le même espoir vivace de la reconstitution future de la patrie grecque. Quand les Grecs ne combattaient pas, ils chantaient, et ces chants de guerre que, pareils aux torches des coureurs de Lucrèce, on se passait de génération en génération, avivaient dans les cœurs la flamme ardente du patriotisme. « Nous ne sommes jamais inactifs, dit une vieille chanson, du sabre ou de la voix. » Les chants clephtiques sont l’héroïque histoire des révoltes des Grecs. Il n’a manqué qu’un Homère pour recueillir ces chants d’une nouvelle Iliade. — Au commencement de ce siècle, ce sont des Grecs de l’Épire, les Souliotes, qui ont montré à tous les Grecs comment on meurt pour la liberté. Ce furent encore les Grecs de l’Épire qui engagèrent le bon combat en 1820 et qui entraînèrent tous les Grecs à la grande prise d’armes de 1821. Zambros Tzavellas, Photos Tzavellas, le moine Samuel, qui fit sauter la citadelle de Rounghi au moment de la rendre aux Turcs et s’ensevelit sous ses ruines, Marco Botzaris, qui sauva la Grèce à Missolonghi, étaient des Épirotes. Quand les autres héros de la guerre de l’indépendance, les Péloponésiens Colocotronis et Mavromichalis, l’Hydriote Miaoulis, le Psariote Canaris, ont commencé à combattre, les fusils de Botzaris et des Épirotes avaient longtemps déjà mangé de la poudre. Les peuples du nord de la Grèce ont été les premiers à prendre les armes, les plus ardens à combattre. Ils ont travaillé plus que tous les autres peut-être à la liberté grecque, et ce sont eux qui sont restés asservis. Lorsqu’en février 1830 la conférence de Londres a fixé aux limites actuelles les frontières du nouvel état, les Épirotes n’ont-ils pas eu le droit, au nom de leurs pères, de leurs frères, de leurs fils morts sur les champs de bataille, de désespérer de la justice de l’Europe ? Marco Botzaris repose en terre grecque, à Missolonghi ; mais la montagne où il est né, où tant de son sang a coulé, est encore au pouvoir des Turcs.

Depuis le jour où les Epirotes et les Thessaliens ont dû déposer les armes et rentrer de par l’ordre des puissances sous la domination ottomane, ils n’ont jamais perdu l’espoir d’être réunis à la Grèce. « Le combat n’est pas fini, » comme ils disent. D’ailleurs le sort que fait aux raïas le gouvernement de la Sublime-Porte ne les engage pas à prendre leur mal en patience. On connaît la douceur et l’équité de l’administration turque. L’état réclame des raïas des impôts énormes et des dîmes vexatoires, mais en revanche il ne fait rien pour eux. Les Turcs ne font pas de routes, car le proverbe musulman dit : « Faire une route, c’est tenter Dieu ; s’il devait y en avoir, Dieu en aurait certainement mis. » Le service des postes est des plus primitifs ; — encore n’existe-t-il pas partout. Les zaptiés, en trop petit nombre, sont impuissans à réduire le banditisme, qui est à l’état permanent. D’ailleurs les bandits ne sont pas ceux que redoutent le plus les raïas. Comme l’a dit M. Michel Chevalier, « en Turquie, le cultivateur est à la merci des brigands et des fonctionnaires, qui exercent le brigandage à leur façon. » Naturellement point d’écoles, sinon celles que les raïas construisent et entretiennent par souscriptions. La justice est au plus offrant et dernier enchérisseur. L’administration est toute arbitraire. Les conseils généraux peuvent éblouir de loin les turcophiles européens, mais c’est l’effet du mirage qui s’évanouit quand on s’approche. Sur douze membres, il y a sept fonctionnaires turcs, sans compter le pacha, qui est président. Des cinq membres à élire, trois seront élus parmi les musulmans, qui sont deux ou trois mille dans la province, et deux seulement dans la population chrétienne, qui compte cent mille âmes et quelquefois plus. Pour la chambre des députés, il semble que le gouvernement turc ne l’ait fait nommer qu’afin d’avoir le plaisir de la dissoudre et d’en exiler les membres. A-t-elle siégé quinze jours ? A la dîme, aux impôts, aux actes arbitraires, aux mesures vexatoires, aux froissemens des croyances, aux manières brutales ou méprisantes des pachas, des valis, des mudirs, des moutasérifs et autres mamamouchis, à l’obligation du bakchich aux juges et aux fonctionnaires, il faut ajouter de temps à autre les pillages, les incendies et les massacres des bachi-bozouks et même des rédifs réguliers.

On a beaucoup parlé des massacres de Bulgarie, grâce aux correspondans des journaux européens qui se trouvaient dans cette contrée. Les raïas grecs n’ont guère eu moins à souffrir de la férocité des Turcs en 1876 et en 1877. Des colonnes de rédifs, de bachi-bozouks, de Guègues laissaient des traces sanglantes de leur passage. Les hommes étaient rançonnés, battus, massacrés, pis encore quelquefois ; les femmes étaient fustigées et violées, les maisons étaient pillées et incendiées, les tombes et les églises étaient profanées et saccagées. Des faits analogues au massacre de Salonique se sont produits dans presque toutes les localités des provinces grecques de la Turquie. Mais comme ce n’étaient que de simples raïas que les Turcs assassinaient et non des consuls français et allemands, on n’en faisait pas de bruit. Les fonctionnaires turcs, sans force d’ailleurs contre des troupes de plusieurs centaines d’hommes, ne pouvaient réprimer leurs désordres. Ils restaient les témoins impassibles de ces crimes quand, fanatisés par la guerre sainte, ils n’y encourageaient pas les bachi-bozouks.

On conçoit donc bien que ce n’est point seulement le patriotisme et les sentimens panhelléniques qui portent les sujets grecs de la Porte à aspirer au régime de liberté et de sécurité de la Grèce. Il faut le remarquer, et c’est là surtout ce qui doit engager les puissances européennes à imposer la rectification de la frontière grecque, les Grecs de la Turquie ne demandent pas l’annexion avec moins d’ardeur que les Grecs du royaume. Les uns et les autres ne font qu’un même vœu, n’expriment qu’une même volonté. Quand les Grecs sont entrés sur le territoire turc, en 1854 et en 1878, ils étaient appelés par les raïas. La Grèce n’a jamais prêché la révolte ni en Turquie ni dans l’île de Crète. Les troubles, les prises d’armes, les insurrections y ont été suscités par l’oppression ou les cruautés des Turcs. Une fois les premiers coups de feu tirés et les massacres commencés, le gouvernement grec a dû parfois fermer les yeux sur les agissemens des comités patriotes d’Athènes, sur les envois d’armes et les enrôlemens de volontaires ; mais au moins n’était-il pas coupable d’avoir fomenté l’insurrection.

La Thessalie et l’Épire sont entièrement peuplées de Grecs. Il n’y a pas un vingtième de la population qui soit musulmane. Dans quelques villes, à Salonique, à Larisse, à Trikkala, et dans les régions de l’Ossa et de l’Olympe, on trouve quelques Turcs. Dans le reste du pays et dans les autres villes, il n’y a en fait de musulmans que les fonctionnaires. Pour les Slaves et les Albanais, on sait qu’ils ne commencent à apparaître que vers les Balkans et dans la haute Albanie. L’Épire et surtout la Thessalie sont plus fertiles que les provinces de la Grèce propre. Le pays est plus boisé, de la plus humide. Les rivières, les cours d’eau ne tarissent point en été. Il y a des forêts, des vergers, des vignes, de gras pâturages, et toute la plaine de Thessalie est abondante en céréales. Bien que la Turquie, fidèle à son principe : Ne t’aide pas, le ciel t’aidera, ne fasse rien pour l’agriculture, les raïas de Thessalie ont de belles récoltes à cause de la fécondité du sol. La Thessalie passe pour un des greniers de la Turquie ; ne serait-elle pas à plus forte raison le grenier de la Grèce ? Certes le pays produit beaucoup, mais sa production ne doublerait-elle pas, sous l’influence de la liberté, avec le régime équitable d’un état européen qui rend aux provinces en routes, en travaux publics et en sécurité, les impôts qu’il y perçoit ? L’initiative et l’activité des laborieux habitans de ces contrées n’augmenteraient-elles pas dans ces nouvelles conditions ? Pour ne citer qu’un exemple entre plusieurs, il y a là des mines très riches. Les raïas ne les exploitent pas de peur des impôts et des exactions plus ou moins déguisées des Turcs. Les statistiques prouvent que la Grèce, malgré son sol infertile et sa population clairsemée, a beaucoup gagné depuis son affranchissement au point de vue agricole, industriel et commercial. De plus grands et de plus rapides progrès ne se manifesteraient-ils pas dans les nouvelles provinces où le sol est plus riche et la population plus dense ? Il n’est pas permis d’en douter, surtout si on songe que la Grèce a commencé sa métamorphose quand elle était ruinée par quinze années de guerre, tandis que l’Épire et la Thessalie commenceraient cette métamorphose en pleine paix, et passeraient sans secousse de l’oppression à la liberté.

Ce qui a été dit de l’Épire et de la Thessalie, il faudrait aussi le dire de la Crète. Dans l’île comme sur le continent on trouve la même race grecque, le même sol fécond, mais frappé de stérilité par l’esclavage, la même administration maladroite et tyrannique, les mêmes révoltes dans le passé, les mêmes plaintes dans le présent, le même sang répandu en vain, les mêmes vœux, les mêmes droits d’être réunis à la mère patrie. Mais il ne s’agit pas maintenant de la Crète, et encore moins de la Macédoine et de la Thrace qui sont aussi des provinces grecques. Il n’est pas même question de la totalité de la Thessalie et de l’Épire. La Grèce borne ses revendications présentes aux limites mêmes indiquées par le congrès de Berlin : la Thessalie jusqu’à la ligne du Salamvrias, l’Épire jusqu’à celle du Calamas. C’est à peine la moitié de ces deux provinces, mais c’en est aussi la partie la plus riche et la plus peuplée. La Grèce gagnerait à cette annexion environ trois cent mille âmes, le port de Volo, les villes de Larisse, d’Arta et de Janina.

Le gouvernement turc paraît à peu près résigné à cette cession de territoire, mais on peut s’attendre à tout de la prétendue bonne foi de la diplomatie ottomane. Il semble d’ailleurs qu’il y aura une vive opposition de la Porte à céder Janina, chef-lieu du vilayet de l’Épire. D’autre part les commissaires helléniques ne voudront pas renoncer à la possession de cette ville, qui, par sa situation géographique, est comprise dans les nouvelles frontières fixées par le congrès et qui est une cité purement grecque. Janina, où vont étudier les jeunes gens de l’Épire et de la Thessalie, est le foyer de l’hellénisme dans ces contrées ; ses habitans, qui ont toujours les yeux tournés vers la Hellade, sont renommés pour les dons et les legs qu’ils font aux établissemens publics d’Athènes. Les mauvaises raisons ne manqueront pas aux diplomates turcs. Ils feront entre autres valoir celle-ci, que la Grèce ne réclame aujourd’hui que le territoire indiqué par le congrès, mais que dans quelques années, l’année prochaine peut-être, elle demandera encore une nouvelle extension de frontières. S’il devait en être ainsi, la Turquie serait en droit de rompre tout pourparler. Mais les déclarations du cabinet d’Athènes de s’en tenir strictement aux stipulations du congrès de Berlin sont bien précises, et elles méritent d’autant plus d’être acceptées de bonne foi que le gouvernement grec déclare franchement qu’il ne renonce pas pour cela aux droits de la Grèce sur la Crète, la Macédoine, la Thrace. Il ne cache pas que le jour où de nouveaux événemens auraient forcé les Turcs à lever le camp qu’ils ont établi en Europe, il serait prêt à faire valoir les droits de l’hellénisme contre les prétentions du slavisme. Mais, dans l’état actuel de l’Orient, le gouvernement grec s’engage à ne rien réclamer de plus que les nouvelles frontières fixées par le congrès.

L’intérêt de l’Épire et de la Thessalie à leur annexion à la Grèce est manifeste. Les avantages que trouvera la Grèce dans l’agrandissement de son territoire n’est pas moins évident. Les gros revenus que, dans quelques années, elle tirera de ces deux provinces modifieront singulièrement sa situation économique, et le renfort apporté à sa population par trois cent mille individus simplifiera, on le peut espérer, sa situation politique. La Grèce d’aujourd’hui est une grosse tête sur un petit corps, un état-major avec peu de soldats. Les carrières politiques y sont encombrées non-seulement par les Grecs du royaume, mais encore par les Grecs de la Turquie qui, ne pouvant pas satisfaire à Constantinople leurs appétits de ministère ou de surnumérariat, affluent à Athènes. En Grèce, abondance de têtes, de là turbulence et compétitions ; manque de bras, de là pauvreté et difficultés de toute sorte. La Grèce ne trouvera pas dans les populations agricoles de la Thessalie beaucoup d’hommes politiques, mais elle y trouvera des travailleurs et des producteurs. Ainsi l’équilibre sera rétabli. L’état-major, qui aura enfin des soldats, deviendra une armée forte et disciplinée. Les conditions du pays seront modifiées. On sait que le prince Léopold, plus tard roi des Belges, refusa d’accepter le trône de Grèce, disant que les frontières faites au nouveau royaume n’étaient pas assez étendues pour que l’état pût vivre dans des conditions normales. Ces frontières qu’on n’a pu faire à la Grèce en 1830, on peut les lui faire aujourd’hui. Qu’on donne donc à la Grèce, avec l’Epire et la Thessalie, les moyens de vivre, qu’on lui concède le droit à la vie. La cause de la civilisation et le principe des nationalités, d’accord ici avec le bien des populations, imposent le retour à la Grèce de ces deux provinces.


HENRY HOUSSAYE.

  1. La Grèce a cessé de servir les intérêts de cet emprunt en 1844. Il y a quelques années, à la suite d’un nouvel arrangement avec les trois puissances qui avaient garanti l’emprunt et en avaient servi les intérêts et les amortissemens en lieu et place de la Grèce, celle-ci s’est engagée à donner annuellement aux puissances, à titre d’indemnité de leurs avances, cette somme de 1,246,000 drachmes.
  2. On connaît l’origine de la dette différée. En 1824 et 1825, le gouvernement provisoire de la Grèce négocia à Londres, pour subvenir aux dépenses de la guerre, deux emprunts montant à la somme totale de 57 millions et demi (2,300,000 livr. sterl.). De ces emprunts contractés à 50 pour 100, plus les frais de commission et deux années d’intérêts et d’amortissemens touchés d’avance, la Grèce ne reçut que 23 millions. Quand le royaume fut constitué, la Grèce, prétextant que le gouvernement provisoire avait outrepassé ses droits en contractant cet emprunt, que cet emprunt était usuraire, enfin qu’elle ne s’était engagée à payer qu’au cas où toutes les provinces grecques seraient affranchies et lui fourniraient les ressources nécessaires, refusa de payer les intérêts. D’ailleurs elle ne voulut ni reconnaître ni nier cette dette. Elle la considéra comme différée. Aujourd’hui, la Grèce a reconnu cette dette.