La Grève de Pordic/Voyage malheureux en mer dans la baie de Saint-Brieuc

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Librairie L. Prud’homme (p. 11-14).
Voyage malheureux en mer dans la baie de Saint-Brieuc.


Un autre souvenir, mais celui-ci plus sombre,

Pour moi surnage encor dans ces rochers sans nombre,
Où j’ai failli laisser ma vie en son printemps,
Attiré sur ces flots par le calme des vents
Je n’avais pas encore à l’élément liquide
Confié mon jeune âge, et sur son bord humide
Quoique né ; sur les eaux du perfide élément,
Je n’avais égaré que mes yeux seulement,
Et jamais sur la vague, en nacelle légère,
Je ne m’étais sous voile éloigné de la terre,
Mon essai (l’on va voir), fut des plus malheureux.

Un jour déjà bien loin, un soleil radieux,
Faisait étinceler l’onde toujours mobile,
Promettant, semblait-il, une course facile,
Pour aller tout d’un trait à l’autre bord de l’eau,
Où se dessine au loin un très-vague coteau :
Et ce jour entre moi et des amis d’enfance,
Était de bon accord convenu à l’avance,
Pour tenter de concert voyage à l’Étranger,
Car tel était pour nous, sur mer un jour entier.
Je pensais, de danger ne prévoyant pas l’ombre,
Qu’avant que le soleil se soit plongé dans l’ombre,
Je pourrais dire : Enfin je ne suis plus enfant ;
J’ai bien osé franchir un bras de l’Océan.

Mais, ô déception !… sur un bateau bien frêle
Nous venions de monter, quand l’aurore si belle
Tout-à-coup s’assombrit. Le vent mugit, le flot
Tout d’abord si tranquille, en longs sillons bientôt
Se soulève et déferle avec un bruit sauvage,
Où perd tous ses efforts l’impuissant équipage.
La voile qui sur mer est l’aile de l’oiseau ;
La voile, il faut l’abattre, ou bien notre tombeau
Pouvait s’ouvrir soudain ; car la barque penchée,
Au fluide ambiant allait donner entrée.
Restait le gouvernail, mais tout seul que peut-il ?
Contre vents et courants, quelle force aura-t-il ?

Un espoir cependant nous rassurait un peu,
(Et grâce en soit rendue à la bonté de Dieu ;)
Le rivage était proche, et la fougueuse brise
Tout droit nous y poussait. Mais la douteuse crise
Allait-elle être heureuse ? En attendant la mer,
Sur nous avec fureur lançait son flot amer.
Pourrions-nous aborder assez tôt ? car ma vie
Semblait de l’estomac partir endolorie.

Oh ! le souffle vital, qu’est-il au corps humain ?
Comme il tient à bien peu. Mais là haut une main
Veille, pour qu’il résiste au milieu des orages.

Elle voulait qu’un jour j’écrive encor ces pages.
Le grand Dieu[1], le grand Roi par dessus tous les Dieux,
Qui fit un jour la mer, comme il a fait les cieux ;
Dans la main duquel sont la terre et sa frontière ;
Dont l’œil voit au-dessus des hauteurs de la terre :
Ce Dieu des grandes eaux a daigné me sauver[2],
Et d’un tranquille port m’ouvrir l’étroit sentier.

J’y entrai… Je ne puis de plus ici rien dire,
Car mon affaissement allait jusqu’au délire ;
Et près mes compagnons maintenant disparus,
Me renseigner hélas ! ah ! Je ne le puis plus.
Du fait je ne suis plus qu’un témoin solitaire,
Et sur le reste il faut que je sache me taire.
Déjà de moi d’ailleurs j’ai dû bien trop parler ;
Sur mes rochers bretons je reviens me placer.

Quittons ici la rade et sa noire ceinture.
De cent aspects divers d’une belle nature
Ces bords sont enrichis : traçons-en le contour.


  1. Quoniam Deus magnus Dominus et rex magnus super omnes Deos. Quia in manu ejus sunt omnes fines terræ, et altitudines montium ipse conspicit. Ps. 94. Ipsius est mure et ipse fecit illud.
  2. Et assumpsit me de aquis multis. Ps. 17.